L’ANCIEN SOLDAT


I

Appel à l’esprit de groupement


Aux hommes qui ont fait la guerre incombe à leur retour une tâche plus lourde encore : fatigués, il leur faut organiser la paix. Et, quand on proclame que les Français seront unanimes pour s’entr’aider dans cette grande entreprise, on n’a rien dit. S’imagine-t-on les riches et les pauvres luttant de générosité à qui paiera la fabuleuse dette commune ? Les vieux et les jeunes d’accord pour la Société des Nations ?

Ce n’est pas une raison parce que l’enfer est monté sur la terre pendant plusieurs années pour qu’après lui le paradis y descende. Demain, les hommes, sanglants d’hier, ne s’embrasseront pas d’un seul élan.

De formidables rancunes menacent. Lesquelles ? Cherchez, dans votre cœur ; et celui qui n’en découvre pas, qui est content de tout, qu’il cherche de quelles rancunes il risque d’être poursuivi.

En vérité, quiconque n’est pas victime, est profiteur.

Sans doute avant la guerre déjà, capitalistes et prolétaires couvaient leurs haines et leurs terreurs ; mais cela n’était que peu de chose auprès de ce que les ruines et les mutilations de la guerre ont suscité.

Il y a maintenant du sang sur tous les billets de banque. Et le silence ne suffira pas éternellement à résoudre les énormes problèmes que la guerre a posés par mégarde et que l’habileté des hommes d’État ne vise aujourd’hui qu’à ajourner.

On n’en sera pas quitte éternellement avec une jolie formule sur l’Union sacrée, sur le « grand parti de tous les bons Français », sur le naïf « plus de politique » ! La politique ? Elle est à tous les tournants. Et qu’on ne répète plus cette rassurante sottise : « Ceux qui reviennent ne pensent qu’à bien vivre et vivre tranquilles » ! Croyez-vous qu’il peut rester bien tranquille l’homme qui, à juste titre, croit que tout lui est dû, et qui s’aperçoit qu’il est à peu près seul à n’avoir rien ? À l’un, sa place est prise, à l’autre sa femme. Son cœur connaît l’amertume des sacrifiés. Pendant sa longue absence, la vie a poussé sur lui comme l’herbe sur une tombe…

Et si, autrefois déjà, on craignait le retour au pays des petites bandes des armées de métier, combien plus grave n’est pas le problème de la démobilisation de millions d’hommes farouches qui ne déposent leur boue et leur casque que pour recevoir le fardeau d’une dette publique deux cents fois milliardaire ?

Il faut de l’ordre, une vigueur prompte, une méthode. Et la cohue de « tous les bons Français » bavardant noblement sur les ruines du Nord et de l’Est, lançant de sonores invectives à la barbarie d’outre-Rhin, ne ferait qu’ajouter un ton de ridicule à d’affreuses misères. D’abord, en fait de « barbarie », si le désarmement général (et, par conséquent l’oubli des luttes passées), peut valoir, à la France, seulement trois milliards d’économies annuelles, cet avantage, — entre d’autre de l’ordre idéaliste, — nous décide : il n’y a pas à balancer. Trois milliards de rente seront mieux placés dans la poche des mutilés et dans les communes ruinées de Flandre et de Lorraine que jetés dans cet inépuisable abîme qu’est la poche des marchands de « canons et de munitions ». Or, une telle économie exige, préalablement, la Société des Nations. Car nous ne pouvons — quel Français l’oserait ? — réduire d’une mitrailleuse notre budget de la guerre tant que le désarmement universel n’est pas chose universellement décidée.

Mais, trois milliards d’économie, ce n’est qu’une paille. Pour faire face à des dettes d’un revenu de plus de dix milliards, il faudra créer des richesses nouvelles. Je compte pour rien l’inepte rêverie qui veut faire payer par une Allemagne fourbue, les dettes du monde entier, elle qui aura déjà tant de mal à traîner les siennes et à réparer quelques dégâts… Quiconque nourrit là-dessus d’aimables illusions n’aura que la peine de lire le discours de Sir Eric Geddes, ministre du cabinet de guerre Anglais, lequel après avoir étudié le problème en homme d’affaires, a dû reconnaître qu’il n’avait pas découvert le moyen de faire payer 1200 milliards à l’Allemagne sans amener une baisse terrible des salaires dans les pays alliés.

Mais tout cela n’est pas pour troubler financiers, diplomates, journalistes français qui parlent déjà d’occuper militairement l’Allemagne pendant 50 ans !

Quoi, immobiliser là-bas, l’arme au pied pendant un demi-siècle, des dizaines de milliers de soldats français furieux de manquer aux vendanges et aux moissons ! Cultivateurs, vous voilà prévenus !

… Or, des richesses nouvelles, cela exigera un Gouvernement nouveau, qui bousculera d’un geste les résistances obscures de la finance et ouvrira en champ d’exploitation à l’État, à la province, au canton, les chutes d’eau, les mines, les usines.

À la « Conscription of blood », nous ferons succéder la « Conscription of wealth », comme veulent nos camarades anglais. Après la mobilisation du sang, celle de l’or !

Opération immense et ardue. Il est beaucoup plus difficile de faire payer que de faire mourir. Or, nul n’aura dans le pays plus de prestige, plus d’autorité que les anciens combattants groupés en associations puissantes et qui, sans arrogance, mais aussi sans faiblesse, parleront les premiers et les derniers dans toutes les affaires publiques.

Un parti des anciens combattants, alors ? Absurde ! Ce n’est pas une opinion d’être ancien combattant pas plus que d’être Français. L’un est le hasard d’un acte d’état civil, l’autre le hasard d’un conseil de révision. Un voisin qu’on dit « embusqué », n’a pas été au front parce qu’il a une maladie de cœur qui l’emportera à 40 ans. Il est aussi bon citoyen, aussi intelligent qu’un autre ; et toi, qui l’insultes et qui lui mets sous le nez ton étoile rouge, te voilà bien faraud, maintenant que tu « en » es revenu, avec ta gloire et qu’à lui ne reste que sa maladie de cœur !…

Mais souviens-toi de cette mitrailleuse qui te prenait en flanc, aux Éparges, et des copains qui « trébuchaient sur la mort comme sur une pierre ! »[1] Souviens-toi du canon de Verdun et dis-moi si tu n’as jamais envié la maladie de cœur de ton voisin ? Allons, pas de gloriole, pas de hochets, pas d’air de gendarme décoré de Madagascar, rien qui sente le vétéran (ce débris ronchonneur), mais une façon grave et simple d’orphelins de la France qui, tout jeunes, ont eu à prendre des responsabilités (leurs aînés ayant failli) et qui, ayant regardé devant eux l’énorme ruine à rebâtir, écartent gentiment, sans se fâcher, les vieillards inefficaces, n’affectent aucun mépris pour les « embusqués » de la veille (n’en exceptant que ceux qui se sont cachés derrière leur patriotisme), et méprisant la gloire, mot creux, appât de boucher, n’invoquent que leurs grandes souffrances, comme titre à la confiance de la nation.

Car la grande souffrance élève et raffermit, éclaire ceux qu’elle ne peut broyer. Voilà comment, avoir fait cette guerre, sera un titre ; on saura que, pendant plusieurs années, des espèces d’ermites boueux et ensanglantés auront flétri amèrement les vices d’une Société qui faisait de leur chair et de leur dignité un usage si insolent, qui prodiguait si follement cette chose lente à croître et délicate, qu’on appelle un homme, et qui auront compris à la fois l’infamie d’un certain nombre de concepts jusqu’alors vénérables, et la justesse d’un certain nombre d’idées jusqu’alors tenues pour utopiques.

Avoir été à la guerre voudra signifier non pas une collaboration à des gestes sonores au souvenir desquels on affectera le traditionnel ton fat du guerrier, mais une participation à une lente et grave réflexion où deux congrégations laïques auront, accroupies dans l’ordure obscure des cantonnements et des abris, élaboré, sous les déferlements, la loi nouvelle.

Intellectuels et manuels mélangés dans l’abjection auront fusionné. Les uns auront enseigné aux autres leur révolte rationnelle et documentée, les autres auront révélé à leurs camarades le simple mystère de la loi du cœur. Les paysans auront fait connaissance avec les ouvriers. Et enfin, les uns et les autres, ils auront vu de près l’ennemi qui aura cessé d’être un principe de haine abstraite pour devenir un être humain couvert de boue (comme eux), rongé de misère (comme eux), exploité par des maîtres (comme eux) et, comme eux aussi, rêvant d’un changement social…

N’aurait-on vécu que six semaines cette vie-là, elle laisse dans la plupart des hommes une trace qui, si bien effacée qu’on la croie, reparaît comme autrefois la marque sur l’épaule des forçats, au premier choc.

Mieux encore, à Verdun, en Champagne, Picardie, Flandre, Artois…, les plus sensibles et perspicaces auront connu l’éblouissement de Paul de Tarse sur le chemin de Damas, de Clovis au milieu du fracas de Tolbiac et, avec la même ferveur — j’en pourrais nommer plus d’un — ils ont juré de donner leur vie (s’ils en revenaient), à la grande œuvre d’une Europe cohérente, sans capitalisme, sans impérialisme, et populaire.

Les autres, ceux qui n’auront pas connu dès le champ de bataille ce choc presque mystique, ils s’éveilleront peu à peu à l’horreur de cette guerre qu’ils auront faite ; ils la haïront mieux en souvenir que dans l’égarement de la mitraille ; ils la jugeront, et derrière l’horreur de la guerre, vient la sagesse, puis l’action.

  1. Lise, de Luc Durtain.