L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 513-550).
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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXII.
LA MARINE BRITANNIQUE[1].
II. — L’AMIRAUTE, LES COAST-GUARDS ET LES DOCKS.

On s’est étonné de l’attitude calme et presque négligente de la Grande-Bretagne au milieu des derniers événemens qui ont remanié la carte de l’Europe. Peut-être serait-il aisé de saisir quelques-unes des causes de son abstention. L’Angleterre se regarde avant tout comme une nation maritime. Son empire n’est point sur la terre, il est sur les eaux, ou du moins c’est au moyen de l’océan qu’elle maintient sa place dans le monde et ses vastes possessions coloniales. Ne touchez point à la mer! voilà certes la devise de sa politique. Que lui fait un agrandissement de territoire pour tel ou tel état du continent? L’idée que la Prusse pourrait à un moment donné se créer une flotte est pour l’Angleterre une bien autre source d’inquiétude. De quel œil jaloux elle regarde aussi de l’autre côté de l’Atlantique les progrès incroyables de la marine des États-Unis ! Cette démocratie américaine qui lui dispute la supériorité sur le champ des batailles navales occupe bien plus les hommes d’état de la Grande-Bretagne que des victoires destinées à déplacer sur terre la limite des empires. Ce que je veux conclure de ces faits est l’importance que les Anglais attachent à leur flotte. De leurs vaisseaux dépendent en grande partie le sort de leurs armées et la supériorité de leur commerce. Pour comprendre l’organisation de la marine de l’état, il nous faut d’abord étudier le pouvoir qui la dirige. L’amirauté, quoique étrangère à l’administration de la marine marchande, est en quelque sorte le palladium d’une nation de navigateurs.


I.

A Londres, dans Parliament-street, s’élève un sombre édifice de briques dont le principal corps de logis fait retraite au fond d’une cour triste et humide. Pour le ramener à l’alignement de la rue, il a fallu lui donner deux ailes qui n’ajoutent rien à la nudité monotone de l’architecture. C’est pourtant là que siège l’amirauté. Les Anglais ont longtemps affecté le dédain des formes monumentales; on dirait même qu’ils tenaient à honneur de conduire les affaires de l’état dans de simples et obscures maisons. Le contraste entre l’éclat d’un grand pouvoir maritime et la pauvreté mesquine d’une telle résidence avait pourtant frappé nos voisins eux-mêmes dès le milieu du dernier siècle. En 1776, ils confièrent à deux architectes, les frères Adam, le soin de masquer par un écran de pierre la laideur irréparable de l’édifice. Y a-t-on réussi? J’en doute fort : certains emblèmes sculptés d’une main adroite, quoique timide, tels que des chevaux de mer ailés, la proue d’une galère romaine et l’avant d’un navire de guerre anglais, indiquent du moins assez clairement le caractère et la destination de ce bâtiment public. A défaut d’élégance et de beauté, il se recommande par quelques anciens souvenirs, et c’est un titre auprès d’un peuple très amoureux de son histoire nationale.

L’amirauté était autrefois Wallingford-house, ainsi nommée, dit Pennant, le célèbre chroniqueur anglais, « parce que cette maison avait été habitée par les Knollys, vicomtes Wallingford. » Olivier Cromwell y tint quelques-uns de ses conseils, et là naquit le fameux George Villiers, duc de Buckingham, qui devint en 1666 un des membres de l’administration connue sous le nom de Cabale. La restauration lui avait remis entre les mains un revenu de 20,000 liv. sterling qu’il dissipa en toute sorte d’extravagances. Fils d’un père assassiné sous le règne de Charles Ier, dont il était le favori, tour à tour alchimiste, peintre, rimeur, musicien, homme d’état, bel esprit sans jugement, débauché, faisant du jour la nuit et de la nuit le jour, ambitieux et extrême dans tous les partis, le second George Villiers tranchait, par ses vices et ses excentricités, même sur la cour de Charles II. Dryden nous a laissé de lui un portrait tracé de main de maître et chargé de sombres couleurs; il n’a pourtant exposé que les ridicules et les folies de ce singulier caractère, reléguant dans l’ombre à dessein plus d’un épisode tragique[2]. Le duc de Buckingham, après avoir mangé une fortune princière, mourut, selon Pope, « dans la plus pauvre chambre d’une pauvre auberge, » et, suivant d’autres, chez un de ses locataires, à Kirby-Mallory. Ce fut sous le règne de Guillaume III que l’amirauté installa ses bureaux dans l’ancienne demeure du vieil enfant prodigue.

Je visitai avec intérêt ce centre du pouvoir maritime de l’Angle- terre. Les mœurs administratives de la Grande-Bretagne n’ont rien de cette raideur officielle qui les distingue dans d’autres pays. On mit une extrême obligeance à me montrer les bureaux, l’ancien jeu de boules, bowling green, des ducs de Buckingham, aujourd’hui transformé en jardin, la chambre dans laquelle fut exposé Nelson après sa mort et d’où il fut conduit en grande pompe à la cathédrale de Saint-Paul, le modèle primitif de sa statue qui figure sur la colonne de Trafalgar-square, la bibliothèque, l’antichambre du premier lord de l’amirauté, dont les murs se montrent revêtus d’un trophée d’armes, et la salle du conseil[3]. Ce qui donne la vie à l’intérieur de cet édifice, d’ailleurs assez froid par lui-même, c’est l’association des idées et des souvenirs historiques. Combien d’hommes de mer célèbres ont monté ces escaliers de pierre ! Dans ce vieux fauteuil de cuir s’est peut-être assis le capitaine Cook. On m’a présenté le registre sur lequel les amiraux de la Grande-Bretagne prêtaient autrefois serment de fidélité à l’état en apposant leur signature à la suite d’une profession de foi. — Ils s’engageaient sur l’honneur à repousser de toutes leurs forces les doctrines qui consacrent l’autorité du pape en matière de religion, la croyance à la présence réelle, et autres articles du symbole catholique. Que pouvaient avoir à faire ces dogmes avec le gouvernement d’une flotte ? Il ne faut pourtant point oublier que, si depuis le XVIe siècle l’Angleterre a résisté quelquefois seule à ses ennemis du continent, c’est en leur opposant deux remparts, — le protestantisme et la mer. Que de grands noms écrits à la main sur cette liste de braves dont plusieurs ont signé de leur sang le dévouement à la patrie et à la liberté de penser ! La salle du conseil, board, dans laquelle se rassemblent les lords de l’amirauté, ne se distingue guère que par des murs revêtus d’anciennes boiseries curieusement sculptées et fouillées au ciseau. On y retrouve encore Nelson, mais cette fois en peinture; son portrait, qui manque d’ailleurs de relief et d’expression, a été fait à Palerme en 1799 par Leonardo Guzzardi. A la tête d’une grande table recouverte d’un drap vert s’élève le siège du président ou premier lord de l’amirauté, tandis que la place des autres conseillers est marquée par des fauteuils doublés de cuir rouge. En somme, cette salle est vieille et triste, peu de lumière, nul ornement; c’est pourtant ici que se décident les plus hautes questions qui intéressent la marine de l’état.

L’amirauté représente bien la tête de l’administration nautique, mais elle tient à un corps dont les membres s’éparpillent à la surface de toute la Grande-Bretagne. Pour ne parler que de Londres, les affaires de la marine s’y trouvent répandues et distribuées entre diverses succursales, dont l’une siège dans Spring-Gardens et l’autre dans Somerset-house. Un fait bien simple explique assez cette dispersion administrative, qui étonne pourtant à première vue les étrangers. Ainsi que presque toutes les branches du gouvernement anglais, la force maritime s’est constituée au moyen d’élémens distincts qui ont dû nécessairement s’accroître et se grouper à mesure que s’étendait la prospérité matérielle du pays, mais qui ne se sont jamais laissé absorber par un centre. La marine britannique a grandi avec la nation, et, pour me servir d’une expression à la mode, on ne l’a point faite, elle est devenue. Il ne faut donc guère lui demander cet ordre artificiel qui naît de la volonté d’un homme; elle a l’ordre naturel, qui sort de la loi des libres développemens. C’est par là qu’elle revêt aisément la forme spontanée que lui imprime de siècle en siècle le caractère du génie anglo-saxon. Un tel état de choses entraîne pourtant quelques inconvéniens, et l’on a dû avoir recours à certains moyens pour relier entre elles les diverses parties du système. Un des bureaux est consacré à la transmission des ordres qui partent de l’amirauté, et qui, grâce à la télégraphie électrique, rayonnent bientôt sur tous les points du royaume. Par l’entremise de ces fils toujours vibrans, qui sont à l’unité d’administration ce que le système nerveux est au cerveau, le conseil peut télégraphier ses avis aux divers services de Londres, diriger les travaux à Sheerness ou à Portsmouth, dans les chantiers du gouvernement, et lancer une frégate à la mer. Ces appareils galvaniques ne diffèrent guère par la forme ni par la méthode de ceux qu’on emploie ailleurs; mais il y a quelque chose d’imposant dans le silence de cette chambre dont l’air est pour ainsi dire chargé de graves nouvelles et de secrets messages d’état. Les ordres qu’on transmettait ainsi dans le moment où je visitai les bureaux n’avaient sans doute point une très haute importance; mais l’impassible mécanisme après tout n’eût-il point été le même, s’il se fût agi d’organiser une grande bataille navale? L’éclair du commandement qui doit éveiller la voix des canons part et voyage sans bruit.

La force défensive de l’Angleterre consiste en une flotte et une armée; mais un trait caractéristique sépare l’administration de l’une et de l’autre. L’armée est censée appartenir à la reine, qui se fait représenter par un commandant en chef, — aujourd’hui le duc de Cambridge; il n’en est plus du tout de même lorsqu’il s’agit de la marine. Soit que la couronne ait cédé ses droits sur les vaisseaux de guerre ou que de tels droits n’aient jamais existé (on n’est point d’accord sur ce point), toujours est-il que le gouvernement des mers se trouve entre les mains des lords de l’amirauté. D’où vient ce pouvoir, et comment s’est-il formé? C’est ce qu’il nous faut expliquer en peu de mots.

Il existait en Angleterre un grand-amiral bien avant qu’il n’y eût une flotte de l’état. Le souverain voulait-il s’aventurer dans une expédition navale, il exerçait la presse contre les vaisseaux marchands qui se trouvaient alors dans les différens ports du royaume, et sans autre scrupule s’assurait de force leurs services[4]. Quant à l’officier chargé de surveiller ces préparatifs de guerre ainsi que les intérêts généraux de la marine, il a porté successivement des titres indiquant assez bien la nature de ses fonctions. C’était d’abord le gardien de la mer, custos maris, puis le lieutenant maritime de la couronne, locum tenons super mare, et vers 1297 l’amiral de la mer du roi d’Angleterre, king of England’s admiral of the sea. Étranger quelquefois à l’art des manœuvres et des batailles, le plus souvent un des fils du roi ou quelque membre de sa famille, rien ne l’obligeait à commander la flotte en personne; il lui suffisait d’organiser et de diriger à distance les forces navales, sans même maudire, comme Louis XIV, « sa grandeur qui l’enchaînait au rivage. » Cette charge se perpétua et se transmit jusqu’au 20 septembre 1628, époque où pour la première fois elle fut confiée non plus à un individu, mais à un comité[5]. Depuis lors les deux systèmes se sont en quelque sorte disputé le terrain, et l’on vit de temps en temps reparaître les attributions de grand-amiral personnifiées dans un des principaux officiers de l’état. C’est ainsi que Cromwell ressaisit de sa large main le gouvernement des affaires maritimes, qui avaient été gérées durant plusieurs années par un comité du parlement. Après lui, le duc d’York, frère de Charles II, Charles II lui-même, le prince George de Danemark et le comte de Pembroke firent revivre par intervalles une dignité qui tendait toujours à s’évanouir. En effet depuis plus d’un siècle et demi, à une seule exception près, celle du duc de Clarence (Guillaume IV), qui fut grand-amiral d’Angleterre de 1827 à 1828, les intérêts de la marine de l’état ont toujours été administrés par un conseil. Les attributions des anciens amiraux, high admirals, consistaient d’une part à entretenir et à surveiller les forces navales du royaume, de l’autre à rendre la justice dans tous les procès auxquels pouvaient donner lieu les contestations sur mer. Le premier de ces pouvoirs est aujourd’hui exercé par l’amirauté elle-même, et le second par un tribunal qui porte le nom de high court of the admiralty, haute cour de l’amirauté[6].

Le comité qui régit en Angleterre la flotte royale, royal navy, se compose de six membres et de deux secrétaires. Le premier lord est généralement un homme d’état tout à fait étranger à la navigation ; il fait partie du cabinet et représente assez bien ce que nous appelons en France le ministre de la marine. Le second, désigné sous le titre de senior sea lord, le plus ancien lord de la mer, passe au contraire pour le conseiller naturel du ministre dans toutes les affaires qui réclament des lumières spéciales et touchent à la profession nautique. C’est souvent le seul du comité qui ait vraiment, comme on dit, goûté l’eau salée et respiré l’odeur du goudron. Le sixième membre ou junior lord est d’ordinaire un jeune homme de bonne naissance qui cherche à se faire la main, et qu’on veut pousser dans le monde officiel en l’exerçant d’abord à la pratique des intérêts maritimes du royaume. Tous ces commissioners (commissaires de l’amirauté) sont nommés par la reine : ils naissent et tombent avec le ministère dont ils partagent la fortune politique.

À leur entrée en fonctions, les lords de l’amirauté commencent par se partager entre eux le champ des travaux. Une liste imprimée portant le titre de distribution of business (distribution des affaires) définit assez bien le genre de service qu’assigne l’usage à chacun des lords selon son rang dans le comité. Cet arrangement en vertu duquel le conseil délègue à ses différens membres une partie de ses droits et de ses devoirs ne reçoit du reste aucun caractère de publicité. C’est une convention de famille, et l’amirauté n’en reste pas moins une sorte de conseil des six, ténébreux et voilé pour le pays. La sphère très étendue de ses pouvoirs embrasse l’administration de la flotte à l’intérieur et à l’extérieur, le maniement des forces navales, le contrôle des chantiers de construction et des autres établissemens de l’état qui se rattachent plus ou moins à la mer. Ses attributions lui permettent de nommer des officiers aux différens grades dans les départemens militaires ou civils de la marine royale, d’ordonner et de liquider les dépenses, de faire réparer ou construire les vaisseaux, d’intervenir dans les écoles de navigation qui appartiennent à l’état. Toutes ces affaires sont généralement réglées en conseil. Dans de telles séances régulièrement convoquées, les décisions ne se trouvent pourtant point soumises à l’épreuve du scrutin; les membres ne votent jamais et se contentent d’exposer leur avis. D’après un usage consacré par le temps, le premier lord jouit dans le conseil d’une sorte d’autorité suprême. Il se peut par exemple qu’en sa qualité de membre du cabinet et possédant les secrets du gouvernement il réclame certains arméniens ou une nouvelle distribution des forces navales sans communiquer ses raisons au comité. Les autres lords n’ont alors qu’à choisir entre deux alternatives, se soumettre ou donner leur démission, et il est rare qu’ils adoptent ce dernier parti. Le ministre a bien le droit de justifier son silence par plus d’un motif sérieux : conviendrait-il d’ébruiter les intentions de l’état en les confiant à des hommes très honorables sans doute, mais qui par distraction ou par légèreté peuvent en parler dans les clubs? Il y a pourtant là une anomalie qui saute aux yeux. Qu’est-ce qu’un conseil couvrant de sa responsabilité collective des actes qu’il n’est point à même d’approfondir? L’assentiment des commissioners devient dans ce cas le masque de la volonté du ministre. En général le premier lord défère néanmoins à l’avis des autres lords de l’amirauté pour ce qui concerne les détails d’administration dont ils sont personnellement chargés. Il ne préside d’ailleurs point à toutes les décisions; deux commissioners et un secrétaire suffisent pour tenir un conseil. Le premier secrétaire est d’ordinaire membre du parlement, et quand le ministre appartient à la chambre des lords, il est souvent le seul organe de l’amirauté devant la chambre de communes.

Le régime des comités a été depuis quelque temps en Angleterre l’objet d’assez vives critiques. On lui reproche, et avec raison, d’affaiblir la responsabilité de certains pouvoirs en la divisant. Qui louer ou qui blâmer dans un groupe d’individus que dérobe aux regards le nuage d’une solidarité factice, et qui se succèdent d’ailleurs aux affaires sans laisser aucune trace distincte de leur passage? Dans un pays où l’opinion publique est souveraine, elle a besoin de traiter avec des agens de l’autorité en chair et en os, et non avec des ombres qui, comme les divinités d’Homère, disparaissent dans un brouillard au moment où l’on va les toucher du bout de la lance. Plus que d’autres comités du même genre, l’amirauté a-t-elle trouvé grâce devant les attaques d’une presse libre? Non certes; l’indignation fut grande chez nos voisins quand le premier lord de l’admiralty, sir John Packington, vint dernièrement déclarer devant les chambres qu’il avait à peine dans la réserve quelques vaisseaux capables d’être immédiatement lancés à la mer. Le pays se souvint amèrement des 70 millions de livres sterling qui avaient été dépensés depuis sept ans pour accroître la flotte de l’état, et des cris d’alarme partirent de tous les coins de la Grande-Bretagne. Il y a sans doute quelque exagération dans plusieurs des commentaires auxquels cette déclaration du ministre a donné lieu, et je plaindrais l’étranger qui croirait tout à fait sur parole nos voisins mécontens de leurs affaires. Les Anglais, en ce qui regarde les intérêts de leur pays, ressemblent à ces maris qui grondent volontiers contre leur intérieur, mais qui ne permettraient point à d’autres d’en dire du mal. Toujours est-il que l’état présent de la marine britannique ne répond nullement ni aux espérances que l’on avait conçues, ni surtout aux sacrifices d’argent qu’on a prodigués dans ces dernières années. Chaque nouveau ministre arrivant aux affaires tient à peu près le même langage que sir John Packington. Est-ce pour jeter une défaveur sur l’administration à laquelle il succède? Je ne le crois point : tout annonce plutôt que la marine anglaise souffre d’un mal chronique. En dehors même des fautes de l’amirauté, diverses causes expliquent assez bien qu’elle traverse une période de crise et d’incertitude.

Un observateur attentif n’aurait point été indifférent à ce qui se passa, il y a quelques années, sous le ministère même de lord Palmerston. On se souvient que le gouvernement anglais proposa pour la première fois d’élever sur les bords de la mer de grands ouvrages de défense, et obtint des chambres de larges sommes pour mettre à exécution son dessein. Des remparts, et pourquoi? Les Anglais du dernier siècle avaient dédaigné de fortifier leurs côtes, jetant ainsi au monde entier le défi de les atteindre, a Les mers, disaient-ils, voilà notre champ de bataille, et depuis l’amiral Ruyter qui oserait se vanter d’avoir forcé sous un pavillon ennemi l’embouchure de la Tamise?» Il ne m’appartient nullement de juger de l’opportunité des grands travaux que l’Angleterre poursuit ou termine d’année en année au prix d’énormes sacrifices : tout ce que j’ai à y voir est un aveu d’inquiétude. La construction des redoutes et des bastions de pierre proclame assez haut que nos voisins ne croient plus autant à l’infaillibilité de leurs anciens remparts de bois... les navires. Qui donc a pu ébranler cette antique confiance dans la protection de la mer? D’où vient que la Grande-Bretagne a vu ainsi se dissiper, il faut bien le dire, une partie de sa force? Les conditions matérielles d’une flotte de guerre ont entièrement changé depuis moins d’un demi-siècle, Jusque-là, pour maintenir sa supériorité dans l’empire des eaux, l’Angleterre comptait avant tout sur la valeur et l’expérience de ses marins. Tritons nés sur les côtes d’une île étroite[7], ils s’étaient de bonne heure identifiés aux deux élémens, et leurs premiers regards avaient souvent fixé la mer avant la terre. La vapeur adaptée aux organes des grands vaisseaux de ligne et tout dernièrement les frégates cuirassées ont singulièrement réduit le rôle du personnel dans les affaires navales. A la guerre des hommes les uns contre les autres a succédé en partie la guerre des machines. Quoique l’intelligence et le courage des combattans soient toujours bien l’âme de ces nouveaux monstres marins, il est certain que la force individuelle disparaît presque derrière des masses de fer portant des tonnerres dans leurs flancs impénétrables. On ne s’étonnera donc point que les récentes inventions aient un instant déconcerté le vieux génie maritime de l’Angleterre, habitué à de longs succès obtenus par de tout autres moyens.

Défavorable ou avantageux, ce nouveau terrain de la lutte avec les autres nations, il fallut pourtant l’accepter. L’Angleterre, par sa position insulaire, par son histoire, par l’étendue de ses rapports commerciaux et de ses possessions coloniales, n’existe qu’à la condition d’être une puissance maritime de premier ordre. Elle entra donc, quoique avec un peu de lenteur et une certaine répugnance visible, dans la voie des progrès mécaniques appliqués à la marine de guerre. L’Anglais, étant le peuple des machines, pouvait, en s’évertuant, reconquérir sa supériorité sur un pareil théâtre ; mais encore lui fallait-il le temps de se reconnaître. Des léviathans à l’armure de fer, le Warrior, le Minotaur, le Northumberland et bien d’autres sortirent peu à peu des chantiers de l’état. Divers obstacles s’opposèrent néanmoins au rapide développement du nouveau système : je ne parle point de l’argent, car malgré l’énormité des dépenses le pays était résigné d’avance à tous les sacrifiées pour couvrir sa position menacée sur les mers. Puisque les murs de bois avaient fait leur temps, c’est aux murs de fer qu’il demandait maintenant le moyen de ressaisir la suprématie. Ce qui arrêta le mouvement de reconstruction de la flotte en Angleterre est ce qui paralyse un peu partout l’ardeur des hommes d’état. Les découvertes et les inventions se succèdent de notre temps avec une telle rapidité qu’au milieu de ces changemens à vue l’esprit flotte incertain d’une méthode à une autre. Que choisir? à quoi s’arrêter? Les chimériques projets d’hier deviennent coup sur coup les réalités du jour et les vieilleries du lendemain. Comment hasarder la fortune d’un pays sur tel ou tel système d’armement, quand il faudra peut-être, au bout de quelques mois, recommencer les mêmes dépenses d’après un autre système encore plus efficace? Pour ne parler que des vaisseaux, c’est maintenant un défi perpétuel entre le boulet et la cuirasse; on se voit ainsi obligé de redoubler de jour en jour la force de l’armure, entamée successivement par l’énergie croissante des projectiles. Ce qu’on poursuit est l’idéal d’un navire de guerre incombustible et invulnérable; mais, au moment où l’on croit l’avoir atteint, cet idéal s’évanouit dans la fumée des expériences. Qui ne comprend qu’un pareil état de choses ait plus d’une fois embarrassé les lords de l’amirauté? Certes une volonté forte aurait pu triompher de tels obstacles; mais cette résolution inébranlable, comment l’attendre d’hommes étrangers pour la plupart à la marine et d’un conseil dont la responsabilité s’efface à chaque instant derrière celle du ministre ? Si le jour venait où la nation anglaise eût à demander des comptes à l’amirauté, qui accuserait-elle, les lords d’hier ou ceux d’aujourd’hui ? Un voile impénétrable couvre également leurs actes.

Le fléau des comités est en Angleterre l’esprit de routine. Dans ces conseils, n’est-ce point d’ailleurs la même classe de la société qui sous différentes couleurs politiques manie de génération en génération les ressorts du gouvernement? En temps de paix, la nation laisse faire; elle attend son jour, bien sûre de peser à un moment de crise sur le timon des affaires. Qu’il arrive une guerre, et l’opinion publique, réveillée en sursaut, réclame alors sur un ton impérieux des mesures et des réformes à la hauteur des circonstances. C’est ce qui advint en 1854, lorsque la campagne de Crimée avertit nos alliés de ce qui manquait alors à l’armée anglaise. En sera-t-il de même pour la marine? Faudra-t-il une guerre avec l’Amérique pour secouer l’inertie administrative de la Grande-Bretagne? A Dieu ne plaise! l’égoïsme des âges de barbarie, chassé peu à peu des relations sociales, s’est en dernier lieu réfugié dans les rapports d’état à état, et encore sur cette extrême limite il se maintient assez mal en face des progrès de la civilisation. Quel étroit patriotisme que celui qui se réjouirait aujourd’hui de la déchéance maritime de ses voisins! Toutes les nations du monde ont intérêt à être fortes vis-à-vis de nations fortes, ne fût-ce que pour écarter les chances de guerre en mettant un frein aux folles tentations des ambitieux. Certes l’Angleterre n’en est point arrivée, il s’en faut de beaucoup, à encourager par sa négligence et par sa faiblesse sur les mers les entreprises d’une rivale. Les ressources du pays sont peut-être plus considérables que jamais, et ses matelots n’ont nullement dégénéré : on s’en aperçoit bien à l’esprit d’aventure et au courage qui distinguent à chaque instant la marine marchande du royaume-uni. Que lui a-t-il donc manqué dans ces derniers temps? Un homme et un pouvoir sérieusement responsables de leurs œuvres. Et d’ailleurs qu’on ne s’y méprenne d’aucune façon : personne ici ne demande qu’on change les bases de la constitution maritime telles que les ont fondées dans la Grande-Bretagne les efforts du pays tout entier et l’autonomie des autorités navales. L’Anglais n’est point organisateur, et il n’a guère lieu de s’en repentir, car c’est peut-être à l’absence de cette faculté que les divers services doivent d’avoir conservé leur libre action dans l’état. La marine britannique est une sorte de self-government dont les parties intéressées trouvent toujours moyen de faire entendre d’une manière ou d’une autre leur voix dans les conseils. Qui oserait pourtant soutenir que ce régime ait nui aux intérêts du pavillon national? Les Anglais, — nous ne le savons que trop, — n’ont pas eu besoin de la centralisation, si vantée en France, pour gagner la bataille de Trafalgar. Ce qu’on a le droit de réclamer au-delà du détroit, c’est un système qui, tout en assurant le concours spontané des élémens nombreux dont se compose la marine de l’état, désigne plus nettement les hommes placés à la tête de l’administration.

Il serait superflu d’insister sur les différens services publics qui viennent se réunir dans les bureaux de l’amirauté. Un des plus intéressans est sans contredit l’hydrographie. De ce département sortent les admirables cartes marines, charts, connues dans toute l’Europe, et sur lesquelles se montrent indiqués avec une fidélité minutieuse les moindres bancs de sable que forme de temps en temps l’océan le long des rivages de l’Angleterre, les perfides écueils et jusqu’à la configuration des îles ou des langues de terre les plus lointaines. Une autre branche d’administration maritime qui correspond avec l’amirauté et qui se trouve placée à côté d’elle dans Spring-Gardens est celle des gardes-côtes, coast-guard office.

II.

Avant même d’attaquer, en cas de guerre, le territoire des nations ennemies, la Grande-Bretagne a dû songer naturellement à défendre son propre littoral contre les surprises d’une flotte étrangère. On sait en effet avec quelle vigilance étaient surveillées sous le premier empire les rives de l’Angleterre, et à quelles alarmes donna souvent lieu l’ombre suspecte d’un navire flottant à l’horizon. Depuis lors, grâce à un constant état de paix, les gardes-côtes ont été institués bien moins encore pour déjouer les projets des envahisseurs que pour arrêter les manœuvres des contrebandiers. À cause du voisinage de la France, la fraude avait pris de l’autre côté du détroit des proportions gigantesques. Que de récits n’ai-je point été à même de recueillir en Cornouaille et ailleurs sur le compte de ces anciens smugglers (contrebandiers), qui n’existent plus guère aujourd’hui qu’à l’état de légende ! Un honorable habitant des côtes trouvait le matin dans ses caves deux cents tonneaux d’eau-de-vie dont la veille encore il n’avait nullement connaissance. Comment pouvaient-ils être venus là ? Un avis écrit à la main lui enjoignait, sous les menaces les plus sévères, de ne souffler mot. Effrayé, il refermait la porte en jurant n’avoir rien vu. Quelques jours après, les tonneaux avaient disparu à l’exception de deux ou trois barils qu’on lui laissait pour le remercier de son silence. Le plus souvent encore les marchandises à peine débarquées du vaisseau étaient enterrées sous les sables ou recelées dans de profondes cavernes d’un difficile accès, s’ouvrant à la base des rochers. La vente de ces objets qui n’avaient point payé les droits se trouvait conclue d’avance : le seul embarras était de les transporter dans l’intérieur du pays. Des hommes s’introduisaient la nuit dans les fermes, déliaient les chevaux à l’écurie, les harnachaient et conduisaient eux-mêmes leur cargaison dans les chariots du fermier vers un endroit convenu. Chevaux, voitures, tout était ensuite fidèlement rendu et sans bruit : on y ajoutait même un cadeau pour la fermière, tel qu’un beau châle ou une parure de dentelles. La vérité est que la population des campagnes, sans prêter main-forte aux contrebandiers, les soutenait par une sorte de complicité morale : ils payaient si généreusement les services qu’on leur rendait ! L’exercice d’un tel métier (car la contrebande était vraiment devenue une profession) n’entachait guère le caractère d’un homme. Les prouesses, les aventures, les entreprises à main armée de ces chevaliers errans de la fraude enflammaient au contraire l’imagination et le cœur du sexe faible. Les marins, les pêcheurs trempaient volontiers dans ce commerce illicite, et plus d’un vigoureux gaillard des côtes déploya sur mer dans ses rencontres avec les agens de l’autorité un courage digne d’une meilleure cause. On estime à plus de 800,000 livres sterling (20 millions de francs) la somme annuelle que perdait alors l’état sur l’entrée clandestine des marchandises françaises.

Le trésor public n’aime point le roman, surtout quand ses intérêts en souffrent, et, malgré les sympathies plus ou moins avouées pour les exploits des smugglers, il résolut de maintenir énergiquement ses droits. En 1822, un système de blocus, soutenu par une flotte de cinquante-deux croisières, entreprit de purger le détroit et les mers britanniques de ces terribles ennemis de la douane. En deux années (1822 et 1823), on saisit sur les côtes du royaume-uni cinquante-deux navires et trois cent quatre-vingts bateaux engagés dans la contrebande. Sur terre, le blocus se composait alors de quinze cents officiers et matelots de la marine royale qui agissaient sous les ordres de l’amirauté et d’une armée de gardes-côtes placés en ce temps-là dans la dépendance du board of customs (conseil des douanes). La lutte fat vive entre les agens du trésor et les contrebandiers anglais : de part et d’autre éclatèrent des actes de valeur personnelle qui eussent été mieux placés dans une grande épopée navale. Cependant ce régime de protection était ruineux pour l’état, lequel dépensait d’une main plus qu’il ne recouvrait de l’autre[8]. Est-ce d’ailleurs au courage très réel de la force préventive qu’il faut attribuer chez nos voisins l’abolition presque entière de la contrebande ? Non vraiment : ce qui a mis fin au règne des smugglers est la réduction successive des droits d’entrée. Qui avait tort dans ce temps-là du gouvernement ou de la contrebande ? Très probablement l’un et l’autre, puisque la fraude, entée sur l’élévation des tarifs, a presque disparu sans retour du moment où une politique plus sage et plus éclairée fit un pas vers le libre échange. Swift avait coutume de dire que dans l’arithmétique des douanes deux et deux, au lieu de faire quatre, ne faisaient souvent qu’un. Que n’indiquait-il en même temps le moyen de prévenir de tels mécomptes ? Aujourd’hui ce remède est trouvé, c’est de ne point demander au pays plus qu’il ne peut donner. La liberté, en diminuant les charges, a rétabli la balance entre les calculs et les recettes dans le budget des douanes anglaises.

Depuis 1857, les gardes-côtes ont passé de la surveillance du conseil des douanes sous les ordres de l’amirauté. Aujourd’hui, pour être admis dans leurs rangs, un homme doit avoir servi sept années au moins sur un vaisseau de guerre et s’y être distingué par sa bonne conduite. Tout candidat âgé de plus de trente-cinq ans ne saurait être recommandé par les autorités navales aux lords commissioners'. A première vue, l’air et l’uniforme des gardes-côtes ne les distinguent guère des autres matelots appartenant à la marine de l’état. C’est toujours le même visage aux traits fortement accusés, et sur lequel semble s’être sculptée par l’habitude du danger une sorte d’insouciance stoïque. Avec quel air de défi ils bravent le courroux des élémens bouleversés! comme ils regardent en face un ennemi! Seulement les marins des vaisseaux de guerre portent un grand collet de chemise bleue bordé d’une raie blanche, et qui, largement rabattu sur les épaules, dégage à nu un cou nerveux bronzé par le soleil ou par la brise. Les agens de la force préventive, quand ils sont de service, se montrent au contraire revêtus d’une veste flottante, d’une chemise de laine et d’une mince cravate de soie noire, tandis que sur une large bande enroulée autour de leur chapeau se lit ce mot écrit en lettres d’or : coast-guard. A une ceinture de cuir qui leur serre les reins est attaché un coutelas, et sur la poitrine, dans une sorte de poche en grosse toile, ils fourrent une paire de pistolets. Ces armes, aujourd’hui presque inutiles, rappellent bien du moins un temps de luttes et d’aventures où les mêmes hommes avaient souvent à défendre chèrement leur vie contre les loups de mer. Sur leur uniforme quelques-uns d’entre eux portent deux sortes d’insignes : des chevrons, badges, qui s’accordent à l’ancienneté et des bandes conduct stripes, qui s’obtiennent par la bonne conduite. Ils ne peuvent obtenir que trois des uns et des autres : s’il s’agit des bandes brodées or et soie qu’ils étalent fièrement sur le bras, la première veut dire « bonne conduite, » la seconde « très bonne, » et la troisième « excellente. » Outre l’honneur, chacune de ces marques de distinction a le mérite d’ajouter un denier par jour à la maigre paie du garde-côtes.

Durant le jour, ils n’ont guère qu’à se promener, un vieux télescope à la main, le long d’une partie du rivage, et à poursuivre ainsi du regard tous les navires ou tous les bateaux qui passent en mer; mais combien leur service est plus pénible pendant la nuit! Obligés de se rendre tous les matins à la maison de garde, watch-house[9], ils apprennent là ce qu’ils auront à faire après le coucher du soleil. Une faction de mer se compose le plus souvent de sept hommes, dont l’un guette pendant le jour et les six autres veillent durant les heures de ténèbres. Ils se forment alors en patrouille et s’avancent le long des sables ou des rochers à la rencontre d’autres groupes avec lesquels ils entrent en pourparler et auxquels ils délivrent quelquefois des messages pour qu’on puisse ainsi bien s’assurer de la fidélité du service. Durant l’hiver, quand le ciel et la mer font rage, la vie de ces gardes est exposée à plus d’un danger. Il y a cinq ou six ans, par une nuit noire et tempétueuse, un officier, qui était de service sur les côtes de Hunstanton, dans le comté de Norfolk, perdit de vue le sentier qui serpente au bord des falaises surplombant au-dessus de la mer, et fut précipité d’une hauteur de quatre-vingts pieds parmi les fragmens de roche qui encombrent la plage. Nul au monde n’entendit le bruit de sa chute; mais quelques jours après des camarades qu’on avait envoyés pour le chercher retrouvèrent ses restes mutilés. La même nuit, un autre accident tragique eut lieu sur une autre partie des côtes, et fut également suivi de mort.

Les coast-guards sont bien les sentinelles chargées d’exercer jour et nuit dans leur district la police des mers. Tout navire ou bateau à mine suspecte est aussitôt dénoncé par eux d’une station à une autre par le moyen de télégraphes qui couvrent d’un cordon protecteur les rivages de la Grande-Bretagne. Comme pourtant le déclin de la contrebande laisse aux agens du fisc moins d’occasions de risquer leur vie, on utilise d’un autre côté leur zèle pour le service de sauvetage. Il a été plus facile de réprimer la fraude que d’abolir les tempêtes, et c’est surtout contre les stratagèmes redoutables de l’océan qu’ont maintenant à lutter ces hommes connus aussi sous le nom de bateliers, boatmen. Découvrent-ils sur mer un équipage donnant des signes de détresse, ils doivent se tenir prêts à porter secours aux naufragés avec la fidélité aveugle des chiens de Terre-Neuve. A chaque station de gardes-côtes est attaché un bateau, life-boat, dans lequel ils sautent en pareil cas, et sur lequel ils s’avancent aussitôt au-devant du bâtiment menacé[10]. On estime à sept ou huit cents par année le nombre des personnes qu’ils arrachent à la mort, et à bien près de 7 ou 800,000 livres sterling la fortune de mer qu’ils disputent aux naufrages. Ce n’est d’ailleurs point impunément que ces braves matelots cherchent à déjouer ainsi la sombre ligue des élémens, plus à craindre que celle des contrebandiers. En 1859, quatre gardes-côtes de Pevensey, sur les bords du Sussex, reçurent l’ordre de lancer immédiatement leur canot et de voler au secours d’un petit bâtiment qui se défendait mal, à une distance de plus d’un mille, contre les vagues bouillonnantes. La mer était très mauvaise, et le danger semblait évident; mais le lieutenant avait parlé, et la discipline n’admet point d’objections : ils partirent. Au bout de quelques minutes, le frêle bateau soulevé, renversé par la force des lames, chavirait à une centaine de mètres du rivage. On vit alors les quatre vaillans marins s’accrocher avec les ongles à la coque du canot retourné sur lui-même, et lutter désespérément contre le ressac; mais faute d’une ceinture de liège ils ne purent longtemps tenir tête à un ennemi trop inégal, et disparurent pour jamais à mesure que le bateau coulait à fond. De telles catastrophes ne sont pas très rares. En pareil cas, l’attorney ouvre une enquête, le jury déclare que ces hommes ont été « noyés par accident; » on sert une modeste pension aux veuves, les orphelins sont le plus souvent adoptés par les autres boatmen, et tout est dit. De nouveaux marins qu’attend peut-être le même sort prennent courageusement la place de ceux dont la tombe s’est ouverte au sein des vagues. Qui n’admirerait pourtant ces obscurs dévouemens, et comment une nation si soucieuse de sa gloire maritime ne cherche-t-elle point à prévenir de pareils sacrifices par des mesures efficaces? Les gardes-côtes ne reçoivent qu’une très mince rémunération pour les marchandises de grande valeur qu’ils dérobent aux appétits destructeurs de l’océan. Il est vrai que le 1er mars de chaque année le gouvernement distribue deux médailles, l’une d’honneur et l’autre à laquelle est attachée une gratification, pour chacun des vaisseaux formant le centre d’un district de coast-guards. Parmi les richesses que rejette la mer et qu’ils sont chargés de recueillir pour les remettre ensuite entre les mains de l’état, ces hommes relèvent quelquefois les tristes victimes des naufrages. Dernièrement encore, le long des côtes de Norfolk, un objet attira sur le sable l’attention des gardes : c’était le cadavre d’une femme.

La plupart d’entre eux sont logés par le gouvernement, et quand il n’y a pas de maison pour les recevoir, on leur accorde une indemnité de 5 livres sterling (125 francs) par an. Les cottages bâtis pour les gardes-côtes se composent de quatre chambres, deux au rez-de-chaussée et deux au premier étage, avec une cuisine et une buanderie, wash-house, le plus souvent détachée du corps de logis. Sur le devant de la maison est un jardin où les hommes cultivent leurs légumes et où les femmes font sécher le linge, qu’elles ont blanchi de manière à lui donner l’éclat de la neige. Sur le derrière s’ouvre une petite cour pavée de galets ronds fournis par la mer, et les gardes-côtes se montrent extrêmement curieux de ce cailloutage, dans lequel ils incrustent souvent toute sorte de dessins en forme de mosaïques. Ce qu’on n’attendrait guère d’anciens matelots qui ont passé leur jeunesse à courir le monde dans un vaisseau de guerre est l’amour de l’intérieur, et pourtant Jack (c’est le nom que donnent les Anglais à tous les marins) se distingue surtout par son attachement à la vie de famille. Déjà sur le navire il portait partout avec lui une petite boîte appelée ditty box, dans laquelle il serrait soigneusement ses lettres et ses secrets de cœur, tels qu’un ruban fané et une mèche de cheveux. Malheur à qui eût alors étendu la main sur le sanctuaire caché de ses affections! La ditty box, la mystérieuse cassette, est pour lui comme le germe du foyer domestique : quand ce germe vient à éclore plus tard par suite de circonstances favorables et au soleil de deux yeux noirs, le même homme, naguère errant comme l’algue marine voiturée par les flots, s’enracine fortement au chez-soi, home. Ces ménages de gardes-côtes présentent en effet au visiteur l’emblème du bonheur dans la médiocrité. Ce qui distingue de tels intérieurs est un grand air de propreté minutieuse et charmante. Sur le seuil est étendue une sorte de natte faite avec des cordes de navire, et que les hommes ont tressée eux-mêmes de leurs mains industrieuses. Dans leur petit salon (parlor), meublé simplement, mais avec goût, tout ce qui peut luire en fait de bois ou de métaux est frotté tous les matins avec énergie. Un tapis, des rideaux de mousseline, une table bien nette et chargée de quelques livres, des corbeilles de fleurs suspendues au plafond, voilà généralement en quoi consiste la coquetterie de ces modestes foyers domestiques. L’honneur d’un si bel ordre revient naturellement à la ménagère. Toutefois le marin anglais n’est point emprunté; il sait au besoin blanchir le linge, nettoyer la maison et faire la cuisine tout aussi bien que sa femme. Cette dernière a souvent un état qu’elle exerce de son côté : couturière, ouvrière en robes ou modiste, elle ajoute chaque semaine par son industrie quelques shillings à la faible paie de son mari. Il faut la voir pourtant dans les nuits d’hiver, lorsque le vent gémit au dehors comme la plainte des noyés sur la grève, attendre seule au coin du feu le garde-côtes absent. Elle abandonne tout le reste pour suspendre le coquemar dans l’âtre et préparer la tasse de thé qui doit réchauffer les membres transis du guetteur des mers. Quand il revient de sa ronde de nuit ou même d’une entreprise de sauvetage, quelle joie! Les enfans qui commencent à s’éveiller lui souhaitent la bienvenue, et lui, tout en souriant à la petite famille, s’avance gravement près du feu pour faire sécher ses habits et allumer sa pipe.

Ces groupes de cinq ou six maisons se trouvent généralement enveloppés d’un mur d’enceinte, ainsi que le terrain souvent assez considérable qui s’y rattache, et sur lequel s’étendent quelques cultures potagères. Par devant, ce mur fait vis-à-vis à la mer, tandis que le reste de l’enclos se trouve borné par des champs ou des collines ouvertes. A quelques pas des cottages s’élève la station ou watch-tower (tour du guet), d’où les gardes-côtes surveillent l’océan durant la journée, et à l’aide de longues-vues embrassent tous les détails de l’horizon. Ces tours, bâties en briques ou même en bois, n’ont d’ailleurs rien de pittoresque: neuves, elles ressemblent à des colombiers; vieilles, elles font de vilaines ruines. De tels points d’observation ne consistent même quelquefois qu’en une plate-forme plus ou moins crénelée située au sommet d’une falaise. Une sorte de cercle entouré d’une balustrade, et au centre duquel se dresse un grand mât flanqué de deux vieilles pièces d’artillerie, sert alors de vedette. Les gardes-côtes vont encore de temps en temps reconnaître sur mer dans leur bateau les embarcations de mauvaise apparence. C’était jadis la partie la plus dangereuse de leur service. Il leur fallait souvent tenir tête à des hommes armés jusqu’aux dents, moitié contrebandiers et moitié pirates, qui avaient juré de vendre cher aux agens du trésor public les marchandises cachées dans un coin du vaisseau poursuivi. Les femmes elles-mêmes n’étaient point toujours étrangères à ces entreprises audacieuses de la fraude, et plus d’une héroïne de la Cornouaille s’est illustrée parmi ses compagnons d’armes dans les rencontres avec les gardes-côtes. L’un d’eux avait laissé prendre son cœur aux filets d’une fille de pêcheur belle et farouche, qui avait néanmoins promis de l’épouser après une cour assidue de deux années. Leur mariage se trouva retardé de quelques jours par une circonstance qui n’avait alors rien d’extraordinaire. Depuis un certain temps, une brigantine, on avait certes tout lieu de le croire, se livrait à la contrebande et avait plusieurs fois déjoué la vigilance des officiers du blocus. La nuit, il était impossible de la surprendre en mer, tandis que le matin on la trouvait solidement amarrée et vide sur un des points abordables du rivage. Le garde-côtes amoureux fut chargé avec quelques-uns de ses camarades de donner la chasse au bâtiment suspect. Ce n’était point une tâche aisée, car si de temps en temps un point noir se montrait à la surface ténébreuse des vagues, la brigantine échappait toujours comme un fantôme au moment où l’on croyait la saisir. Une nuit pourtant, les guetteurs de mer virent distinctement une voile qui se gonflait à l’horizon sous un fort vent d’ouest. Ils cinglèrent dans la même direction, et quoique le ciel fût assez noir pour réjouir le cœur d’un contrebandier, ils ne tardèrent point à atteindre l’embarcation fugitive. Ce fut une attaque en règle; au moment où l’on était sur le point d’en venir à l’abordage, un coup de feu qui parut avoir été tiré par un mousse annonça que l’équipage était résolu à se défendre. La brigantine fut prise à la suite d’une assez vive résistance; mais quelle fut la surprise des assaillans lorsque, parmi le groupe des contrebandiers abattus et mornes, ils ne purent retrouver le jeune homme qui avait déchargé le pistolet, et qu’ils avaient pourtant bien aperçu à la lueur de l’éclair. Ce fut en vain qu’on le chercha au dedans et au dehors du navire; mais quelques jours après la mer rejeta dans une des anses de la Cornouaille le cadavre d’une femme habillée en matelot et sur le visage de laquelle le garde-côtes reconnut les traits de sa fiancée. Était-elle tombée à l’eau par accident, ou avait-elle volontairement enseveli dans les vagues la honte qui l’attendait, si elle eût été trouvée par son amant en si mauvaise compagnie? C’est un mystère qu’on n’a jamais pu éclaircir. Aujourd’hui de tels épisodes sont tout à fait inconnus, même sur les bords les plus sauvages des îles britanniques. Les gardes-côtes que j’ai interrogés m’ont invariablement répondu : « Il n’y a plus d’aventures. » Tout le monde s’en console aisément, si ce n’est peut-être le romancier anglais, qui a perdu là une mine assez fertile en intérêt. S’il fallait en croire des bruits sans doute calomnieux, le peu de contrebande qui se pratique à présent en Angleterre passerait surtout par les mains des agens du fisc. Les gardes-chasse ne sont-ils point de même, dans certains cas, les plus grands braconniers du royaume? Dieu nous préserve toutefois d’accueillir trop légèrement de telles accusations, démenties par les honnêtes figures et les mœurs simples de ces anciens marins, accoutumés à regarder la mort en face et à servir leur pays jusque dans les horreurs de la tempête!

Soumis à une discipline sévère, les gardes-côtes anglais composent à la fois une flotte et une armée. Leur service, qui s’étend tour à tour sur terre et sur mer, est en effet d’une nature amphibie. Leur flotte consiste en trente-huit vaisseaux de guet, watch vessels, une douzaine de navires attachés aux différens districts, district ships, et quarante-huit croisières. Pour tenir le personnel en haleine, on envoie alternativement deux hommes de chaque station se retremper en quelque sorte dans leur ancien élément et se refaire la main à l’art de la navigation. Ils vont ainsi croiser le long des côtes aussi loin souvent que du comté de Norfolk aux rochers de l’Ecosse. Ces voyages durent six semaines et ont lieu généralement, pour chaque coast-guard, une fois par an. Pendant tout ce temps-là, les femmes restent seules dans leur cottage, comptant les jours avec inquiétude et tremblant à chaque coup de vent qui s’abat sur la mer, car ces parages sont dangereux, et plus d’un marin expérimenté y a laissé ses os. Les navires des gardes-côtes et les petits bâtimens qui les desservent se groupent de temps en temps dans un port de l’Angleterre et sont alors passés en revue par les lords de l’amirauté. Un capitaine et un lieutenant, choisis eux-mêmes dans la marine de l’état, commandent le district et sont logés aux frais du gouvernement. A la tête de chaque station placée sous leurs ordres se trouve en même temps un chef, chief-boatman, qui occupe naturellement la meilleure maison dans l’enclos réservé aux simples gardes-côtes. De tels sous-officiers se reconnaissent à leur casquette portant ces deux lettres de cuivre : G. G. (coast-guard), aux boutons de leur veste bleue frappés d’une ancre et à la couronne brodée d’or et d’écarlate sur la manche du bras gauche. Après vingt ans de service à partir du jour où il a été engagé dans la marine royale, un garde-côtes affaibli par l’âge ou par la maladie peut demander sa retraite. Il obtient alors, à la suite d’un examen et du rapport favorable des médecins, une pension de 20 liv. sterl. (500 francs). Rien ne l’empêche de se livrer en même temps à d’autres occupations; mais il est très rare qu’il s’éloigne des bords de la mer avec laquelle il a contracté tant de liens. Généralement il aime à finir ses jours les regards fixés sur l’immensité des vagues et l’oreille ouverte à ces mille voix de l’océan qui lui racontent l’histoire de sa jeunesse.

L’amirauté préside à tous les intérêts de la marine de l’état; mais elle entretient en même temps plus d’un genre de rapports avec Trinity-house (la maison de la Trinité), qui exerce à peu près les mêmes droits et les mêmes fonctions à l’égard de la marine marchande[11]. C’est pourtant sur un autre théâtre, c’est au milieu des docks de Londres que nous pourrons mieux nous faire une idée du développement de cette seconde branche maritime entée sur le commerce et l’initiative personnelle des Anglais. Qu’on n’oublie point d’ailleurs que la flotte marchande a été le berceau de la flotte royale, et c’est encore au sein des courageux volontaires appartenant à la classe des matelots civils que la marine de guerre britannique recrute incessamment ses forces.

III.

Quand le roi Jacques Ier, irrité contre les habitans de Londres, menaça de transférer sa cour dans une autre partie de l’Angleterre, le lord-maire de la Cité répondit ironiquement : « Nous regrettons beaucoup que vous ayiez l’intention de nous priver de votre royale présence ; mais dans le cas où votre majesté s’éloignera de nous peut-être voudra-t-elle bien nous laisser la Tamise. » Ce fleuve, bien plus qu’aucune protection de la couronne, a en effet contribué à la grandeur commerciale de Londres, et pour l’étranger quel spectacle ! Où trouver ailleurs un pareil va-et-vient de richesses flottantes ? Ce qu’on appelle le port de Londres s’étend depuis London-Bridge jusqu’à North-Foreland, une pointe de terre qui s’avance dans le détroit à l’extrémité de l’île de Thanet. Telles sont du moins les limites qui lui ont été assignées par Charles II ; mais en fait ce port, tracé par le cours même du fleuve, ne se prolonge guère au-delà de Gravesend[12]. C’est déjà une distance de trente-deux milles couverte par tous les produits du monde connu. Les bâtimens au repos, rangés des deux côtés de la Tamise leurs voiles enroulées autour des vergues ainsi que de grands oiseaux de mer aux ailes repliées, se serrent les uns contre les autres en files épaisses, tandis que vers le milieu s’ouvre le chemin d’eau. Sombre et houleux, le noble fleuve, soumis lui-même au mouvement du flux et du reflux, amène du détroit les navires et les reporte vers l’océan. Tels gros vaisseaux revenus d’un long voyage s’avancent lentement au milieu d’une foule de barques, de bateaux à vapeur, de bricks chargés de grain ou de charbon de terre, et s’arrêtent de temps en temps comme des grands seigneurs attendant leur tour dans une procession. À travers cette cohue et cet embarras de navires, des goélettes à voiles de toutes les formes et de toutes les couleurs, grises, brunes et rapiécées, glissent en courant des bordées autour de lourds bâtimens à coque de fer conduits par de minces et agiles remorqueurs ainsi que des baleines traînées par des dauphins. Ces masses flottantes entr’ouvrent profondément la surface des vagues, et dans leur sillage écumeux bondissent à distance de petits canots, véritables sauterelles du fleuve. Ce sont les nacelles de watermen (bateliers), race autrefois très nombreuse sur la Tamise, mais qui diminue de jour en jour par suite des steamboats faisant l’office de bac, et transportant d’une rive à l’autre les passagers. De tous les côtés quelle rudesse, mais aussi quelle grandeur dans les magasins et les massives constructions qui bordent à droite et gauche le cours majestueux de ces eaux troubles et gravement affairées ! Les tuyaux de tôle mouvans rencontrent en chemin les cheminées immobiles des fabriques; la fumée salue en passant la fumée ; la navigation tend la main à l’industrie.

De distance en distance s’ouvrent sur la rive nord du fleuve des embouchures de canaux fermés par des écluses : c’est l’entrée des docks, dont on peut suivre du regard la vaste étendue, marquée à l’horizon par la forêt de mâts qui les surmontent. Jamais l’Angleterre n’a plus courageusement risqué sa fortune dans de grandes entreprises utiles. Il semblerait à première vue qu’il a fallu les efforts réunis de plusieurs générations pour exécuter de tels ouvrages, et pourtant ces bassins sont tout modernes; notre siècle les a vu creuser. Jusque-là tous les navires entrés dans le port de Londres n’avaient pour décharger leurs marchandises que des quais, appelés les uns legal quays (quais légaux) et les autres sufferance wharfs (quais de souffrance), qui s’étendaient le long des deux rives du fleuve. Ces étroites plates-formes étaient encombrées d’objets de valeur, et d’un autre côté, dans les eaux ouvertes de la Tamise, les bâtimens avaient constamment à se plaindre d’un système organisé de piraterie. Des hommes se glissaient la nuit sur des barques, et à la faveur des ténèbres aussi bien que de la confusion qui régnait parmi les vaisseaux ainsi pressés les uns contre les autres, enlevaient une bonne partie de la cargaison. On estime à 500,000 livres sterling (12,500,000 francs) ce que perdait ainsi par an le commerce de Londres. Dès 1793, un plan avait été proposé pour prévenir ces larcins et remédier aux obstructions du fleuve. Ce ne fut pourtant que six années plus tard, au mois d’août 1802, que s’ouvrirent à la navigation les docks des Indes occidentales, West-India docks, le premier ouvrage de ce genre qui ait été construit dans le voisinage de Londres.

Ces docks, fondés au prix énorme de 1,380,000 livres sterling (34,500,000 francs), s’étendent à travers l’isthme qui relie l’Ile-des-Chiens, Isle of Dogs, à la rive de la Tamise située dans le comté de Middlesex. Ils sont entourés dans toute leur étendue d’un mur épais et haut, destiné à protéger les vaisseaux chargés de marchandises contre les déprédations nocturnes. Ainsi que tous les ouvrages du même ordre, ils se composent de trois élémens distincts, — les bassins, les quais et les magasins. L’avantage de ces bassins est qu’étant toujours remplis de la même quantité d’eau tranquille, ils tiennent les navires à l’abri du mouvement des marées. Autrefois les gros bâtimens qui étaient en train de décharger près du rivage sur un des quais de la Tamise étaient obligés de s’éloigner au moment où l’eau se retirait et de gagner le large. Rien en effet ne fatigue un grand vaisseau, surtout quand il est chargé, comme de reposer à sec sur la grève. Aujourd’hui ces masses flottantes dorment à l’aise dans leur élément sans se soucier du flux ni du reflux. Comme leur quille ne touche jamais la terre, les vaisseaux n’ont plus à souffrir des avaries causées par le frottement, et pour peu qu’on réfléchisse à la valeur de ces maisons de bois, on s’explique aisément le succès des docks. Les quais destinés à remplacer les anciens wharfs sont de puissantes jetées de granit sur lesquelles s’étalent avec orgueil les marchandises tirées du navire ou sur le point d’y entrer. Chaque bâtiment a sur ces larges plates-formes sa place marquée par une borne et même numérotée. Quant aux magasins, warchouses, ce sont de vastes constructions de briques aux fenêtres fermées de volets de bois ou garnies de barreaux rouilles, aux murs hérissés de poulies qui vont saisir, au moyen de chaînes armées de crampons, les lourds ballots déposés à terre, et les transportent vers les étages supérieurs de l’édifice. Il est curieux de voir ces rudes fardeaux danser comme des marionnettes au bout d’un fil, sous l’ongle de fer qui les accroche.

Une partie des docks de la Tamise est consacrée à l’importation, et l’autre à l’exportation. Cet arrangement facilite beaucoup les transactions commerciales. Des marchandises venues de contrées lointaines ou sorties des fabriques de la Grande-Bretagne changent de main et passent d’un entrepôt à un autre en vertu d’un simple morceau de papier connu sous le nom de warrant-dock, et qui est ensuite considéré dans le monde des affaires comme une des valeurs les plus certaines qu’on puisse offrir. L’autorité de la compagnie garantit en outre à l’acheteur la qualité aussi bien que la quantité exacte des objets vendus. Longtemps les magasins de ces docks ont été encombrés par les produits des Indes occidentales, tels que le rhum, le sucre, le café, le bois d’acajou. Une clause de l’acte de société obligeait en effet tous les vaisseaux chargés des richesses de ces colonies à faire usage des bassins construits à leur intention. Un tel monopole, qui avait été fixé à vingt et une années, n’existe plus : ces mêmes docks sont aujourd’hui ouverts à des navires faisant le commerce avec toutes les parties de la terre. Le cachet primitif dont les avait frappés la riche compagnie des marchands anglais traitant avec les Indes occidentales ne s’est pourtant point effacé entièrement. C’est encore là qu’il faut aller, si l’on tient à respirer dans les produits l’odeur de ce groupe d’îles qui a été surnommé le paradis terrestre du Nouveau-Monde.

A une très courte distance des West-India docks, et dans le même village de Blackwall, qui forme aujourd’hui un quartier maritime de Londres, s’étendent les East-India docks (docks des Indes orientales), créés de 1804 à 1806, sous le règne de George III. On pénètre dans l’enceinte murée par une arche massive en pierre appuyée sur de lourdes colonnes et surmontée d’une inscription historique. Un tableau noir indique à l’intérieur le nom des vaisseaux nouvellement arrivés, ainsi que la jetée, le quai et le bassin où ils reposent. Il faut dire que ces docks sont des villes, et que l’adresse d’un navire serait presque aussi difficile à trouver, sans de pareils renseignemens, que celle d’un marchand dans certains quartiers de Londres. La ligne des quais se montre bordée d’un côté par les bassins surchargés de mâts, et de l’autre par les hangars, sheds, destinés à recevoir les marchandises. Ces entrepôts, qui se continuent les uns les autres, sont érigés en bois, avec un toit recouvert de tuiles, et éclairés de distance en distance par des châssis de verre ; sur le plancher de chaque salle sont rangés à droite et à gauche avec un ordre admirable les caisses ou les ballots, tandis qu’un chemin reste ouvert vers le milieu pour les employés. Derrière ces hangars s’élève une autre rangée de magasins fortement construits en briques et fermés de portes en fer[13]; les mots import ou export, écrits en lettres noires, indiquent assez les deux grandes divisions de ces dépôts, et il est certes très curieux de comparer les marchandises qui s’y rencontrent. Les premières (celles qu’on importe) sont en général des matières brutes, telles que des cornes de buffle, l’indigo, la soie, les épices ; sur les secondes (celles qu’on exporte), qui ne reconnaît au contraire à première vue les traits de l’industrie et du travail ? Ce sont des bêches, des charrues, des meubles, des ustensiles destinés à réjouir le foyer domestique. En face des dons de la nature se montre le pouvoir de l’homme qui les façonne, la main qui les convertit en outils pour accroître le bien-être de la famille ou la fécondité de la terre. Une promenade dans les docks est une excellente leçon d’économie politique et d’histoire, les races s’y représentent par l’état de leurs produits ; mais le moyen de tenir son attention éveillée au milieu d’un va-et-vient perpétuel de petites brouettes chargées de marchandises, qui courent avec des roues de fer entre les jambes des passans ? — Ici tout travaille, tout a une forme vivante. Des grues scellées par la base dans la pierre agitent leur long cou et tendent du bout de leur bec des sacs remplis de biscuits aux navires en train d’appareiller. De temps en temps il faut passer d’un côté des bassins à l’autre, sur le rebord des portes qui servent à retenir les eaux : ce sont à la fois des ponts tournans et des écluses. On s’enfonce ainsi dans de nouveaux quartiers, dans des rues s’ouvrant derrière des rues, où des hommes gravement assis devant des tables dressées en plein air enregistrent les marchandises sur un livre de comptes. Cependant une heure vient de sonner à l’horloge des docks : les travaux manuels sont suspendus, des groupes d’ouvriers en veste de toile blanche et en pantalon de velours de coton à côtes s’acheminent vers la grande porte de sortie pour chercher leur dîner. Nous profiterons de leur absence et de la solitude relative des quais pour examiner les vaisseaux.

Les bassins artificiels des East-India docks, ayant été destinés à recevoir de très grands navires, n’ont jamais moins de vingt-trois pieds d’eau, dans laquelle sommeillent des bâtimens de toutes les formes et de tous les pays. Les Anglais admirent fort ces machines flottantes, sorties en grande partie de leurs chantiers, et pour peu qu’on vive parmi eux, on se laisse aisément gagner à l’enthousiasme que leur inspire l’architecture navale. Les grands mâts en repos, les fines nervures des agrès, les énormes câbles enroulés sur eux-mêmes, ainsi que des nœuds de serpent, la coque élancée de certains steamers doublés de fer ou de cuivre vert-de-grisé, tout respire bien ici un sentiment de poésie grand comme la mer. Quelle fierté dans la masse imposante de ces vaisseaux qui ont trouvé le secret d’être légers et rapides ! Avec quelle adresse l’homme communique à ces monstres de l’industrie les propriétés, quelquefois même les traits généraux des créatures qui nagent sur le dos de l’océan ! A l’intérieur, quelques-uns des navires sont des palais en voyage, avec des salons de bois de rose ou de citronnier, un magnifique service d’argenterie et toutes les délicatesses d’un luxe asiatique. Ce qui m’a pourtant le plus intéressé est le nom des bâtimens, ainsi que les figures sculptées qu’ils portent fièrement à la proue.

Pour le marin anglais, le vaisseau est une personne, man ; son nom n’est pas seulement un signe d’identité, il représente encore un être de raison à la destinée duquel se trouve attachée celle de l’équipage. Plusieurs d’entre eux ont reçu le nom des régions qu’ils visitent. Voici par exemple l’Indus avec une figure du fleuve, le Maori décoré d’une statue d’aborigène tenant une lance à la main et couvert d’un manteau rouge, la Dilharree, qui va repartir pour Bombay et qui étale à sa proue une belle femme noire. Le marin anglais n’est point étranger à l’histoire de l’antiquité, il aime les souvenirs classiques : qu’on en juge par cet Ulysse (c’est aussi le nom du vaisseau) la tête coiffée d’un casque peint en bleu, la poitrine recouverte d’une cotte d’armes sur laquelle flotte une écharpe rouge, et le bras levé pour menacer ses ennemis. N’aperçois-je point d’un autre côté le Centurion, un lourd vaisseau qui s’est représenté lui-même par un Romain armé de pied en cap ? Ce que Jack (le matelot anglais) préfère néanmoins à l’histoire, c’est le merveilleux et l’allégorie. Il affectionne par exemple l’emblème de Jason, la lance d’une main, la toison d’or de l’autre et le dragon sous les pieds. Quelquefois son idéal flotte indécis entre la fable et la mythologie chrétienne. Voyez plutôt la proue du Calcutta, sur laquelle des anges couleur de chair se trouvent associés à un centaure tenant en manière de bouclier la tête de Méduse. Les images favorites de la navigation sont dans d’autres cas empruntées à l’ordre des fées, des ondines, des naïades. Que de provoquantes sirènes au sein nu ! Où va la Nymphe-des-eaux (Water Nymph), une jeune fille couronnée de feuilles de nénufar, son écharpe bleue jetée sur les épaules et une cruche dorée à la main ? Un écriteau nous apprend qu’elle doit bientôt quitter les docks pour la Nouvelle-Zélande. Avec quel air de défi le génie de la lutte (Conflict) se dresse, le bouclier d’une main et de l’autre le trident ! L’esprit et la littérature du jour fournissent de même des types à la sculpture nautique. C’est ainsi que les héros et les héroïnes de Walter Scott, de Byron, de Shelley, certains hommes politiques tels que John Bright, des cantatrices et des danseuses célèbres, des anges de charité comme Florence Nightingale, ont plus d’une fois eu l’honneur de conduire sur les mers le vaisseau dont ils ornaient la partie la plus visible.

Le plus souvent encore dans le choix de ces figures le marin consulte son cœur : il baptise le vaisseau du nom de celle qu’il aime, et l’enrichit d’une statue de bois plus ou moins dorée ou coloriée qui est le portrait de son idéal. On est libre de trouver cet idéal un peu matériel ; mais chacun a son type de beauté : celui de Jack est en général une forte et gaillarde fille aux traits réguliers et au teint éclatant, car ce que le matelot brun et hâlé lui-même estime le plus chez les femmes est la fraîcheur. Comme les sculpteurs employés pour ces sortes d’ouvrages sont essentiellement réalistes, ils copient avec scrupule les modes qu’ils ont devant les yeux, d’où il résulte qu’après quelques années le costume de ces fiancées de la mer ne répond pas toujours au goût des générations nouvelles. Au moment où j’étais en train de regarder une ancienne figure habillée d’une robe collante à volans, un jeune marin qui passait près de moi ne put retenir cette réflexion : « Jolie femme! il ne lui manque en vérité qu’un peu de crinoline. » De telles statues de bois penchées en avant du navire perdent généralement leurs bras dans la lutte qu’elles ont à soutenir pendant la traversée contre les vents et contre les flots. Ces idoles que consacre un souvenir de cœur et auxquelles les matelots attachent dans certains cas une sorte de confiance superstitieuse, ont alors l’air bien désarmé ; mais toutes les mains de l’équipage ne sont-elles point là pour les défendre? Malheur à qui insulterait de pareils emblèmes! Et qui n’admirerait d’ailleurs la délicate attention du marin, qui, ne pouvant emmener à bord sa beauté en chair et en os, l’emporte du moins en effigie à la proue du vaisseau?

Il n’est au reste guère besoin de s’éloigner de Londres pour trouver les grands théâtres de l’industrie nautique. Dès 1805 avaient été ouverts entre Wapping et Shadwell les London docks, destinés à recevoir les navires chargés de vin, d’eau-de-vie, de tabac et de riz. Le terrain étant plus cher dans la ville que dans la campagne, les docks de Londres se distinguent par ce que les Anglais appellent un caractère compacte. Ici les vaisseaux se serrent les uns contre les autres dans des bassins dont on aperçoit à peine l’eau trouble et stagnante. Les magasins s’élèvent comme des forteresses et regorgent souvent de marchandises. Comment frayer sa voie sur les quais entre les murs de balles de coton nouvellement déchargées? Quel encombrement de produits exotiques! On ne s’étonne point encore outre mesure de voir remuer à la pelle des tas d’objets de première nécessité, tels que le sucre et le café; mais, pour quiconque n’est point familiarisé avec le monde du commerce, le moyen de retenir un mouvement de surprise devant l’accumulation de certaines drogues? Qui absorbera jamais ces dix-huit cents barils d’aloës? Aimez-vous la muscade, en voilà de quoi effrayer l’amphitryon même de Boileau. Préférez-vous la canelle, on en importe huit mille balles par an. Le visiteur marche souvent dans ces magasins au milieu de richesses dont il ne soupçonne guère l’importance. Qui dirait que ces laides bouteilles de fonte rangées sur le plancher d’une salle fermée à clé représentent une fortune? Elles contiennent du vif-argent, et l’on sait assez le prix de ce métal liquide. Le grand avantage au point de vue commercial est que, ces magasins étant placés sous la surveillance des officiers de la douane, le marchand n’est plus obligé comme autrefois de payer les droits au moment où ses marchandises entrent dans le port. Elles répondent pour elles-mêmes vis-à-vis du fisc et de la compagnie des docks aussi longtemps qu’elles demeurent dans les entrepôts et qu’elles ne perdent point de leur valeur. Le service se fait en grande partie par le travail des machines. Des plates-formes hydrauliques, hydraulic lifts, construites en bois, s’élevant et s’abaissant à volonté, apportent elles-mêmes les fardeaux jusqu’à la fenêtre du magasin préparé pour les recevoir. On appelle à haute voix ces escaliers mouvans, et ils arrivent. Je suis moi-même monté et descendu ainsi d’étage en étage sans avoir aucunement à remuer les jambes. Parmi ces immenses warehouses, celui qui excite le plus l’admiration est encore le dépôt des tabacs, couvrant à lui seul une surface de près de cinq acres. De hauts bâtimens à quatre étages et construits en briques s’alignent les uns à la suite des autres le long d’un quai tout couvert de tonneaux. Au bas de cette façade et de plain-pied avec la chaussée s’ouvrent de distance en distance des voûtes qui plongent dans l’obscurité : c’est l’entrée des caves.

Comme j’avais un billet de faveur non-seulement pour visiter ces caveaux (cellars), mais encore pour goûter deux sortes de vin, je m’arrêtai devant la voûte portant le numéro 5. C’était celle qu’indiquait ma carte. Un des sommeliers alluma deux lampes, m’en présenta une attachée au bout d’un long manche de bois, et se mit en devoir de me conduire. La cave où je me trouvais contient à elle seule vingt mille pièces de vin, et ce n’est point la plus grande; je pus m’en assurer en visitant le même jour les East-Crescent-Vaults (caves du Croissant-Oriental). Qui donc remerciait Dieu de ce qu’ils n’ont pas de vin en Angleterre? Je dois pourtant avouer que les vins qu’ils préfèrent ne sont pas ceux de notre pays. Les Anglais n’apprécient pas assez nos vins de France; ils les trouvent faibles et aigres. Le point d’honneur national m’oblige à croire qu’ils ont sous ce rapport le goût faussé, il me serait même facile d’en fournir la preuve. De nombreux monumens historiques proclament que le produit de nos vignobles était autrefois beaucoup mieux vu au-delà du détroit, et qu’il tenait alors une grande place sur la table des riches. Il en fut ainsi jusqu’à la suite des guerres de Louis XIV, c’est-à-dire jusqu’en 1693. Guillaume III, qui avait certes plus d’une raison pour se venger de la France, voulut alors la punir dans son commerce et dans une des branches les plus florissantes de son industrie agricole : il frappa nos vins d’un droit d’entrée exceptionnel. C’était leur fermer le marché de l’autre côté du détroit, et les Anglais durent chercher ailleurs une autre source d’approvisionnemens. En fait de vin rouge, ils donnèrent la préférence à celui d’Oporto, non qu’il fût en réalité meilleur que les nôtres, mais parce qu’il se trouvait favorisé d’après les termes du traité de Methuen, conclu en 1703 avec le Portugal. Depuis ce temps-là, il est vrai, les tarifs des douanes anglaises ont été égalisés en 1831 et successivement réduits pour tous les vins étrangers; seulement la liberté arrivait trop tard, le pli était pris, et le palais de nos voisins s’était formé à une autre saveur que celle de nos crus. Que la faute en revienne à Louis XIV ou à Guillaume III, c’est une éducation à refaire, et le dernier traité de commerce aura longtemps à lutter, en ce qui regarde les vins de France, contre un goût affermi par une habitude de plus de deux siècles. Le régime qu’ont adopté les Anglais sur leurs tables n’est d’ailleurs point favorable à la qualité de nos produits. Ils ne boivent guère qu’après le repas et ont alors besoin de vins forts qui remplacent les liqueurs.

Mon guide me conduisit successivement vers deux tonneaux, l’un de port (vin d’Oporto), l’autre de sherry (vin de Xérès), qui chacun dans son genre étaient à coup sûr excellens. Le premier se recueille sur les rives du Douro, à environ cinquante milles de la ville dont il a reçu le nom et où il est chargé sur les navires. Son grand marché est l’Angleterre, quoiqu’il voyage aussi loin que le Nouveau-Monde. Rouge et foncé en couleur, c’est bien le sang de la vigne portugaise. Le second, c’est-à-dire le sherry, se fabrique dans la province de Cadix, entre le Guadalquivir et le Guadalete. Le territoire sur lequel s’étendent les vignes forme une sorte de triangle dont Xérès-de-la-Frontera occupe une des pointes. Il varie du pâle au brun; mais c’est un axiome parmi les connaisseurs anglais qu’il ne faut point le juger à la couleur. L’âge, le cru, le nom du producteur et du marchand, voilà ses véritables lettres de noblesse. Au moment où je rendais au sommelier le verre de cristal dans lequel je venais d’épuiser la précieuse liqueur, une discussion s’éleva tout près de nous entre deux gentlemen. Comme le sujet de leurs débats était de nature à m’intéresser et n’avait rien de personnel, je dressai l’oreille. Pendant longtemps, les vins blancs de l’Andalousie, aussi bien sans doute que ceux des Canaries, ont été désignés en Angleterre sous le nom de sacks. On retrouve ce mot dans les poètes du siècle d’Elisabeth et notamment dans Shakespeare. Walter Scott lui-même s’en est servi plus d’une fois dans ses romans pour indiquer le vin de Xérès. C’est sur l’origine de cette expression que s’escrimaient les deux adversaires avec toute la science des étymologistes anglais. L’un soutenait que sack venait de notre mot français see, et servait en ce cas à désigner la qualité du vin dépouillé de sa fadeur originelle. L’autre voulait au contraire que le nom anglais dérivât de l’espagnol saca et fît allusion à la peau de chèvre dans laquelle cette liqueur était autrefois enfermée. Il y avait pourtant à cette dernière explication une difficulté, c’est que l’outre dans laquelle les Espagnols conservent leur vin blanc ne s’appelle point dans leur langue saca, mais odre. Ne pouvant se mettre d’accord, les deux Anglais eurent l’idée de me choisir pour arbitre, sans doute en ma qualité d’étranger. Ils étaient fort mal tombés, car je ne me sentais nullement préparé à un tel rôle : je donnai pourtant tort à l’un et à l’autre. Il me semble en effet que le mot n’est ni français ni espagnol; il est anglais. Les anciens marchands de la Grande-Bretagne ont dû nécessairement être frappés de la forme et de la nature des peaux dans lesquelles leur arrivèrent d’abord les vins d’Andalousie. Désignant alors le contenu par le contenant, ils ont appelé cette liqueur sack d’un nom qui existait depuis longtemps dans leur langue, et qui s’appliquait à certaines enveloppes de marchandises. C’est comme s’ils avaient dit « du vin en sac. »

Mon cicérone avait pourtant bien vu à ma manière de déguster le sherry que je n’étais point un connaisseur en vin; me prenant alors pour un curieux, il me proposa de me montrer tout l’intérieur des caves. C’est précisément ce que je voulais. Nous nous avançâmes le long d’avenues flanquées de chaque côté par des murailles de tonneaux. Des piliers de granit à voûte surbaissée se succédaient et s’entrecroisaient dans les ténèbres, où ils finissaient par se perdre en une masse confuse. Cette architecture, quoique rude et simple, rappelle bien celle des cryptes qu’on rencontre dans les anciennes cathédrales. Le trait le plus remarquable est néanmoins la sombre végétation qui recouvre le plafond de ces galeries sans lumière. Une matière pulpeuse et noirâtre, présentant les dessins les plus variés, croît incessamment à la surface des pierres ou des briques. Quand on la touche, elle ressemble à de l’amadou, et se montre souvent revêtue d’une écume blanche qui s’évanouit sous les doigts. Les employés des docks se montrent extrêmement fiers de ces arabesques naturelles, et ne permettent jamais qu’on les détruise. Selon eux, c’est une preuve de l’excellence de ces caves. Le plus singulier est que de telles incrustations végétales ne se rencontrent jamais que sur les voûtes consacrées à la garde du vin : on croit que c’est la fumée de cette liqueur qui se condense en une sorte de substance cryptogamique. Quelques-unes de ces larges masses fungoïdes pendaient au-dessus de nos têtes en longues stalactites chargées à l’extrémité d’une matière cotonneuse. Nous marchâmes à travers ces festons et ces pendentifs, les éventant quelquefois de la main, et, toutes solides qu’elles paraissent, on les voyait alors se balancer en l’air comme des toiles d’araignée sous le souffle de la brise. De distance en distance se rencontrent le long de la route de grosses lampes arrondies en manière d’œil-de-bœuf, mais qui ne sauraient toutefois vaincre l’obscurité répandue sous les arches de ces catacombes. Des groupes de lumières, les unes fixes, les autres mouvantes, se forment quelquefois à distance : ces étoiles marquent la présence de travaux dont on n’aperçoit guère les ouvriers. Le terrain plat et uni sur lequel on marche est partout recouvert d’une couche de sciure de bois : je regrette d’avoir oublié combien de milliers de boisseaux on en verse par semaine. Les tramways pour conduire les tonneaux sur des chariots à main serpentent dans toutes les directions, et l’on évalue à trente-six milles anglais le chemin parcouru par ces rubans de fer entre-croisés. Nous étions arrivés dans la grande allée souterraine, bordée de chaque côté d’une forêt de piliers, et où se trouve un thermomètre que le surveillant des travaux consulte trois fois par jour. On sait que l’égalité de température est une circonstance très favorable à la santé des vins, et le climat de ces caves ne varie guère que de 2 degrés entre l’hiver et l’été. Au fond d’un des noirs transepts qui débouchent dans la nef principale j’avisai pour la première fois une fenêtre qui communiquait avec l’air extérieur. Comme le mur de la rue dans lequel se trouve percée cette ouverture a douze pieds d’épaisseur, on jugera d’ailleurs aisément que le crépuscule filtrant à travers les pierres était bien faible; c’était juste assez pour faire désirer la lumière du soleil. Des hommes, de jeunes garçons, véritables gnomes de ces ténèbres avinées, passent néanmoins presque toute leur journée dans les caves. La vie se compose pour eux de deux nuits, l’une où l’on travaille, l’autre où l’on se repose. Chemin faisant, le guide appela mon attention sur une sorte de tour en maçonnerie qui traverse toute la hauteur du caveau, mais dont la base se perd sous la terre et le faîte dans l’épaisseur de la voûte. Cette tour, qui n’est après tout qu’un tuyau de briques, jouit en Angleterre d’une certaine célébrité sous le nom de pipe à tabac de la reine (queen’s tobacco pipe). C’est en effet le four dans lequel on consume, par les ordres de la douane, quelques marchandises avariées, telles que le tabac et le thé. Si j’en crois de graves témoignages, cette pipe de la reine ferait pourtant des jaloux. Plus d’une pauvre famille lui envie les substances qu’elle dévore, et dont, tout endommagées qu’elles soient, l’indigence saurait bien encore tirer un certain plaisir. Au moment où je visitai les docks de Londres, il y avait d’ailleurs plusieurs semaines que ne s’était élevée la fumée des sacrifices.

On estime en moyenne à 70 livres sterling (1,872 francs) la valeur de chacune des pièces de vin, et comme il y en a vingt mille réunies dans une seule cave, on peut aisément se faire une idée de la richesse qu’abrite l’ensemble des cryptes s’étendant sur un espace de dix-huit acres[14]. Chaque tonneau porte des signes hiéroglyphiques indiquant le nom du propriétaire, l’année de la récolte, la date de l’arrivée dans les docks et le vaisseau sur lequel le vin a voyagé. Quelques-uns de ces fûts se montrent revêtus de champignons et d’autres excroissances végétales appartenant plus ou moins à la même nature que la flore nocturne des voûtes. Ce sont d’honorables certificats de vieillesse, et l’on se garde certes bien de les effacer. Chaque gros tonneau paie en quelque sorte à la compagnie des docks une pension de 4 deniers par semaine (40 centimes), et chaque baril de 2 deniers (20 centimes). Ce droit est assez élevé, et quelques riches marchands de vin bien connus à Londres déboursent tous les ans une somme considérable rien que pour le loyer de leur marchandise. Il faut pourtant dire que moyennant cette redevance ils sont déchargés de plus d’un souci : leurs vins se trouvent gardés, soignés et surveillés dans de magnifiques caves où ils peuvent se rendre eux-mêmes quand bon leur semble. Un autre avantage, c’est qu’ils n’ont point à acquitter les droits du fisc aussi longtemps que les tonneaux restent en place. Cette dernière considération paraît bien être celle qui a le plus contribué chez nos voisins au développement des docks. Qui ne sait que les vins d’Espagne et de Portugal sont lents à mûrir? Il faut les garder dans le bois pendant des années après leur arrivée en Angleterre; c’est le seul moyen de les dépouiller des défauts de jeunesse. Or les Anglais qui savent calculer, — c’est une justice à leur rendre, — se disent que les intérêts de l’argent qu’ils auraient eu à verser lors du débarquement entre les mains de la douane se trouvent beaucoup mieux placés dans leur poche que dans celle de l’état. Tout le temps que le vin vieillit et croît en valeur sous l’ombre des docks, il ne paie rien au fisc. Le négociant est alors à même de disposer des fonds qui doivent revenir au gouvernement et de les faire fructifier dans d’autres entreprises jusqu’au jour où il se délivre avec avantage de sa marchandise dormante. La réduction des droits d’entrée pourra bien modifier plus tard sous quelques rapports les habitudes du commerce anglais, mais pour l’instant la prospérité toujours croissante des docks défie l’abaissement des tarifs.

Je sortis des caves dans un état singulier. Les vaisseaux me paraissaient danser dans les bassins; les warchouses tournaient autour de moi comme des moulins à vent. Je me souvins alors d’avoir entendu les Anglais raconter plus d’un épisode triste ou ridicule sur les effets de l’ivresse que développe dans certains cerveaux l’air de ces caves chargées des vapeurs du vin. Les ouvriers eux-mêmes qui traitent dans ces lieux la perfide liqueur, quoique généralement sobres et tempérans, contractent bien vite une expression de figure qui rappelle le masque de Silène. Je me sentais à peine marcher, et mes idées battaient la campagne. Cette impression fâcheuse ne tarda cependant guère à se dissiper, grâce au mouvement et au grand air. Bien en advint, car j’avais encore à visiter le même jour les docks de Sainte-Catherine, Saint-Katharines docks. Ces derniers se trouvent dans le voisinage, et, enveloppés d’un grand mur qui règne sur toute la longueur de Nightingate-Lane, viennent déboucher à l’angle de la place où se dresse la Tour de Londres. Ce sont, de tous les établissemens de ce genre, ceux qui ont le plus coûté à construire. En 1823, une riche société de marchands s’adressa au parlement d’Angleterre pour obtenir l’autorisation de commencer les travaux. Sur les terrains qu’on se proposait d’acheter s’étendait alors un hôpital, hospital of Saint-Katharine; il fallut donc traiter avec le maître et les frères de cette institution de charité. Ils consentirent à se déplacer moyennant une indemnité considérable, et un édifice du même nom fut bâti pour eux à l’est de Regent’s-Park, où il est encore aujourd’hui. Ce n’était point le seul obstacle à vaincre: on dut abattre douze cent cinquante maisons et expulser onze mille trois cents habitans. Le célèbre ingénieur Telford et l’architecte Hardwick dirigèrent cette entreprise. La partie la plus difficile consistait à creuser un sol extrêmement dur et à se défaire des terres. On finit par les transporter sur la Tamise à Millbank, où se trouvaient alors d’anciens réservoirs que l’on voulait combler. Un bassin servit à effacer l’autre. Les docks de Sainte-Catherine sont les seuls dans lesquels les vaisseaux puissent entrer et d’où ils soient à même de sortir pendant la nuit. Les warehouses (magasins), appuyés en grande partie sur des piliers, recouvrent au rez-de-chaussée des galeries ouvertes en forme de cloîtres dans lesquelles on décharge les marchandises et où les hommes se promènent à l’abri du mauvais temps. Toutefois le caractère qui recommande le plus ces docks à l’attention de l’économiste est que, les premiers de tous, ils ont substitué au régime du monopole celui de la liberté. Tandis que les primitifs établissemens de ce genre imposaient aux vaisseaux traitant avec certaines contrées ou chargés de certaines marchandises l’obligation d’entrer dans leurs bassins, les docks de Sainte-Catherine abandonnèrent leur sort au choix et à la convenance des navigateurs. Ce dernier principe est celui qui a universellement triomphé chez nos voisins, car à mesure que s’éteignaient avec le temps les anciens privilèges, le parlement refusait de les renouveler.

Que font pourtant ces hommes couverts des livrées de la misère qui se pressent à l’entrée des deux docks, celui de Londres et celui de Sainte-Catherine? Debout, pâles, immobiles comme les statues de la Faim, ils se tiennent là du matin au soir durant toutes les saisons de l’année. Leur regard seul indique une vague inquiétude et l’amère illusion d’une espérance trop souvent déçue. Ces malheureux attendent de l’ouvrage. Le service des docks emploie régulièrement un très grand nombre d’ouvriers, tels que porteurs, déchargeurs, hommes de peine; mais il arrive de temps en temps que le travail presse, et qu’on ait alors recours à ce que les Anglais appellent dans un langage assez dédaigneux des mains extra. C’est sur cette chance que comptent les bohémiens de Londres, formant entre eux un groupe sombre et désœuvré qui déborde souvent la largeur du trottoir. La porte des docks est la dernière ressource de la pauvreté anglaise. Là se rendent de jour en jour et de mois en mois toutes les victimes de la dissipation, de l’ignorance ou tout simplement d’un concours de circonstances funestes. Un des traits de l’homme tout à fait dénué est la patience et la foi obstinée dans la loterie du gagne-pain. Le travail des docks a d’ailleurs cela d’attrayant pour les pauvres diables, qu’il n’exige ni grande adresse ni apprentissage, tout au plus la force des bras. Le plus triste à dire, — et pourtant le fait m’a été affirmé, — c’est que plusieurs d’entre eux ont reçu de l’éducation, ont même tenu un certain rang dans le monde, et ne se sont décidés à ce triste métier de travailleur expectant qu’après avoir touché le fond de l’abîme. Les gentlemen sont d’ailleurs ceux qui tombent le plus bas à Londres, quand ils tombent. La longue attente des groupes qui stationnent à l’entrée des docks est néanmoins couronnée dans certains cas de quelque succès. Une forte voix crie de l’intérieur de l’enceinte sacrée et interdite aux oisifs de la rue : Men wanted, on demande des hommes. Il est curieux de voir aussitôt parmi ces statues la secousse électrique produite par de telles paroles. Toute la bande se précipite à la fois d’un seul bond : hélas! il arrive trop souvent qu’on n’ait besoin pour le moment que d’une douzaine d’auxiliaires, et il se présente plus de cent candidats. C’est alors un concours furieux. Après une lutte et un tumulte qui se prolongent encore durant quelques minutes le groupe reprend son immobilité glaciale. Rien ne décourage ces ouvriers qui vivent sur le hasard. La mort, la maladie, la prison, que sais-je encore? font quelquefois des vides dans les rangs; mais d’autres accourent aussitôt pour remplir la place. Et les spectres de la faim sont toujours là, muets, déguenillés, livides, espérant malgré tout et assiégeant de leurs offres de service l’entrée des magasins où s’entassent les richesses du monde. Ce qui rend ces hommes intéressans, n’est-ce point qu’après tout ils mendient du travail? L’indigence forcément oisive à la porte des grands chantiers où la navigation dépose sans cesse les élémens de la fortune publique, quel contraste !

Ce qui avait attiré les docks dans l’intérieur de Londres est naturellement la facilité de placer les marchandises et de les diriger aussitôt vers leur destination. Cet avantage se trouve aujourd’hui très affaibli par la rapidité des moyens de transport, grâce à un nouvel agent qui supprime les distances. Aussi en 1850 une demande fut-elle adressée au parlement pour construire les Victoria docks à huit ou dix milles de Londres dans d’anciens marais, Plaistow-marsh, et en face d’une crique formée par le cours de la Tamise. La nature avait elle-même préparé les travaux, et, quoique ces docks s’étendent sur une bien plus grande échelle que ceux de Londres et des environs, ils ont coûté beaucoup moins à établir. Toutes les dépenses de la compagnie ne s’élèvent guère à plus d’un million de livres sterling (25 millions de francs). Pour visiter les Victoria docks, je me rendis par eau à Blackwall, d’où un ancien remorqueur faisant aujourd’hui le service de steamboat me conduisit à l’entrée du canal qui se décharge dans la Tamise. Ce qui frappe à première vue est la grandeur des horizons. Dans ces immenses bassins mouillent à l’aise comme dans des lacs tranquilles les plus grosses frégates de la flotte anglaise, par exemple le Northumberland, redoutable masse de fer surmontée de cinq mâts et toute parsemée de canons invisibles. Un des caractères de ces nouveaux engins de guerre cuirassés est en effet l’hypocrisie avec laquelle ils déguisent leurs moyens d’attaque. On dirait un monstre qui cache ses dents. C’est pourtant par hasard et en vue de compléter leur armement que les vaisseaux de guerre séjournent quelquefois dans ces eaux consacrées aux paisibles intérêts du commerce. La malle des Indes occidentales, de gros bâtimens russes, des navires chargés de bois de Campêche et d’autres marchandises que les Anglais appellent bulky (tenant beaucoup de place) : tels sont les habitués des docks Victoria. Ici tout rappelle la mer, et pourtant une association d’oiseaux qui appartiennent bien au rivage répand une espèce de charme sur cet ensemble de travaux nautiques. Avec quelle grâce des pigeons au vol lourd viennent se poser sur les agrès des vaisseaux! Les bassins se montrent bordés de six larges jetées de pierre sur lesquelles s’étendent des magasins considérables. Il y a des hangars (sheds) pouvant contenir jusqu’à cent mille tonnes de guano, et c’est uniquement dans les docks Victoria qu’on dépose aujourd’hui cet engrais naturel. Mais ce qui mérite encore le plus d’appeler notre attention est le système des chargemens et des déchargemens. Une branche de l’Eastern-counties-railway pénètre en ligne droite et profondément dans l’intérieur des docks. Les wagons arrivent ainsi jusque sur le bord des bassins où se tiennent les steamboats revenus de la mer avec leur cargaison ou en train d’appareiller pour une nouvelle traversée. Le passage de l’eau à la terre n’est dans ce cas pour les marchandises qu’un court relai entre deux sifflemens de vapeur. La branche de l’Eastern-counties-railway communique d’ailleurs avec tous les autres chemins de fer du royaume, et, une fois lancées, les denrées commerciales ne s’arrêtent plus et n’ont aucunement besoin de changer de wagon jusqu’à ce qu’elles arrivent au terme du voyage.

Une autre scène intéressante est l’entrée et la sortie des navires. C’est surtout le départ que je fus à même d’observer. Deux bateaux à vapeur, le Laurent et la Medore, devaient ce jour-là prendre congé des docks pour se rendre au Canada. Un tableau noir annonçait que l’événement aurait lieu à trois heures. Déjà les entre-ponts étaient chargés de marchandises, et les passagers, — hommes, femmes, enfans, — grimpaient non sans peine et un à un les rudes escaliers de corde suspendus le long des flancs du navire. La chaudière bout, la cheminée fume, la vapeur siffle, et pourtant rien ne remue encore. Le Laurent et la Medore étaient deux superbes bâtimens à hélice ; mais on a de la peine à se figurer l’impuissance et l’inertie de ces masses flottantes dans les eaux restreintes des bassins. De quoi leur sert une force qui n’est point à même de se déployer ? Il fallut les tirer l’un et l’autre au moyen de câbles qui viennent peu à peu s’enrouler autour de lourds cabestans en fonte mus par des procédés hydrauliques. C’est en effet l’eau qui, comprimée par certains artifices, est ici l’agent principal et invisible des grands travaux automatiques exécutés à l’aide des instrumens. Les vaisseaux, ces machines servies par des machines, peuvent ainsi suppléer à l’énergie qui leur manque pour le moment. Cependant les deux bateaux à vapeur, secondés par de tels appareils, devaient rencontrer sur leur route plus d’un obstacle, et entre autres un massif pont de fer que traversent les voitures. Qu’on ne s’inquiète point : dans les docks, les obstacles cèdent et s’écartent d’eux-mêmes en vertu de combinaisons latentes. Le pont tourna comme d’instinct sur un de ses axes, et laissa le passage libre. Il n’y avait plus guère que les écluses devant lesquelles s’arrêtèrent un instant l’un à la suite de l’autre les deux bâtimens en partance. Quelques amis qui étaient montés à bord pour dire adieu aux voyageurs descendirent par l’échelle de corde. Les portes destinées à retenir les eaux s’étaient ouvertes pendant ce temps-là sous l’action de leviers qui échappent aux regards des curieux. Il fallut attendre un instant que le niveau fût à peu près rétabli entre les bassins du dock et l’étroit canal qui débouche sur la Tamise. C’est alors que deux remorqueurs, tugs, petits, mais forts et agiles comme des anguilles électriques, vinrent se placer successivement en tête des deux steamers, qu’ils entraînèrent avec une singulière vigueur vers le fleuve. Ainsi que des géans qui retrouvent leurs forces engourdies, le Laurent et la Medore parurent se réveiller au mouvement des grandes eaux. On les vit alors exécuter quelques manœuvres, puis s’éloigner à l’horizon, tandis qu’un groupe de personnes qui les suivaient encore des yeux agitaient à terre leurs mouchoirs blancs en forme de dernier salut.

Les docks de Londres, de Sainte-Catherine et de Victoria ont été dernièrement réunis dans la même compagnie. C’est la plus grande entreprise de ce genre qui existe au monde[15]. Son fonds social a été formé par des actions, et elle est gouvernée par une cour de directeurs, court of directors, qui, étant pour la plupart des marchands, ont eux-mêmes un intérêt à réduire autant que possible le droit des docks sur les marchandises importées ou exportées. Toutefois, du 1er janvier au 30 juin 1866, le bénéfice net a été de 178,920 livres sterling (4,473,225 francs). Les bureaux de l’administration occupent dans Leadenhall-street un des plus beaux édifices dont puisse se glorifier la ville de Londres. Nul ne saurait méconnaître les services que la création des docks a rendus au commerce anglais. Défendus par des murs et soumis à une active surveillance, ils ont soustrait les marchandises à un système de pillage, accéléré le chargement et le déchargement des cargaisons, facilité la classification et l’écoulement des produits. On leur doit surtout cet avantage, qu’ils ont resserré le lien des affaires en concentrant dans le même milieu la navigation, les chemins de fer et les télégraphes électriques.

De six mois en six mois, les Anglais constatent avec une sorte de ravissement l’augmentation de plus en plus rapide de leur revenu. Certes, parmi les causes qui contribuent à cette incroyable prospérité, il en est dont nos voisins ont tout lieu de se montrer fiers : leurs libres institutions, la participation efficace de la classe moyenne aux affaires de l’état, l’étendue et l’indépendance de la marine marchande, habituée à ne compter que sur elle-même. Cet accroissement de la fortune publique est sans aucun doute un signe de virilité. Le temps n’est plus où Sparte s’enorgueillissait de son désintéressement et de sa monnaie de fer. Une nation qui, comme la Grande-Bretagne, dépend de la navigation et du commerce pour les élémens de son industrie, a besoin d’argent. Il lui en faut pour aviver la source des travaux utiles, répandre l’instruction dans les classes ouvrières et réduire les causes du paupérisme. Il est néanmoins bon d’avertir les Anglais que. ce développement de la richesse n’est point le seul thermomètre de la grandeur nationale. Le rang d’une société sur l’échelle de la civilisation moderne ne saurait se mesurer uniquement à la quantité de tonnes qu’elle exporte. A la vue de l’encombrement des docks, au milieu de ces balles de coton sur lesquelles trône mollement assis le génie de la spéculation et des affaires, on n’a certes point lieu de redouter pour l’Angleterre le déclin de ses ressources. Il faut craindre au contraire qu’elle ne prospère trop, c’est-à-dire qu’au milieu d’une opulence commerciale sans exemple dans le monde, elle ne perde de vue les intérêts de l’esprit pour ceux de la matière. La véritable force d’une nation est dans la protection éclairée qu’elle accorde à toutes les causes généreuses. Que la Grande-Bretagne consulte son histoire, et elle se dira elle-même que, dans des temps où ses finances étaient beaucoup moins abondantes, elle tenait peut-être une plus grande place dans les conseils de l’Europe. Le sentiment de complaisance que lui inspire l’état présent de ses affaires ne serait-il point la cause de cette inaction ? Le repos dans le bien-être n’est-il point l’écueil de tous les peuples commerçans? Et pourtant c’est en vain qu’on cherche la paix dans l’égoïsme. Chez les nations comme chez les individus, le jour vient où l’esprit se venge des triomphes excessifs de la matière. On peut médire des idées, les étouffer un instant sous l’effervescence des intérêts pécuniaires; elles n’en fermentent pas moins au fond des sociétés. La Grande-Bretagne commence bien à s’en apercevoir, agitée et troublée qu’elle est dans ce moment-ci par la revendication de certains droits politiques. Et d’où lui vient ce cri de guerre? De la part de ces mêmes classes de travailleurs qui ont tant contribué sur terre et sur mer à la production des richesses. Dans un état libre, le sentiment de la dignité humaine croît avec le développement de la navigation et de l’industrie.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. George Villiers était l’amant de la comtesse de Shrewsbury, dont il tua le mari par jalousie. La comtesse, déguisée en page, tenait pendant ce temps-là le cheval du duc par la bride, et le meurtrier, tout sanglant, affecta de la couvrir de ses caresses avant qu’il eût même changé d’habits.
  3. Les employés vivent pour ainsi dire en famille au milieu des affaires de l’état : Vers une heure, ils se font apporter leur dîner dans les bureaux.
  4. Des études récentes ont démontré que certains bâtimens de l’état servaient sans doute de noyau à ces escadres improvisées; mais le système d’une flotte permanente ne s’est introduit dans la Grande-Bretagne que sous le règne de Henri VIII.
  5. C’était peu de temps après que le premier George Villiers, duc de Buckingham et alors grand-amiral d’Angleterre, eut été assassiné par Felton. Le lord trésorier Weston, le comte de Lindsey et quelques autres hommes considérables furent appelés à remplir en commun les devoirs de la charge laissée vacante par la mort du duc, qu’il ne faut pas confondre avec son fils, l’amant de la comtesse de Shrewsbury.
  6. Cette cour exerce sa juridiction sur les affaires maritimes, soit civiles, soit criminelles.
  7. On calcule qu’aucune partie des terres n’est à plus de vingt-sept lieues de l’eau salée.
  8. En 1832, on évaluait à bien près de 800,000 livres sterling ce que coûtait à l’état la répression d’un délit auquel tant de mains participaient sans scrupule. Plus de 181,000 livres sterling (4,525,000 fr.) furent dépensés l’année suivante (1832) rien qu’à construire sur les côtes de la mer des cottages pour les officiers et les gardes dans les comtés du Kent et du Sussex.
  9. C’est une grande maison blanche placée d’ordinaire près de l’enceinte des cottages occupés par les coast-guards, et où l’on dépose les armes dans une armoire vitrée. Tous mettent une sorte de point d’honneur à entretenir ce lieu de rendez-vous avec une propreté extraordinaire.
  10. Il ne faudrait point confondre ces life-boats ni le service des gardes-côtes avec une institution bien différente qui a été dans cette Revue même l’objet d’une autre étude (voyez la livraison du 15 mars 1864). Les coast-guards n’ont généralement ni ceinture de sûreté ni appareil en liège pour les soutenir au-dessus de l’eau en cas d’accident, et quant à leur bateau de sauvetage, il est bien loin d’être construit d’après les règles de l’art qui mettent les autres life-boats à l’abri des fureurs de la lame.
  11. Sur l’origine et les privilèges de cette institution éminemment utile, on peut consulter la livraison du 1er septembre 1864.
  12. Il ne faudrait point confondre le port de Londres avec ce que les Anglais appellent la juridiction de la Cité, qui s’étendait de Staines (dans le comté de Middlesex) jusqu’à une borne en pierre située sur la rive de l’Essex. D’après les anciennes chartes, la corporation de la Cité de Londres était chargée de veiller à l’entretien du fleuve, et le lord-maire portait le titre de « conservateur de la Tamise. » Depuis quelques années, le parlement a enlevé à la corporation les privilèges dont elle jouissait sur les eaux et les a transportés au sein d’un comité dont le lord-maire est président.
  13. La dernière fois que je visitai les East-India docks, ces bâtimens venaient d’être détruits par un incendie, et on était en train de les relever. Dix-huit mille balles de chanvre avaient été dévorées par le feu. On pouvait suivre encore les traces du fléau à la surface du sol jonché de ruines et incrusté de larges taches noires. Depuis 1838, les East-India docks ont été réunis sous la même compagnie que les West-India docks.
  14. La cave des eaux-de-vie, brandy-vault, peut contenir 36,000 futailles.
  15. Au mois de juin 1866, cette compagnie portait son actif à la somme énorme de 9,252,549 livres sterling (231,313,725 fr.)