L’Année terrible/Je ne veux condamner personne, ô sombre histoire !


                          XVI

Je ne veux condamner personne, ô sombre histoire.
Le vainqueur est toujours traîné par sa victoire
Au-delà de son but et de sa volonté ;
Guerre civile ! ô deuil ! le vainqueur emporté
Perd pied dans son triomphe et sombre en cette eau noire
Qu’on appelle succès n’osant l’appeler gloire.
C’est pourquoi tous, martyrs et bourreaux, je les plains.
Hélas ! malheur à ceux qui font des orphelins !
Malheur ! malheur ! malheur à ceux qui font des veuves !
Malheur quand le carnage affreux rougit les fleuves,
Et quand, souillant leur lit d’un flot torrentiel,
Le sang de l’homme coule où coule l’eau du ciel !
Devant un homme mort un double effroi me navre.
J’ai pitié du tueur autant que du cadavre.
Le mort tient le vivant dans sa rigide main.
Le meurtrier prendra n’importe quel chemin,
Il peut chasser ce mort, et le chasser encore,
L’enfouir dans la nuit, le noyer dans l’aurore,
Le jeter à la mer, le perdre, et, plein d’ennui,
Mettre une épaisseur d’ombre entre son crime et lui ;


Toujours il reverra ce spectre insubmersible.

                          *

De l’arc tendu là-haut nous sommes tous la cible ;
Sa flèche tour à tour nous vise ; le vainqueur
L’a dans l’esprit avant de l’avoir dans le cœur ;
Il craint l’événement dont il est le ministre ;
Il sent dans le lointain sourdre une heure sinistre ;
Il sent que lui non plus, même en hâtant le pas,
A sa propre victoire il n’échappera pas.
Un jour, à son tour, pris par le piège des choses,
Tremblant du résultat dont il construit les causes,
Il fuira, demandant un asile, un appui,
Un abri. « Non ! diront ses amis d’aujourd’hui,
Non ! Va-t’en ! — C’est pourquoi je tiens ma porte ouverte. »

                           *

Le penseur en songeant fait une découverte :
Personne n’est coupable.

Un si noir dénoûment
Laisse au fond de son gouffre entrevoir l’élément.
Le futur siècle gronde et s’enfle en d’âpres cuves
Comme la lave écume aux bouches des vésuves.


Qui donc dans ce chaos travaillait ? Je ne sais.
Des foudres ont rugi, des aigles ont passé ;
Tout ce que nous voyons s’est fait entre les serres
Des fléaux inconnus, hideux et nécessaires ;
Ils se sont rués comme une troupe d’oiseaux ;
Le sang profond du cœur, la moelle des os,
Tout l’homme a tressailli dans l’homme, à la venue
Du sombre essaim des faits nouveaux fendant la nue ;
Et dans l’inattendu s’abattant sur nos fronts
Nous avons reconnu le mal dont nous souffrons ;
Alors les appétits des foules redoutables
Se sont mis à mugir au fond de leurs étables,
Et nous avons senti que l’appétit enfin
A tort s’il est l’envie et droit s’il est la faim.
La lumière un moment s’est toute évanouie.
Qu’est-ce que c’était donc que cette heure inouïe ?
Là des chocs furieux, là des venins subtils.
Pourquoi ces vents ont-ils soufflé ? d’où viennent-ils ?
Pourquoi ces becs de flamme écrasant ces couvées ?
Pourquoi ces profondeurs brusquement soulevées ?
On a fait des forfaits dont on est innocent.
Les révolutions parfois versent le sang,
Et, quand leur volonté de vaincre se déchaîne,
Leur formidable amour ressemble à de la haine.
Maintenons, maintenons les principes sacrés ;
Mais quand par l’aquilon les cœurs sont égarés,
Quand ils soufflent sur nous comme sur de la cendre,
Au fond du noir problème il faut savoir descendre ;


L’homme subit, le gouffre agit ; les ouragans
Sont les seuls scélérats et sont les seuls brigands.
Envoyez la tempête et la trombe à Cayenne !
Non, notre âme n’est pas tout à coup une hyène,
Non, nous ne sommes pas brusquement des bandits ;
Non, je n’accuse point l’homme faible, et je dis
Que la fureur du vent fatal qui nous emmène
Peut t’arracher ton ancre, ô conscience humaine !
L’homme qu’hier la mer sauvage secouait,
Répond-il de ce flot dont il fut le jouet ?
Peut-il être à la fois le vautour et la proie ?
Bien qu’ayant confiance en ce qui nous foudroie,
Bien que pour l’inconnu je me sente clément,
Je le dis, l’accusé pour moi, c’est l’élément.
L’élément, dur moteur que rien ne déconcerte.

                          *

Mais faut-il donc trembler devant l’avenir ? Certe,
Il faut songer. Trembler, non pas. Sachez ceci :
Ce rideau du destin par l’énigme épaissi,
Cet océan difforme où flotte l’âme humaine,
La vaste obscurité de tout le phénomène,
Ce monde en mal d’enfant ébauchant le chaos,
Ces idéals ayant des profils de fléaux,
Ces émeutes manquant toujours la délivrance,
Toute cette épouvante, oui, c’est de l’espérance.


Le matin glacial consterne l’horizon ;
Parfois le jour commence avec un tel frisson
Que le soleil levant semble une attaque obscure.
La branche offre la fleur au prix de la piqûre.
Par un sentier d’angoisse aux bleus sommets j’irai.
La vie ouvrant de farce un ventre déchiré,
A pour commencement une auguste souffrance.

L’onde de l’inconnu n’a qu’une transparence
Livide, où la clarté ne vient que par degrés ;
Ce qu’elle montre flotte en plis démesurés.
La dilatation de la forme et du nombre
Etonne, et c’est hideux d’apercevoir dans l’ombre
Aujourd’hui ce qui doit n’être vu que demain.
Demain semble infernal tant il est surhumain.
Ce qui n’est pas encor germe en d’obscurs repaires ;
Demain qui charmera les fils, fait peur aux pères,
L’azur est sous la nuit dont nous nous effrayons,
Et cet oeuf ténébreux est rempli de rayons.
Cette larve lugubre aura plus tard des ailes.
Spectre visible au fond des ombres éternelles,
Demain dans Aujourd’hui semble un embryon noir,
Rampant en attendant qu’il plane, étrange à voir,
Informe, aveugle, affreux ; plus tard l’aube le change.
L’avenir est un monstre avant d’être un archange.