L’Angélus (Maupassant)

Œuvres complètes de Guy de MaupassantLouis Conard, libraire-éditeurŒuvres posthumes, II (p. 175-210).

I

La pendule sonna six heures et la comtesse de Brémontal, quittant des yeux le livre qu’elle lisait, les leva vers le cadran d’un beau cartel Louis XVI accroché sur le mur ; puis, d’un lent regard, elle parcourut son grand salon sombre malgré les quatre lampes, deux sur la table, où beaucoup de livres traînaient, et deux sur la cheminée. Un feu de bûches, flambant dans l’âtre, un feu de campagne, un feu de château, jetait aussi une lueur à éclats sur les murs, éclairant des tapisseries à personnages, des cadres dorés, des portraits de famille et les hauts rideaux, d’un rouge foncé, qui voilaient et drapaient les fenêtres. Malgré toutes ces lumières, la vaste pièce était triste, un peu froide, pénétrée par l’hiver. On sentait du dehors l’âpre rigueur de l’air et le souffle du vent, glacé par le tapis de neige étendu sur la terre, qui faisait craquer les arbres du parc.

La comtesse se leva ; de sa démarche un peu lente, un peu traînante de jeune femme enceinte, elle vint s’asseoir devant le foyer et tendit ses pieds à la flamme. Les bûches embrasées lui jetèrent à la face l’émanation de leur vive chaleur, une sorte de caresse brûlante et même un peu brutale, tandis qu’elle sentait en même temps son dos, ses épaules et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l’atmosphère de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se joignait celle de l’immense catastrophe abattue sur la Patrie.

Torturée par ses nerfs, ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son mari, dont elle n’a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans une forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de bataille, avec tant d’autres cadavres dont la chair décomposée est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements confondus. Oh ! quelle horreur ! quelle horreur !

Elle marchait maintenant de long en large dans le grand salon silencieux, sur ces épais tapis qui mangeaient le bruit léger de ses pas. Jamais elle n’avait senti peser sur elle encore une détresse aussi épouvantable. Qu’allait-il arriver de nouveau ? Oh ! l’affreux hiver, hiver de fin du monde qui détruisait un pays entier, tuant les grands fils des pauvres mères, espoir de leurs cœurs et leur dernier soutien, et les pères des enfants sans ressources, et les maris des jeunes femmes. Elle les voyait agonisants et mutilés par le fusil, le sabre, le canon, le pied ferré des chevaux qui avaient passé dessus, et ensevelis en des nuits pareilles, sous ce suaire de neige taché de sang.

Elle sentit qu’elle allait pleurer, qu’elle allait crier, écrasée par la peur de l’inconnaissable lendemain, et elle regarda l’heure de nouveau. Non, elle n’attendrait pas seule le moment où son père, le curé du village et le médecin allaient venir, car ils devaient dîner chez elle. Mais pourraient-ils seulement sortir de leurs maisons et parvenir au château ? Son père surtout l’inquiétait. Il devait suivre dans son coupé le bord de la Seine, sur le chemin de halage, pendant plusieurs kilomètres. Le cocher était vieux et sûr, connaissant la route comme la connaissait son cheval ; mais cette nuit-là semblait prédestinée aux malheurs. Les deux autres invités, habitués de presque tous les soirs d’ailleurs, avaient à passer le fleuve en bateau, c’était pis encore. Jamais la glace n’arrêtait le courant en cet endroit où le flot de la mer, à qui rien ne résiste, montait à chaque marée ; mais d’énormes glaçons charriés dans le remous descendaient de la haute France et pouvaient chavirer la barque du passeur.

La comtesse revint vers la cheminée, prit le cordon de sonnette et tira.

Un ancien domestique parut. Elle lui dit :

— Le petit ne dort pas encore ?

— Je ne crois pas, madame la comtesse.

— Dites à Annette de me l’amener, j’ai envie de l’embrasser.

— Oui, madame la comtesse.

Le serviteur sortait, elle le rappela :

— Pierre !

— Madame la comtesse.

— Est-ce qu’il n’y a pas de danger pour M. Boutemart à venir au bord de l’eau, en voiture, par un temps comme celui-ci ?

Le vieux Normand répondit :

— Aucun, madame la comtesse. Le cocher Philippe et son cheval Barbe sont bien apaisés tous les deux, et ils savent le chemin, pour sûr.

Rassurée sur le sort de son père, elle demanda encore :

— Et les gens de La Bouille, MM. le curé et le docteur Paturel, est-ce qu’ils peuvent traverser l’eau sans péril au milieu des glaçons qui flottent ?

— Oui, oui, madame la comtesse : le père Pichard est un malin qui ne craint pas les banquises. Et puis il a un gros bateau d’hiver où il fait passer une vache ou un cheval à l’occasion.

— Bon, dit-elle. Faites descendre mon petit Henri.

Elle se rassit devant sa table, et ouvrit un livre.

C’étaient Les Contemplations et elle tomba, par hasard, sur ces vers, fin de La Fête chez Thérèse :

La nuit vint ; tout se tut ; les flambeaux s’éteignirent ;
Dans les bois assombris les sources se plaignirent ;
Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
Chanta comme un poète et comme un amoureux.
Chacun se dispersa sous les profonds feuillages,
Les folles en riant entraînèrent les sages ;
L’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ;
Et, troublés comme on l’est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
A leur cœur, à leurs sens, à leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon.

Le cœur de la comtesse se serra à la pensée qu’il y avait de ces nuits-là, et d’autres comme celle-ci. Pourquoi ces contrastes, cette douceur charmeuse et cette férocité de la nature ?

La porte s’ouvrit, elle se leva, et une jeune bonne, une belle Normande à la chair fraîche, fit entrer, en le tenant par la main, un petit garçon de quatre ans que ses cheveux bouclés et blonds couronnaient comme une lumière frisée sous le reflet des lampes.

— Vous me le laisserez jusqu’à l’arrivée de ces messieurs, dit la comtesse.

Et quand la femme de chambre fut partie, elle assit sur ses genoux l’enfant et le regarda dans les yeux. Ils se sourirent de ce sourire unique, inexprimable, qui échange de l’amour entre la maman et le petit, de cet amour qui est le seul indestructible, qui n’a point d’égal et de rival.

Puis, ouvrant ses bras, elle lui prit la tête et l’embrassa. Elle l’embrassa sur les cheveux, sur les paupières, sur la bouche, en frissonnant, de la nuque au bout des doigts, de cette joie délicieuse dont tressaillent les fibres des vraies mères.

Puis elle le berça tandis qu’il la tenait par le cou. Il demanda de sa voix fine :

— Dis, maman, est-ce que papa reviendra bientôt ?

Elle le saisit, le serra contre elle comme pour le défendre, le garantir de ce danger monstrueux et lointain d’une guerre qui pourrait le réclamer à son tour. Et elle murmura, en le baisant encore :

— Oui, mon chéri, dans quelque temps. Oh ! mon amour, quelle chance que tu sois tout petit ! Ils ne peuvent pas te prendre encore, les misérables.

De quels misérables voulait-elle parler ? Elle n’aurait pas su le dire.

Mais voilà que l’enfant, dont l’oreille était très fine, distingua au loin dans la nuit un léger bruit de clochette.

— V’là g’and-papa ! dit-il.

— Où ça vois-tu grand-papa ? dit la maman.

— C’est le guerlot de son dada.

Elle entendit aussi et, une inquiétude de moins au cœur, elle allongea les jambes, comme soulagée, reposée soudain.

Ils écoutaient tous les deux maintenant le tintement plus distinct et les coups de fouet du cocher retentissant sur la neige qui annonçaient leur arrivée.

Une minute plus tard, la porte s’ouvrait devant un vieux monsieur qui avait gardé un air frais dans sa belle personne soignée, ses joues claires et ses favoris blancs qui brillaient comme de l’argent.

Il était grand, un peu gros, avec un air fortuné. On l’appelait encore le beau Boutemart. C’était le type du commerçant, de l’industriel normand ayant fait une grosse fortune. Rien n’atteignait sa belle humeur, son inaltérable sang-froid, son absolue confiance en lui. Depuis la guerre une seule chose l’attristait profondément, c’était de ne plus voir fumer sur le ciel les quatre cheminées de ses deux grandes usines où il s’était enrichi par les produits chimiques. Il avait cru d’abord à la victoire avec cette solide et vantarde confiance de chauvin dont tout bourgeois français était gonflé avant cette fatale année de 1870. Maintenant, pendant ces défaites sanglantes, ces débâcles, ces retraites, il murmurait avec la conviction inébranlable d’un homme qui a réussi sans cesse en ses projets : « Bah ! c’est une rude épreuve, mais la France se relève toujours. »

Sa fille courut à lui, les bras ouverts, tandis que le petit Henri lui saisissait une main. Beaucoup de baisers furent échangés.

Elle demanda :

— Rien de nouveau ?

— Si. On dit que les Prussiens sont entrés à Rouen aujourd’hui. L’armée du général Briant s’est repliée sur le Havre par la rive gauche. Elle doit être maintenant à Pont-Audemer. Une flotte de chalands et de bateaux à vapeur l’attend à Honfleur pour la transporter au Havre.

La comtesse frémit. Comment ! les Prussiens étaient si près, dans le pays, à Rouen, à quelques lieues !

Elle murmura :

— Mais nous courons un grand danger, mon père.

Il répondit :

— Il est certain que nous ne sommes pas absolument en sécurité. Mais ils ont l’ordre de respecter toujours l’habitant inoffensif et les maisons qui n’ont pas été abandonnées. Sans cette règle, toujours observée par eux, je serais venu m’installer ici. Mais un vieux homme comme moi ne te servirait pas à grand-chose et je puis sauver mes usines. Qu’ils me trouvent ou qu’ils ne me trouvent pas près de toi, comme il ne faut ni résister ni faire le méchant, il y a plus de risques à quitter Dieppedalle qu’à venir ici.

Elle murmura, effrayée, effarée :

— Mais moi, toute seule dans ce château, je perdrais la tête au milieu de ces sauvages.

Comprenant en vérité qu’il était impossible de laisser sa fille seule sous cette terrible menace imminente, car il n’y avait pas encore songé, et cette idée, pour la première fois, le frappait fortement, il répondit :

— Tu as raison, tout de même. Ce soir il n’y a pas de danger, car ils ne vont pas s’aventurer la nuit de leur arrivée dans ce pays inconnu. Je retournerai à Dieppedalle prendre toutes mes dispositions, et, demain, je viens coucher ici, et j’y reste jusqu’à la fin de l’occupation. Elle l’embrassa, sachant par sa fine observation de femme, qui le connaissait bien, quel immense sacrifice il lui faisait en abandonnant ses usines, et elle dit :

— Merci, papa.

La petite bonne Annette entra, venant chercher l’enfant ; et le regard de M. Boutemart sur elle, celui plus discret, presque imperceptible, que la rusée Normande lui rendit, firent monter un peu de rouge sur les joues pâles de la comtesse, car elle commençait à soupçonner l’attention de son père pour la servante, et le consentement de celle-ci.

Depuis la mort de sa femme, arrivée voici juste neuf ans, M. Boutemart, qui ne quittait jamais Dieppedalle et ses établissements chimiques, avait eu dans le pays quelques relations, découvertes par hasard, révélant chez lui des goûts faciles, presque vulgaires, et dont Mme de Brémontal souffrait beaucoup, dans son orgueil de fille et dans cette petite vanité nobiliaire, très légère, entrée en elle quand elle devint comtesse et châtelaine du pays.

Le petit Henri embrassa sa mère et son grand-père, puis s’en alla en envoyant encore des baisers de la main.

Comme il sortait, la cloche de la porte d’entrée tinta, annonçant l’arrivée des deux derniers convives. Ils parurent. L’abbé Marvaux entra le premier, grand, maigre, très droit, avec une figure marquée de rides profondes sur le front et sur les joues. On voyait, on devinait que cet homme avait souffert beaucoup, et qu’il devait être aussi rongé par une âme de penseur triste, une de ces âmes qui font de bonne heure aux visages des masques de fatigue.

D’origine noble, car il se nommait M. de Marvaux, il était un peu cousin, de très loin, des Brémontal. Il avait commencé sa vie dans la carrière militaire, autant pour occuper son désœuvrement que pour répondre à un besoin d’action violente, de lutte et de vague héroïsme, qu’il sentait en lui. Instruit, nourri de philosophie, il éprouva bientôt un grand ennui de l’existence oisive des garnisons, et ce fut avec plaisir qu’il partit, en 1859, pour la campagne d’Italie. Il prit part, bravement, à plusieurs batailles, mais par un bizarre revirement d’esprit, par une de ces étranges anomalies qui mettent parfois dans les êtres les instincts les plus opposés et les plus contradictoires, la vue de ces massacres, de ces troupeaux d’hommes broyés par les mitrailles, lui donna bientôt la haine et l’horreur de la guerre. Il y fut pourtant remarqué, décoré, et y obtint le grade de capitaine ; mais, une fois la campagne finie, il donna sa démission.

Après quelques années de vie libre occupée par des études et des lectures, et des brochures publiées, car il aimait les choses de la pensée, il rencontra une jeune veuve qui lui plut, et l’épousa. Il en eut une fille ; puis la mère et l’enfant moururent, dans la même semaine, de la fièvre typhoïde.

Que se passa-t-il en lui ? Quel mysticisme étrange s’éveilla dans son esprit après cet événement lugubre ? Il entra dans les ordres et se fit prêtre ; mais, à partir du jour où il fut vêtu de la soutane noire, il ne porta plus jamais son ruban rouge gagné sur le champ de bataille, et il l’appelait sa tache de sang.

Il aurait pu avoir, dans cette carrière nouvelle, un bel avenir sacerdotal ; il préféra rester curé de campagne en son pays d’origine. Peut-être aussi l’indépendance de son caractère, la hardiesse de sa parole, le rendirent-elles suspect à l’évêché. Car il tint tête à l’évêque, plusieurs fois, en des discussions théologiques et dogmatiques, et, comme il était fort érudit et fort éloquent, il triompha dans ces luttes.

Sans ambition, d’ailleurs, revenu de tout, il se décida ou se résigna à vivre dans ce beau pays qu’il adorait, et, comme il possédait une certaine fortune, il y fit beaucoup de bien. On l’aima, on le respecta. Il devint un prêtre généreux, secourable à tous, unique dans la contrée, que la vénération populaire protégea et défendit contre la malveillance croissante et les suspicions de ses supérieurs.

Le docteur Paturel qui le suivait était un petit homme bedonnant, qui aurait été tout à fait chauve s’il n’avait gardé sur les tempes, au bord du crâne, deux plaques de cheveux blancs frisés pareilles à deux houppes à poudre de riz.

Dès qu’ils furent entrés, on annonça le dîner servi, et la comtesse de Brémontal, prenant le bras du médecin, passa dans la salle à manger.

A peine assis devant son assiette de potage, le prêtre demanda :

— Vous savez qu’ils sont à Rouen.

Des « oui » murmurés lui répondirent. Puis M. Boutemart interrogea :

— Avez-vous des détails récents ?

— Quelques-uns. Les trois corps de l’armée envahissante se sont présentés, juste au même moment, à trois portes de la cité, et les avant-gardes se sont rencontrées place de l’Hôtel-de-Ville, presque à la même minute. Le médecin ajouta :

— J’étais hier à Bourg-Achard quand j’ai vu passer l’armée française en retraite.

Et ils discutèrent sur une masse de détails, à mi-voix, comme s’ils eussent senti quelque part autour d’eux la présence redoutable des vainqueurs.

— Aujourd’hui, dit le prêtre, voici la première fois, depuis que j’ai quitté l’armée, que je regrette de n’être plus soldat.

La jeune femme demanda, secouée d’angoisse :

— Croyez-vous qu’ils viennent par ici ?

L’abbé Marvaux l’affirma, puis reprit :

— Vous êtes encore sans nouvelles de votre mari, madame la comtesse ?

Elle murmura, désespérée :

— Oui, monsieur le curé.

Mais Boutemart, toujours convaincu que les événements qui le touchaient finiraient par bien tourner, ajouta :

— Bah ! il est prisonnier. Il reviendra après la guerre.

La comtesse balbutia :

— Prisonnier… ou mort.

Son père, que les idées tristes agaçaient, eut un frémissement d’impatience.

— Pourquoi te fais-tu des inventions pareilles ? Tu vis dans l’attente du malheur comme s’il n’y avait que cela sur la terre.

L’abbé Marvaux murmura :

— Il n’y a guère autre chose, pourtant, monsieur, quand on y regarde de bien près. Songez à la France en ce moment.

Boutemart n’y consentit pas.

— Mais non, mais non : tenez, moi, je n’ai jamais été malheureux.

Sa fille lui dit tristement :

— C’est que tu n’as désiré et cherché que la fortune. Tu l’as eue.

Il se mit à rire.

— Parbleu ! On a tout avec la fortune. Le reste est de la blague. Mais, dans le cas qui nous occupe, il est indubitable que les listes des morts ont été presque partout établies et communiquées déjà aux familles. Quant aux prisonniers, on ne peut pas les connaître.

Elle gémit :

— Il y a aussi les disparus.

Et Boutemart, avec à-propos, répliqua :

— Ce sont les revenants de demain.

Le médecin prit part à la conversation.

— Moi, j’ai assez de chance, dit-il, je sais où se trouve mon fils. Il est à l’armée de Faidherbe, et nous échangeons des lettres. Puis j’ai encore eu la veine qu’il fût reçu docteur avant la guerre, et les médecins n’ont pas grand’chose à craindre à l’armée. Mais tout ce que je dis n’empêche pas ma femme d’être dans un état affreux, car elle l’aime tant, son cher Jules.

Il fit l’éloge de son fils, dont les études médicales à Paris avaient été si brillantes que ses professeurs, après le doctorat passé, l’avaient engagé tous ensemble à continuer jusqu’à l’agrégation. Ah ! en voilà un qui ne moisirait pas en province, ce petit-là. Il serait un grand médecin, un grand médecin de la capitale.

Et la conversation traîna sur des sujets quelconques, paralysée par cette idée de l’invasion qui planait.

Après que les hommes eurent pris leur café et fumé leurs cigares, ils revinrent au salon, près de la comtesse, qui brûlait ses pieds au feu. Elle avait froid pourtant, froid partout, dans le cœur et dans le corps.

M. Boutemart parla le premier de s’en aller. Ses usines le préoccupaient et il demanda sa voiture à neuf heures et demie sous prétexte que par ce temps il ne fallait pas rentrer trop tard. Les deux autres l’imitèrent, chaussant des espèces de bottes pour gagner, à travers la neige, le bac du bord de la Seine, et la comtesse resta seule.

Elle feuilleta quelques livres sans y prendre intérêt, comprenant à peine ce qu’elle lisait. Elle choisit dans ses poètes les pièces de vers auxquelles elle revenait le plus souvent. Elles lui parurent banales, inutiles, décolorées ; et elle se rassit devant le feu. Allait-elle se coucher ? — non — pas tout de suite, car elle ne dormirait pas ; et elle les connaissait, ces interminables insomnies que mesurent, en les rendant douloureuses comme une agonie nocturne de l’esprit et du corps, les tintements réguliers du timbre de la pendule.

Alors elle songea. Des souvenirs lui revenaient, d’elle et d’autrefois, ces souvenirs intimes, évoqués dans les heures lugubres, confidences sur soi-même, qu’on ne fait qu’à soi.

Elle se rappelait son enfance dans ce même pays, dans la maison des parents à Dieppedalle, bâtie devant les établissements ; sa mère, sa bonne mère, sa mère chérie, qu’elle avait vue mourir. Et elle pleurait, les yeux sous ses mains.

Son père, petit commerçant d’abord, héritier d’un grand terrain au bord de la Seine, et d’une fabrique d’acides et de vinaigres artificiels, avait fini par gagner une très grosse fortune dans les produits chimiques. Il avait épousé la fille d’un officier du premier Empire, jeune personne jolie, indépendante et poétique, comme on l’était à cette époque. Un peu mélancolique, aussi, après cette union qui ne contentait pas absolument son rêve de jeunesse, elle se consola dans un amour de ce qu’on appelait alors « la Nature » en donnant à ce mot un sens aujourd’hui presque oublié. Elle aima ce pays superbe, planté d’arbres et arrosé d’eau, cette côte, au pied de laquelle fumaient les cheminées de son mari, mais qui portait aussi sur son faîte l’admirable forêt de Roumare allant de Rouen jusqu’à Jumièges. Elle se fit en outre une bibliothèque de romans, de philosophes, de poètes, et elle passa sa vie à lire et à songer. Le soir, au crépuscule, se promenant le long de la Seine pleine d’îles vertes empanachées de grands peupliers, elle récitait à mi-voix, pour elle, pour elle toute seule, des vers de Chénier et de Lamartine. Puis elle s’enthousiasma de Victor Hugo, elle adora Musset. Etant devenue mère d’une fille, elle l’éleva avec une tendresse ardente, une tendresse augmentée sentimentalement par toute la littérature dont elle était nourrie.

L’enfant grandit, très semblable à sa mère, charmante et intelligente. On les enviait dans Rouen et on disait de Mme Boutemart : « C’est une personne de grande valeur. »

La fillette, dont elle faisait l’éducation avec un soin passionné, aidée d’une institutrice, était déjà à seize ans une jeune personne qui avait l’air d’une petite femme, une brunette, aux yeux violets, de la couleur exacte des fleurs de pervenche, nuance si rare.

Et l’enfant presque adulte, à qui sa mère avait permis beaucoup de lectures déjà, développait de la même façon sa jeune âme et sa sensibilité naissante. Elle ouvrait parfois, en cachette, les autres livres, ceux qu’on ne lui permettait point, et elle savait déjà par cœur certains vers qui lui semblaient doux comme des parfums, des sons de musiques ou des souffles de vent.

Ces gens étaient heureux tout à fait ou presque tout à fait, quand, par un hiver très froid, Mme Boutemart, après une promenade trop longue dans la forêt pleine de neige, dut prendre le lit, atteinte d’une fluxion de poitrine qui l’emporta en une semaine.

Resté seul avec sa fille, le père se demanda s’il ne fallait pas la garder près de lui, car il serait bien seul, bien abandonné, dans cette campagne, au milieu de ses ouvriers et de ses machines.

Mais sa sœur, veuve sans enfant d’un ingénieur des ponts et chaussées, et riche d’une aisance suffisante, consentit à quitter Paris pendant quelques mois pour venir les passer près de lui et atténuer ainsi les premières atteintes du chagrin et de l’isolement.

C’était une femme d’esprit pondéré autant que son frère et de sens rassis, qui avait toujours tiré des événements et des choses le plus de parti possible. Tranquille sur son sort, ayant passé la quarantaine et douée d’une nature calme, elle ne demandait rien de plus au destin.

Elle s’éprit vite de sa nièce, et quand Boutemart lui parla de garder la jeune fille près de lui, elle l’en dissuada de toute sa force en lui représentant que Germaine deviendrait, aux jours du mariage, une personne fort recherchée. Il fallait avant tout achever son instruction et son éducation aussi parfaitement que possible. Cela ne pouvait se faire qu’à Paris. Elle serait un très beau parti et il fallait qu’elle n’ignorât rien de ce qu’elle devait savoir, comme connaissances sérieuses pour commencer, et puis comme arts d’agrément, danse, musique, et tant de choses encore qui complètent la dot d’une fille riche. Il la mettrait donc dans une grande maison d’éducation, et la tante se chargeait de l’aller voir souvent, très souvent, de la faire sortir toutes les semaines, et même de la garder quelques jours chez elle, de temps en temps.

Cette femme, dont le mari avait rempli de hautes fonctions au ministère des travaux publics, garda dans son veuvage de belles relations, et elle était fort bien vue. Son frère, comprenant tous les avantages de cette combinaison, l’accepta donc, et la tante, au commencement du printemps, emmena sa nièce avec elle.

Elle la fit entrer dans une de ces élégantes pensions mondaines où l’on élève les orphelines bien nées, et où l’on garde des étrangères opulentes pendant que les parents voyagent. Elle y eut un joli logement, une femme de chambre, et des professeurs de choix. Elle suivit aussi des cours en ville, ces cours de demoiselles où la moitié des jeunes filles de Paris se rencontrent et font connaissance pour plus tard, celles de la bourgeoisie et celles de la noblesse, les demi-riches, les riches et les très riches.

Sa tante la vint chercher pour faire des promenades, la distraire, lui montrer la ville, les monuments, les musées. La cruelle mélancolie dont Germaine demeurait pénétrée depuis la mort de sa mère parut enfin s’atténuer un peu. Ses jolis yeux violets, aux paupières devenues souvent rouges de larmes par le souvenir de sa bien-aimée maman, retrouvèrent leur fraîcheur violette.

Cependant elle pensait beaucoup à la maison de Dieppedalle, au père resté seul, et elle regrettait l’espace, la campagne et la liberté.

Elle connut déjà cette petite nostalgie invincible des dépaysés, dont souffrent, quand ils sont emprisonnés dans les cités, par leur devoir ou leur profession, presque tous ceux dont les poumons, les yeux et la peau ont eu pour nourriture première le grand ciel et l’air pur des champs et dont les petits pieds ont couru d’abord dans les chemins des bois, les sentes des prés et l’herbe des rives. De même les enfants de Paris exilés en des professions ou des fonctions provinciales souffrent, toute leur vie, comme d’une privation physique, du besoin irrésistible des trottoirs et des grandes rues peuplées de monde.

Quand vint le moment des vacances, Germaine partit avec bonheur pour la Normandie ; et ce fut une peine pour son cœur, lorsque, à l’automne, elle revint à Paris. Elle y passa trois hivers, de seize à dix-neuf ans. M. Boutemart la reprit alors afin d’adoucir son isolement de veuf.

Puis un projet de mariage lui était venu pour sa fille. Il savait son goût prononcé pour la campagne où elle avait été élevée, et il trouvait lui-même un grand avantage, un avantage de bien-être, d’affection, de sentiment, de gâteries, d’égoïsme satisfait jusqu’à la fin de sa vie, s’il découvrait le moyen de la fixer et de la garder dans son voisinage.

Or il était d’ordinaire habile à les dénicher partout autour de lui, les moyens dont il avait besoin.

Il connaissait depuis longtemps par des relations de conseil général, dont ils étaient membres tous les deux, de voisinage et de chasse, un de ses voisins, le comte de Brémontal, propriétaire du château du Bec à Sahurs, en face de La Bouille, à quelques kilomètres seulement de Dieppedalle. C’était un homme de vingt-huit ans, orphelin de père et de mère, maître d’une très belle fortune foncière, fort bien de sa personne, excellent cavalier et grand chasseur. Toute son ambition et son plaisir dans la vie consistaient à bien administrer ses vastes propriétés, à faire de l’élevage et de la culture. Il s’y entendait fort bien, animé par cet amour du terroir si fort dans les cœurs normands. Il avait de l’esprit, l’esprit du pays, un peu lourd, mais gai, et un air très comme il faut, même distingué, de gentilhomme campagnard, capable de faire bonne figure partout.

Boutemart le choya, le cajola, le séduisit, devint son ami, son compagnon de chasse et de plaisir. Ils dînèrent l’un chez l’autre souvent, et quand la jeune fille rentra tout à fait chez son père, elle y trouva cet agréable voisin installé presque comme chez lui.

Il lui parut fort bien. Elle lui sembla charmante. Montant tous les deux à cheval ensemble ils firent de longues excursions dans la forêt de Roumare, toujours suivis d’un groom pour respecter tous les préjugés.

On organisa des promenades, des parties de campagne, des fêtes champêtres avec toutes les familles convenables du pays. Il s’éprit d’elle enfin, fit sa cour et éveilla bientôt ce désir de plaire, de séduire, de conquérir, qui dort dans le cœur des jeunes filles. Elle fut aimable, puis coquette, et il l’aima très ardemment en homme simple qu’il était. Il fit sa demande de mariage après six mois d’assiduités. Germaine consultée l’agréa, et le père dit « oui » de tout son cœur.

Ce fut un bon ménage à qui vint un fils seulement après cinq ans d’union.

La comtesse s’éprit pour son enfant d’un amour maternel extrême. Ce fut en elle la révélation d’un instinct puissant, insoupçonné jusque-là dans sa chair, et elle en désira d’autres.

Elle avait envie surtout d’une fille, pour l’élever suivant son âme, ses goûts, son idéal de femme.

Son désir ne se réalisant pas vite, elle s’attrista, s’inquiéta, et, troublée devant cet insaisissable rêve, adressa au ciel sa plainte d’épouse. Une espèce de dévotion particulière et mystique la poussa vers Marie, patronne des mères. Elle ne l’implorait pas, comme implorent les fanatiques, avec des mots et des formules, mais elle lui envoyait du fond du cœur une constante et tendre prière.

Ce n’était pas une dévote ; elle n’était pas même ardemment croyante, ayant été élevée entre un père indifférent à ces choses et une mère presque incrédule. Mme Boutemart, en effet, née à l’époque où les grandes luttes morales, philosophiques et religieuses de la Révolution avaient fait disparaître les croyances pieuses dans beaucoup de familles, garda toute sa vie les opinions indépendantes que lui inculqua son père.

Sa fille Germaine fut cependant baptisée et fit sa première communion, mais elle ne reçut ensuite de sa mère aucune doctrine et aucune ferveur religieuses.

Or, quand elle devint orpheline et alla passer trois ans dans l’élégante pension de Paris où elle compléta son éducation dans tous les genres, on lui donna de la Foi chrétienne comme de l’histoire et de la musique. Le prêtre directeur, chargé de conduire à Dieu les âmes de ces demoiselles, était un homme habile, insinuant, persuasif et dominateur. Quand il découvrit les croyances indécises et nonchalantes de Germaine, il s’attacha à la convertir avec une ténacité de missionnaire. Il réussit seulement à en faire une demi-fervente, qui crut bientôt de tout son cœur et de toute son imagination à la si touchante légende chrétienne.

Elle eut des accès de tendresse sentimentale et de doux élans de piété vers le Sauveur et sa mère, la Vierge, mais elle ne fut jamais dominée par les pratiques du culte, qu’elle estimait faites pour le peuple. Elle s’y prêta cependant de bonne volonté, suivit la messe du dimanche, et remplit ses devoirs obligatoires autant par conscience que par tenue.

Donc, à la Vierge Marie, mère du Christ, elle demandait un enfant, une fille ; elle ne fut point exaucée, et la guerre de 1870 déclarée brusquement eut plus d’influence pour satisfaire ce vœu que ses implorations au ciel.

Quoique dégagé des obligations du service militaire, M. de Brémontal, patriote ardent, à la première nouvelle de la France en danger, voulut s’engager et partir. Germaine qui l’aimait bien, sans grande passion, mais en compagne fidèle et dévouée, bien plus mère que femme, eut une peur affreuse de le perdre, car elle ne désirait rien autre chose que de finir sa vie près de lui, dans ce château qui lui plaisait, dans ce pays qu’elle adorait, avec des enfants autour d’elle.

La pensée des dangers qu’il allait courir, la possibilité de sa mort, l’inquiétude dont elle souffrirait pendant cette absence périlleuse, lui firent décider de tout tenter, de tout faire, de tout inventer pour anéantir sa résolution.

Que fit-elle ? Ce que toute femme jolie et jeune eût essayé ; elle redevint tendre, avec des subtilités de coquetterie si souples qu’il y fut pris comme à un amour nouveau. Elle retrouva, pour le mari que son cœur poussait vers un grand devoir, des séductions inattendues d’épouse, qui s’attache et se donne comme une maîtresse éprise.

Jamais elle n’avait été cela pour lui, jamais il n’avait senti venir d’elle cette séduction troublante, ce charme si captivant des baisers qui font tout oublier et consentir à tout. Et il découvrait soudain cet abandon passionné dans sa femme avec un étonnement ravi. Conquis, il céda d’abord à toutes les tendresses, à toutes les caresses, à toutes les adresses d’amour dont elle l’enlaçait et l’enchaînait.

Mais, quand la déroute des armées françaises devint irréparable, quand les grands désastres furent connus, quand la ruine du pays fut imminente, son cœur de gentilhomme patriote battit plus fort que son cœur d’amant. Fils d’anciens seigneurs normands, héritier de leur bravoure et de leur aventureuse audace, il sentit, il comprit qu’il devait donner l’exemple du courage autour de lui, et il s’en alla brusquement un matin, avec des larmes dans les yeux et du désespoir dans l’âme. Pendant plusieurs semaines elle reçut des lettres de son mari, et elle apprit qu’il avait pu rejoindre l’armée du général Chanzy qui luttait encore. Puis toute nouvelle cessa. Puis elle tomba malade, et voilà qu’un jour, ce qui à tout autre instant lui aurait été un si grand bonheur lui fut révélé par le docteur Paturel appelé en consultation. Elle allait devenir mère.

Oh ! quels mois terribles elle passa, cinq mois d’angoisses épouvantables pendant lesquels elle ne reçut rien de lui !

Etait-il mort ou prisonnier ?

Cette phrase, toujours la même, hantait sa pensée, obsédait ses nuits et ses jours.

Et maintenant encore, elle la répétait en marchant d’un bout à l’autre du salon.

Les heures et les demies sonnaient l’une après l’autre sur le timbre du cartel, et la comtesse ne se décidait point à monter. Une détresse plus poignante que celle des autres soirs, une espèce de pressentiment sinistre opprimait son âme. Elle s’assit, se releva, se remit à songer, puis, lasse d’esprit comme de corps, elle apporta les coussins du divan et fit avec son grand fauteuil une sorte de lit devant le feu pour essayer de sommeiller là quelque temps encore, tant sa chambre lui faisait peur. Ses yeux enfin s’alourdissaient et sa pensée s’engourdissait dans ce trouble de la vie qui s’endort, de l’être anéanti par le repos, quand un bruit bizarre, inconnu, la fit tressaillir et la redressa.

Elle écoutait, haletante. C’étaient des voix qui s’approchaient, des voix d’hommes. Alors, courant à la fenêtre, elle l’entr’ouvrit pour mieux entendre derrière l’auvent. Elle distingua des pas de chevaux dans la neige, un bruit de fer, de sabres heurtés, et les voix, de plus en plus proches, prononçaient des mots étrangers.

Eux ! C’étaient les Prussiens !

Elle s’élança vers la sonnette et sonna, sonna de toute sa force, comme on sonne le tocsin dans les pressants périls. Puis l’image de son enfant, de son petit Henri, la frappant comme une balle au cœur, elle s’élança dans l’escalier vers sa chambre.

Les domestiques, réveillés, accouraient, une bougie à la main, à peine vêtus : le valet de pied, le cocher, une servante, une cuisinière et la bonne de l’enfant.

La comtesse criait :

— Les Prussiens ! les Prussiens !

Au même instant, un coup si fort ébranla la grande porte qu’on eût dit un choc de bélier ; et une voix puissante cria du dehors un commandement en allemand, que personne ne comprit au-dedans.

Alors madame de Brémontal ordonna à ses deux vieux serviteurs :

— Il ne faut pas leur résister, pour éviter des violences. Allez bien vite leur ouvrir, et donnez-leur ce qu’ils voudront. Moi, je m’enferme avec mon fils. S’ils vous parlent de moi, dites que je suis malade, incapable de descendre. Un autre coup ébranla la porte, et fit vibrer tout le château. Un autre encore le suivit, puis un autre, puis un autre. Ils sonnaient dans les couloirs comme le canon. Des voix hurlaient sous les murs ; on eût dit un siège commencé.

La comtesse disparut avec Annette dans la chambre du petit, tandis que les deux hommes descendaient à toutes jambes pour ouvrir aux envahisseurs, et que la cuisinière et la servante, éperdues de peur, restaient debout sur les marches de l’escalier afin d’attendre les événements, et de fuir par toute issue ouverte.

Quand madame de Brémontal ouvrit les rideaux du lit d’Henri, il dormait, n’ayant rien entendu dans son sommeil sans inquiétudes. Sa mère, en l’éveillant, ne savait quoi lui dire sans trop l’émouvoir ou le terrifier en lui annonçant la présence des vilains hommes qui étaient en bas avec des armes.

Lorsqu’il eut ouvert les yeux sous ses baisers, elle lui raconta que des soldats passant par le pays étaient entrés dans le château ; et comme il entendait souvent parler de la guerre, il demanda :

— C’est des soldats ennemis, maman ?

— Oui, mon enfant, des soldats ennemis.

— Sais-tu s’ils ont vu papa ?

Elle reçut au cœur une commotion terrible et répondit :

— Je ne sais pas, mon chéri.

Elle l’habillait avec Annette, bien vite, en le couvrant de ses vêtements les plus chauds, car on ne pouvait rien savoir ni rien prévoir.

Les heurts de bélier avaient cessé. On n’entendait maintenant qu’une grande rumeur de voix et des cliquetis de sabres dans l’intérieur du château. C’était la prise de possession, l’invasion du logis, le viol de l’intimité sacrée de la demeure.

La comtesse tressaillait en les entendant, et sentait s’éveiller en elle une révolte furieuse de colère et d’indignation. Chez elle. Ils étaient chez elle, ces Prussiens haïs, maîtres absolus, libres de tout faire, puissants jusqu’à tuer.

Des coups de doigt soudain heurtèrent sa porte.

Elle demanda :

— Qui est là ?

La voix de son valet de pied répondit :

— C’est moi, madame la comtesse.

Elle ouvrit. Le domestique parut, et elle balbutia :

— Eh bien ?

— Eh bien, ils veulent que madame descende.

— Je ne veux pas.

— Ils ont dit que si madame ne voulait pas, ils monteraient la chercher.

Elle n’eut pas peur. Tout son sang-froid lui était revenu, et un courage de femme exaspérée. C’était la guerre, eh bien ! elle se conduirait comme un homme.

— Répondez-leur que je n’ai pas d’ordre à recevoir d’eux et que je reste ici.

Pierre hésitait, ayant compris que l’officier commandant était une brute.

Mais elle répéta d’un ton si ferme : « Allez », qu’il obéit. Elle ne tourna point la clef derrière lui, pour n’avoir pas l’air de se cacher, et elle attendit, palpitante.

Des pas pesants montèrent bientôt l’escalier, ceux de plusieurs hommes, et, de nouveau, on heurta sa porte.

Elle demanda :

— Qui est là ?

Une voix étrangère prononça :

— Un officier prussien.

— Entrez, dit-elle.

Un jeune homme de grande taille se présente, salua, et, en bon français, presque sans accent :

— Je vous prie de m’excuser, madame, si j’exécute l’ordre de mon supérieur qui m’a chargé de vous amener près de lui. Voulez-vous descendre de bonne grâce ? C’est ce que vous avez de mieux à faire, et pour vous, et pour nous.

Elle hésita une seconde, puis :

— Oui, monsieur, je vous suis.

Et appelant son domestique debout derrière l’officier.

— Prenez le petit dans vos bras et suivez-moi. Je ne veux pas nous séparer.

L’homme obéit et la suivit, portant son fils. Alors elle passa devant le Prussien et descendit à pas lents, gênée par sa taille, se soutenant à la rampe, et Annette demeura seule dans la chambre, trop paralysée de terreur pour faire le moindre mouvement.

En arrivant à l’entrée du salon elle aperçut sept ou huit officiers, installés déjà comme chez eux, la troupe étant au village. Ils fumaient, allongés dans les fauteuils, les sabres jetés sur la table, sur les livres, sur les poètes, tandis que deux plantons gardaient la porte.

Du premier coup d’oeil elle distingua le chef, le dos au feu, une semelle levée à la flamme. Il avait gardé sa casquette d’uniforme, et dans sa figure poilue de barbe rousse semblaient luire la joie de la victoire et le plaisir d’avoir chaud.

En la voyant entrer il fit de la main un léger salut militaire sans se découvrir, impertinent et bref, puis il dit avec cette prononciation allemande qui paraît grasse de choucroute et de saucisse :

— Fous êtes la tame de ce château ?

Elle était debout devant lui, sans avoir rendu son insolent salut, et elle répondit un « oui » si sec que tous les yeux allèrent de la femme au soldat.

Il ne s’émut pas et reprit :

— Gompien êtes-fous de bersonnes ici ?

— J’ai deux vieux domestiques, trois bonnes et trois valets de ferme.

— Fotre mari, qu’est-ce qu’il fait ? où est-il ?

Elle répondit hardiment :

— Il est soldat, comme vous ; et il se bat.

L’officier répliqua avec insolence :

— Eh pien, il est pattu alors.

Et il rit d’un gros rire barbu. Puis, quand il eut ri, deux ou trois rirent, aussi lourdement, avec des timbres différents, qui donnaient la note des gaietés teutonnes. Les autres se taisaient en examinant avec attention cette Française courageuse.

Alors elle dit, bravant le chef d’un regard intrépide :

— Monsieur, vous n’êtes pas un gentilhomme, pour venir insulter une femme chez elle, comme vous faites.

Un grand silence suivit, assez long, terrible. Le soldat germain demeurait impassible, riant toujours, en maître qui peut tout vouloir à son gré.

— Mais non, dit-il, fous n’êtes pas chez fous ; fous êtes chez nous. Il n’y a plus bersonne chez lui en France. Et il rit encore, avec la certitude ravie d’affirmer là une vérité incontestable et stupéfiante.

Elle répondit exaspérée :

— La violence n’est pas un droit. C’est un forfait. Vous n’êtes pas plus chez vous qu’un voleur dans la maison dévalisée.

Une colère s’alluma dans les yeux du Prussien.

— Che fas fous proufer que c’est fous qui n’êtes pas chez fous. Car je fous ordonne de quitter cette maison, ou pien je fous en fais chasser.

Au bruit de cette voix méchante, dure et forte, le petit Henri, plus surpris jusque-là qu’effrayé par ces hommes, se mit à pousser des cris perçants.

En entendant pleurer l’enfant, la comtesse perdit la tête et l’idée des brutalités auxquelles cette soldatesque se pouvait livrer, des dangers que son cher petit pouvait courir, lui mit au cœur subitement l’envie folle, irrésistible, de s’en aller, de fuir n’importe où, dans une chaumière du village. On la jetait dehors. Tant mieux !……………

II

Le manuscrit du texte qui précède se compose de 34 feuillets paginés 1 a 34.. Le 34e ne comprend que 15 lignes. Nous avons retrouvé, sur une feuille volante, une liste de noms essayés ou choisis pour les personnages : Morvaux, Cormusel, De la Charlerie, Charlery, docteur Parizot, abbé de Praxeville, Antoine de Praxas, Brémontal, Courmarin, Hiral, Marmelin, Boutemare, la famille et les demoiselles de Cerisaie, abbé Marvaux, docteur Paturel, passeur Pichard, cocher Philippe… »

Sur la même feuille, le portrait que voici, — celui de ce docteur Paturel que son père avait annoncé dès le premier chapitre comme un homme « qui ne moisirait pas en province », qui « serait un grand médecin… un grand médecin de la capitale » :


Sa figure rappelait un peu le masque maigre de Voltaire et de Bonaparte. Il avait le nez coupant, courbé, aigu, pointu, la mâchoire forte, aux os saillants sous les oreilles, et le menton effilé ; un œil gris pâle, avec la tache noire de la pupille au milieu, et un tel air d’autorité dans sa parole et dans ses démonstrations professionnelles qu’il inspirait à tout le monde une grande confiance. Il rétablit des gens réputés depuis longtemps inguérissables, des rhumatisants, des ankylosés des champs, les infirmes de l’humidité, par des méthodes d’hygiène, de nourriture et d’exercice, et des poudres qui leur redonnaient faim ; il guérit les plaies anciennes avec les antiseptiques nouveaux, et persécuta le microbe selon les procédés les plus récents. Puis, quand il avait soigné un malade, il semblait laisser derrière lui de la propreté dans la maison. Il prospéra, on l’appelait de très loin, et l’argent vint, car il y tenait, réglant le prix des visites selon les distances et les fortunes.

En quelques feuillets numérotés à part : 1, 2, 3, 4, 5, l’entretien de ce docteur Paturel et de l’abbé Marvaux, près de la voiture où gît le jeune infirme :


— Vous êtes le premier médecin du département… la fortune, tout.

— Mais j’habite ici, dit-il, j’y ronge, j’y perds ma vie ; tout ce que j’aime et tout ce que je souhaite, je ne l’ai pas. Ah ! Paris, Paris !… Est-ce que je peux travailler pour moi, ici, travailler pour la science ? Ai-je les laboratoires, les hôpitaux, les sujets rares, toutes les maladies inconnues et connues du monde entier sous les yeux ? Puis-je faire des expériences, des rapports, devenir membre de l’Académie de médecine ? Ici, je n’ai rien, ni avenir, ni distractions, ni plaisir, ni femme à épouser ou à aimer, ni gloire à cueillir, rien, rien que de la gloire d’arrondissement. Je guéris, oui, je guéris du peuple, des bourgeois avares qui payent en argent, parfois en or, et jamais en billets. Je guéris la petite misère du commun des hommes, mais jamais les princes, les ambassadeurs, les ministres, les grands artistes, dont la cure retentissante est répétée jusqu’aux cours étrangères. Je soigne et je guéris, en un mot, au fond d’une province, le rebut de l’humanité.

Le prêtre l’écoutait d’un air un peu crispé, un peu fâché. Il murmura :

— C’est peut-être plus noble et plus grand, et plus beau.

Mais le médecin rageur reprit :

— Je ne vis pas pour les autres, je vis pour moi, monsieur le curé.

L’abbé sentit tressaillir son âme d’apôtre. Il ajouta :

— Le Christ est mort pour les petits.

Et le médecin grogna :

— Mais je ne suis pas le Christ, nom d’un chien ! je suis le docteur Paturel, agrégé de la Faculté de médecine de Paris.

L’abbé, calmé, répondit, ayant passé en quelques secondes par un cycle d’idées, touchant presque aux limites de la pensée humaine, car il aperçut toutes les grandeurs et toutes les petitesses de l’idéal. Et il conclut :

Vous avez peut-être raison. À votre point de vue, vous êtes dans le vrai. Et pour vous, c’est le seul bon.

— Parbleu ! jeta le médecin d’une voix claire, qui sonna dans l’air sec.

Puis le prêtre ajouta :

— Vous êtes pourtant un grand cœur, car vous restez ici pour votre mère.

Le docteur tressaillit ; on avait touché sa plaie, sa peine, sa tendresse intimes.

— Oui, je ne la quitterai jamais.

Leurs yeux tombèrent ensemble sur l’infirme qui les écoutait de toutes ses oreilles et les comprenait très bien.

Et les regards des deux hommes s’étant rencontrés ensuite se dirent des choses mystérieuses sur la destinée et l’avenir de cet enfant, en les comparant aux leurs. C’était lui le misérable.

Mais la pensée du Christ hantait l’abbé. Il reprit la conversation :

— Moi, j’adore le Christ.

Le médecin riposta :

— Monsieur le curé, depuis que ce monde existe tous les dieux conçus par la pensée humaine sont des monstres. Est-ce pas Voltaire qui a dit : « L’Écriture prétend que Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu ? »

Il accumulait les preuves, les injustices, les férocités, les méfaits de la Providence. Il ajouta :

— Moi qui suis médecin de pauvres gens, je les vois, ces méfaits, je les constate tous les jours. Vous aussi, d’ailleurs, qui soignez leurs âmes. Si j’avais à écrire un livre, un recueil de documents là-dessus, je l’intitulerais : « Le Dossier de Dieu » : et il serait terrible, monsieur le curé.

L’abbé Marvaux soupira :

— Nous ne pouvons rien pénétrer de ces questions et de ces mystères en dehors de nos facultés cérébrales. Moi, je ne crois pas que je comprenne Dieu. Il est trop épandu et trop universel pour nos esprits. Le mot Dieu représente une conception et une explication quelconques, un refuge contre les doutes, un asile contre la peur, une consolation contre la mort, un remède contre l’égoïsme. C’est une formule de la phraséologie religieuse. Dieu : ce n’est pas un Dieu. Nous autres hommes, nous ne pouvons aimer qu’un Dieu tangible et visible. L’autre, l’inconnu, l’inconnaissable, l’immense je ne sais quoi ne nous ayant pas donné un sens pour le comprendre, par pitié pour nos cœurs nous envoya le Christ.

Le prêtre, halluciné, se tut ; puis, suivant sa pensée unique, murmura :

— Qui sait ? le Christ aussi a peut-être été trompé par Dieu dans sa mission, comme nous le sommes. Mais il est devenu Dieu lui-même pour la terre, pour notre terre misérable, pour notre petite terre couverte de souffrants et de manants. Il est Dieu, notre Dieu, mon Dieu, et je l’aime de tout mon cœur d’homme et de toute mon âme de prêtre. O maître crucifié sur le Calvaire, je suis à toi, ton fils et ton serviteur.

Le médecin, surpris, murmura :

— Comme c’est bizarre ce que vous me dites là !

— Oui, reprit le prêtre, le Christ doit être aussi une victime de Dieu. Il en a reçu une fausse mission, celle de nous illusionner par une nouvelle religion. Mais le divin Envoyé l’a accomplie si belle, cette mission, si magnifique, si dévouée, si douloureuse, si inimaginablement grande et attendrissante, qu’il a pris pour nous la place de son Inspirateur. Qu’est-ce que Dieu, mot vague, avant le Christ ? Nous autres qui ne savons rien et ne nous attachons à rien que par nos pauvres organes, pouvons-nous adorer ces lettres dont nous ne comprenons pas le sens, ce Dieu ténébreux dont nous ne nous figurons rien, ni l’existence, ni l’intention, ni le pouvoir, dont nous ne connaissons qu’un petit essai de création maladroit, méprisable, la terre, sorte de bagne pour les âmes tourmentées de savoir, et pour les corps en mauvaise santé. Non, nous ne pouvons pas aimer ça. Mais le Christ, chez qui toute pitié, toute grandeur, toute philosophie, toute connaissance de l’humanité, sont descendues on ne sait d’où, qui fut plus malheureux que les plus misérables, qui naquit dans une étable et mourut cloué sur un tronc d’arbre, en nous laissant à tous la seule parole de vérité qui soit sage et consolante pour vivre en ce triste endroit, celui-là c’est mon Dieu, c’est mon Dieu, à moi.

Un soupir à côté de lui le fit taire. André pleurait dans sa voiture d’infirme.

Le prêtre le baisa sur le front. Le jeune homme balbutia :

— Comme j’aime vous entendre parler ! Je vous comprends parfaitement.

Et le prêtre lui répondit :

— Pauvre petit, toi aussi, tu as reçu de l’impitoyable destinée un triste sort. Mais tu auras au moins, je crois, en compensation de toutes les joies physiques, les seules belles choses qui soient permises aux hommes, le rêve, l’intelligence et la pensée…………

Et, sur un feuillet non paginé, nous lisons le passage suivant qui ne semble être isolé du texte ci-dessus que par une page égarée.

Éternel meurtrier qui semble ne goûter le plaisir de produire que pour savourer insatiablement sa passion acharnée de tuer de nouveau, de recommencer ses exterminations à mesure qu’il crée des êtres. Éternel faiseur de cadavres et pourvoyeur des cimetières , qui s’amuse ensuite à semer des graines et à éparpiller des germes de vie pour satisfaire sans cesse son besoin insatiable de destruction. Meurtrier affamé de mort embusqué dans l’Espace, pour créer des êtres et les détruire, les mutiler, leur imposer toutes les souffrances, les frapper de toutes les maladies, comme un destructeur infatigable qui continue sans cesse son horrible besogne. Il a inventé le choléra, la peste, le typhus, tous les microbes qui rongent le corps, les carnassiers qui dévorent les faibles animaux. Seules, cependant, les bêtes sont ignorantes de cette férocité, car elles ignorent cette loi de la mort qui les menace autant que nous. Le cheval qui bondit au soleil dans une prairie, la chèvre qui grimpe sur les roches de son allure légère et souple, suivie du bouc qui la poursuit, les pigeons qui roucoulent sur les toits, les colombes le bec dans le bec sous la verdure des arbres, pareils à des amants qui se disent leur tendresse, et le rossignol qui chante au clair de lune auprès de sa femelle qui couve ne savent pas l’éternel massacre de ce Dieu qui les a créés. Le mouton qui…

Cette ligne est la dernière qu’écrivit Maupassant. Ici commence le drame qui dura quatorze mois, dans lequel sombra tout entière la pensée de l’écrivain. L’Angélus a paru dans la Revue de Paris du 1er avril 1895


FIN DES ŒUVRES COMPLÈTES.