L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXIII.
MOEURS ET PAYSAGES DE LA CORNOUILLE
II. - LES PECHEURS DE LA COTE ET LE PILCHARD.



L’Angleterre doit à son littoral une grande partie de ses richesses ; elle lui doit aussi des beautés naturelles souvent célébrées par les poètes et par les romanciers. Pour ne parler ici que des côtes du sud-ouest, il serait difficile de trouver ailleurs une succession de points de vue tour à tour plus grandioses ou plus charmans. Les Anglais, qui ne cultivent guère l’art pour l’art, n’ont point manqué de tirer avantage de ces sites pittoresques. Dans ces baies profondes, baignées par des eaux abondantes, ils ont bâti des villes et creusé des ports qui attirent et invitent en quelque sorte tous les vaisseaux de la terre. D’autres anses plus étroites, mais non moins intéressantes pour le paysagiste, étaient occupées à une époque déjà ancienne par des pêcheurs. Depuis surtout un demi-siècle, ce terrain leur a été vivement disputé. De somptueuses villes de bains, ce que nos voisins appellent watering places, ont remplacé les villages de pêcheurs, relégués aujourd’hui sur le second plan et masqués par de riches terrasses, des rangées de maisons neuves disposées en croissant, des esplanades entourées de bâtimens magnifiques. La mer est le grand médecin des Anglais ; c’est à elle qu’ils demandent la santé, le renouvellement des forces, le repos de l’âme après une année de fatigues. C’est ainsi que Sidmouth, Exmouth, Dawlish, Teignmouth, Torquay, Ilfracombe et d’autres villes du Devon, répondant à ce besoin impérieux, sont devenues, malgré une distance assez considérable de Londres, les grands rendez-vous de la société qui ne s’arrête point à Hastings ou à Brighton. Dans ces modernes cités, qui ont surgi en quelque sorte du sein de la mer avec leurs orgueilleuses falaises couronnées de villas et de palais, la richesse, la mode, les plaisirs ont imprimé depuis quelques années au commerce une impulsion vraiment merveilleuse. Il s’est formé ainsi un brillant milieu où l’on ne s’occupe guère des pêcheurs. C’est pourtant sur cette classe d’hommes naïfs, courageusement utiles et trop souvent victimes des perfides beautés de la mer, que je voudrais appeler cette fois l’attention. Entre eux et les mineurs[1], on remarque comme un air de famille : les uns et les autres vivent souvent dans les mêmes villages, réunis par le lien des dangers, des austères devoirs et des mœurs simples qui commandent le respect. La pêche sur les côtes de l’ouest se distingue par des traits particuliers qu’il importe d’étudier successivement : le caractère des roches sur lesquelles reposent les hameaux, la nature des filets, enfin le genre des poissons qui visitent le rivage. Parmi ces derniers, il en est un qui appartient bien à la Cornouaille, c’est le pilchard. À cet obscur habitant des mers, peu connu même dans la Grande-Bretagne, se rattache pourtant une branche d’industrie très considérable qui donne à des populations entières du pain et du travail.

I

Avant d’entrer dans la Cornouaille, je m’étais arrêté à Brixham, une ancienne ville de pêcheurs, située sur les côtes du Devonshire, près du bassin de Torbay. Assise, ou, pour mieux dire, pelotonnée au fond d’une vallée qui s’ouvre sur la mer, elle forme à peu près un long parallélogramme dominé par de hautes falaises de calcaire grossier riches en minerai de fer qu’on extrait journellement pour le commerce. Les maisons, trop pressées dans ce pli de terrain et s’étendant à près d’un mille, ont dû se répandre avec le temps sur les collines environnantes qui enferment le port. Quelques-unes font à droite et à gauche l’école buissonnière sur les hauteurs ; blanches et pointues par le toit, elles ressemblent de loin à des oiseaux de mer perchés sur le bord des précipices. Pour y atteindre, il a fallu ouvrir des rues, c’est-à-dire creuser des escaliers dans la roche. Une de ces rues que j’escaladai a, si j’ai bien compté, cent seize marches ; elle est coupée d’étage en étage par des terrasses également taillées dans la pierre et bordées d’un côté par un parapet, de l’autre par des cottages de pêcheurs adossés à la masse raide et presque perpendiculaire des falaises qui surplombent. Ces maisons, crépies à la chaux, ont un air de propreté ; mais elles sont froides et nues : sur le devant s’alignent de petits jardins sans fleurs. De telles habitations participent en quelque sorte à la rigidité de la roche, où elles semblent enracinées. À défaut d’arbustes et de verdure, on voit çà et là s’agiter au vent dans ces carrés de terrain du linge blanc qui sèche, des chemises bleues, quelquefois même des guirlandes de poissons salés maintenues en l’air par de grandes perches. Tout ici par le de la navigation et de la pêche. Du haut de la, dernière terrasse, la vue embrasse presque toute la ville de Brixham, — un damier de maisons avec des cours étroites et des escaliers en plein air ; — mais le regard s’arrête de préférence sur le port, qui offre vraiment une scène intéressante.

Ce port est un large bassin encadré du côté de la ville par des quais solidement construits en pierre de taille, et du côté de la mer défendu par une puissante jetée (pier) élevée en 1803[2]. Sur ces eaux tranquilles dorment à l’abri des vents les bateaux ou semaques (fishing smacks) qui pour le moment ne sont point occupés aux travaux de la pêche. Il y a dix ans, Brixham était une des villes de pêcheurs les plus florissantes de la côte ; elle est aujourd’hui en décadence. Les poissons se retirent et s’en vont vers des eaux plus profondes. À l’époque où je visitai le bassin de Torbay, une circonstance ajoutait encore à la consternation des habitans. Depuis douze mois, le vent s’était tout à fait abaissé, et avec le système de filets adopté par les pêcheurs de Brixham, on ne prend rien quand ne souffle point une bonne et vigoureuse brise. Ce calme obstiné se traduisait en conséquences fatales. Je vis sur le port plusieurs smacks en faillite : les armateurs avaient emprunté sur leurs barques de pêche plus que ces barques elles-mêmes ne valaient, et maintenant, saisis par les créanciers, démâtés, obligés de garder le rivage, les pauvres smacks faisaient la triste figure d’un prisonnier pour dettes dans les cours de Queen’s Bench. Un état d’inaction si regrettable me permit du moins de visiter à loisir ces bâtimens, qui se composent de trois parties principales, — une chambre de devant (fore cabin) dans laquelle on emmagasine les voiles et les cordages, une cale (hold) où l’on dépose le poisson, et une autre chambre à l’arrière du bateau (back cabin), dans laquelle se tiennent les pêcheurs. Cette dernière cabine est relativement très petite et entourée de bancs ; les lits plats et revêtus d’une rude couverture brune s’étendent de chaque côté dans des cases étroites et obscures. Le personnel formant l’équipage de pêche varie selon la taille et l’importance du smack ; mais en général il se compose de trois hommes et d’un boy (garçon ou mousse). Ces bâtimens restent quelquefois six jours et six nuits en mer, et s’éloignent à vingt ou trente milles du rivage. Durant la nuit, un des quatre marins demeure sur le pont, tandis que les trois autres vont dormir dans la cabine. Si le vent s’élève, il prévient ses camarades, qui sont aussitôt sur pied et jettent allègrement les filets dans la mer.

Le smack appartient généralement à un maître qui fournit les vivres à l’équipage, mais qui déduit tant pour la nourriture sur le gain de chaque homme. Quel est maintenant le mode de rétribution ? Les pêcheurs sont payés d’après ce qu’ils prennent. C’est une loterie dont le vent et d’autres accidens de la nature font en grande partie les bonnes ou mauvaises chances. Deux tonnes de poissons par voyage sont ordinairement considérées comme une bonne pêche. Le butin est alors divisé en sept parts, dont quatre appartiennent à l’équipage et trois au propriétaire du smack. La part de l’équipage se subdivise elle-même selon l’importance des mains, le patron (skipper) recevant plus que l’aide (mate), et ce dernier plus que l’homme qui vient au troisième rang dans la hiérarchie de la pêche. Quant au mousse, il touche 7 shillings par semaine et est nourri par l’armateur. Le partage se fait en argent ; aussi attend-on pour cela que le poisson soit vendu. Le marché se tient à gauche du port, sur le quai, dans un endroit pavé de larges dalles et recouvert d’une voûte en fer supportée par de lourds piliers de métal. Au milieu de cette même place du marché, on montrait autrefois la pierre sur laquelle débarqua, le 5 novembre 1688, Guillaume III, alors prince d’Orange, quand il vint en Angleterre détrôner le faible et despotique Jacques II. Comme cette pierre gênait la circulation, elle a été transportée vers le centre de la jetée, où elle s’élève encadrée dans un obélisque de granit. C’est surtout le samedi soir qu’il faut voir le marché aux poissons de Brixham ; tous les smacks qui peuvent se frayer un chemin et trouver de la place entrent bravement dans le port, tandis que le reste de la flotte mouille à l’embouchure de la baie. Cependant on débarque toute sorte de fruits de la mer, des soles, des rougets, des merlans, des monstres aux écailles luisantes. Le quai présente alors une scène vive et pittoresque : les poissons empilés par longs tas, les poissonnières les vendant à la criée, les hommes et les femmes les emballant dans des corbeilles, les charrettes les attendant pour les conduire au chemin de fer, tout cela avait fourni, il y a quelques années, au peintre anglais Collins le sujet d’un joli tableau de genre. Aujourd’hui le nombre des smacks et des charrettes a malheureusement diminué ; mais les femmes chargées de vendre le poisson aux enchères ont conservé un caractère particulier, de hautes couleurs, des manières viriles ; ainsi qu’un goût décidé pour les étoffes voyantes et les joyaux d’or.

Je liai plus d’une fois la conversation avec les groupes de pêcheurs qui se promènent le long des quais d’un air sombre et désœuvré. Tous déplorent le déclin d’une industrie atteinte par des causes difficiles à pénétrer. Ils sont pauvres, mais dignes. Parmi eux, on me présenta un des lords de Brixham. Un lord en gros souliers, en chemise et en pantalon de flanelle bleue, avec des mains durcies par le travail et un visage hâlé par la brise de mer, était un type assez nouveau de l’aristocratie anglaise pour que j’ouvrisse de grands yeux ; On lut sans doute quelque étonnement sur mon visage, car on se prit à sourire, et l’un des assistans m’expliqua l’origine de cette noblesse. Un quart du manoir seigneurial de Brixham fut, il y a plusieurs années, acheté par douze pêcheurs. Depuis ce temps, leurs actions ont été divisées et subdivisées, de telle sorte que le titre ou du moins une portion du titre a passé dans un assez grand nombre de familles. Ces braves gens, devenus lords à peu de frais, n’en sont pas moins traités avec égards par leurs confrères, qui les désignent volontiers aux étrangers.

Quoique la vie du pêcheur soit plus soumise que toute autre aux accidens et aux revers de fortune, ces hommes, qui ont placé leur confiance dans la mer, négligent beaucoup trop cependant les institutions de prévoyance qui existent pour toutes les autres classes dans la Grande-Bretagne. Ils ont bien à Brixham des clubs pour venir au secours des malades et pour enterrer les morts (sick clubs et burial clubs), mais ils n’ont point même d’hôpital. Tout est à peu près abandonné au hasard et à la charité des pauvres envers les pauvres. Ils semblent, dans leur foi naïve, avoir donné plus d’attention aux besoins de l’âme et aux devoirs d’humanité qu’aux intérêts matériels. Au penchant d’une des falaises qui s’avancent le plus loin, dans la mer s’élève un bâtiment qu’on est en train de construire, et qui doit servir en même temps d’école pour les missionnaires (home missionaries) et d’asile pour les orphelins. Ces missionnaires ne sont point destinés à convertir les sauvages ; ils doivent, comme l’indique le mot home, rester dans leur pays et semer parmi leurs frères la parole évangélique. On les envoie prêcher à bord des vaisseaux ou des barques qui stationnent dans la baie. L’un d’eux, ayant, de l’avis des pêcheurs, dépassé dans ses discours la limite des convenances, fut dernièrement suspendu de ses fonctions. Pour se venger de cette disgrâce ou pour donner carrière à son zèle, il a bâti une nouvelle église sur la pointe d’une des falaises les plus élevées et de l’accès le plus difficile. Peut-être a-t-il voulu que son église, ainsi que le royaume des cieux, souffrit violence, et qu’on y montât par la voie raide et escarpée.

Je m’attendais à retrouver chez les femmes des pêcheurs anglais quelques-uns de ces costumes caractéristiques dont la vieille Hollande se montre si fière et si jalouse ; mais quel ne fut pas mon désenchantement ! Les cheveux lissés sur les tempes, relevés par derrière dans un filet, les femmes de Brixham, vêtues de robes noires à manches courtes, avec des jupes à volans, ressemblent, pour la coquetterie, aux ouvrières de Londres. Réunies par groupes, assises en face de la mer sur des débris de voiles, sur des mâts couchés à terre ou même sur des chaînes ou des ancres rouillées, elles s’occupent à tricoter des bas de grosse, laine bleue. L’une d’elles, la plus pauvre de toutes, autant que j’en pus juger par les apparences, avait deux enfans dans les bras, deux jumeaux. « Si du moins, me disait-elle, le ciel m’en eût donné trois à la fois, la reine m’aurait envoyé un cadeau de 3 guinées[3], mais de telles bonnes fortunes ne sont point faites pour les femmes de Brixham. Notre ville est condamnée ; les poissons s’en vont, et les enfans viennent beaucoup trop vite. » Je dois ajouter que la population de Brixham, hommes et femmes, accepte sans découragement l’épreuve de la mauvaise fortune. En somme, l’activité de la ville ne s’est point ralentie. Du côté du chantier pour la construction des navires, un bruit de scies et de marteaux porte au loin sur les vagues la bonne nouvelle du travail ; on élève un second môle, en avant du premier, pour abriter les vaisseaux, qui jettent maintenant l’ancre à découvert dans l’embouchure de la baie ; les manufactures de voiles et de filets, qui sont en grande partie dans la main des femmes, présentent des théâtres d’industrie des plus animés. Ces filets, connus sous le nom de trawls, impriment un caractère tout particulier à la pêche du Devonshire. Le trawl a de trente à soixante-dix pieds de long, et présente la forme d’un sac. On le promène au fond de la mer, et la bouche du filet, tenue ouverte au moyen d’un ingénieux mécanisme, engloutit tout ce qui se rencontre sur son passage. On a dans ces derniers temps accusé un tel système d’avoir appauvri les mers, qu’il dépeuple trop rapidement. Les pêcheurs de Brixham eux-mêmes en conviennent dans leur langage naïf : — le poisson, disent-ils, n’est point content d’eux. — Si le trawl a suscité des détracteurs, il a trouvé aussi des avocats. Il n’est point très prouvé, comme on l’avait cru d’abord, qu’en balayant la profondeur des eaux, cet appareil détruise le frai ; l’instinct des poissons les pousse à déposer leur semence sur les rochers sous-marins et non sur le sable ; or les pêcheurs se gardent bien d’aventurer dans les fonds rocailleux leurs filets, qui seraient inévitablement mis en pièces. Le reproche le plus sérieux qu’on puisse faire au trawl est de dévorer, comme le requin, avec une gloutonnerie aveugle et sans choix. Dans ses abîmes ouverts, il attire tous les habitans des eaux, et cela, il faut le dire, à des états très différens de maturité. Le petit poisson, qui deviendrait grand, si Dieu lui prêtait vie, y passe comme le gros. Le remède à ce système de destruction brutale et imprévoyante serait d’élargir les mailles du filet de telle sorte que le fretin pût s’échapper et croître en liberté jusqu’à ce qu’il valût la peine d’être pris. On empêcherait ainsi le pêcheur de manger son bien en herbe.

Les pêcheurs de Brixham forment une race d’hommes braves et aventureux. L’un d’eux, nommé Clément Pine, avait été dans le nord de l’Angleterre pour tenter la fortune. Il se livrait donc à la pêche sur un bâtiment qui lui avait été loué par un armateur. Trouvant néanmoins le poisson rare et la chance mauvaise, il désespéra de tenir ses engagemens et rendit le sloop au propriétaire. Avec 2 livres sterling, — c’était tout l’argent qui lui restait, — il acheta un bateau long d’environ quinze pieds anglais, et l’équipa lui-même pour la pêche ; puis il se procura des lignes et des hameçons, comptant ainsi gagner sa vie et celle de sa famille. En cela, il fut encore une fois déçu. Ne sachant plus que faire et ne voulant ni mendier ni voler, il résolut de retourner à Brixham. Pine acheta en conséquence quelques livres de biscuit de mer, quatre livres de porc salé et un baril d’eau ; avec ces maigres provisions, il mit à la voile. C’était un voyage long et périlleux, surtout dans un bateau ouvert. Comment put-il se tenir éveillé jour et nuit, de manière à tourner le gouvernail de sa frêle barque dans la direction convenable ? Il s’arrêta bien en route dans deux ou trois ports, il resta même quelques jours sur la côte pour renouveler ses forces ; mais, avec la persévérance qui caractérise les pêcheurs de Torbay, il se remit en mer et continua son voyage. Une fois, assailli par une tempête, il eut l’une de ses voiles emportée par le vent. Rien ne l’ébranla ; il en fut quitte pour modifier les agrès de son bateau, et bientôt il laboura de nouveau les vagues furieuses, cherchant son chemin à travers l’abîme. Peu de temps après avoir mis à la mer, il avait découvert et ramassé à la surface des flots un vieux baril. Avec les cercles de fer du baril, il construisit un gril, et avec le bois il fit du feu pour cuire ses alimens, à la manière de Robinson Crusoé. Qui eût vu cet homme seul au centre de l’Océan, perdu dans l’immensité des forces de la nature et les domptant par l’énergie encore plus irrésistible de sa volonté, eût sans doute été touché d’admiration. Après un voyage de six cents milles, — de North Sunderland à Brixham, — il débarqua enfin sain et sauf, le 9 juillet 1863, dans la baie de sa ville natale. Un habitant de Saint-Austel en Cornouaille, recevant la nouvelle de cette traversée extraordinaire, fit offrir à Clément Pine, en son nom et au nom d’autres personnes généreuses, un sloop tout équipé. Une souscription s’ouvrit en outre pour convertir ce sloop en un bateau de pêche. « Ce serait une honte pour le pays, disait-on, qu’un homme qui a déployé une telle force de caractère fût privé des moyens de gagner sa vie. »

Les femmes de pêcheurs, les fiskerwomen ou poissonnières, ne se montrent point elles-mêmes étrangères à ces dispositions vigoureuses que semble développer le commerce avec la mer. Sur ces mêmes côtes du Devon, à Exmouth, j’avais rendu visite, dans un des pauvres quartiers de la ville, à une vieille marchande de poisson, mistress Ann Perriam, qui a été dans son temps une héroïne. Elle avait dix-neuf ans quand elle fut mariée à un marin nommé Hopping, qui servait à bord du Crescent, vaisseau de guerre commandé par sir James Saumarez. Après avoir croisé longtemps le long des côtes de France, ce vaisseau fat envoyé à Plymouth pour être réparé, et Ann Perriam put rejoindre son mari. Elle obtint même de l’accompagner en mer. Quelque temps après, sir James Saumarez passa du navire Crescent sur le navire l’Orion, Hopping et sa femme le suivirent. Durant cinq années, mistress Perriam servit à bord de ce vaisseau et prit part à de grandes batailles navales. Le 23 juin 1795, elle était à Lorient. Le 14 février 1797, elle assistait à l’action qui s’engagea devant le cap Saint-Vincent. Le 1er août 1798, elle vit la bataille du Nil, gagnée par Nelson. Pendant le feu, sa place était parmi les canonniers et les hommes des magasins ; elle préparait des cartouches pour les grosses pièces d’artillerie. Son frère combattait avec elle sur le même navire avec douze autres jeunes gens d’Exmouth, tous volontaires. L’un d’eux mourut amiral. Ann Perriam est la seule qui leur survive : elle avait, quand je l’ai vue (1863), quatre-vingt-treize ans. Elle a été mariée deux fois. Après la mort de son second mari, elle trouva des moyens d’existence en vendant du poisson dans les rues d’Exmouth, sa ville natale. Aujourd’hui, accablée par l’âge, elle m’a paru réduite à un état bien voisin de la pauvreté. Ses traits annoncent une grande force de caractère : quand on lui parle des événemens historiques dont elle a été le témoin, sa figure s’anime, un sourire d’orgueil brille à travers ses rides, et sa mémoire, qui se réveille comme par éclairs, retrace avec vivacité le récit des batailles dans lesquelles autrefois elle a joué le rôle d’un homme.

La pauvreté à la suite d’une vie de luttes et d’exploits ignorés, telle est trop souvent la récompense du marin et du pêcheur anglais. Je m’étais aussi arrêté, près d’Axminster, à Seaton. Durant l’été, Seaton est un petit village de pêcheurs qui, égayé par un rayon de soleil, cache son indigence sous les falaises blanches et le manteau bleu de la mer ; pendant l’hiver, c’est un lieu sinistre et lamentable. L’hiver est pour les pêcheurs la saison douloureuse ; l’hiver, l’Océan, recouvert de tempêtes, resserre pour ainsi dire ses entrailles, et refuse de nourrir les habitans des côtes. Au début même de cette année 1864, Seaton, si j’en crois les lettres qui m’arrivent, est cruellement éprouvé. Le glas retentit de moment en moment dans la tour de l’église, et cinq ou six enfans sont enterrés chaque jour. Quelques-uns d’entre eux meurent emportés par la rougeole ; mais la véritable, la plus cruelle maladie de tous est la faim. Les mères parcourent le village comme des louves et assistent insensibles aux cérémonies funèbres qui se succèdent. Une femme devant laquelle on plaignait ses six enfans, maigres, demi-nus et serrés contre un morne feu de bruyères, répondit : « Grâce à Dieu, ils ne souffrent point autant que moi, car je n’ai rien à leur donner ; je mangerais volontiers le bois de la table ! » Au milieu de tout cela, pas un murmure, pas une larme : la faim semble avoir desséché tous les cœurs et pétrifié tous les visages. Les motifs de consolation, au lieu d’adoucir de telles souffrances, n’excitent que des crises nerveuses. Quand on dit à ces pauvres femmes : « L’été va venir, et le-ciel vous enverra de meilleurs jours, » elles sanglotent et tombent dans des accès d’hystérie. En Angleterre, Dieu merci ! de pareilles calamités n’éclatent point sans que, grâce à la liberté de la presse, elles ne soient bientôt connues du pays, et alors s’ouvrent les sources presque inépuisables de la charité individuelle. Les pêcheurs de Seaton seront l’objet de sympathies et de secours efficaces ; mais qui atteindra la racine du mal ? Le mal est dans l’habitude qu’ont les populations des côtes de se reposer entièrement sur les ressources de la mer.

Le trawl est le filet du Devonshire, et il a donné son nom aux bateaux de pêche, aux trawlers. Dans la Cornouaille, j’allais rencontrer d’autres appareils, le drift-net et la seine, ainsi qu’une tout autre configuration des côtes. Le banc de calcaire grossier, après s’être étendu, non sans plus d’une interruption, jusqu’à Plymouth, s’amincit peu à peu en s’avançant vers l’ouest, et ne tarde point à disparaître vers le milieu de Whitesand-Bay. Toute la région ayant été disloquée par d’anciennes convulsions géologiques, on y chercherait en vain cette succession régulière de couches qui se rencontre dans d’autres provinces de la Grande-Bretagne, et qui représente la série chronologique des événemens. S’il est un pays qu’on puisse comparer à la Cornouaille pour le désordre des roches, c’est notre Bretagne, dont les falaises s’élèvent pêle-mêle de l’autre côté du détroit. Ces bouleversemens, qui ont changé, déchiré, quelquefois même interverti la position normale et primitive des terrains, ajoutent après tout à la Cornouaille un aspect de grandeur et de variété. Ce dernier caractère éclate principalement dans la ceinture des falaises, sorte de forteresses naturelles qui luttent depuis des siècles contre la mer. Trois systèmes de roches ont marqué le littoral d’une empreinte particulière : la serpentine, qui règne au cap du Lizard ; le granit, dont les traits imposans se développent surtout au Land’s-End (fin de la terre) ; les masses ardoisières qui ont formé les sauvages promontoires de Boscastle et de Tintagel. Placés, j’oserais presque dire incrustés dans ces chaînes de falaises, les villages de pêcheurs se sont plus ou moins conformés, pour les habitudes et pour la manière de vivre, à la nature du paysage qui les entoure.


II

C’est par Helston, une petite ville qui s’élève aux abords des mines, dans un district demi-industriel et demi-agricole, que je gagnai le cap du Lizard. S’il faut en croire la tradition, le nom de cette ville indique assez qu’elle doit son origine à l’enfer[4]. — Un jour, dit la légende, le diable voulut se livrer à une de ses excursions favorites par monts et par vaux sur le territoire de la Cornouaille. Trouvant la bouche de l’enfer entièrement fermée par une grosse pierre, il emporta la pierre dans sa main et se mit à jouer avec elle, comme avec un caillou, tout en traversant le pays. Cependant il rencontra sur son chemin l’archange saint Michel, le patron de Helston ; un combat s’ensuivit entre les deux adversaires, et le diable, après avoir été vaincu dans la lutte, laissa tomber la pierre, posant ainsi les fondemens de la ville.

J’ai vu cette même pierre à Helston, dans l’Hôtel de l’Ange (the Angel), et je déclare qu’elle est assez noire pour venir des régions maudites. le diable au reste est le héros de plus d’une aventure dans la mythologie populaire de la Cornouaille ; sa trace se retrouve dans la plupart des noms qui ont été donnés aux abîmes et aux cavernes du pays. Si ses visites dans l’intérieur de la contrée sont aujourd’hui beaucoup moins fréquentes qu’autrefois, c’est qu’il est retenu, dit-on, par la crainte bien légitime d’être mangé. Les habitans de la Cornouaille sont tellement avides de pâtisseries qu’ils le prendraient et le mettraient dans un pâté[5]. Il est à remarquer d’ailleurs qu’en Angleterre le sentiment du merveilleux se modifie suivant les conditions géologiques des provinces. Dans-les régions basses et marécageuses, le personnage mystérieux qui joue le plus grand rôle parmi les légendes est le feu follet, will o’ the wisp. Dans les pays de montagnes, comme la principauté de Galles, où la brume se découpe en formes aériennes et diaphanes autour des gorges sauvages, ce sont les fées qui règnent. En Cornouaille, pays de mines, de précipices et de rochers, le diable et les géans sont censés avoir mis la main à ces sombres prodiges. Rapporter à l’intervention d’êtres surnaturels les phénomènes que nous attribuons maintenant aux forces mêmes de la nature est le fait de l’enfance des races ; mais il faut bien convenir qu’en Cornouaille le caractère de ces esprits bons ou mauvais a été heureusement approprié aux traits du paysage. Un des plus malfaisans parmi ces êtres fabuleux était un nommé Tregeagle, sur le compte duquel on raconte en Cornouaille toute sorte d’histoires. Ce Tregeagle remplissait, dit la chronique, les fonctions d’intendant ou d’économe dans un château, où il se montrait le tyran des pauvres. Ayant un jour reçu d’un tenancier une somme d’argent, il mourut avant de l’avoir inscrite ! dans son livre de comptes. Le successeur de Tregeagle réclama le montant de la dette ; le tenancier refusa de payer une seconde fois, et les poursuites commencèrent. L’affaire fut jugée par un tribunal, et le débiteur présumé amena devant la cour un témoin qu’on n’attendait guère : c’était l’ombre même de Tregeagle, qu’il avait réussi à évoquer. Le procès, comme on pense bien, fut aussitôt abandonné ; mais la difficulté était maintenant de se débarrasser de l’esprit du méchant homme, qui était resté dans la salle des séances. On s’adressa, pour le faire sortir, à l’accusé ; ce dernier répondit que c’était à ceux qui avaient rendu l’apparition nécessaire de s’en délivrer comme ils pourraient. Après avoir mûrement délibéré, les juges condamnèrent Tregeagle à transporter d’une anse à l’autre de la côte les sables que la mer ramenait toujours dans, le même endroit. Pendant que Tregeagle était occupé à remplir cette tâche de Sisyphe, il laissa tomber par accident un sac de sable à l’embouchure de la rivière. Ainsi furent formés la barre et le lac rouge, Loe Pool, qui s’étendent entre Helston et la mer.

La ville de Helston, non contente d’avoir sa légende, conserve un ancien usage dont l’origine a été rapportée par les antiquaires soit aux fêtes de Flore, soit à une victoire sur les Saxons, soit même à une vieille coutume celtique. Toujours est-il que le 8 mai de chaque année toutes les boutiques de la ville sont fermées comme pour la célébration du dimanche. Vers sept heures du matin, des groupes d’enfans, qui ont été dans la campagne dès la pointe du jour, reviennent chargés de branchages ; ils annoncent en chantant que « l’hiver est passé, et qu’ils ont été dans le joyeux bois vert pour trouver l’été chez lui. » A une heure de l’après-midi, des hommes et des femmes en habits d’été, tous couverts de fleurs, se rassemblent devant l’hôtel de ville. Précédés par une bande de musiciens, ils se livrent à un genre de danse tout particulier qu’on appelle la furry[6]. Ces évolutions chorégraphiques ont d’abord lieu dans la rue ; mais, entraînés par l’ardeur de la bacchanale, danseurs et danseuses entrent quelquefois dans les maisons particulières, traversent, musique en tête, les cours, les jardins, où ils se répandent sous les ébéniers et les lilas en fleur. La fête dure jusqu’à la nuit, et se termine par un grand bal dans l’Hôtel de l’Ange. D’année en année, il faut le dire, le furry day (jour de danse) perd de son ancienne importance, et on doit le regretter, car il servait à rapprocher les différentes classes de la société anglaise. L’air que jouent encore les ménétriers à la tête du cortège, et qui est connu sous le nom de furry tune, confirme bien l’opinion de ceux qui regardent de tels rites comme un débris de l’antiquité. Cet ancien air est traditionnel dans le pays de Galles, et aussi, dit-on, dans notre Bretagne.

De Helston au cap du Lizard, la route est monotone et peu fréquentée par les voitures. Malgré l’introduction, d’ailleurs assez récente, des chemins de fer, les moyens de communication de la Cornouaille demeurent encore, sous certains rapports, à l’état d’enfance. Autrefois on voyageait dans des voitures appelées vans ; il en reste quelques-unes selon l’ancien système, et la forme, ou, comme disent les Anglais, le style de ces lourds véhicules a quelque chose de singulièrement primitif. Ils consistent en un grand coffre long posé sur des roues et entièrement ouvert aux deux extrémités. Un vieux cheval éreinté traîne ces coches tout chargés de bagages ; on n’arriverait jamais, n’était une circonstance bien simple. De deux choses l’une, la route monte ou descend (les routes planes n’existent guère en Cornouaille) : quand la voie descend, la voiture, entraînée par le mouvement des roues, tombe sur les jambes du cheval, qu’elle force bien à marcher ; quand elle monte, le conducteur prie honnêtement les voyageurs de mettre pied à terre et de pousser eux-mêmes la machine. L’omnibus qui me conduisit au cap du Lizard appartenait, je l’avoue, à un système beaucoup plus moderne. Le conducteur, vrai type d’un paysan de la Cornouaille, aux larges épaules et au dos légèrement courbé, était un petit fermier des environs du cap. Il excitait ses deux chevaux de la voix, les appelant chacun par son nom et leur donnant toute sorte d’encouragemens pour leur faire hâter le pas. À l’entendre, il n’y avait rien de tel que de prendre les bêtes par les sentimens, ce qui ne l’empêchait point, il faut le dire, de leur allonger çà et là de bons coups de fouet. Contrairement au caractère général de la Cornouaille, cette route est plate et unie, bordée de chaque côté par des bruyères, quelques champs et de maigres vergers avec des pommiers rongés par. les lichens. Comme je m’étais placé sur le siège auprès du conducteur, mon regard s’étendait sur des espaces immenses, mais je n’avais autour de moi que la solitude ; à peine si nous rencontrions de temps en temps un troupeau d’oies s’ébattant dans une mare perdue sous les herbes ou quelques ânes à la mine sauvage, au poil hérissé, qui paissaient en liberté les chardons. Environ à mi-chemin du Lizard, les ombrages d’un grand parc, sorte d’oasis dans le désert, vinrent couper un moment les lignes monotones du paysage. En sortant de ce parc, au pied des haies de tamaris qui bordent la route, je fus surpris d’apercevoir pour la première fois des touffes de bruyère blanche (erica vagans) : nous venions d’entrer dans la région de la serpentine, La sympathie naturelle qui existe entre cette plante et cette roche est un fait bien connu des botanistes ; l’une n’apparaît guère sans l’autre. Tout à coup cette vulgaire perspective de terrains incultes et découverts qui nous avait, suivis depuis Helston prit comme par enchantement une grande figure : à* tous les points de l’horizon ondulaient devant nous les immenses lignes de la mer. Je pus alors m’expliquer le nom qui a été donné à ce cap : il ressemble bien en effet à une tête plate de lézard avançant son museau pointu dans les vagues.

Le village du Lizard se compose de quelques maisons vagabondes, éparpillées à la surface d’un sol maigre et ingrat. Les habitans, surtout les femmes, offrent un type tout particulier. À peine a-t-on franchi la limite du Devon et s’est-on avancé sur le territoire de la Cornouaille qu’on est frappé d’un changement dans la physionomie humaine. Sur les routes, dans les auberges, dans les wagons, on rencontre chemin faisant des figures ovales aux traits allongés, des cheveux noirs, des yeux gris, des nez saillans, des bouches grandes et bien ouvertes, en un mot le type celtique. Sommes-nous encore en Angleterre ? On pourrait en douter, ne trouvant plus autour de soi les têtes rondes des Anglo-Saxons, aux joués pleines, aux cheveux et aux favoris blonds[7]. Ce changement dans les traits extérieurs marque évidemment le passage d’une race à une autre race, et pourtant la langue, l’industrie, les manières de la population, tout est ici frappé d’un cachet bien anglais. La famille celtique se présente dans le royaume-uni à trois états très distincts, qui l’éloignent plus ou moins de la société anglo-saxonne. Il y a d’abord l’Irlande, qui appartient bien à l’Angleterre, mais qui lui résiste sourdement sur le terrain des idées religieuses ; vient ensuite la principauté de Galles, qui, tout en adoptant sans arrière-pensée la religion et les lois du royaume, a néanmoins conservé sa langue. Quant à la Cornouaille, elle s’est non-seulement soumise et incorporée depuis longtemps à la nation anglaise, mais de plus elle a entièrement perdu son ancien idiome. L’histoire, qui a souvent consacré des pages émouvantes aux guerres enclavant de force les provinces dans un état, a très peu remarqué l’infiltration lente et graduelle des influences qui achèvent vraiment la conquête. La langue étant aux nations ce que le style est aux individus, l’extinction d’un idiome ne constitue pourtant point, il s’en faut de beaucoup, un fait insignifiant : c’est le signe d’une ancienne nationalité qui abdique.

La langue primitive de la Cornouaille, cornish language, était un dialecte celtique. Les habitans de cette province ont la prétention d’avoir été civilisés avant tout le reste de la Grande-Bretagne ; ils s’appuient pour cela sur divers monumens historiques. Diodore de Sicile dit que a les naturels de cette partie de la-Bretagne étaient non-seulement très hospitaliers, mais aussi très cultivés dans leurs manières à cause de leurs rapports avec les marchands étrangers. » Il fait ici allusion sans aucun doute au commerce des métaux, qui avait attiré sur les côtes les vaisseaux des Phéniciens et peut-être des Grecs. Les érudits de la Cornouaille soutiennent en outre que leur langue avait une richesse de mécanisme et de forme, une douceur de prononciation qu’on ne retrouverait pas au même degré dans le pays de Galles ou dans la Bretagne française. Cette langue fut parlée en Cornouaille jusque vers la fin du XVIIe siècle. Menacée de jour en jour par l’invasion de l’anglais, elle paraît s’être resserrée et maintenue plus longtemps vers les côtes. Le recteur de Landewednack, près du Lizard, est, dit Borlase[8], le dernier qui prêchait encore en celtique un peu avant 1678. Cet idiome primitif de la Cornouaille est-il même aujourd’hui une langue tout à fait éteinte ? Oui et non. On ne le par le plus, mais un vocabulaire conservé dans la bibliothèque Cotton et d’autres manuscrits lui survivent. Les noms qu’il avait donnés aux localités, surtout aux rochers et aux promontoires, sont restés vigoureusement attachés à ces inébranlables monumens de la nature. D’un autre côté, quelques-uns des mots celtiques sont en quelque sorte rentrés sous terre ; on les retrouve au fond des mines dans le. langage familier des briseurs de roches. Des proverbes et d’autres débris de cette langue vénérable errent en outre dans l’idiome moderne des habitans, auquel ils donnent un caractère sentencieux. Je ne citerai que deux de ces maximes bretonnes : « En été, souviens-toi de l’hiver. — N’attends rien de bon d’une langue trop longue ; mais un homme sans langue perdra sa terre. »

La race celtique s’étend sur toute la Cornouaille ; mais c’est de Falmouth au cap du Lizard qu’elle m’a paru offrir le type le plus pur, surtout, parmi les femmes. Dans cette dernière localité, la tradition veut encore, qu’il y ait eu autrefois une infusion de sang espagnol. Cette hypothèse s’appuie sur certains noms castillans qui se sont conservés dans quelques familles, du hameau et sur les traits physiques des habitans. Il est bien avéré qu’on trouve de temps en temps avec surprise parmi eux des traces d’origine méridionale, un teint bruni par exemple et une riche profusion de cheveux noirs. C’est toutefois, en l’absence de documens consacrés par l’histoire, une base bien fragile pour étayer une théorie ethnologique. De tels caractères peuvent avoir été gravés par le climat : ne rencontre-t-on point de même au Lizard des plantes sauvages qui ne croissent nulle autre part en Angleterre et qui appartiennent essentiellement aux pays chauds ?

L’imagination a pourtant été encore beaucoup plus loin : les Anglais ont cherché dans ces derniers temps à éclairer par les noms propres certaines questions restées obscures dans l’étude des races humaines. La tendance est certainement excellente, mais il ne faudrait point en abuser. Miss Yonge, qui a publié récemment un livre très curieux sur l’histoire des noms de baptême[9], croit retrouver en Cornouaille des traces du commerce des anciens habitans avec la Phénicie, et ces traces sont les noms d’Annibal et de Zenobia qui se rencontrent fort souvent dans le comté. On pourrait faire à cette utopie plus d’une objection, et pourtant le hasard me mit en rapport avec un vieux pêcheur qui partageait tout à fait la même manière de voir. Comme l’âge avait brisé ses forces, il confiait le plus souvent à son fils aîné le soin de jeter les filets dans les eaux du cap. La première fois que je le rencontrai, c’était près de la Tanière du Lion, Lion’s den ; assis sur un débris de roche, il contemplait en silence la mer calme à ce moment-là, mais agitée jusque dans le repos, comme la conscience du juste. Sa femme, presque aussi vieille que lui, déclarait qu’il n’était plus bon qu’à conter des histoires. C’est pour entendre quelques-uns de ses récits, que je me rendis plusieurs fois dans sa maison. Cette dernière était une hutte bizarrement construite moitié en magnifiques pierres de serpentine, moitié en boue jaunâtre séchée au soleil et recouverte d’un toit de chaume. Le mur de pierre soutenait la partie de la maison exposée aux vents de mer, tandis que les autres pignons et la façade étaient bâtis en argile. Un bon feu de broussailles pétillait dans la cheminée pour faire bouillir le coquemar, kettle, et c’est au coin de ce feu que le brave pêcheur me raconta l’origine des habitans de la côte. C’était un fait authentique, ajoutait-il, et la preuve, c’est qu’il l’avait entendu raconter à son grand-père.

Une reine nommée Zénobie avait entrepris sur mer un long voyage pour voir par elle-même ces fameuses côtes de la Cornouaille qu’on lui avait représentées comme si riches en métaux. Venait-elle de Tyr ou de Sidon ? C’est à quoi le bon pêcheur ne pouvait répondre d’une manière bien précise : il y avait de cela si longtemps ! Quoi qu’il en soit, la mer qui baigne l’ouest de l’Angleterre était alors aussi mauvaise et aussi tempétueuse qu’elle l’est aujourd’hui. Le vaisseau sur lequel était la reine fit naufrage en se brisant contre les rochers. Sur ce dernier point, le pêcheur était beaucoup plus positif : il pouvait même, disait-il, indiquer la place. Tous les courtisans qui accompagnaient Zénobie furent noyés dans la mer, tandis que les matelots, qui étaient bons nageurs, réussirent à gagner la côte. En se sauvant, ils eurent soin de sauver la reine et deux ou trois de ses filles d’honneur. Jetés sur un rivage désert et inconnu, ils n’oublièrent point de préparer pour la nuit un abri sous lequel leur souveraine pût reposer dignement. On repêcha dans la mer une grande voile qu’on fit sécher et qui servit de tente. Les marins étendirent leurs vestes sur la terre, coupèrent de grosses branches dans les forêts qui existaient alors et formèrent au-dessus du lit de la reine comme un toit de feuillage. Le soir venu, la reine, touchée sans doute des égards et du dévouement de ces pauvres sujets qui ne songeaient qu’à elle dans leur désastre, les admit à l’honneur de lui baiser la main. Les rudes matelots, posant un genou en terre, vinrent ainsi s’acquitter l’un après l’autre du cérémonial qu’ils avaient vu pratiquer avec plus de grâce par les seigneurs à bord du vaisseau. Un garçon de douze ans, qui remplissait durant la traversée les fonctions de mousse, fut choisi pour page, et, un rameau de fougère à la main, éventa l’auguste visage de Zénobie, sans doute en souvenir d’un pays d’Orient où il y avait des moustiques et où la chaleur était étouffante. Au reste, la reine, épuisée de fatigue, dormit profondément, tout aussi bien que si elle eût été couchée sur un lit de pourpre. Le lendemain matin, les naufragés se répandirent sur le rivage, mais ils n’aperçurent que les débris de leur navire et les vagues qui mugissaient derrière les vagues. Ils n’avaient ni les outils ni les moyens nécessaires pour construire un autre vaisseau. Pendant des journées entières., ils regardaient fixement la mer, cherchant à y découvrir au loin quelque voile ; au bout d’un certain temps, ne voyant rien venir, ils perdirent l’espoir de retourner dans leur contrée et se mirent à bâtir des cabanes. On en construisit une pour la reine : cette hutte, bâtie en terre et en bois, ne valait point son ancien château ; il fallut pourtant bien qu’elle s’en contentât. On cherchait d’ailleurs à la consoler en lui apportant de beaux morceaux d’étain, des pierres rares et des cristaux. Les quelques provisions qu’on avait réussi à sauver du naufrage étant épuisées, il fallut qu’on songeât à se procurer des moyens d’existence. Parmi les anciens matelots, quelques-uns s’élancèrent à la poursuite des bêtes sauvages. Le plus grand nombre toutefois abattit les arbres et creusa des canots pour se livrer à la pêche. La reine vit avec tristesse son peuple se disperser ; le zèle même de ses anciens sujets ne tarda point à se refroidir au milieu des durs travaux imposés par la nécessité. Ses riches vêtemens d’or et de soie tombèrent en pièces, et elle fut trop heureuse de les remplacer par des peaux de phoque. Ses filles d’honneur, désespérant d’épouser des princes, consentirent après quelque hésitation à se marier avec de pauvres marins. Dans les commencemens, elles quittaient encore volontiers leur hutte une ou deux fois par jour et venaient donner un coup de main au ménage de la reine ; mais avec les années les enfans vinrent, et elles n’eurent point trop de tout leur temps pour soigner leur propre famille. Le page de Zénobie lui-même s’ennuya d’éventer sa souveraine et changea le rameau de fougère pour un aviron. La reine se plaignit amèrement ; mais, voyant que ses plaintes ne servaient à rien et que toutes les mains étaient occupées ailleurs, elle prit bravement le parti de se servir elle-même. Comme elle était encore jeune, elle finit par se lasser du veuvage et devint la femme d’un pêcheur. Pendant que ce dernier était en mer, elle cultivait quelques légumes autour de la hutte, faisait la soupe, et au retour elle étendait devant le feu les habits mouillés de son mari. Ils s’aimaient ; aussi ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfans. Ces enfans, accoutumés dès l’âge le plus tendre à suivre leur père dans une barque et à jeter les filets en mer, devinrent habiles à la pêche ; ils n’eurent d’ailleurs aucune peine à oublier leurs droits au trône et à se consoler de la perte de grandeurs qu’ils n’avaient jamais connues. C’est pourtant de ce sang royal, à en croire le naïf chroniqueur, que descendent les principales familles de pêcheurs aujourd’hui dispersées sur les côtes de la Cornouaille.

Malgré ces efforts de l’imagination et de la légende pour se rattacher par quelques liens à une origine phénicienne, il est très certain que, pris en masse, les habitans de la Cornouaille sont tout simplement d’anciens Bretons qui se sont faits Anglais. On les a comparés aux Écossais et aux naturels du pays de Galles, avec lesquels ils offrent sans aucun doute un air de famille ; mais le village du Lizard fait surtout songer à l’Irlande. La forme des huttes est à peu près la même, et, pour compléter la ressemblance, de braves porcs errent le long des rues avec un air de satisfaction majestueuse. Quelques traces de l’esprit irlandais, ce que les Anglais appellent irishism, se rencontrent même de temps à autre dans les classes inférieures de la population[10]. Fins et insinuans, ces Bretons de l’ouest ont heureusement associé les traits du caractère celtique à la force de volonté qui distingue le type anglo-saxon. Les pêcheurs du Lizard se trouvent plus ou moins dispersés dans le village ; mais leur lieu de rendez-vous est l’anse connue sous le nom de Lizard Fishing Cove. Cette anse profonde et retirée s’ouvre entre deux murs de falaises qui l’abritent des vents. Un clair ruisseau formant des cascades descend par un escalier de pierre qu’il a creusé lui-même le long des flancs rugueux du rocher. Le sommet d’une petite colline autour de laquelle serpente un chemin creux est occupé par quelques cottages de pêcheurs joyeusement tapissés de fuchsias et de géraniums ; mais tout à coup la route s’abaisse et se précipite parmi les sables vers la mer. Dans un coin s’élève un petit bâtiment sans portes ni fenêtres sous lequel tourne un manège avec des cabestans et des cordes pour tirer les barques hors de l’eau quand on a besoin de les mettre à sec sur le rivage. Plus loin se montre une autre construction grossière, moitié pierre et moitié boue, couronnée d’un toit angulaire qui s’appuie sur de rudes piliers de granit : c’est le fish cellar, où l’on conserve et sale le poisson. L’entrée de ce port en miniature est gardée du côté de la mer par d’énormes quartiers de roches qui s’avancent dans les eaux et qui forment une espèce de quai. Au moment où je visitai le cove, c’est-à-dire vers midi, les femmes de pêcheurs attendaient debout ou assises sur la roche battue des vagues que leurs maris pussent approcher. Cependant, comme la marée était haute et la brise sévère, les barques avaient une peine extrême à toucher ce rivage tout hérissé d’écueils. Aussitôt qu’une de ces barques pouvait vaincre l’obstacle, les femmes tendaient aux pêcheurs un panier dans lequel se trouvait leur dîner. Ces derniers regagnaient alors le large, et, après avoir pris leur modeste repas, continuaient de jeter leurs filets. C’était, comme disaient les femmes elles-mêmes, un grand spectacle : quatre bateaux pêcheurs, assistés par six autres barques plus petites qui ressemblaient, avec leurs avirons, à des araignées de mer, manœuvraient balancés sur les grosses vagues bleues. Les hommes traînaient et remuaient à brassées d’interminables filets en traçant des cercles sur la mer, puis dans les intervalles ils se passaient d’une barque à l’autre une bouteille pleine d’une liqueur réparatrice.

Les pêcheurs du Lizard ont beaucoup à lutter contre les grandeurs et les dangers d’une côte formidable. Le cap se montre en quelque sorte dentelé d’abrupts promontoires entre lesquels se creusent en fer-à-cheval des criques coupées dans la masse solide des roches. Pour l’artiste qui n’a en vue que les magnificences de la nature, cette configuration est admirable. Kynance Cove par exemple défie toute comparaison avec les autres anses de la Cornouaille. Qu’on se figure un groupe de headlands (promontoires) échancrés par des précipices et s’élevant en face de rochers écroulés de distance en distance dans la mer. Les pêcheurs, ne sachant comment expliquer cet amas de ruines, disent que le diable eut un jour l’idée de bâtir un pont pour les contrebandiers entre la France et l’Angleterre ; mais, comme il arrive souvent en Cornouaille, ses projets furent déjoués par l’armée des esprits célestes, et, poursuivi, il laissa tomber toutes les pierres à l’entrée de Kynance Cove. Quelques-uns de ces rochers ne s’élèvent guère qu’à la surface de, la mer ; la place en est alors marquée par un cercle d’écume. D’autres tout au contraire se dressent hardiment et avec des reliefs singuliers au-dessus des flots courroucés qui les couvrent par instans d’une frange de neige, puis qui retombent en cascade sur la base noirâtre et polie de ces monolithes. Il y en a même qui, debout comme des colonnes, regardent la vague avec un air de défi et semblent lui dire : Tu ne monteras pas jusqu’à moi ! De toutes les merveilles de cette côte aux aspects sauvages, celles qui m’ont le plus frappé sont encore les cavernes.

Ces cavernes, dont quelques-unes plongent dans des précipices affreux et perpendiculaires, ont reçu des noms particuliers, tels que Pigeon’s hugo[11] (la caverne du pigeon), Raven’s hugo (la caverne du corbeau) et Devil’s frying pan (la poêle à frire du diable). Cette dernière est située près de Cadgwith, un petit village de pêcheurs abrité par de raides collines et ayant bien ce que les Anglais appellent un caractère romantique. Là je frétai une barque ; la mer était parfaitement calme, et nul batelier de Cadgwith ne voudrait s’aventurer tout près de ces côtes dangereuses par un temps douteux. Nous tournâmes d’abord le frying pan, qui, vu de la mer, présente à coup sûr des traits grandioses : dans la sombre masse des rochers s’ouvre une arche complètement évidée qui laisse passer la lumière du jour et sous laquelle volent des oiseaux de mer. Nous poursuivîmes notre voyage par eau jusqu’à Dolor hugo, dont le vrai nom est Dollah hugo (la caverne de Dollah). Celui de Dolor, qui a prévalu dans le langage vulgaire, tient peut-être au cachet de mélancolie farouche empreint sur la physionomie générale de cet antre, où les flots se précipitent jour et nuit comme des bêtes fauves. L’entrée est formée par des rochers plissés et d’une couleur magnifique, dont la voûte s’élève à une hauteur imposante. Cette entrée est d’abord assez large pour qu’un bateau à six rangs d’avirons puisse y passer ; mais elle se rétrécit bientôt, et l’extrémité se perd dans les ténèbres. Si loin que le regard puisse s’aventurer au fond de cette cave, l’eau s’élève et retombe avec un clapotement lugubre contre les rochers. J’étais comme perdu dans le mystère et la solennité de cette scène, quand je me sentis réveillé en sursaut par une explosion formidable. Le tonnerre tombant de la voûte n’aurait point fait un bruit plus épouvantable, et le son rebondit pour ainsi dire de pilier en pilier comme répercuté par tous les échos de la caverne. À travers un nuage de fumée qui s’abaissait, j’entrevis la figure souriante et malicieuse de mon batelier, un jeune pêcheur de Cadgwith qui, sans me rien dire, s’était amusé à tirer un coup de pistolet. Il avait voulu m’effrayer ; le touriste surpris par cette commotion terrible croit en effet que toute la ligne des falaises est secouée par un tremblement de terre et qu’elle va tomber en ruine. Mon guide cependant refusa d’aller plus loin, et en effet la barque se trouvait resserrée entre deux murs de rochers. Je lui demandai si quelqu’un avait jamais exploré les profondeurs de la caverne. Il faudrait pour cela, me répondit-il, un habile et intrépide nageur. Les pêcheurs de Cadgwith sont braves, mais ils n’aiment point à courir des dangers inutiles, et nul d’entre eux n’a pénétré jusqu’ici à plus de quelques mètres dans cette embouchure sinistre.

Les roches qui forment les remparts naturels du Lizard sont de nature très diverse : elles se composent de granit, de talc, d’ardoise micacée, de diallage, mais surtout de serpentine. Le nom lui vient de la ressemblance qu’on a cru trouver entre les couleurs de cette pierre et celles de la peau du serpent. Rien n’égale en effet la beauté de cette roche, tigrée de noir, de blanc, de vert, de jaune, de rouge, et polie par l’action continuelle de la mer. Elle n’a qu’un défaut sur les lieux, celui d’être trop commune. Les districts envahis par la pierre, ont cela de fâcheux qu’on y perd les sentiers bordés de haies vives, un des charmes du paysage anglais. Ces sentiers frais et ombreux se trouvent remplacés au Lizard par des murs sur lesquels on marche et qui servent de routes. Marcher sur un mur ne paraît point au premier coup d’œil un exercice bien agréable. Comme pourtant ces chemins bâtis de main d’homme sont suffisamment larges et toujours secs, on s’y promène encore assez volontiers. La serpentine n’est d’ailleurs pas uniquement employée à construire des chaussées ou des maisons ; les plus beaux échantillons sont recueillis avec soin et utilisés dans les arts. Un jour que je m’étais perdu sur les collines qui couronnent le front sourcilleux des falaises, je me trouvai surpris par un orage. Le tonnerre roulait au-dessus de la mer, précédé d’éclairs qui enflammaient la surface des vagues plombées. Je cherchai un gîte pour m’y réfugier ; mais, si loin que s’étendît le regard, on ne voyait aucune trace d’habitation. Je ne rencontrais que des moutons effarés qui tâchaient de se blottir sous les monstrueux blocs de pierre amassés de distance en distance au sommet des précipices. Tout trempé, je suivais au hasard un chemin de bruyères qui descendait le long d’un ravin profond et rapide, quand à ma grande satisfaction je découvris au bord de la mer, de l’autre côté d’un torrent qui tombait en murmurant parmi des quartiers de roche, un enfant d’une douzaine d’années. Il me faisait des signes pour m’indiquer la direction que je devais prendre. D’après les conseils de mon guide, je passai sur un pont naturel de pierres tremblantes, le torrent déjà grossi par les pluies, et je me trouvai dans une étroite vallée ou, pour mieux dire, dans un pli de terrain resserré à droite et à gauche entre d’épaisses collines. L’enfant marcha bravement devant moi et me conduisit dans une humble chaumière pittoresquement assise sur un rocher tronqué en face d’une grande roue de moulin. Là je m’assis au coin du feu, me rendant à l’invitation de la maîtresse de la maison, qui était la mère de plusieurs petits enfans rassemblés autour d’elle comme une couvée. Son mari avait pour industrie de polir des pierres curieuses et de tailler dans la serpentine des encriers, des vases, des lampes et toute sorte d’objets d’art que la femme vendait aux voyageurs. Il existe dans le village plusieurs de ces boutiques de curiosités locales. Deux riches compagnies industrielles, Penzance serpentine company et Lizard serpentine company, se sont en outre établies depuis quelques années pour travailler cette pierre en grand et au moyen de puissantes machines. On en fait aujourd’hui des colonnes, des devans de cheminée et d’autres ornemens d’architecture.

La profession de lapidaire est avec l’agriculture et la pêche ce qui donne aux habitans du Lizard les moyens de vivre. La pêche est assez abondante et embrasse une riche variété de poissons. On prend sur ces côtes le turbot, mais j’appris avec étonnement que les pêcheurs de la Cornouaille n’en font point un très grand cas. Ils le coupent souvent en morceaux pour tenter la gourmandise des homards, ces Lucullus des mers. La raison d’un tel sacrifice est que les pêcheurs peuvent aisément tenir en vie les homards et attendre ainsi les demandes des marchands de Londres, tandis qu’ils ont beaucoup de peine à conserver les turbots. De tous les poissons qui alimentent le travail de la pêche en Cornouaille, un seul mérite d’ailleurs de fixer notre attention comme étant particulier aux rivages britanniques de l’ouest, et ce poisson est le pilchard. Le pilchard visite les côtes du Lizard, et 6,500 barils, contenant chacun 2,400 ou 2,500 de ces poissons salés, ont été chargés en 1862 à l’est du Lizard pour l’Italie.

C’est au Land’s End (fin de la terre) que les masses granitiques atteignent tout à coup un développement cyclopéen et formidable. Les roches qui hérissent ce promontoire forment les dernières vertèbres de la grande épine dorsale de l’Angleterre. Une chaîne de montagnes qui commence au Cumberland élève vers le nord un premier groupe de cimes altières et sauvage, interrompu seulement par les terrains bas du Lancashire et du Cheshire et par les échancrures du canal de Bristol. Le second groupé, appelé système cambrien, s’étend en s’abaissant du nord vers le midi de la principauté de Galles. Un troisième système de montagnes beaucoup moins hautes, le dévonien, séparé du cambrien par le canal de Bristol, court à travers le Gloucestershire, le Wiltshire, le Somerset, le Devon, et vient mourir au Land’s End avec la terre qui finit. Qu’on ne s’attende pourtant point à trouver ici un orgueilleux promontoire entassant rochers sur rochers, ainsi que le cap de Cornouaille. Le terrain descend au contraire comme s’il voulait se précipiter humblement vers la mer ; tout à coup pourtant il se relève, défendu qu’il est par une doublé ou triple ligne de falaises qui opposent aux vagues un front de bataille. Ces ossemens du globe, qui déchirent brusquement la croûte terrestre, ont un caractère auguste ; on s’arrête saisi de respect devant les vénérables masses de granit, premières nées des choses à la surface de notre planète. Le voyageur arrive au promontoire du Land’s End, le Belerium des Romains, en suivant une bruyère sur le bord de laquelle s’élèvent des pierres grisâtres ressemblant à des tombes antiques. Le promontoire lui-même, head-land, se compose d’une série de rochers qui s’avancent dans la mer comme les bastions d’une forteresse. Au bout de ces remparts naturels, on aperçoit les larges lames de l’Atlantique battant le mur de granit avec le bruit sombre et monotone de l’éternité. Ces vagues inquiètes et ces rochers immobiles représentent bien le contraste du mouvement et de la résistance. À voir cette armée des flots se précipiter avec une furie aveuglé contre les récifs et battre en retraite après avoir été brisée et divisée, on dirait que c’est la vague qui est vaincue. Qu’on ne s’y trompe point pourtant, c’est le rocher. Le rocher s’use, et la vague ne s’use point. La défaite est lente, je l’avoue, le granit prend même à la surface des eaux repoussées comme un air d’empire et de triomphe ; mais regardez à la base, elle est minée. La mer creuse dans ces masses solides des passages mystérieux, des anfractuosités perfides entre lesquels la vague, resserrée et tourmentée, éclate en un sourd mugissement ; elle ronge peu, mais elle ronge toujours. Ces ravages ajoutent encore à la solennité de la scène.

Le Land’s End est un des sites les plus imposans qu’on rencontre sur les côtes de l’Angleterre. Là, sur une pierre qu’on montre encore aux voyageurs, le pieux docteur John Wesley a écrit un hymne ; là aussi Turner, le peintre des horizons désolés, a célébré Dieu sous une autre forme en dessinant ces lignes d’eau, de ciel et de rochers. Le spectacle est en effet religieux et sublime. Si loin que s’étende le regard, on n’aperçoit que le morne désert des vagues soulevées au-dessus desquelles flotte la toison dispersée des nuages. Il faut un ciel gris à ces perspectives fuyantes de la mer, à cette saisissante mélancolie de l’immensité. Et pourtant le nom de Land’s End est un mensonge géographique ; derrière cette pointe de terre qui finit, une autre terre recommence ; on a devant soi l’Amérique. À ce nouveau monde voilé par la distance et comme noyé à l’horizon par toutes les eaux de l’abîme, j’envoyai mes humbles vœux : puisse la société américaine sortir des guerres civiles glorieuse et délivrée des ombres de l’esclavage, comme le soleil qui brille par instans sur l’Atlantique ! Le Land’s End n’est d’ailleurs point la seule merveille qui s’élève à l’extrémité de la Cornouaille ; toute cette côte abonde en promontoires hardis, parmi lesquels je citerai surtout celui de Pardenick. Le caractère du granit est qu’il se présente ici en blocs rectangulaires, posés les uns au-dessus des autres de manière à former des colonnes. Les Anglais admirent beaucoup cette disposition naturelle des roches, et en effet quelle architecture est supérieure à celle-là ? Dans ces entassemens de débris qui font face à la mer, l’œil découvre des flèches, des arcades, des voûtes, des piliers presque aussi parfaits que s’ils avaient été creusés par le ciseau, en un mot tous les types des édifices historiques[12]. L’imagination va plus loin encore ; elle croit saisir des ressemblances entre la forme de ces rochers et certaines figures humaines ; c’est ainsi que le langage populaire de la Cornouaille a donné le nom de « docteur Johnson » à une pierre ronde et massive, et celui de « docteur Syntaxe » à un bloc de granit représentant bien la tête d’un vieux maître d’école. La sculpture n’a peut-être pas eu d’autre origine ; les premiers hommes, frappés des analogies fortuites qui existaient entre certains blocs de pierre brute et les êtres vivans qu’ils avaient sous les yeux, ont du concevoir l’idée des statues. D’autres masses de granit écroulées dans la mer ont également reçu autour du Land’s End des noms curieux : voici le Chevalier, Knight, avec son armure et son panache de pierre ; voici encore l’Irlandaise, Irish Lady. Sur ce dernier roc, s’il faut en croire la tradition, une fille de l’Irlande essaya de s’accrocher avec les ongles à la suite d’un naufrage dans lequel tous les passagers à bord du même vaisseau avaient péri. Ce fut du reste un vain effort, les vagues l’emportèrent, et aujourd’hui encore elle erre au clair de la lune sur les lames tremblantes avec une rose blanche à la lèvre. Plus d’un pêcheur l’a vue, et rend hardiment témoignage de la vérité du fait.

Près du Land’s End et encore plus près de l’Irish Lady s’élève sur la côte, distribué d’étage en étage, le petit village de Sennen, habité, uniquement par des pêcheurs, Sennen fishing village. Il consiste en un groupe de maisons grossièrement taillées dans le granit ; c’est à peine si les pierres de ces huttes se trouvent jointes avec du ciment. Si pauvre qu’elle soit, la maison est pour le pêcheur ce qu’est le nid pour l’oiseau de mer. Construite au flanc d’un rocher ou dans le creux d’une anse abritée des vents, elle représente pour lui le repos après la tempête. Aussi tenais-je à m’introduire dans une des habitations recouvertes de chaume et percées d’étroites lucarnes qui forment ici le type de l’architecture domestique. Un écriteau annonçant un petit commerce de détail me fournit l’occasion d’entrer sans paraître indiscret. Je fus agréablement surpris : l’intérieur de la maison valait beaucoup mieux que l’extérieur. Une cheminée avec un banc et dans laquelle brûlait du charbon de terre, un plafond peint en bleu le long duquel le poisson séchait sur une sorte de claie, un pavé sablé, un dressoir chargé de porcelaines peintes et de cristaux, — tout respirait dans ce cottage le bien-être et la propreté. Une humble boutique d’épiceries était reléguée dans la chambre de derrière. Ce village de pêcheurs appartient tout entier, avec les maisons, les barques, les filets, à un seul propriétaire, — un homme sans enfans, — ajoutait la femme qui me donnait ces détails en regardant fièrement sa petite famille. C’est à peine si les habitans de Sennen possèdent quelques minces bateaux et s’ils peuvent se livrer pour leur compte à la pêche à la ligne. Des enfans de dix ans préparent eux-mêmes les hameçons, et, au moyen d’une frêle barque chevauchant sur la tempête, attrapent d’assez gros poissons qu’ils rapportent tout glorieux à leur mère. En vain les parens rêvent quelquefois pour ces enfans une autre profession que celle de pêcheur : la mer les attire, me disait-on, comme la rivière attire les jeunes canards. Quelques-uns d’entre eux reçoivent pourtant une certaine éducation. Comme je me promenais sur les flancs escarpés du village, la mer prit tout à coup un aspect inquiétant. Le soleil disparut du ciel. Un brouillard noir et épais s’abaissa comme un voile à la surface de la mer et effaça entièrement deux rochers qui, sous le nom de Brisons ou de Sisters (sœurs), forment un des traits saillans de l’horizon. C’était le signe précurseur d’une averse. Je me réfugiai sous le porche d’une vieille maison en granit où se tenait l’école. Invité à entrer, je trouvai une chambre aux murs nus et délabrés avec des garçons et des filles assis des deux côtés sur des bancs. L’institutrice se plaint amèrement du local, trop chaud l’été, trop froid l’hiver, en tout temps inhabitable. La pauvreté de cette école se trouve bien en harmonie avec l’air triste et sévère du village. Quelques-uns des enfans lisent et écrivent passablement : ils feraient plus de progrès, s’ils suivaient plus assidûment les classes ; mais, dès que vient la récolte des pommes de terre ou la saison de la pêche, ils s’envolent les uns dans les champs, les autres sur la mer, alors toute palpitante de voiles. Les garçons deviennent en peu de temps d’habiles marins, et il faut qu’il en soit ainsi, car ces côtes sont hérissées d’écueils et visitées par de terribles rafales. Quand le vent souffle au Land’s End, il souffle bien, et « un homme, disent les habitans de Sennen, aurait alors besoin de deux autres hommes pour lui tenir les cheveux sur la tête. »

De tels ouragans donnent nécessairement lieu à bien des catastrophes ; On entend à Sennen des récits navrans. Il y a quelques années, un vaisseau fut entraîné par la houle dans une caverne creusée au flanc d’un rocher ; tout l’équipage périt à l’exception de quatre hommes. Parmi les morts, on retrouva deux matelots dans les bras l’un de l’autre : c’étaient deux amis qui avaient passé ensemble par mille dangers ; ils avaient été prisonniers de guerre en France sous le premier empire et ensemble aussi ils avaient cherché à se sauver du naufrage. On les coucha sous le gazon au pied de la falaise, sans les désunir, dans la position même où ils avaient été trouvés. Le 12 juin 1851, un autre navire heurta contre les Brisons, et les passagers cherchèrent un refuge sur les deux rocs isolés au milieu des flots. La mer était si furieuse que nul ne pouvait s’approcher d’eux, et qu’ils furent emportés l’un après l’autre par les vagues, à l’exception du capitaine Sanderson et de sa femme, qui restèrent pendant deux jours en vue d’une population frémissante et incapable de leur porter secours. Enfin les braves pêcheurs, au grand péril de leur vie, atteignirent d’assez près les rochers avec leurs barques pour jeter une corde aux deux naufragés. Ici commença entre le capitaine et sa femme un combat sublime, chacun des deux refusant de se sauver avant l’autre. Le dévouement de la femme l’emporta : elle obligea Sanderson à ceindre la corde, et il fut aussitôt tiré à travers les flots par les pêcheurs, qui le recueillirent sain et sauf. C’était maintenant le tour de la femme ; mais soit qu’elle eût mal lié la corde autour de sa taille, soit par toute autre cause, elle fut noyée avant d’avoir pu atteindre le bateau de sauvetage. Sa tombe est maintenant dans le cimetière avec une inscription constatant qu’elle avait trente-quatre ans et qu’elle venait de Newcastle on Tyne. Les tempêtes, on le devine, n’épargnent point les pêcheurs eux-mêmes sur ces côtes illustrées par tant de désastres. Le maître d’un petit public house à l’enseigne du vaisseau, ship, aujourd’hui un vieillard, mais autrefois un hardi pêcheur, a vu son père et son frère, ainsi que le père et le frère de sa femme, périr tous ensemble et du même coup de vent sur le même bateau. On ne s’étonne point après cela de trouver sur le visage des habitans de Sennen une sorte de gravité mélancolique. Les femmes surtout ont un air de tristesse et de sévérité glaciale, des traits durs comme le roc et le front ridé avant l’âge. C’est pourtant un spectacle curieux et animé que celui d’une flotte de soixante bateaux sr éloignant vers le soir du rivage de Sennen avec leurs voiles brunes et tannées pour aller se livrer à la pêche de nuit.

Il ne faudrait point confondre ce village de pêcheurs, souvent beaucoup trop négligé par les touristes, avec un autre qui porte le même nom et se trouve plus loin de la côte, sur la hauteur. Il y a entre les deux une grande différence qui s’accuse aussi bien dans la forme des maisons que dans le caractère des habitans. Le Sennen situé dans les terres est le rendez-vous des voyageurs et des étrangers. Là s’élève une vieille auberge appelée, à cause de sa position excentrique, la première et la dernière auberge de l’Angleterre. Là aussi, près d’une humble échoppe où un forgeron de village bat joyeusement le fer, gît un énorme bloc de granit en forme de table sur lequel la tradition veut que trois rois aient un jour dîné ensemble. L’un était le roi des mers, et il fit servir un poisson péché dans son empire ; l’autre régnait sur un pays de forêts, et il fournit un sanglier ; le troisième avait des états qui s’étendaient sous le soleil, et il procura les fruits et le vin. Depuis longtemps, une jalousie existait entre ces souverains, et ils avaient souvent discuté pour savoir quel était le plus grand des trois. Au premier service, les convives déclarèrent que c’était celui qui régnait sur la mer, car le poisson était délicat ; au second service, le roi des forêts eut l’avantage, car le sanglier était d’une viande fine et succulente ; mais au dessert, ce fut le roi des vignes qui réunit tous les hommages, car ses vins étaient exquis. Comme la bonne chère et le bon vin disposent les rivaux eux-mêmes à la générosité, les trois rois se mirent d’accord à la fin du repas en convenant qu’au lieu de disputer sur le mérite d’une contrée au détriment d’une autre, le mieux était de les unir toutes par l’échange des produits.


III

La masse de granit qui forme la pointe du Land’s End s’étend d’un côté vers le cap de Cornouaille, aux abords duquel elle disparaît sous des roches plus ou moins ardoisières, et de l’autre elle s’avance en tournant vers Mount’s Bay, après avoir soulevé en face de la mer des promontoires audacieux, creusé des abîmes en forme d’entonnoir et laissé sur son chemin des grottes percées d’étroites fenêtres en ogive qui laissent entrevoir le ciel et la surface houleuse de l’Océan. La Baie du Mont, Mount’s Bay (ainsi nommée à cause du Mont-Saint-Michel, qui en est voisin), s’ouvre en face de la ville de Penzance. Cette masse d’eau est entourée de rivages qui présentent au géologue un intérêt particulier. Une ancienne langue de terre, composée surtout de sables granitiques et appelée le Western Green, ne forme plus maintenant au bord de la baie qu’une grève insignifiante et stérile. Il y avait pourtant là, sous le règne de Charles II, trente-six acres de pâturages qui, dans le cours de deux ou trois siècles, ont été successivement balayés par les vagues. La tradition affirme aussi que le Mont-Saint-Michel, aujourd’hui un rocher isolé au milieu des flots, était jadis situé dans un bois qui s’étendait à plusieurs milles de la mer[13]. Entre ce mont et le village de Newlyn, qui s’élève de l’autre côté de la baie, on trouve sous le sable une noire couche de terre végétale pleine de noisettes, de branches, de feuilles, de troncs et de racines appartenant à des arbres qui poussent encore sur le sol de l’Angleterre. De tels faits proclament qu’il y a eu un changement dans le niveau relatif de la terre et de la mer, et que ce changement ne remonte pas au-delà d’une époque où les plantes étaient ce qu’elles sont aujourd’hui en Cornouaille. D’autres particularités semblent même indiquer très clairement qu’une telle révolution a eu lieu depuis que la contrée était habitée par l’homme[14].

Newlyn et Mousehole, les deux villages de pêcheurs, s’élèvent sur la rive ; droite de la baie. On y va de Penzance pair une route ou mieux par une promenade délicieuse en forme de terrasse, adossée d’un côté à la base rocheuse des collines et ouverte de l’autre sur les eaux bleues légèrement dorées çà et là par les sables ou par certaines influences de l’atmosphère. Newlyn s’annonce par un vieux pont de pierre jeté sur une petite rivière où barbotent des canards. L’entrée du village a été plus d’une fois inondée par les eaux de la baie durant les gros temps. Assis dans une crique, il décrit la forme d’une demi-lune ou d’un arc tendu, tandis que le groupe des maisons se trouve dominé sur les derrières par de hautes collines aux sentiers ombreux, aux pentes raides et abruptes. La vue dont on jouit du haut des quais, est admirable ; d’un côté se dessine sur la baie la ville de Penzance avec son groupe de mâts, ses maisons et son église de granit, qui semblent flotter à la surface des vagues ; en face se dresse, du côté, de Marazion, le Mont-Saint-Michel, couronné de son vieux château enraciné dans le roc ; plus loin, du côté de la mer, s’avance une des cornes de la baie formée par le cap Lizard. Dans le port, une petite flotte de pêche, composée d’environ cent-vingt smacks et de beaucoup d’autres minces bateaux, semble dormir sur les flots abrités des vents. Mousehole, qui succède à Newyn sur le même rivage, en est éloigné d’à peu près deux milles. La route qui continue de côtoyer et de dominer la baie, s’ouvre entre deux haies de broussailles et de mûriers sauvages. Ce dernier village, Mousehole se courbe en amphithéâtre dans une vallée creusée et échancrée par les eaux amères, mais qui se relève aussitôt en un cercle de hauteurs verdoyantes, déchirées de temps en temps par des rochers. En face du quai s’élève dans la baie un îlot connu sous le nom de Saint-Clément Island, dont la base présente une surface de pierre lisse, à moitié ensevelie sous les flots, tandis que le sommet, visité par des nuées de mouettes, se montre couvert d’une herbe drue et fine. Ce brise-lames naturel protège du côté de la mer l’embouchure du port. Non contens de cette médiocre défense, les pêcheurs ont construit pour eux-mêmes, dans ces derniers temps, une grande et forte jetée qui leur à coûté 1,400 livres sterling. Là reposent pendant le jour des bateaux à l’ancre, le mât debout et les voiles repliées. Mousehole était autrefois la métropole de la baie, et il lui reste quelques traces de son ancienne grandeur. Aujourd’hui toutefois c’est, ainsi que Newlyn, un village dont les habitans vont chercher le pain de chaque jour sur la mer ; Dans l’après-midi, ils ne sont guère occupés qu’à faire sécher leurs filets ; un pêcheur encapuchonné d’un de ces vastes et lourds réseaux marche lentement, suivi d’un autre, qui déploie et étend de brassée en brassée, toute la longueur du tissu sur les rampes du quai. Les femmes aux. bras nus, un chapeau coquettement posé sur le devant de la tête, une robe d’indienne claire serrée autour de la taille, vont laver leur linge ou chercher de l’eau dans des cruches à un limpide ruisseau qui descend derrière le village par un escalier de roches. Des cottages, les uns tournés du côté de la baie, les autres groupés sur la hauteur comme un troupeau de chèvres, sont entourés de perrons formés avec des pierres brutes et tapissés de vignes dont les grappes promettent de mûrir ; ils ont généralement un air de propreté joyeuse. Le nom de Mousehole (trou de souris) a été le sujet de bien des commentaires[15]. Près du village s’ouvre dans les falaises une caverne dont l’entrée en forme d’arche est assez élevée, mais dont la voûte s’abaisse bientôt et se resserre en un étroit passage, conduisant à une galerie creusée autrefois par des mineurs. Est-ce cette caverne qui a donné son nom au village ? Quoi qu’il en soit, Newlyn et Mousehole appartiennent à Mount’s-Bay, un des principaux théâtres de la pêche du pilchard.

Qu’est-ce maintenant que le pilchard ? Ce poisson (clupea pilchardus) appartient bien à la famille des harengs ; mais il s’en détache par quelques caractères extérieurs : il a la tête plus courte, le corps plus trapu, la nageoire dorsale placée plus en avant, vers le centre de gravité ; mais il est surtout recouvert de plus longues écailles que le hareng ordinaire. On l’a surnommé, à cause de ses mœurs errantes, le vagabond ou le gipsy des mers. L’époque de son arrivée et celle de son départ varient souvent avec les années. D’où vient-il ? où va-t-il ? L’opinion la plus générale est que ces poissons passent la plus grande partie de l’année sur les rivages de quelque région du nord. Un naturaliste de la Cornouaille, M. Couch, qui a beaucoup étudié cette question, croit au contraire que les pilchards se retirent durant l’hiver dans les eaux profondes, à l’ouest des îles Scilly. Vers le milieu du printemps, ils éprouvent le besoin de voyager et de changer d’horizon. Ils s’élèvent alors du fond des abîmes de l’Océan, et l’instinct de l’association les rassemble en petites bandes. À mesure que la saison avance, ces bandes se réunissent des troupes plus nombreuses, et vers la fin de juillet ou le commencement d’août les pilchards forment une grande armée, qui, sous la conduite d’un chef, commence ce mouvement extraordinaire de migration, donnant lieu chaque année à la plus belle pêche de la Cornouaille. Poursuivis par des oiseaux de proie, qui décrivent dans le ciel des cercles menaçans, et par de gros poissons voraces, ils s’avancent en colonnes serrées. Cette multitude flottante vient d’abord toucher terre à l’est du cap de Cornouaille, où un détachement tourne vers le nord, du côté de Saint-Ives, tandis que le corps d’armée passe entre les îles Scilly et le Land’s End et pénètre dans le canal, suivant les ondulations de la côte aussi loin que Bigbury-Bay et Start-Point. Leur ordre de marche se trouve plus d’une fois modifié par les courans ou par l’état de l’atmosphère : tout à coup ils paraissent s’évanouir ; mais bientôt ils reviennent et s’approchent de la côte avec des forces imposantes, — des myriades d’êtres vivans poussées par des myriades. Tel est le nombre prodigieux de ces poissons que la mer en change de couleur ; l’eau bout et saute, disent les pêcheurs, comme si elle chauffait au feu dans un chaudron. Le passage de ces bataillons sous-marins communique à la surface des vagues, surtout pendant la nuit, une clarté phosphorescente que les uns comparent à une montagne d’argent, les autres à une lumière liquide, de même que si la lune s’était fondue et dissoute dans la masse des eaux. Des navires à voile ont été arrêtés ou contrariés dans leur marche par ces bancs de pilchards s’étendant sur une surface carrée de sept ou huit milles, et s’enfonçant à une profondeur de deux milles dans la mer troublée. On dit alors que les eaux vivent, tant elles palpitent sous cette masse compacte de créatures animées qui la traversent, toutes chargées d’écailles et d’étincelles.

Au moment où je me trouvais à Newlyn, c’est-à-dire vers le commencement de septembre, la pêche était en pleine vigueur. Cette pêche du pilchard avait été mauvaise à Mount’s-Bay depuis sept années ; mais elle s’annonçait en 1863 sous des auspices beaucoup plus favorables, et depuis une semaine on avait pris beaucoup de poissons. Les femmes des pêcheurs me faisaient remarquer la surface de la baie zébrée de bandes rougeâtres et mouvantes qui indiquent, selon elles, la présence des bancs de pilchards. Cette pêche exige trois sortes d’approvisionnemens : les bateaux et les filets, qui constituent l’équipement de mer, et le cellier à poisson (fish cellar) qui se trouve toujours sur le rivage. Il y a dans Mount’s-Bay environ deux cent cinquante smacks de douze à vingt-deux tonneaux. Chacune de ces barques coûte, avec tous les accessoires, près de 450 livres sterling. L’équipage se compose de quatre ou cinq hommes et d’un mousse. La forme de ces bâtimens, peints en noir, sveltes et bons voiliers, n’a d’ailleurs rien de remarquable.

Les filets présentent deux variétés bien tranchées, correspondant à deux systèmes de pêche tout différens, le drift net et la seine. On se sert plus volontiers du premier dans les temps agités, et du second dans les temps calmes : cela dépend de la saison, de la profondeur des eaux et de l’éloignement des côtes. Comme le drift caractérise d’ailleurs bien la pêche de Mount’s-Boy, c’est de lui qu’il faut nous occuper d’abord. Répond-t-il bien pourtant à l’idée qu’on se fait ordinairement d’un filet ? Non, surtout si on le compare au trawl, ce filet du Devon, enveloppant le poisson dans ses cavités perfides comme dans un abîme tissé par la main de l’homme. Le drift est un long réseau, ayant à un bout une série de carrés de liège, et à l’autre extrémité des morceaux de fer ou de plomb. Les carrés de liège flottent à la surface, tandis que le bas du filet s’enfonce sur toute la ligne et le maintient dans une position verticale. Il forme, étendu de la sorte, un véritable mur, ayant une longueur de trois quarts de mille, quelquefois même d’un mille et demi, et oppose un obstacle à la marche des pilchards. Ce filet ne prend point le poisson, c’est au contraire le poisson qui s’y prend. Telle est en effet la dimension des mailles que le pilchard, peut aisément y introduire sa tête, mais qu’il ne peut plus ensuite la retirer, retenu qu’il est par les branchies comme par les barbes d’une flèche. Son ventre étant d’ailleurs trop gros et l’ouverture de la maille trop étroite, il reste suspendu et accroché à une muraille flottante. Il faut qu’il fasse nuit et que le filet soit invisible ou se confonde avec les flots comme un brouillard, pour que le poisson puisse être pris d’après une telle méthode ; les beaux clairs de lune et les phénomènes lumineux de la mer, par la même raison ne sont point favorables à cette pêche. Lorsque les eaux sont phosphorescentes, le filet brille à une grande profondeur comme une dentelle de feu. Dans ce cas, le pilchard s’alarme, soupçonne un piège, tourne à droite ou à gauche, et ne continue sa route que quand il a laissé derrière lui cette clarté de mauvais augure. C’est donc à la tombée des nuits sombres que de tels filets sont tendus dans la mer, où on les laisse dériver avec le courant.

Il est peu de spectacles plus intéressans que celui d’une petite flotte dépêche bien alerte, toute pimpante sous ses agrès, ses larges voiles brunes et carrées gonflées par un bon vent, s’éloignant au coucher du soleil sur les eaux frémissantes de la baie. Au commencement de l’été, les pilchards se tiennent à une assez grande distance du rivage, et il faut alors les poursuivre en mer. À mesure que la saison avance, ils s’aventurent au contraire plus près des côtes. Un proverbe de la Cornouaille dit que, quand le blé se couche sur les sillons, le poisson frétille sur le roc. Les bateaux pêcheurs ne s’éloignent guère alors à plus d’un mille du rivage ; beaucoup d’entre eux restent même dans la baie, dont les eaux pullulent en quelque sorte de matière vivante. Le soir où je surveillais les apprêts de cette pêche ; la mer était calme et comme absorbée dans sa magnificence sous les derniers rayons du soleil roulé à l’horizon dans un nuage d’où s’échappaient des flots de lumière livide. On tend les filets avec méthode de manière à intercepter sur toute la ligne la migration des bancs de pilchards appelés ici schools[16]. Cette tâche terminée, quand la nuit descend avec toutes ses ombres, les pêcheurs allument du feu et font alors leur thé. La position des barques à la surface des vagues se trouve désormais indiquée par la lueur rougeâtre qui s’échappe de leurs petits fourneaux. Ces clartés qui s’élèvent et retombent avec le mouvement de la mer sont d’un effet saisissant ; on aime à retrouver la main de l’homme et ses mœurs domestiques dans les ténèbres qui couvrent la face mobile des eaux. Pendant que la pêche se pratique ainsi au milieu du vent et du ciel noir, les voiles sont ou repliées ou tout à fait abaissées, et les barques se trouvent par conséquent incapables de changer de place à volonté. Qu’arriverait-il si un vaisseau venait alors à passer dans les eaux circonvenues par les lignes frêles et prolongées du drift ? La quille du bâtiment emporterait à coup sur la pêche et les filets. Pour prévenir ce danger, on a recours en pareil cas à un signal. Quand un bateau à vapeur ou tout autre navire s’avance dans la direction des filets, on l’avertit de s’éloigner en allumant une touffe de paille. Vers minuit, on lève les pièges tendus aux poissons ; on détache ces derniers des mailles du drift, où ils se sont accrochés par les branchies ; et, après les avoir recueillis dans un bateau consacré à cet usage, on replonge les filets dans la mer. Les pilchards ne voyagent point seuls ; ils attirent à leur suite une bande de brigands tels que les morues, les merluches et de gros poissons voraces ; appelés ici pollacks. Tous ces maraudeurs ; attaquent volontiers leurs ennemis déjà pris au piège, et bien des fois, en relevant les filets, on a trouvé beaucoup de pilchards à moitié dévorés. Si l’occasion est belle pour les rôdeurs des mers, elle a été aussi mise à profit par les pêcheurs. Ces derniers jettent quelquefois la ligne pendant la nuit autour des filets tendus, et, après avoir amorcé l’hameçon avec un délicat morceau de pilchard, prennent du même coup le tyran et la victime. Il faut d’ailleurs, du courage pour tirer hors de l’eau quelques-uns de ses monstres, par exemple le conger (anguille de mer), qui lutte comme un boa et pousse, assure-t-on, une sorte d’aboiement sourd. Un des pêcheurs de la côte fut saisi à la gorge, il y a quelques années, par un de ces rudes athlètes et ne se délivra qu’en lui ouvrant le cou avec son couteau. La pêche du drift, la drift fishery, est quelquefois très productive ; on a vu jusqu’à 50,000 pilchards pris en une nuit par un seul driving boat. Le matins les pêcheurs retournent à terre, et s’il est curieux de guetter les barques s’éloignant vers le soir du rivage, en aime encore plus à les voir revenir au soleil levant toutes chargées de butin.

Les villages de Newlyn et de Mousehole, si paisibles aux autres heures du jour, se trouvent alors convertis en un marché où règnent le mouvement, le tumulte et l’ardeur commerciale. Une longue file de charrettes s’étend sur la grève : ces voitures, montées sur deux roues et auxquelles sont attachées d’énormes corbeilles vides, connues ici sous le nom de maunds, appartiennent aux jowsters ou hawkers, marchands de poisson. Ces derniers, le fouet à la main, juchés sur les débris de roche ou debout sur les pierres saillantes de la jetée, examinent d’un œil perçant le contenu des barques et hurlent de toute la force de leurs poumons, criant le prix qu’ils veulent donner du poisson, lequel subit sur le marché, comme toutes les autres marchandises, la loi de l’offre et de la demande. Les pêcheurs, chaussés de leurs grosses bottes de mer et recouverts de leurs vestes ou de leurs manteaux imperméables (oil skins, peaux huileuses), s’agitent de leur côté, gravement occupés à ranger les filets et à former les tas de poissons qui miroitent au soleil. Des femmes au dos courbé, chargées d’une hotte appelée cowel, sans doute parce qu’on a cru y reconnaître quelque ressemblance de forme avec le capuchon d’un moine (cowl), portent, des bateaux sur le rivage, des charges énormes de marchandise. Tout ce monde se croise, se pousse, se coudoie avec un grand bruit de paroles, une sorte d’intonation de voix chantante qui est particulière à la Cornouaille. Cependant le dernier bateau pêcheur est arrivé ; la dernière charrette s’éloigne avec le hawker, qui s’en va content en apparence de son marché. Le village retombe alors dans son sommeil habituel, bercé qu’il est par le murmure doux et monotone de la baie. Les poissonnières (fisher-women), allant à pied et étant chargées d’un lourd fardeau, se rencontrent naturellement plus tard que les autres sur la route de Newlyn à Penzance. Elles portaient autrefois un costume caractéristique, un grand chapeau de bergère en feutre noir, une camisole d’indienne peinte de joyeuses couleurs, un gros jupon de bure, un tablier et des souliers à boucle. Ce costume a disparu, il y a une dizaine d’années, avec la reine des poissonnières. Tel est le nom qu’on donnait à une vieille femme très alerte encore, quoique octogénaire, et célèbre pour son attachement aux anciens usages. À l’époque de la première exposition universelle (1851), elle voulut aller à Londres, car elle avait juré de ne point mourir avant d’avoir vu la reine d’Angleterre. Un beau jour donc, elle partit à pied, sa hotte sur le dos, — une poissonnière de Newlyn ne voyage point sans cela, — et, après avoir fait trois cent soixante milles, elle arriva enfin dans la grande cité. Son costume, ses manières originales, son air honnête et délibéré, tout excita l’attention ; elle fut présentée au lord-maire de Londres. Un artiste demanda la permission de faire son portrait : la femme de pêcheur refusa d’abord ; mais, l’artiste ayant ajouté qu’il était lui-même un enfant de la Cornouaille, « je n’ai rien à refuser, dit-elle d’un ton vif et enjoué, aux amis de ce beau pays-là ! » Après la mort de la reine des poissonnières, l’ancien costume fut tout à fait abandonné ; mais les femmes de Newlyn présentent encore aujourd’hui un type peu commun de vigueur, de courage et d’activité.

Une partie de la récolte du pilchard est vendue comme poisson frais dans la Cornouaille. Sa chair est huileuse et d’un haut goût ; mêlée à des pommes de terre et assaisonnée d’un peu de sel et de vinaigre, elle relève la nourriture habituelle des campagnes. Le pilchard se voit très rarement sur les marchés de Londres. Somme toute, ce poisson de l’Océan est beaucoup moins connu en Angleterre que l’anchois ; il est vrai qu’en revanche l’anchois est moins connu sur les bords de la Méditerranée que le pilchard. Les deux mers échangent leurs produits. Étant surtout une marchandise d’exportation, le pilchard doit tout naturellement subir un travail préparatoire avant de quitter les côtes de la Grande-Bretagne. Le curage, curing, est généralement confié à la main des femmes. C’est une tâche importante et qui se poursuit quelquefois jour et nuit. Le poisson débarqué sur le rivage est aussitôt transporté sur des brouettes appelées gurries ou dans des corbeilles vers le fish-cellar. Ce cellier, ordinairement de plain-pied avec la rue, est une construction grossière en forme de hangar et abritée par un toit de poutres massives appuyées sur des murs de pierres mal jointes ou sur de rudes piliers de granit. L’aire, sorte de mosaïque formée avec les cailloux de la mer incrustés en autant d’ovales noirs et luisans, a été balayée avec grand soin et recouverte d’une couche de gros sel qui s’étend à cinq ou six pieds du mur d’appui. Sur ce lit de sel, on couche plusieurs rangées de pilchards, la queue tournée du côté de la muraille, et se suivant les unes les autres à fleur de terre avec un ordre si admirable que le sol est, comme on dit, pavé de poissons. C’est le fondement de l’édifice, qui varie beaucoup selon le goût de l’architecte ou selon la disposition des lieux. Le plus souvent les pilchards ainsi empilés s’élèvent en une muraille longue et massive ; d’autres fois ils s’arrondissent en demi-cercles ou en colonnes présentant toujours leur tête à la surface extérieure des diverses constructions. Ils restent ainsi en tas, in bulk, durant quatre ou cinq semaines, recouverts de couche en couche par un lit de sel et soumis à une forte pression. Le pavé du cellier s’incline en pente douce à partir du mur vers le centre ; cette disposition est essentielle : l’eau et l’huile qui s’échappent chaque jour du tas de poissons se jettent ainsi dans une rigole et sont conduites à l’orifice d’une fossé, pit, où elles s’engloutissent[17]. Quand on juge le procédé de la salaison ; salting, suffisamment avancé, on retire le pilcherd de la masse construite avec tant d’art, et après l’avoir lavé et nettoyé, on le range dans des barils appelés hopsheads. Chacun de ces barils doit contenir deux mille quatre cents poissons. Pour réduire le volume de ces poissons et pour extraire l’huile, on presse encore durant une semaine les pilchards ainsi, empaquetés dans les tonneaux. Cette dernière opération a lieu au moyen d’un couvercle sur lequel pèse une longue poutre équilibrée aux deux extrémités par deux grosses boules de granit, représentant chacune un poids d’environ quatre cents livres. Ceci fait, le pilchard est prêt pour le marché. Très peu de ce poisson salé se consomme en Angleterre ; il est expédié à Naples, où il fait les délices des lazzaroni, et sur d’autres ports de la Méditerranée ! Il est à remarquer que ce sont surtout les nations protestantes du nord qui fournissent aux nations catholiques, du midi le moyen d’observer l’abstinence du carême, en leur envoyant le produit de leur pêche. Le rebut du pilchard, qui n’a pu entrer consciencieusement dans les barils y est vendu pour fumer certaines terres de la Cornouaille : c’est un engrais très recherché. Le sel destiné à conserver ce poisson vient généralement de Liverpool. Il arrive, à Newlyn et à Mousehole dans de petites charrettes peintes en rouge, tirées par un vieux cheval et construites d’une manière toute primitive. Les femmes le déchargent dans leur cagoule d’osier, et durant toute la saison du pilchard on ne voit que sel et poisson dans le village.

Autrefois, c’est-à-dire il y a soixante ou quatre-vingts ans, le pilchard restait jusqu’à Noël sur les côtes de la Cornouaille ; mais ce poisson est capricieux : aujourd’hui la pêche commence vers le mois de juillet et se termine avant la fin de novembre. Tant sur terre que sur mer, cette pêche donne de l’ouvrage dans Mount’s-Bay à cinq ou six mille personnes, hommes, femmes et enfans. Les bénéfices sont quelquefois assez considérables, le mode de rétribution varie beaucoup ; selon les arrangemens et les conventions particulières ; mais le plus souvent il est fondé sur l’association du capital et du travail. Parmi les associés, les uns fournissent le bateau, d’autres contribuent à rachat des filets, d’autres enfin n’apportent que leurs bras. L’argent du poisson vendu sur le marché est divisé entre tous les intéressés ; selon la valeur qu’on assigne à la part de chacun soit dans le matériel de pêche, soit dans la pêche elle-même. Les hommes de l’équipage ne sont donc point, des salariés ; ils dépendent pour leur gain de la fortune des filets. Aussi remarque-t-on parmi les pêcheurs de la baie un air d’aisance et de fierté qui contraste singulièrement avec la tristesse et l’humiliation des pêcheurs du Land’s End. Les uns et les autres vivent presque entièrement de la mer ; mais les premiers l’exploitent en maîtres, et les seconds en ouvriers.

À Newlyn, un vieux pêcheur à figure digne et respectable m’offrit cordialement de me montrer son logis et les dépendances. Il possédait deux celliers, l’un pour serrer les instrumens de pêche, et l’autre pour saler le pilchard. Sa maison était petite, mais extrêmement propre et commode. Le salon, dans lequel pouvaient tenir à peine quatre personnes, et qui ressemblait sous ce rapport à une cabine de vaisseau, était meublé avec une sorte de luxe : une vieille horloge faisait son joyeux tic tac dans une cage d’acajou ; une grosse bible splendidement reliée et dorée sur tranche luisait sur une table recouverte d’un tapis à fleurs ; une petite armoire vitrée étalait de riches porcelaines de Chine, et dans un cadre accroché au mur figurait le tableau généalogique de la famille[18]. Cette dernière circonstance indique assez un trait important du caractère des pêcheurs : ils tiennent beaucoup à la naissance.

Les enfans de la baie se distinguent encore par un grand esprit d’entreprise et par un caractère d’indépendance. Il y a quelques années, sept jeunes pêcheurs de Newlyn eurent l’idée d’aller chercher fortune en Australie. Comment traverser sans argent trois mille milles de mer ? La difficulté fut bientôt résolue : ils possédaient entre eux une petite barque de pêche d’environ douze tonneaux qu’ils se mirent à ponter et à gréer pour ce long voyage. Ceci fait, ils arborèrent la voile et perdirent de vue les tranquilles maisons du hameau où plus d’un cœur s’alarmait de leur départ ; En plein Océan, il leur fallut tracer eux-mêmes de tête leur carte marine. La moitié de l’équipage dormait sous le pont, tandis que l’autre moitié veillait, tenait le gouvernail et consultait les astres ou la boussole. À la suite d’incroyables efforts, ils arrivèrent en Australie. Je fus présenté à l’un de ces braves navigateurs sur le chemin de Newlyn, où il se promenait avec sa femme. Après être resté quatre années en Australie, il était revenu dans la Cornouaille, où il jouit maintenant d’une bonne position à bord d’un ancien vaisseau de guerre. Aller en Australie ou à la Nouvelle-Zélande est d’ailleurs une sorte de jeu pour les personnes nées sur ces côtes. Il y a très peu de familles qui n’aient quelques-uns de leurs membres aux antipodes. Un voyage sur terre les ferait reculer, et vous trouvez beaucoup d’habitans de Newlyn ou du Lizard qui n’ont jamais été à Londres ni même dans l’intérieur du comté ; mais la mer est ouverte devant eux, la mer qui a pour ainsi dire mugi autour de leur berceau, et ils se confient volontiers à cette ancienne connaissance. Les femmes obéissent aussi bien que les hommes à ces séductions de l’espace, aux rêves de fortune et de bonheur qui flottent parmi les nuages, derrière les montagnes d’eau. Il y a environ sept années, un pêcheur était parti pour l’Australie à bord d’un vaisseau d’émigrans, laissant dans un des villages de la baie une jeune fille à laquelle il était engagé. N’entendant plus parler de lui et se croyant oubliée, celle-ci amassa quelque argent pour la traversée et alla bravement le rejoindre. À son arrivée, elle apprit que le jeune homme avait bien vécu quelque temps à Victoria, mais qu’il venait de retourner en Angleterre. Le pêcheur avait en effet quitté l’Australie, il revenait avec des intentions de mariage : quel fut son désenchantement quand il découvrit que sa fiancée était encore aussi loin de lui ! L’amour est plus fort que la mer et que les distances : le pêcheur travailla, et avec le fruit de son travail il acquit les moyens de refaire encore le voyage. Cette fois il retrouva sa fiancée, qui s’était mise au service dans une famille riche. Tous les deux tiennent maintenant aux environs de Penzance une petite auberge où je me suis arrêté quelques jours.

Les pêcheurs qui ont pu échapper aux accidens de mer atteignent généralement un grand âge. Les côtes de la Cornouaille offrent, surtout en ce qui regarde les femmes, des exemples très remarquables de longévité. Cette circonstance a été attribuée à la nourriture, qui consiste d’ordinaire en poisson, à une vie dure et active, mais aussi à la douceur du climat. AMousehole vivait Dolly Pentreath[19], une poissonnière (fisherwoman) très célèbre en Cornouaille comme étant la dernière personne qui ait parlé le langage primitif du comté. Elle mourut en 1778, à l’âge de cent deux ans, et fut enterrée dans le cimetière de Saint-Paul, une jolie église qui couronne le sommet ardu d’une verte colline. En dehors du cimetière, et enclavée dans le mur d’enceinte, s’élève une pyramide érigée par le prince Louis-Lucien Bonaparte et par le révérend John Carrett, vicaire de Saint-Paul, en juin 1860. Sur cette pierre, consacrée à la mémoire de Do-rothy Pentreath, il est dit que le dialecte de la Cornouaille (cornish) s’éteignit dans cette paroisse au XVIIIe siècle. Afin de montrer d’ailleurs que ce dialecte n’est point tout à fait perdu pour les érudits, on a gravé sur le granit ce verset de l’Exode, écrit tour à tour en anglais et dans l’ancienne langue : « Honore ton père et ta mère, pour que tes jours puissent être longs sur la terre que le Seigneur ton Dieu t’a donnée. » Plus d’une objection s’est élevée contre ce monument, ou du moins contre le fait dont il garde le souvenir. Les langues, a-t-on dit, ne meurent point ainsi, et il n’est pas bien certain que la vieille Dolly Pentreath ait emporté avec elle le dernier signe de la nationalité bretonne. Quoi qu’il en soit, à l’entrée de ce même cimetière se trouve une pierre de granit brut, avec deux bancs de chaque côté, consacrant le souvenir d’un ancien usage. Sur cette pierre, on déposait le cercueil lors des enterremens, et les parens ou amis s’asseyaient à l’entour comme pour dire un dernier adieu au mort. C’était la halte suprême sur le chemin de l’éternité.

Si l’on tient à se faire une idée de l’élégance qui règne dans ces villages de pêcheurs, c’est surtout le dimanche qu’il faut voir Newlyn et Mousehole. Ce jour-là toutes les maisons ont fait leur toilette. Hommes, femmes, enfans, reluisent, pour ainsi dire, sous le linge blanc, la soie et les dentelles. La célébration du dimanche est une des grandes pratiques religieuses de la Cornouaille. Près de Liskeard, on vous montrera trois énormes cercles de pierre appelés les hurlers (lanceurs), et la tradition maintient que ce sont des hommes qui ont été métamorphosés de la sorte pour avoir lancé une espèce de balle le jour du sabbat chrétien. Non loin de Saint-Just est un autre cercle du même genre connu sous le nom de Merry maidens (les joyeuses filles), et ces filles ont été aussi changées en pierres pour avoir dansé ce jour-là. Les pêcheurs de Mount’s-Bays, sont montrés longtemps insensibles, il faut le dire, à ces terribles menaces : ils fêtaient volontiers le dimanche au milieu des plaisirs ; toutefois depuis quelques années un grand changement s’est introduit chez eux par l’influence des wesleyens ou méthodistes. John Wesley a été un réformateur dans la réforme. La trace de ses pas se retrouve partout en Cornouaille. J’ai vu tout près de Penzance, dans le village de Hea, une petite chapelle dans laquelle on conserve avec dévotion le roc sur lequel Wesley prêcha l’Évangile du Christ de 1743 à 1760[20]. À Gwennap s’étend à ciel ouvert un vaste amphithéâtre de forme ovale où il a également semé sa parole au vent, et où trente mille de ses disciples se réunissent encore aujourd’hui le lundi de la Pentecôte. À Newlyri et à Mousehole s’élèvent une chapelle wesleyenne et une école du dimanche suivie par deux ou trois cents enfans entièrement sous la main des méthodistes. En France, où l’on supporte peu la discussion, on pourrait croire que de tels foyers d’opinions dissidentes alarment et désolent l’église anglicane, et pourtant j’affirme qu’il n’en est point ainsi : dans ce pays de liberté, le clergé officiel et les sectes se sont en quelque sorte partagé la vigne du Seigneur. Par son éducation, sa fortune, la forme de ses discours, le ministre anglican est quelquefois un peu loin des classes populaires ; ces dernières aiment une parole plus simple, des guides sinon très éclairés, du moins participant à leurs besoins et à leurs travaux. Elles trouvent tout cela dans les chapelles. Le méthodisme, est un cercle étroit de doctrines, mais nettement et vigoureusement tracé. Il se propose moins d’instruire que de graver dans le vif sur de rudes natures les traits essentiels de la morale » En Cornouaille, les prédicateurs méthodistes empruntent volontiers à la Bible ces images de bouche ouverte de l’abîme, d’esprit flottant sur les grandes eaux, qui conviennent si bien à une population de mineurs et de pêcheurs.

C’est la pêche au drift, on l’a vu, qui distingue principalement Mount’s-Bay. Les habitans de Newlyn et de Mousehole se servent bien aussi de la seine, qui occupe environ mille personnes et commande un capital de 8 à 10,000 livres sterling ; mais ce dernier système de filets règne surtout à Saint-Ives. C’est donc là qu’il faut le suivre pour assister dans des conditions plus favorables à un grand spectacle de pêche. En allant de Penzance à Saint-Ives par Hayle, on quitte bientôt les rochers pour les sables. Ces vagues de sables mouvans ont inondé des terres autrefois cultivées. Dans certains endroits, elles ont laissé des collines et des chaînes de dunes qui s’élèvent de plusieurs centaines de pieds au-dessus du niveau de la mer. En fouillant ces sables, on a trouvé les ruines d’anciens édifices. Une ferme dans le voisinage de Saint-Gwithian fut attaquée durant la nuit par ce déluge sec (dry flood), et la famille du fermier fut obligée de se sauver par les fenêtres. Dans l’hiver de 1808, la maison, après avoir été enterrée pendant un siècle, reparut d’elle-même à la lumière. J’ai vu près de Hayle la vieille église de Saint-Phillack : menacée et comme accablée par les masses jaunâtres qui l’entourent et qu’on appelle ici towans, elle semble en grand danger d’être engloutie un jour, ainsi que d’autres qui ont disparu de la même manière, par exemple l’église perdue de Perranza-Buloe. On a pourtant trouvé depuis quelques années le moyen de fixer l’humeur vagabonde et capricieuse des sables en plantant l’arundo arenaria, une sorte d’herbe ou de jonc qui croît volontiers dans les dunes et au bord de la mer. Sur d’autres points, comme à New-Quay, ces mêmes sables se durcissent en pierre, grâce à un oxyde de fer tenu en dissolution dans l’eau dont ils sont pénétrés. Ces pierres, qu’on voit se former en quelque sorte à vue d’œil, ont été jugées assez solides pour être employées à bâtir des maisons.

La ville de Saint-Ives se présente admirablement au fond d’une baie où elle s’arrondit en croissant, dominée tout à l’entour par des collines de sable bordées de falaises. On l’a comparée à un village grec. Ce qui est certain, c’est que le ciel bleu, la mer verte, les côtés aux pentes blanchâtres, les rochers noirs aux lignes vigoureuses composent avec la ville, assise dans un creux, un tableau ravissant. Sur les quais se dresse le vieux bâtiment d’une mine abandonnée ; plus loin, l’église, protégée du côté de la mer par un mur solide et entourée d’un cimetière, présente bravement aux vagues ses anciens vitraux, plus d’une fois battus par la tempête. Saint-Ives ne gagne point malheureusement à être vu de près : autant sa position est belle, autant ses rues étroites et tortueuses à l’intérieur semblent faites pour attrister le regard et dissiper les illusions. C’est bien une ville de pêcheurs : presque toutes les maisons ont un escalier de pierre extérieur, conduisant au premier étage, où loge la famille, tandis que le rez-de-chaussée est occupé par le cellier à poisson. Ce dernier répand dans la partie habitée du logis des exhalaisons qui sont loin d’être agréables, surtout durant la saison du pilchard ; mais le pêcheur trouve à ces fruits de la mer un parfum ; qui en vaut bien un autre, la bonne odeur du gain et de la propriété. Les bâtimens destinés à recevoir et à préparer le pilchard atteignent à Saint-Ives des proportions considérables. Je pus m’en convaincre lorsque je visitai les celliers et les magasins de M. Bolitho. Ces celliers, recouverts d’une galerie, soutenue par des colonnes de fer, s’ouvrent sur une cour carrée, et ressemblent à un cloître pour la f grandeur aussi bien que pour la solidité, de l’architecture. Là vous trouvez des montagnes de sel apporté d’Espagne, deux fosses (pits) du fond desquelles on tire, dans les bonnes années, jusqu’à quinze cents barils d’huile ; puis, quand la saison est avancée, s’élèvent contre les murs des pyramides de poissons. Les magasins où l’on serre les filets et les autres appareils sont également tenus avec un soin scrupuleux et s’étendent sur une vaste échelle. C’est à la puissance du capital employé dans le matériel de pêche que les Anglais doivent en grande partie leur succès ; c’est surtout par là qu’ils attirent à eux les richesses de la mer. Dans le port se dressent les mâts de soixante lougres (luggers), gros bâtimens qui chaque année du mois de mars, au mois de juin, donnent la chasse au maquereau. Ils vont ensuite chercher le hareng en Irlande, et reviennent à Saint-Ives en automne pour pêcher le pilchard. Il y a en outre deux cent quarante-neuf bateaux qui, à cause du filet dont ils se servent, ont reçu le nom de seine-boats. La seine diffère du drift-net en ce que les mailles sont beaucoup plus petites ; elle attaque d’ailleurs sa proie en de tout autres conditions. Le filet de Mount’s-Bay est un mur ; le filet de Saint-Ives est une tombe. La pêche du drift a lieu dans le silence des nuits sombres ; la pêche de la seine se pratique en plein jour ou tout au moins par les beaux clairs de lune.

Quand j’arrivai dans la ville, toute la population était en émoi ; on attendait le pilchard. Il vient généralement plus tard à Saint-Ives que sur les côtes de Newlyn et de Mousehole ; il y a même des années où il ne vient pas du tout : qu’on juge alors de la consternation des habitans ! Des hommes appelés huers ou hewers guettaient son arrivée, postés sur le sommet des collines qui dominent la baie en face de la ville. Ces hommes ont une justesse de coup d’œil extraordinaire ; ils devinent les mouvemens d’un banc de pilchards à la couleur de la mer et d’après les oiseaux qui volent dans le ciel. Comme une telle surveillance demande toutes les forces de l’attention, ces vedettes se relèvent de trois heures en trois heures ou de six heures en six heures. Pendant que les huers se tiennent ainsi sur le qui-vive au haut de la falaise, trois barques, desservies par vingt-deux hommes et accompagnées de bateaux plus petits dans l’un desquels j’avais réussi à m’introduire, flottaient à la surface de la baie. Nous ne faisions d’ailleurs que suivre le mouvement de la vague sans presque changer de place. Les regards des pêcheurs, tournés vers l’endroit d’où devait partir le signal d’agir, étaient pleins d’impatience et d’anxiété. Nous attendîmes ainsi durant une demi-journée qui me sembla très longue ; mes compagnons attendaient depuis plus d’une semaine. Enfin deux huers parurent sur les hauteurs avec des rameaux blancs à la main, white bushes ; c’est le nom qu’on donne à des branches de broussailles revêtues d’étoupe ou de rubans de couleur blanche. C’était le signal : le cri de heva, heva, heua, retentit alors de vague en vague et de rocher en rocher sur presque toute l’étendue de la baie, répété par les marins, les curieux et les habitans de la ville, qui s’échappaient en toute hâte de leurs maisons pour suivre la scène du haut des terrasses. Toutes les barques s’élancèrent à la fois, courant les mêmes bordées et se précipitant vers l’endroit indiqué comme autant d’oiseaux de proie. Les eaux de la baie tressaillaient autour de nous, battues avec fureur par les rames et en quelque sorte excitées elles-mêmes par le mouvement et l’enthousiasme général. On reconnut pourtant que c’était une fausse alerte ; le pilchard s’était bien montré à l’embouchure de la baie, mais il avait fait volte-face, et comme s’il eût senti les filets, il s’éloignait adroitement vers les rochers et les eaux profondes, laissant à la surface tremblante des vagues un fourmillement lumineux. Le poursuivre dans ces conditions eût été folie, on y renonça. Nous allâmes donc reprendre humblement nos positions au fond de la baie et en vue des collines où se trouvait le poste d’observation.

Deux jours se passèrent ainsi : le troisième jour, même signal donné du haut des falaises par les rameaux blancs, même empressement et même tumulte sur les eaux de la baie. Cette fois le banc de pilchards s’était avancé assez loin dans les sables et dans les hauts-fonds pour qu’on pût l’attaquer avec toutes les chances de succès. Trois hommes déchargèrent alors les filets avec la rapidité foudroyante des armes à feu autour des poissons effrayés, dont quelques-uns cherchaient à tourner d’un autre côté, mais se trouvaient aussitôt repoussés par les bateaux vers la masse à moitié enveloppée déjà par la seine. Ces filets ont généralement cent soixante toises de longueur sur huit ou dix toises de profondeur : arrangés avec art, ils décrivent un cercle fatal et enferment toute une légion de pilchards ainsi que dans une fosse. Il faut maintenant fixer la prison mouvante au moyen de grapins de fer ou d’ancres marines ; on appelle cela, dans le langage technique, amarrer la seine. La joie se répand aussitôt sur tous les visages ; montés sur des barques légères, les pêcheurs cherchent à se faire une idée de l’étendue du butin et à compter à peu près le nombre de leurs prisonniers par les contours du cercle où ces derniers se débattent. Les poissons, à partir de ce moment, sont pris et bien pris ; mais on ne les retire point de l’eau tout de suite. Il arrive quelquefois que quatre ou cinq millions de pilchards sont circonvenus par la seine ; qui pourrait soulever à la fois toute cette masse ? Quand le banc est considérable, les heures, les jours même se passent avant qu’on puisse les extraire tous, et la difficulté est alors de les tenir en vie dans leur tombeau, où ils se trouvent pressés les uns contre les autres. Des barques sillonnent la surface de la baie, et au moyen d’un filet beaucoup plus petit que la seine, appelé tuck-net (de tuck, relever), les hommes écument en quelque sorte le banc de poissons et les jettent par panerées dans les bateaux, qui, une fois pleins, regagnent aussitôt le rivage. Une telle opération a reçu de ce second filet le nom de tuc-king. Les poissons ainsi repêchés sont reçus au fur et à mesure sur les bords par les femmes et les jeunes filles qui s’empressent de se livrer aux travaux du curage. C’est une autre scène de mouvement et d’activité. La quantité de pilchards saisis dans les eaux de Saint-Ives est quelquefois assez considérable pour emplir jusqu’à 34,000 barils ou hogsheads ; il est vrai que je parle des très bonnes années, et que dans d’autres ces mêmes tonneaux restent absolument vides. C’est alors la famine qui se répand sur les pauvres quartiers de la ville.

On peut dire de la Cornouaille qu’elle a trois moissons ; l’une qui jaunit à la surface du sol, l’autre que l’on recueille dans les ténèbres des mines, et la dernière qui mûrit au fond de la mer. De ces trois moissons, la pêche n’est pas la plus fructueuse, et pourtant les produits n’en sont point à dédaigner. En 1847, la récolte du pilchard s’était élevée à 41,623 hagsheads. En 1862, année médiocre, on a exporté des côtes de la Cornouaille, sur les rives de la Méditerranée et de l’Adriatique, 17,854 barils de pilchards, représentant chacun pour les cureurs une valeur de 50 à 65 shillings. Ces résultats matériels ne sont point les seuls qu’on doive envisager : la pêche entretient sur les côtes ouest de l’Angleterre une population vigoureuse et de nobles caractères formés à la dure école des dangers sans cesse renaissans. L’instruction des pêcheurs, je l’avoue, n’est pas très étendue ? ils n’ont guère étudié que deux livres, la Bible et la mer. Dans la Bible, ces hommes de foi naïve apprennent tout ce qu’ils ont besoin de savoir sur les merveilles de la création et sur leurs destinées futures. La mer, qu’un poète de la Cornouaille appelle la reine des apaisemens et des graves leçons, leur enseigne d’un autre côté, à se dominer eux-mêmes, à lutter contre les élémens par l’indomptable énergie du sang-froid et à secourir au besoin les vaisseaux courbés sous la tempête. Par les mauvais temps, les misères se penchent à la surface de l’abîme vers les misères ; les pêcheurs viennent bravement en aide aux naufragés. Un assez grand nombre de bateaux de sauvetage, life boats, manœuvrent sur les côtés sévères de la Cornouaille, dirigés par la main de ces hommes intrépides, qui font ainsi apparaître le sourire divin de l’espérance jusque dans la terrible et sanglante lueur des éclairs.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1863.
  2. Une pierre chargée d’une inscription perpétue le souvenir des faits qui se rattachent à cet ouvrage d’utilité publique. L’inscription dit que la jetée fut érigée par les habitans de Brixham au moyen d’une souscription divisée en actions de 100 livres sterling ; elle ajoute que M. John Mathews, un bourgeois de la ville, s’est signalé par son ardeur et sa noble conduite en prenant l’initiative d’une telle entreprise.
  3. C’est en effet la coutume dans tout le royaume-uni.
  4. Hell en anglais veut dire le séjour des damnés.
  5. Pour saisir le sens de cette plaisanterie, inventée par les paysans du Devon, il faut savoir que le peuple de la Cornouaille fait des pâtés avec tout, des navets, des carottes, des pommes de terre, etc. Le diable, si dur qu’il soit, y passerait ainsi que le reste.
  6. Ce mot même a donné lieu à beaucoup de commentaires : quelques-uns le regardent, comme une corruption de fury (furie) ; d’autres, avec plus de vraisemblance, le font dériver de feur ou de fair ; une foire ou une fête, dans l’ancien langage du pays.
  7. J’ai recueilli, en visitant le Lazard, un fait qui confirme pleinement mes premières impressions : les chapeaux d’hommes expédiés de Londres pour les habitans de la Cornouaille sont d’un modèle plus étroit que les chapeaux commandés pour les habitans du Devonshire.
  8. Antiquaire et historien de la Cornouaille, né en 1696 à Pendeen. Après avoir reçu les ordres en 1720, Borlase fut durant plusieurs années vicaire de Saint-Just et mourut en 1772. Ses principaux ouvrages sont Antiquities of Cornwall, Antiquities of Scilly Islands, Natural History of Cornwall.
  9. History of Christian Names, 1863.
  10. Il est très difficile d’analyser ces nuances : le mieux est peut-être de citer un exemple qui dispensera d’y insister. Un paysan de la Cornouaille avait été appelé devant un tribunal en qualité de témoin. Il s’agissait d’un jeune garçon poursuivi pour quoique mince délit. Le juge demanda au paysan si l’enfant disait d’ordinaire la vérité. « Oui, répondit ce dernier, il dit la vérité ; il dit même quelquefois un peu plus que la vérité. » Voilà ce que les Anglais appellent un irishism.
  11. Hugo est un vieux mot qui, dans la langue du pays, signifie caverne.
  12. Pour bien apprécier les beautés de cette côte, il faut souvent descendre jusqu’à la base des rochers par des sentiers droits et bordés de précipices. Un Anglais qui se trouvait en même temps que moi au Land’s End avait fait de cet art dangereux une étude toute particulière ; il savait, à ne s’y point tromper, la pierre sur laquelle on devait mettre le pied pour ne point rouler au fond de la mer. Son enthousiasme l’excitait volontiers à remplir les fonctions de guide. Toute la récompense qu’il tirait de ses services, — et elle lui suffisait, — était de pouvoir dire : J’ai conduit lord *** et lady *** à la base de Carn-Cowall (un des rochers les plus abrupts dans le voisinage du Land’s End) ; ils n’y seraient jamais allés sans moi.
  13. Le nom celtique confirme pleinement cette tradition ; il signifie le rocher de la forêt.
  14. J’ai vu dans le musée de Penzance, appartenant à la Société géologique de la Cornouaille, un crâne humain trouvé à Sennen, près du Land’s End, dans ce qu’on croit être une forêt sous-marine. Ce crâne est d’une forme extrêmement curieuse et paraît bien appartenir au type le plus sauvage. Toute cette côte porte les traces d’anciens ravages qui ont été attribués à une inondation déterminée par l’abaissement des terres. Quant à l’époque de la catastrophe, il est très difficile de la fixer. L’auteur ou les auteurs de la Chronique saxonne parlent bien d’une irruption de la mer qui aurait eu lieu en 1099 ; mais cet événement ou cette suite d’événemens doit remonter à une date beaucoup plus ancienne.
  15. Cet endroit s’appelait autrefois Porthenis ou Port-Enys. Enys, dans le langage primitif de la Cornouaille, veut dire une île. C’était sans doute une allusion à l’Ilot de Saint-Clément, qui se dresse, on l’a vu, à quelque distance du port.
  16. Corruption du mot anglais shoals, bancs de poissons.
  17. Cette huile grossière, est ensuite employée dans les fabriques, où elle sert à graisser les machines ; clarifiée et purifiée, elle est même quelquefois vendue à Bristol comme de l’huile de lin. Ce dernier fait m’a été assuré par un pêcheur de Newlyn.
  18. Les noms de baptême et de famille, les alliances, tout était marqué avec autant de soin que sur l’arbre généalogique d’un lord tout chargé de blasons.
  19. Dolly, contraction de Dorothy, Dorothée.
  20. Ce roc est aujourd’hui surmonté d’une chaire.