L’Ancien Maître
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 579-611).
L’ANCIEN MAITRE

Je me trouvais, au printemps de l’année dernière, voyager dans la partie méridionale des États-Unis, et le hasard fit que je m’arrêtai dans une petite ville de Géorgie dont je ne puis pas écrire le nom ici, j’expliquerai tout à l’heure pourquoi. J’avais le projet d’y rencontrer un ancien officier de l’armée du Nord, ami particulier de Lincoln, et dont on m’avait dit qu’il me montrerait quelques très belles lettres inédites du grand président. Je l’appellerai simplement le colonel Scott, petit déguisement qui ne le déguisera guère là-bas, pour ses intimes. Mais j’ai promis de ne pas écrire non plus son vrai nom. L’ami commun, qui m’avait, à Washington, donné une lettre pour lui, m’avait prévenu :

« Attendez-vous à voir le plus compliqué des hommes, un homme many sided, comme nous disons en Amérique. Vous en jugerez. Il est originaire du Massachusetts, et il y a du puritain en lui. Il a fait la guerre, et il y a du soldat. Il a étudié la médecine, et il y a du savant. Puis il est entré dans les affaires. Il a dirigé une grande fabrique de boutons de livrée, et il y a de l’industriel dans son cas. Et il y a encore du propriétaire de campagne, du gentleman farmer, depuis qu’il a acheté une grande plantation dans le Sud : c’est la santé de sa fille qui l’y a décidé. Et il y a surtout un homme excellent, bon, charitable et très droit, avec toutes sortes de curieux souvenirs sur Lincoln d’abord, puis sur Grant, sur Hooker, sur Sheridan… Enfin, vous causerez avec lui… »

J’ai beaucoup causé avec le colonel, en effet. J’ai feuilleté les lettres de Lincoln et recueilli dans ces conversations bien des détails qu’un chroniqueur de la Guerre de Sécession utiliserait. J’avoue que je les donnerais tous, — persuadé que la plus simple anecdote se fausse en passant même par la bouche la plus véridique, — oui, je les donnerais tous pour les quelques scènes de mœurs locales auxquelles j’ai assisté en sa compagnie. Il m’a autorisé à les raconter, après beaucoup d’hésitations, et en m’imposant cette double réticence sur lui-même et sur la ville où s’est déroulé ce petit drame. Telle quelle, et avec ce demi-anonymat, cette « expérience », pour employer encore un terme du pays, m’a paru résumer en elle mieux que bien des pages d’analyse certains traits singuliers de caractère américain et quelques-uns des rapports nouveaux entre le Nord et le Sud. Aussi voudrais-je la rapporter aujourd’hui simplement, et sans y rien changer que ces deux détails, de mince importance pour la portée même de l’histoire.


J’arrivai donc à Philippeville, — c’est le nom que le lecteur voudra bien accepter pour cette petite cité de Géorgie, — vers le milieu du mois de mars. Ma première action fut de demander l’adresse du colonel. On me dit qu’il habitait à deux milles environ de la ville, mais que je devrais lui écrire pour ne pas le manquer.

— Il est passionné pour la chasse, ajouta M. Williams, l’hôtelier qui me donnait ces détails, et il reste des trois et des quatre jours sans rentrer. Vous savez, monsieur, que nous avons les plus belles chasses d’Amérique : des daims, des canards et des dindons sauvages, des perdrix, des cailles, et pas une bête dangereuse, pas un ours, pas un puma. Ah ! Philippeville bat toutes les villes du Sud.

— Pas de bêtes dangereuses ? fis-je, et les alligators, et les serpens à sonnettes ?

— Ils sont tous là-bas, en Floride, me répondit-il, oui, mon cher monsieur, il y a vingt ans que je reste tout l’hiver ici et tout le printemps. Je n’ai jamais vu d’autres serpens que des couleuvres…

Le digne M. Williams négligeait d’ajouter que durant ces vingt ans de séjour, il n’était pas sorti cent fois de son hôtel. Il avait d’ailleurs réalisé là un idéal d’installation confortable pour ses voyageurs, qu’il traitait comme des amis, aussi soucieux de leur bien-être et de leur distraction que s’il eût été un véritable châtelain de campagne hébergeant un groupe d’invités. Vous ne rencontrerez nulle part, sinon aux États-Unis, ce type du propriétaire d’hôtel, qui dîne en habit chaque jour dans la salle commune vis-à-vis de sa femme en grande toilette, et tous deux passent la soirée ensuite dans le hall commun, parmi leurs hôtes, aux sons d’un orchestre loué pour la saison. Je dois croire cependant que chez le propriétaire de Williams House, Philippeville, Ga, la charité envers mes inquiétudes de promeneur peu habitué aux hôtes féroces l’emportait sur la véracité. Car j’avais à peine séjourné quarante-huit heures dans l’endroit, et déjà fait connaissance avec un de ces monstres, relégués si complaisamment en Floride. J’ajouterai que la limite qui sépare l’État de Géorgie de celui de Floride est à trois heures de voiture de Philippeville, et un alligator ou un serpent à sonnettes de la grande espèce peuvent franchir cette distance, sans se fatiguer, dans leur matinée ou leur après-midi, lorsque le dur soleil réchauffe leur sang trop froid et que la faim ou l’amour les tourmente. Admettons donc que l’animal dont je vais parler était venu de cette terrible Floride, et que M. Williams n’avait pas menti.

Aujourd’hui je rassemble ces souvenirs loin de ce climat brûlant, dans ce Paris où les bêtes les plus sauvages marchent sur deux pieds et se font habiller chez les bons tailleurs ou les couturiers de marque, j’ai peine à croire moi-même que je ne mens pas et que j’ai bien réellement, voici quelques mois, au lendemain de mon arrivée à Philippeville, pris cette petite voiture légère, — que, bien réellement aussi, cette voiture a suivi la longue rue bordée de cases de bois et peuplée de nègres ; — que bien réellement nous avons traversé, mon cocher noir et moi, tout un grand morceau de forêt de térébinthes, parsemée de chèvrefeuilles en fleur, hauts comme nous, pour arriver à une barrière tournante à claire-voie sur laquelle étaient écrits ces simples mots : Scott’s Place. Je me revois, comme dans un rêve, descendant de la calèche et m’engageant, à pied, le long d’une allée sinueuse, entre de grands arbres de même essence. Je revois, à l’extrémité, la maison, large et basse, évidemment celle du maître. Elle était tout en bois, comme les cases des nègres de Philippeville, mais d’un bois vernissé, laqué de jaune, avec un toit de bois peint en rouge sombre. Un promenoir, de bois aussi, peint en blanc bleuâtre, courait tout autour. Je n’eus pas la peine de sonner et de demander le seigneur de cette gentilhommière du Sud, si paisible et si coquette avec son unique étage, et sous le revêtement de ses roses grimpantes. Une troupe de quinze à vingt nègres, hommes, femmes et enfans, se serrait devant l’escalier. Ce cercle de têtes noires environnait un homme de soixante ans peut-être, très grand, très rouge, mais robuste encore et svelte dans son costume de chasseur, avec ses guêtres montantes de cuir et son veston de velours à grosses côtes. Le colonel, car c’était bien lui, ne s’aperçut pas plus de mon approche que ces nègres qui le regardaient, avec une attention haletante, vaquer à une étrange besogne. Il était penché sur une grande boîte de bois blanc, fermée de lattes disjointes. Elle devait contenir un animal singulier et singulièrement irrité, à juger par le bruit qui s’en échappait : celui d’une râpe frottée furieusement contre une substance très dure. M. Scott tenait à la main droite un bâton à l’extrémité duquel il avait fixé un énorme morceau de ouate et il promenait ce tampon à travers les interstices de la boîte, en l’imbibant de temps à autre avec le contenu d’une grande bouteille noire remplie d’un liquide de la couleur de l’eau. Je reconnus presque aussitôt l’arôme fade et sucré du chloroforme. Quelle était la bête que le colonel essayait d’endormir ainsi ? Le bruit de la râpe se fit un peu plus faible, plus faible encore. On l’entendit s’apaiser comme les gémissemens d’un malade envahi par un puissant anesthésique. Un nègre dit : « Il dort maintenant… » Le colonel versa le fond de la grande bouteille à même la boîte qu’il fourragea avec le bâton pour bien s’assurer de ce sommeil, puis, empoignant une tenaille, il arracha une des planches du couvercle et renversa la boîte. J’en vis sortir une tête d’abord, immobile, une monstrueuse tête de serpent, large comme ma main, triangulaire et plate, avec des glandes renflées. Elle pendait, inerte, comme flottante, à l’extrémité d’un cou dont la peau de dessous tremblait, molle et blanche, et le corps de la bête se déroula, s’écoula tout entier, long de huit pieds peut-être, plus gros qu’un bras et terminé à son extrémité par une petite queue composée d’une douzaine d’anneaux, comme taillés en rond dans de la corne grise. L’aspect de ce serpent à sonnettes était si hideux, si vraiment digne du nom de crotalus atrox donné par le naturaliste à cette variété, qu’il y eut parmi les nègres le remous d’un recul devant cette bête, pourtant inoffensive à cette minute. Le colonel, lui, avec la rapidité d’un opérateur qui sait que les instans lui sont comptés, ouvrit de son bâton la bouche formidable du monstre. Il la maintenait ainsi, la mâchoire levée et rose d’un horrible rose de chair vivante, avec la mince langue bifide comme collée au palais. Je le vis qui, de sa main libre, empoignait un instrument de métal, un de ces daviers dont se servent les dentistes. Le voilà qui assure la pince sur un des crocs de cette gueule qui s’ensanglante. Un premier effort, et il secoue sur le sol un des crocs du monstre, puis le second, puis un troisième, puis un quatrième, quatre longues aiguilles d’ivoire recourbées, horribles et délicats outils de morsure, qui, à cet instant même, contenaient assez de venin pour que de s’en piquer fût être assuré de mourir. La bête cependant continuait de dormir avec une bave de sang sur le bord refermé de sa bouche. Le colonel la saisit, de sa main velue, par le milieu du corps. Il rejette le paquet inerte dans la boîte, recloue le couvercle de trois coups de marteau, ramasse une par une les dangereuses défenses qu’il pose soigneusement sur le tambour de bois du perron, destiné aux cavaliers, et appelant un des nègres :

— Ce gros garçon (this big fellow) sera un peu étonné quand il se réveillera. Débarrassez-m’en, et ne prenez pas l’habitude de m’en présenter un nouveau chaque semaine…


À la seconde même où il venait de prononcer ces mots, ses yeux me rencontrèrent, des yeux tout gris et qui brillaient d’un singulier éclat de jeunesse dans sa face rouge. Il n’hésita pas plus sur mon identité que je n’avais hésité sur la sienne. La lettre d’introduction que je lui avais fait tenir le matin en lui annonçant ma visite pour l’après-midi, ne lui permettait guère le doute. II me salua par mon nom en me serrant la main et il me dit en français, sans autre préambule, avec cette immédiate familiarité américaine :

— C’est le sixième que j’opère ainsi depuis deux ans et le troisième de cette année. Voilà pourquoi je leur ai parlé comme j’ai fait. Ce Jim Kennedy qui ramasse cette boîte est le propriétaire d’une collection de monstres qu’il apprivoise je ne sais comment. Il va les montrer de ville en ville, de village en village, et gagner en quelques semaines de quoi ne plus travailler pendant des mois. C’est tout leur caractère à ces noirs, continua-t-il en haussant les épaules ; aussitôt qu’ils ont de quoi manger, vous ne leur feriez pas remuer le petit doigt…

— Mais s’ils sont heureux ainsi, colonel ? lui répondis-je.

— Heureux ? répéta-t-il avec brusquerie ; heureux ? Mais oui. ils ne le sont que trop. Seulement, c’est d’un bonheur de brute et qui les dégrade plus encore que l’esclavage. Oui, monsieur, affirma-t-il avec une insistance où je retrouvai le puritain dont on m’avait parlé, ils valaient mieux quand ils étaient esclaves, vous pouvez m’en croire. J’ai été un de ceux qui ont suivi M. Lincoln avec le plus d’enthousiasme. Et je ne discute même pas cela. Non, je ne discute pas. On n’est pas un homme quand on admet qu’il puisse y avoir un seul esclave au monde, dix-huit cents ans après Christ. Mais nous avons cru que nous avions fini quand nous les avons délivrés. C’eût été trop simple. Notre devoir commençait alors. Nous n’avons pas réfléchi qu’un être de race inférieure, comme ceux-là, ne passe point du coup à une condition supérieure sans danger. Vous verrez de tristes choses, monsieur, dans notre Sud, si vous y voyagez. Mais je vous tiens sous ce soleil de deux heures, qui ne me fait rien à moi et qui doit vous brûler. Vous allez entrer dans la maison. Je vous présenterai à miss Scott… C’est une très modeste maison. Elle vous donne bien l’idée de ce qu’était une habitation d’un propriétaire d’esclaves en Géorgie, il y a quarante ans… Tout autour, vous voyez, il avait les cabanes de ses nègres. J’en ai gardé trois ou quatre. La cuisine se faisait dans ce petit bâtiment en dehors. Ici les écuries. J’ai seulement remis en état ce que les Chastin ont laissé. Vous reconnaissez un nom français ? C’était celui de la famille qui vivait là. Le dernier est mort voici cinq ans. Ils venaient de la Nouvelle-Orléans… Croiriez-vous qu’après la guerre, ruinés par l’affranchissement de leurs esclaves, et n’ayant pour subsister que cette terre, ils ont duré ici plusieurs années, sans presque en sortir, sans la travailler, tuant un cochon de temps à autre, chassant un peu, mangeant les tomates du potager que leur cultivait un pauvre nègre qui n’a jamais voulu les quitter. C’étaient des gens de cœur et de braves maîtres, et cela n’empêche pas qu’ils avaient vendu l’un après l’autre les sept enfans de ce bonhomme… Il a dû vous ouvrir la barrière.

— Ce personnage tout petit, presque comique, avec des cheveux et une barbe qui sont comme de la mousse grise, comme du lichen sur cette vieille face parcheminée ?

— Lui-même, dit le colonel. Hé bien ! voyez à quel degré l’esclavage dénature l’homme. Celui-là n’en a jamais voulu à ses maîtres de cette vente. Il trouvait et il trouve tout naturel qu’ils aient disposé de ses fils comme de petits veaux ou de petits porcs. Il les aimait, ses maîtres, et ses maîtres l’aimaient !… C’est inconcevable d’inhumanité… Mais asseyez-vous. Je vais chercher ma fille. On m’a appelé juste au sortir de mon lunch pour cette besogne. Vous n’allez pas noter ce rôle de dentiste de serpens à sonnettes comme une caractéristique des colonels de mon pays, j’espère. Ces noirs sont si imprudens. Ça leur épargne toujours quelques chances de recevoir une mauvaise morsure.

Nous étions entrés, en devisant de la sorte, dans une antichambre décorée de deux têtes énormes de caribous, glorieux trophées qui prouvaient que le colonel avait promené sa passion de la chasse dans les neiges du Canada comme il la promenait au soleil de la Géorgie. Le salon sur lequel donnait cette antichambre et où mon hôte me laissa seul, était une longue pièce meublée de fauteuils munis de bascules et destinés au délicieux exercice du rocking. Sur les murs, des photographies encadrées rappelaient des voyages lointains. Je reconnus, au hasard du premier coup d’œil, la mosquée d’Omar à Jérusalem, le Parthénon, la Sainte-Agnès d’Andréa qui se trouve sur une des colonnes du dôme de Pise, la Fontaine des Lions à l’Alhambra. Un gigantesque Bouddha de bois laqué faisait planer sur ces témoignages d’une existence errante et active le vague sourire du prophète de l’immobilité et du Nirvana. J’ai su depuis qu’entre temps le colonel et sa fille avaient fait deux fois le tour du monde. Un portrait à l’huile peint à un cinquième de la grandeur naturelle, assez gauchement mais franchement, montrait M. Scott à vingt-cinq ans, sous son dolman de cavalier de l’armée du Nord. Il était reconnaissable, même après ce quart de siècle, avec sa rude figure d’officier improvisé, pareille dans son indomptable énergie à celle des généraux de notre première Révolution. Je n’eus pas le loisir de me livrer à un examen plus minutieux de ce salon, ni de lire les titres des livres rangés dans la bibliothèque basse à compartimens inégaux. La porte coulissée venait de s’ouvrir, et je voyais entrer le colonel lui-même, poussant devant lui, avec des délicatesses de garde-malade, un fauteuil roulant où était assise une femme d’environ vingt-cinq ans.

La vue de toute infirmité irrémédiable, si cette infirmité se trouve unie à la jeunesse, remue dans l’âme une corde profonde. Lorsque cette jeunesse ainsi atteinte dans sa fleur est celle d’un être parfaitement bon et parfaitement beau, cette pitié se fait plus douloureuse encore. Miss Ruth Scott montrait au regard, quand on ne voyait d’elle que son visage, de ces grands traits, délicats et larges à la fois, qui résistent à la flétrissure des années, un teint où éclatait la force d’un sang magnifique, une bouche ourlée et fine, dont le sourire découvrait des dents sans une tache, — celles de son père. Ses yeux d’un bleu clair, un peu plus tendre que le bleu des yeux du colonel, disaient le cœur le plus loyal, le plus aimant des cœurs de femme, un cœur aussi fier que délicat, et sur son front d’une coupe si noble, c’était la poussée d’une opulente, d’une incomparable chevelure, des torsades d’un or fauve, épaisses et puissantes, de quoi dérouler un glorieux manteau de lumière sur des épaules de déesse. Hélas ! La plus humble, la plus implacable des maladies, presque la plus ridicule à nommer pour une fille de cet âge et de cette splendeur, — un rhumatisme déformant, nouait ses pieds que l’on ne voyait pas sous les châles, et lui interdisait de marcher, tandis qu’elle montrait sans coquetterie des mains cruellement enflées aux articulations, de pauvres mains d’infirme, qui ne pouvaient plus ni manier une plume, ni tenir une aiguille. Et cependant une résignation souriante, mieux que cela, une joie sérieuse et sévère se lisait sur ce visage, qui eût dû, semble-t-il, exprimer toutes les mélancolies d’une destinée de martyre. Je ne tardai pas à comprendre d’où dérivait cette sérénité d’esprit dans une infortune si grande et impossible à seulement soulager. Miss Ruth n’avait pas encore prononcé dix phrases qu’elle m’avait révélé le secret de sa force intérieure. Elle était, comme son père, obsédée par la responsabilité des gens de sa race vis-à-vis des noirs, et tout de suite je pus reconnaître en elle, comme chez son père, cette fièvre de prosélytisme qu’il est si difficile pour un Latin de ne pas considérer avec quelque défiance. L’histoire des Anglo-Saxons serait inexplicable sans cet instinct héréditaire de la mission active et personnelle dont miss Scott n’était qu’un exemplaire entre des milliers, plus touchant que beaucoup d’autres, à cause de sa propre infortune. J’ai dans l’oreille, maintenant encore, sa voix un peu rude où frémissait, comme chez son père, la brusquerie d’une conscience toujours tendue pour l’apostolat, et je l’entends me dire, à propos de ces pauvres nègres dont j’avais du moins vanté l’insouciante incurie :

— Non, ce n’est pas toujours vrai. Il y a des tragédies de race, même aujourd’hui, qu’on ne soupçonne pas… Voici dix ans, je faisais mes études à Boston. Une fille de couleur vint se présenter à notre collège. La directrice avait des idées de justice. Elle nous fit toutes venir pour nous demander de lui promettre que nous traiterions la nouvelle venue comme une des nôtres. Sinon elle ne la recevrait pas. Elle nous laissa une heure pour nous décider à cette promesse. Nous délibérâmes toutes ensemble, et comme les avis étaient partagés, nous décidâmes de voter et de nous soumettre à la décision du scrutin. Il fut favorable à l’étrangère. N’eût-il pas été cruel, je vous le demande, de la priver d’un peu de culture à cause de son sang, d’autant que son père était un médecin distingué ? Elle resta quatre ans parmi nous. Elle était intelligente, ce que les noirs sont souvent, et très droite, ce qu’ils ne sont pas toujours. Nous l’aimions beaucoup. Même celles qui n’avaient pas voté en sa faveur tinrent leur parole et ne lui firent jamais sentir qu’elles la considérassent autrement qu’une blanche. Enfin, elle était heureuse. Son père mourut et la laissa sans fortune. Elle dut retourner à Savannah, dans la famille de son grand-père. Là, cette enfant, habituée à vivre dans la meilleure société du Nord, ne trouva pas une personne décente qui voulût la recevoir et même la connaître. Il lui fallait fréquenter uniquement des gens de sa race, tous inférieurs, grossiers, brutaux, se sachant tels, et sans instruction, sans éducation… Elle a tant souffert qu’elle a fini par un crime. Elle a commis un suicide. Elle s’est jetée à l’eau. N’est-ce pas une tragédie, comme je vous disais, et affreuse ?…

— Mais pourquoi n’est-elle pas restée dans le Nord ? demandai-je. Est-ce qu’elle n’aurait pas pu s’y marier ? — Cela non ! fit le colonel à son tour, et je le comprends. Ces mariages entre noirs et blancs ne sont pas admis chez nous, et c’est juste. Dieu n’a pas voulu que ces sangs se mélangent, et la preuve, c’est que les mulâtres sont presque toujours des hommes si mauvais. Non, il ne s’agit pas de corrompre la race blanche par la race noire, mais de faire avec cette race, si longtemps avilie, un monde d’hommes qui soient des hommes, de citoyens qui soient des citoyens, enfin quelque chose d’autre que des enfans ou des animaux…

— Mais ils sont déjà chrétiens ? l’interrompis-je.

— Et bons chrétiens, reprit miss Ruth ; il faut les entendre chanter leurs cantiques où ils parlent du vieux Paul et du vieux Moïse, comme de gens qu’ils auraient connus, et quelquefois ces cantiques sont d’une poésie !… Vous rappelez-vous, mon père, celui sur les os ? avec son air si adapté à ses belles paroles ?… Si vous le chantiez ?…

— Je vais essayer, dit le colonel, et il s’assit au piano, sans plus de façons. À quel âge avait-il trouvé le loisir d’apprendre assez de musique pour jouer et chanter avec agrément ? Il préluda, cherchant ses notes, de ces mêmes doigts souples qui avaient tenu l’épée de l’officier, la lancette du médecin, la plume du grand administrateur, et que j’avais vus, une demi-heure plus tôt, enfoncer le davier dans la gueule du serpent à sonnettes ! C’était un air doux et sourd, une de ces mélodies étouffées où il passe l’écho d’une mesure monotone, battue sur une peau tendue de tambour, pendant les nuit chaudes. Et les paroles disaient à peu près ceci : « Je sais que ces os sont à moi, — qu’ils sont à moi, — et qu’ils ressusciteront, — dans ce matin-là… » Quelle phrase d’une pénétration navrante et singulière, quand on pense qu’elle a dû être inventée et chantée par des esclaves, de pauvres esclaves qui n’avaient en effet à eux que ces os, que cette armature de leur squelette, impossible à leur arracher du corps pour la vendre ! Quelle misère et quelle espérance !

— Et ils faisaient claquer les os de leurs talons et de leurs genoux, la nuit, quand nous les entendions chanter ce cantique-là, le long de notre maison, reprit miss Scott. Mais, si vous aimez ce cantiques, nous vous en chercherons d’autres.

— Il y a une chanson, répondis-je, que je n’ai jamais entendue et que vous devez savoir, colonel. J’imagine que les nègres doivent la chanter aussi, puisqu’elle a été l’hymne de leur délivrance. C’est la marche de John Brown…

Ce n’était pas sans intention que j’avais demandé à mon hôte, le voyant si complaisant, cet admirable chant guerrier qui m’a toujours paru si impressif dans sa mâle nudité : « Le corps de John Brown — va pourrissant dans sa tombe, — Gloire ! Alléluia ! — Mais son âme marche en avant. » — Je comptais que cette Marseillaise de l’armée du Nord me servirait d’occasion à quelques récits de bataille, comme les héros aiment à en faire. C’était mal juger l’étonnante simplicité de celui-ci. Il parut un peu étonné de ma fantaisie, comme si ce couplet de John Brown était une chose démodée et sans intérêt — Chestnut, une vieille châtaigne, c’est un de leurs mots. Pourtant, il se pencha de nouveau sur le piano, et il entonna l’hymne guerrier. C’est une mélodie très nette, celle-là, très vive et presque gaie. Elle exprime la confiance en soi, une confiance presque joviale, et le courage au service d’une cause très juste. Je regardais le chanteur pendant qu’il prononçait ces mots associés pour lui à des souvenirs sanglans. Il chantait l’air comme il est écrit, jovialement, avec une physionomie de s’en amuser qui déconcerta moins mes idées, que son offre, aussitôt après, de me chanter la marche du Sud : « La terre de Dixey, » — un véritable air de danse, celui-ci, guilleret, agile et frivole. Le colonel prenait un plaisir égal à se les rappeler tous les deux, tant cette guerre civile était pour lui un événement d’un autre âge, presque un spectacle rétrospectif, d’un ordre purement pittoresque, et, quittant le piano pour balancer son grand corps souple dans un des fauteuils à bascule, il disait :

— Il vous aurait fallu entendre chanter ces deux chansons par des milliers d’hommes le long des routes… C’étaient de braves gens, allez, les uns et les autres, et de fiers soldats, à la fin. J’ai vu ces armées se faire, se construire jour par jour, heure par heure, comme une ville neuve… Je me souviens. Dans les tout derniers temps, un officier français qui assistait à une de nos parades me demanda : — Maintenant que vous avez cette belle armée, par où allez-vous commencer ? Par le Canada ou par le Mexique ? — Nous allons commencer par les renvoyer tous travailler… lui ai-je répondu. — Et c’était vrai. À la fin de la guerre, nous avions douze cent mille hommes, et, six mois après, cinquante mille… Et il eut un beau rire d’orgueil national. Il était plus fier de ce licenciement que de vingt victoires. Puis, sérieux et revenant à son point de vue, comme un véritable Américain : Mais, conclut-il, nous n’avons tout de même pas fait assez pour les noirs. Il ne fallait ni leur donner les droits qu’on leur a donnés, ni les délaisser si complètement.

— Est-ce qu’on peut améliorer une race ? interrompis-je. Au Canada, dont vous venez de prononcer le nom, et près de Montréal, j’ai visité un village d’Iroquois convertis. Leur prêtre me disait qu’il est impossible de les instruire au delà d’un certain point. Il y a comme une limite de culture inscrite d’avance dans le sang de chacun de nous…

— Encore faudrait-il l’atteindre, dit vivement miss Ruth. — Je sentais dans sa voix le petit frémissement de malaise, presque de colère, que l’évidence des fatalités physiologiques inflige aux âmes d’apôtre. Vous changerez peut-être d’idée, continua-t-elle, quand vous aurez vu l’école que nous avons fondée à Philippeville. Je vous la montrerai un de ces après-midi, si vous restez quelques jours…


Lorsque je quittai le colonel, nous avions, en effet, fixé un rendez-vous pour cette visite. Je devais prendre mon lunch chez lui et nous gagnerions l’école en compagnie de sa fille, qu’un ingénieux appareil perfectionné par lui permettait de transporter d’un fauteuil dans une voiture. Il me racontait ce que nous ferions cet après-midi là, tout en me reconduisant vers ma voiture à moi à travers son parc. Nous avions pris un chemin différent de celui par lequel j’étais arrivé, et comme nous passions devant un petit enclos rempli d’arbres et fermé de murs assez bas :

— Voilà, me dit mon guide, le cimetière où tous les Chastin sont enterrés depuis cent cinquante ans. Voulez-vous voir leurs tombes ? Ces coins-là sont des restes de cette vieille Amérique que les voyageurs oublient trop souvent pour n’étudier que la neuve… Cette dernière pourtant ne s’explique pas sans l’autre…

Nous entrâmes donc dans ce cimetière. La violente végétation méridionale faisait en ce moment de ces quelque trente mètres carrés une immense corbeille de fleurs. Des jasmins sauvages, des aubépines, des chèvrefeuilles, des narcisses y poussaient dans le plus glorieux pêle-mêle. Des glycines montaient aux arbres, et des roses jaunes, de ces miniatures de roses que l’on appelle des banksias, grimpaient par larges touffes le long des noirs cyprès. Des pierres apparaissaient, rongées de vétusté, dans ce jardin de jeunesse, de printemps et de parfum. J’écartai les branches fraîches et les douces fleurs pour déchiffrer quelques épitaphes. La plus neuve de ces pierres, dressée sans aucun doute par les soins de M. Scott, était décorée d’un sabre sculpté. J’en lus l’inscription, et je vis que c’était la tombe du dernier des Chastin, et que ce suprême héritier du nom avait été colonel, lui aussi, mais dans l’armée confédérée. Tout à côté, et sur une autre tombe qui disparaissait à la lettre sous la végétation, je distinguai la date de 1738 et ces mots : « Nouvelle-Orléans. » Je compris que le successeur des maîtres disparus avait eu la pieuse idée de faire reposer à côté l’un de l’autre le fondateur du domaine et son descendant. Ce qu’il tenait d’humanité dans cet enclos me remua le cœur. Une lignée de Français dormait là tout entière. Elle avait été puissante, et personne ne restait pour leur rendre hommage, sinon un ennemi généreux qui possédait leur héritage. Et le printemps prodiguait ses splendeurs dans cet asile funèbre, avec cette glorieuse indifférence de la nature que l’on hait quand on est tout jeune, que l’on aime quand on commence de vieillir. De sentir le peu que nous sommes nous aide à recevoir la défaite inévitable d’une âme pacifiée. Quoique, en sa qualité d’homme d’action et qui avait fait la guerre, le colonel ne dût pas éprouver tout à fait la même sorte d’émotion, ce petit enclos mortuaire, que le bourdonnement des mouches emplissait seul de bruit par cette heure lumineuse, ne le laissait pas indifférent. Il se taisait comme moi, et ce fut seulement une fois sortis qu’il reprit sa verve pour me dire :

— Vous avez vu que ce cimetière est bien entretenu ? C’est encore une de leurs anciennes esclaves qui s’en charge. On l’appelle tante Sarah. Vous la connaîtrez à notre école. Elle y fait le ménage des enfans. Cette fidélité fait leur éloge, à ces Chastin, et elle achève de me rendre cet endroit plus cher. Oui, l’on a du plaisir à penser que l’on occupe une maison habitée par des braves gens pendant quatre ou cinq générations. C’est comme de penser qu’il n’y a pas de malheureux autour de vous. Car il n’y en a pas, je vous le répète. Quand vous viendrez à l’école, nous visiterons quelques cases. Vous verrez comme ces gens ont la physionomie contente. Un peu de porc salé et des fruits, et ils se sentent aussi à l’aise que s’ils avaient tous les millions de tous les cottagers de Newport…. Mais voilà la barrière et votre voiture…

Ma petite calèche, en effet, m’attendait dans la propriété même et presque à la porte du cimetière. Je reconnus dans cette délicatesse d’hospitalité le gracieux esprit de la malade. Le colonel donna quelques instructions au cocher, et quand il me dit : « À mardi, une heure, » en me serrant la main, je dus réprimer ma tentation de lui répondre : « Mardi ? comme c’est loin !… » tant j’aurais voulu le revoir plus tôt. L’originalité de son caractère, la noble figure de sa fille, le pittoresque de leur demeure m’avaient saisi d’un de ces intérêts subits que les romanciers de profession connaissent peut-être seuls. C’est comme un ensorcellement de notre nature Imaginative qui nous donne un passionné désir de tout savoir sur quelqu’un, de respirer son air, de vivre sa vie, de penser ses pensées. Tandis que je revenais du côté de Philippeville, le long des routes sablonneuses, à peine si je remarquai la magnificence du paysage, absorbé que j’étais par mes réflexions sur ces deux personnages, inconnus de moi, voici quelques heures. J’admirais combien l’ardeur puritaine dont avaient été dévorés leurs ancêtres les brûlait encore d’une flamme inextinguible. Je retrouvais dans leur fièvre d’apostolat l’atavisme des passagers de la May flower. Je m’étonnais du préjugé de race, qui, même dans cet apostolat, leur eût fait regarder comme une souillure le mariage d’un des leurs avec le meilleur de leurs protégés noirs. Je pensais à la richesse, à l’opulence physiologique et morale de cette nature d’homme que cinq ou six métiers et soixante ans de travail n’avaient pas épuisée, à la tristesse de la destinée de son enfant, aux fantaisies de cette invraisemblable contrée, à cette étonnante apparition, par exemple, de Mr. Scott en train d’arracher ses crocs à un crotale chloroformé ! Enfin, cinquante idées remuaient en moi, qui me faisaient désirer de revoir au plus tôt cet homme rencontré d’aujourd’hui. Je ne me doutais pas que je le reverrais ce mardi-là dans des conditions bien différentes, très loin du lunch familial présidé par miss Ruth, et que je prendrais part en sa compagnie à une battue plus étrange que n’eût pu l’être, pour un écrivain parisien, même une chasse au serpent à sonnettes.


II

J’avais fait ma visite au colonel le vendredi. Durant les trois jours qui suivirent, il tomba sur Philippeville une de ces pluies des climats chauds qui semblent charger l’atmosphère de vapeurs plus tièdes au lieu de la rafraîchir. Emprisonné dans l’hôtel, je n’avais d’autres distractions que de regarder cette eau s’abattre par intarissables cataractes, et de causer avec l’hôtelier. J’avais eu la malice de lui raconter ma visite au colonel et mon immédiate rencontre avec un de ces redoutables reptiles dont il se serait, je crois, obstiné à nier l’existence, même s’il en avait vu un se lover au milieu de sa pelouse à tennis.

— Ces nègres seront allés chercher ce serpent en Floride, m’avait répondu M. Williams sans hésiter. Ils ont la manie de les prendre vivans pour les vendre à quelque jardin zoologique (il disait : un zou, par abréviation). M. Scott, qui est un si brave homme, ne devrait pas leur rendre des services comme celui-là, qui les encouragent, sans compter que le serpent aurait bien pu se réveiller pendant l’opération… Mais le colonel a toujours été trop bon pour ces gens de couleur… Il en est quelquefois bien récompensé. Il ne vous a pas raconté qu’il y a en ce moment dans la prison, à Philippeville, un ancien domestique à lui, un certain Henry Seymour, qu’il avait renvoyé pour vol et qui depuis a ravagé le pays ? Il s’était sauvé dans les bois après un meurtre, et il y a vécu un an avec son winchester. Il tirait si bien qu’il terrorisait tous les autres nègres. Ces lâches lui fournissaient de quoi manger, du whiskey et des cartouches. On a fini par le prendre. Un faux ami lui mêla de l’opium dans son whiskey et le livra. On a fait son procès, à ce Seymour, et on l’a condamné à mort. Croiriez-vous que M. Scott s’est indigné que l’on se fût assuré de cet homme ainsi, et il a obtenu qu’on reculât l’exécution ? Il est parti pour Atlanta afin d’obtenir la grâce ! Il n’a pas réussi, d’ailleurs, et c’est jeudi que cette canaille sera pendue…

— Mais le colonel a dû donner d’autres raisons que cette traîtrise pour plaider l’indulgence ?

— Sans doute. Il a prétendu que Seymour avait été fait convict trop jeune. Vous avez vu des hommes en costume brun et blanc travailler le long de nos routes, avec une chaîne aux pieds ? Ce sont nos forçats. Ce garçon a fait, lui aussi, cette besogne. Je me le rappelle. Il avait dix-sept ans, c’est vrai. Mais pourquoi avait-il déjà commis deux vols, sans compter celui pour lequel M. Scott l’a congédié sans vouloir le poursuivre ?

— Dix-sept ans, répondis-je, c’est bien jeune tout de même. À cet âge on est encore bien influençable, et une pareille compagnie n’est pas pour redresser un caractère qui tourne mal…

— Welly reprit M. Williams, il y en a beaucoup qui restent à la chaîne un an, deux ans, et puis ils refont leur vie. Quand un homme a payé sa dette, nous estimons, nous autres Américains, qu’elle est vraiment payée… Ce Seymour aurait pu payer la sienne en travail. Il a préféré se conduire de telle façon qu’il doit la payer autrement, c’est son affaire… Et à ce propos est-ce que cela ne vous intéresserait pas d’assister à l’exécution ? En Géorgie, nous n’avons pas adopté l’électricité. Nous nous en tenons à la pendaison. Vous comparerez avec la France. Vous avez chez vous la guillotine, n’est-ce pas ?…

— Je ne l’ai jamais vue fonctionner, lui dis-je, et je doute que j’aie la force nerveuse de voir pendre un homme sans vider la place…

— Je demanderai toujours pour vous un billet au shériff, fit l’hôtelier, vous vous en servirez ou ne vous en servirez pas…


Il tint parole, et dès le surlendemain, qui était le lundi, j’avais la promesse du billet. Mais le soir du même jour, il m’abordait de nouveau, dans le hall de l’hôtel, pour me dire avec le visage soucieux d’un bon citoyen qu’afflige une mauvaise nouvelle et d’un logeur qui prévoit de fâcheux contretemps à ses locations : — Hé bien ! vous savez l’histoire ? vous ne pourrez pas profiter du permis. Ce damné coquin de Seymour ne sera pas exécuté…

M. Scott a obtenu sa grâce ? demandai-je.

— Non, mais l’homme s’est échappé. On le laissait trop libre dans sa cellule. Il recevait beaucoup de visites. Quelqu’un lui a passé un couteau, et cet après-midi, comme le geôlier lui apportait sa nourriture, Seymour a saisi le moment où cet homme posait le plat à terre, et il lui a planté ce couteau, là, entre les deux épaules. Le geôlier est tombé mort du coup. Seymour lui a pris son revolver, ses clefs, il a délivré sept autres noirs ou mulâtres, prisonniers comme lui. Et ces huit coquins s’en sont allés par la porte de derrière la prison qui donne dans la campagne. Ils ont eu la chance que personne ne les ait vus, en sorte que l’on n’a su leur évasion que deux heures après. Et les voilà dans les bois, par cette pluie et sur ces chemins détrempés où il n’y aura plus de traces. Dieu sait quand on les rattrapera !… N’avais-je pas raison de vous dire que le colonel est trop faible pour ces gens-là ? S’il n’avait pas demandé de sursis, Seymour aurait été pendu l’autre semaine, le geôlier vivrait, et nous n’en serions pas, nous autres, à perdre nos cliens. — J’avais une famille de millionnaires de Philadelphie qui devait arriver la semaine prochaine. Qu’ils lisent dans les journaux cette aventure, ils prendront peur et ils iront à Saint-Augustin en s’imaginant que la Géorgie n’est pas sûre.

J’étais trop habitué moi-même à la lecture de ces journaux redoutés par M. Williams et à leurs prodigieux faits divers pour m’étonner beaucoup de cette fugue. Une fois les grands centres quittés, l’Amérique continue d’être le pays des coups de main exécutés avec une audace qu’aucun danger n’arrête. En revanche, je ne m’attendais, aucunement à me trouver, moi paisible littérateur gallo-romain, mêlé à cette tragique histoire d’un bandit en rupture de geôle. Je passai la soirée qui suivit la révélation de M. Williams à me demander comment, au déjeuner du lendemain, j’amènerais le colonel à me parler de son ancien domestique. Je devinais, aux quelques mots de l’hôtelier, que ce devait être là, chez le philanthrope de Scott’s Place, un point de sensibilité tout à vif. L’étrange homme devait m’épargner cette hésitation, car ce mardi matin et dès les neuf heures, on me faisait passer sa carte avec un mot. Il était en bas qui me demandait. Je le trouvai vêtu de son costume de chasse, comme la première fois, les jambes prises dans des guêtres de cuir, et d’énormes semelles à ses bottines. Il tenait une carabine à la main.

— Je suis venu vous prier de m’excuser, fit-il sans préambule. Il nous faut remettre le déjeuner à un autre jour… Vous savez que plusieurs prisonniers se sont échappés du cachot public, entre autres un condamné à mort, un ancien domestique à moi…

— On me l’a dit, répondis-je, et même que vous avez été si bon pour ce malheureux…

— On ne vous a pas dit la vérité, répliqua-t-il, d’ailleurs cela importe peu. Ce qui importe, c’est de le reprendre pour qu’il ne recommence pas à terroriser la contrée. Nous avons tout de suite télégraphié et fait venir d’Atlanta des blood hounds,

— des chiens dressés à chasser l’homme. J’ai recruté dix citoyens pour cette besogne. À tout hasard je vous ai amené un cheval, si vous voulez être des nôtres…

— Pourquoi pas ? lui répondis-je après une minute d’hésitation, pourvu toutefois…

— Vous appréhendez quelque scène de lynchage, interrompit le colonel qui avait deviné ma pensée dans mes yeux. N’ayez pas peur, à présent, ils n’oseraient pas… Avez-vous un fusil ?

— Et sur ma réponse négative. — D’ailleurs vous n’en aurez pas besoin. Vous n’êtes pas du pays et vous ne serez avec nous que comme spectateur, c’est tout naturel. Et puis il n’y a d’armé que ce Seymour et seulement d’un colt no 48, celui du geôlier. S’il avait son winchester, je ne vous emmènerais pas. Car il ne se laisserait pas prendre sans abattre cinq ou six de nous…


Vingt minutes après cette conversation, et sans autres préparatifs, j’étais en train de suivre le colonel sur une des routes qui traversent l’énorme forêt de térébinthes plantée autour de Philippeville. Mon cheval était une bête du Kentucky, très douce et dressée à ce galop que les Américains appellent le single foot, espèce d’amble très rapide et très allant que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. Notre petit cortège était composé, je l’ai su depuis, de simples boutiquiers. Sauf les guêtres, ils étaient tous vêtus comme à leur comptoir, mais avec des physionomies d’une énergie singulière, et une habileté non moins singulière à manier leurs montures. Visiblement, ils avaient tous exercé quelque autre métier et payé de leur personne, avant de s’établir dans ce coin perdu de Géorgie, qui épicier, qui sellier, qui marchand de nouveautés, qui entrepreneur de pompes funèbres. Sauf le colonel et moi, toute la caravane chiquait. Je voyais les mâchoires aller et venir, et les canons des carabines, — tous en avaient aussi, — luisaient d’un éclat sombre auprès de ces faces remuées par ce mouvement automatique. Les chiens, huit bêtes d’assez petite taille, identiques, pour un novice comme moi, aux plus vulgaires chiens de chasse, allaient devant nous, autour de nous, à droite, à gauche, flairant, hésitant, courant, reprenant une piste, la perdant. L’orage avait cessé de la veille, et la matinée, après ces jours de déluge, était admirable de lumière humide et brillante. Quoique les routes de la forêt, tracées à même un terrain de sable, eussent déjà bu presque toute la pluie, il en était trop tombé de cette pluie torrentielle pour qu’il n’en restât point dans les portions plus ravinées, les moindres des cours d’eau qui vont vers la rivière voisine avaient débordé, et nous devions sans cesse franchir quelque ruisselet transformé en étang, où nos chevaux baignaient jusqu’au poitrail. Sans cesse aussi nous devions sauter par-dessus des troncs qui jonchaient la route. Dans ces grandes forêts de Géorgie et de Floride, les nègres ont l’habitude de prendre la résine aux térébinthes en les entaillant. Cette entaille est si profonde qu’un passage de vent un peu fort suffit ensuite à casser l’arbre, et une véritable tempête s’était déchaînée sur toute la région pendant deux fois vingt-quatre heures.

— Les noirs appellent ces troncs tombés des ouragans, me dit le colonel en m’expliquant cette jonchée nouvelle, qui, elle-même, m’expliquait les anciennes, ce pourrissement dans le sol d’innombrables fûts entre lesquels poussait une végétation vivace et violente de palmiers minuscules, étalés, comme écrasés à terre, et soudain, hors de ce tapis de larges feuillages plats, jaillissaient de ces grands chèvrefeuilles en fleur comme j’en avais déjà admiré l’autre après-midi, tout mêlés de rose et de blanc, un rose si frais et un blanc si tendre. De colossaux jasmins jaunes s’entrelaçaient aux arbres. Des violettes s’ouvraient dans les herbes, larges comme des pensées. L’aboiement des chiens, qui maintenant suivaient une piste, commença de remplir ce paysage de printemps d’une rumeur pour moi bien étrange. N’ayant pas les préoccupations civiques dont je voyais l’empreinte sur les faces des cavaliers en train d’aller au pas, la bride autour du poignet, les yeux tendus, le rifle aux mains, j’avais le loisir de songer, et je songeais en effet que l’ardent appel de ces chiens féroces était écouté avec épouvante par sept ou huit malheureux, tapis dans les feuillées, immobiles, ou bien écrasant d’une course furieuse des fleurs toutes pareilles, écartant ces branches d’un bras frénétique, haletans de terreur, pantelans de lassitude. À une minute, la meute qui venait d’hésiter de nouveau s’élança sur un chemin de traverse avec une telle fureur que bientôt nous l’eûmes perdue de vue. Le colonel nous avait ordonné à tous de nous arrêter. Il écouta quelques instans avec l’attention profonde d’un vieux routier de guerre, habitué à traduire les bruits en distances :

— Les chiens sont arrêtés, dit-il enfin, ils en tiennent un. Il faut que nous nous déployions en éventail pour les cerner et l’homme avec eux… Sur ses indications la petite troupe s’égailla en quelques minutes à travers les arbres. Je vis les cavaliers, les uns après les autres, s’enfoncer dans les profondeurs, la bride tout à fait lâchée maintenant et le fusil prêt à mettre enjoué. Les intelligens et fins chevaux semblaient avoir, eux aussi, un instinct d’aller où ils devaient aller. Le cavalier donnait une pression avec un des larges étriers de bois revêtus de cuir où il avait le pied engaîné à la mexicaine, et la bête tournait, assurant son pas dans les flaques d’eau, franchissant les obstacles des grands fûts couchés de toutes parts, sans les effleurer du sabot. Nous restâmes seuls, le colonel et moi, et nous commençâmes de nous dirigera notre tour du côté des aboiemens. Nous n’avions pas chevauché ainsi deux cents mètres que notre marche dut se ralentir. La rivière, — un de ces petits fleuves presque sans nom comme il en coule par centaines là-bas et qui sont plus larges que l’Adige ou que le Pô, — avait débordé. Elle noyait de son eau bourbeuse la partie de la forêt où nous avancions maintenant. Le colonel me précédait :

— Je connais un peu la route, m’avait-il dit, et j’ai moins de chances de laisser ma bête se casser la jambe dans quelque trou…

Je le voyais, à une tête de cheval de moi, et son corps, si leste, malgré l’âge, sur sa monture un peu lourde. Par momens il se tournait pour pencher la tête, et comme recueillir dans une de ses oreilles toute la rumeur vers laquelle nous nous dirigions. J’apercevais son profil alors, résolu, sérieux, mais empreint d’une tristesse que je m’expliquais déjà et par les indications de l’hôtelier et par son propre caractère. À cette heure même où il exécutait son devoir de bon citoyen en donnant la chasse à un brigand, il revoyait sans aucun doute ce brigand, tel qu’il l’avait eu chez lui à son service : un tout petit jeune homme, presque un enfant. Le contraste était trop fort entre le jour où il avait renvoyé Seymour de sa maison après une première peccadille, et ce jour-ci, où il conduisait à travers ces bois noyés d’inondation la troupe chargée de traquer son ancien domestique devenu un abominable malfaiteur. Avec son puritanisme de responsabilité, il était impossible que le colonel ne rapprochât point ces deux épisodes, impossible qu’il ne se dît point : « J’aurais empêché peut-être cette destinée si j’avais été moins sévère ?… » Ce souci d’une conscience inquiétée se mêlait sur cette mâle physionomie à la naturelle tension du soldat en embuscade. Tout d’un coup, cette double expression de ce martial visage s’accentua jusqu’à l’angoisse. Le colonel venait d’arrêter de nouveau son cheval, ses mains assuraient leur position sur la carabine, et il l’épaulait avec un geste d’une effrayante lenteur. Je me penchai sur l’encolure de ma bête, et voici qu’entre les feuillages des térébinthes j’aperçus le bord de la rivière, reconnaissable, dans cette énorme crue, à l’absence soudaine de végétation, — les chiens à la nage sur la nappe de l’eau presque rousse, et leurs huit gueules aboyantes, ramassées, dressées autour de la tête d’un homme. D’un bras le malheureux nageait, tandis que de l’autre il maintenait un pistolet au-dessus de l’eau. Lentement, presque imperceptiblement il avançait, essayant de lutter contre le courant et de gagner un pont submergé, dont le câble de fer était encore visible à cinq mètres. C’était la seule chance qu’il eût de traverser ce terrible fleuve, dont la force se mesurait à la vitesse des troncs d’arbres qu’il charriait par places. C’était un miracle que le nageur n’eût été frappé par aucun d’eux, un miracle qu’il gagnât sur le courant même le peu qu’il gagnait… Il devait lutter ainsi depuis longtemps déjà, et il ne se décourageait pas ! Quand la meute le serrait de trop près, terriblement unie et hurlante, mais sans le mordre, il frappait les mufles des chiens avec la crosse de son revolver. Ce coup furieux écartait cette barrière vivante de gueules implacables et lui rendait assez d’espace pour qu’il avançât encore un peu. Évidemment, il gardait son arme intacte pour un usage plus effectif, s’il lui fallait renoncer à son unique espoir de fuite. Il y avait, dans cet acharné débat contre tant de forces contraires : élémens, bêtes et gens, quelque chose de courageux et de vaincu d’avance, qui serrait le cœur. Nous étions si près de l’homme que je voyais avec une extrême netteté les lignes de son visage. C’était une face de mulâtre, plus jaune que brune, plus voisine du sang blanc que du sang noir. Les cheveux n’étaient pas crépus, ils bouclaient à peine. Le nez, au lieu de s’écraser était aquilin. Quelle hérédité avait imprimé ce masque d’aristocratie à ce voleur et à ce meurtrier ? De qui descendait cet Henry Seymour ? Car c’était bien lui. Si j’avais pu garder quelque doute après la description que l’hôtelier m’en avait faite, le trouble du colonel me l’aurait enlevé. Sa carabine continuait bien de rester épaulée, mais le doigt ne pressait pas la gâchette. L’eût-il pressée, la balle n’eût pas touché son but, tant le bras de l’ancien maître ajustant son ancien domestique s’était mis à trembler. Puis le canon de l’arme se releva sans que le coup fût parti, et j’entendis M. Scott dire à haute voix, comme s’il eût été absolument seul :

— Non, je ne peux pas tirer sur lui ainsi…

Il donna alors de l’éperon à sa bête qui s’avança encore un peu. L’eau était si profonde maintenant qu’il en avait jusqu’au-dessus du genou. Il ne pouvait aller plus loin qu’à la nage. Il était sur la lisière même de la forêt, sans aucun arbre devant lui. Il jeta un cri, et le nageur se retourna. Je vis le revolver que le fugitif continuait de tenir hors de l’eau, se diriger du côté du colonel et se relever comme avait fait la carabine de ce dernier. Seymour venait de reconnaître M. Scott, et il ne tirait pas. Cette hésitation devant le meurtre était si complètement inattendue chez un assassin professionnel, et dans de telles circonstances, que, même à cette seconde et avec la fièvre d’une pareille aventure, je ne pus m’empêcher de m’en étonner. Cet homme avait dû concevoir pour son maître un bien étrange sentiment de vénération, pour reculer ainsi devant ce coup de pistolet de plus, lui qui avait déjà versé tant de sang. Ou bien avait-il vu le geste du colonel tout à l’heure, et, certain que ce dernier ne ferait pas feu, estimait-il insensé de perdre une de ses cinq balles ? Ou bien encore cet excellent tireur se rendait-il compte qu’il était incapable de viser juste en nageant ainsi ? Je ne saurai jamais les secrets motifs de cette scène d’une rapidité si tragique, dont le colonel ne parut même pas s’apercevoir. Debout sur ses étriers, et faisant de sa grande taille une cible plus atteignable encore, il criait d’une voix qui dominait et les aboiemens plus furieux des chiens, et la clameur de l’eau, et la rumeur de la forêt :

— Allons, Henry, mon garçon, vous voyez que vous êtes perdu. Il faut vous rendre. Il y a sept autres fusils qui vous cherchent et qui seront ici dans cinq minutes…

L’homme secoua la tête sans répondre. Puis, comme si la présence de ses ennemis lui eût rendu une force nouvelle, il tira sur les chiens un coup de revolver à bout portant qui en fit hurler un de douleur et reculer les autres, et, jugeant que son arme ne pouvait sans doute plus lui servir à rien, il la laissa tomber à l’eau, et il plongea, nageant des deux bras.

— Il va s’échapper, dit le colonel dont les yeux clairs se firent fixes. Il releva sa carabine, et je compris que maintenant il n’hésiterait plus. Cet héroïque effort de civisme lui fut épargné. Seymour, quand sa tête sortit de la rivière, était en effet tout près du pont, — assez près pour en saisir le câble. Encore une seconde et nous le vîmes qui plongeait de nouveau, puis il reparut de l’autre côté de ce câble. Peut-être s’il avait, aussitôt sur le pont, recommencé de plonger tout en marchant, eût-il réussi à s’échapper. Le besoin de se détendre les membres après un tel effort le fit, une fois ses pieds posés sur le plancher du pont, se redresser. Son torse apparut hors de l’eau, et au même moment deux coups de fusil partirent à notre droite, tirés par deux des rabatteurs. Une des balles toucha le mulâtre au bras, et nous le vîmes qui laissait en effet tomber ce bras comme inerte ! L’autre vint frapper la corde de fer du câble et, en ricochant, elle atteignit le bandit à la tête. Il porta sa main non blessée à son front, puis il chancela. Les quelques mouvemens qu’il fit pour s’accrocher de nouveau au câble étaient le convulsif effort de l’instinct. Il se sentait s’évanouir et glisser sous l’eau. Mais déjà le colonel avait lancé son cheval à la nage ; déjà il était à côté du blessé qu’il soulevait de sa main puissante, et il l’avait ramené parmi les arbres, à une place où l’on pût déposer Seymour à terre. Un quart d’heure plus tard la troupe entière, attirée par les coups de feu, était rassemblée autour du blessé toujours évanoui. Les chiens se glissaient entre les jambes des chevaux pour venir flairer et lécher les linges ensanglantés avec lesquels Mr. Scott essuyait les deux plaies, d’ailleurs légères, du misérable. Nous sûmes depuis que, dans l’espérance d’empêcher son exécution, il avait feint une maladie et refusé de manger durant plusieurs jours. Ce fut la vraie cause de sa perte. Plus robuste, il ne se serait pas attardé comme il avait fait ; il aurait passé le pont comme les autres une heure avant notre arrivée, et, une fois dans l’autre partie de la forêt, il eût trouvé comme eux une ligne de chemin de fer, et comme eux sans doute, escaladé quelque train en marche, à la manière des tramps professionnels. Je dois ajouter que, l’assassin pris, personne ne s’inquiéta plus de ses compagnons. On était bien sûr qu41s ne resteraient pas à errer dans les environs, ni vraisemblablement en Géorgie. L’État s’en trouvait débarrassé. — Good bye, old chums… — Bonsoir, vieux copains !… J’imagine que les braves citoyens de Philippeville eussent volontiers jeté aux fugitifs cet adieu cordial, s’ils n’avaient été occupés en ce moment à soigner leur prisonnier, dont ils tenaient à faire un exemple instructif pour tous les « messieurs colorés » des alentours.

Cependant Henry Seymour revenait à lui. Au premier mouvement qu’il fit pour se redresser, un des hommes tira son pistolet, tandis que deux autres saisissaient les jambes du blessé et les lui liaient solidement. Seymour n’essaya d’ailleurs aucune nouvelle tentative d’une résistance désormais impossible. La balle qui avait ricoché contre son front avait frappé l’arcade sourcilière et causé déjà un gonflement de la partie gauche du front jusqu’à la paupière, en sorte que l’œil droit était seul capable de s’ouvrir. Le regard de cet œil unique se fit, pour parcourir notre cercle, si féroce et si insolent, qu’un des chasseurs répondit à ce défi silencieux par une parole dite à voix haute, comme involontairement :

— C’est trop tard, homme… — It is too late, man. — Seymour ne parut même pas avoir entendu cette parole qui résumait si simplement toute sa destinée. C’était le colonel qu’il regardait maintenant et d’un tout autre regard. Sa prunelle brune avait repris cette douceur humide d’une tache noire, comme mouillée, dans une sclérotique très blanche, presque bleue, qui est propre aux gens de sa race. Je m’attendais devant ce regard à quelque phrase étrange ou touchante. Elle eût démenti la simplicité tout animale d’une pareille nature. Tout ce que le blessé éprouvait de sentimens particuliers envers Mr. Scott aboutit seulement à cette demande qu’il lui adressa d’une manière directe, comme s’il ne daignait connaître que lui :

— À boire, colonel, j’ai soif. Voulez-vous me donner à boire ?

Il y avait quelque chose de câlin, de presque enfantin dans la voix dont il parlait à son ancien maître, comme un rappel de gâteries dont il avait été l’objet jadis. Mr. Scott tira de sa poche une gourde plate qu’il déboucha et dont il mit le goulot aux lèvres du prisonnier, en lui soutenant la tête. Seymour avala quelques gorgées avidement. Son œil se prit à luire d’un éclat plus caressant, et, avec cette souplesse de sensations, égale chez ces êtres singuliers à leur souplesse de mouvement, il sourit de plaisir, comme s’il eût oublié sa rage de tout à l’heure, son crime de la veille, sa fuite éperdue de ce matin, ses blessures, la certitude de son sinistre avenir, et il dit en faisant claquer sa langue :

— Hé ! c’est toujours ce même whiskey que nous avions l’habitude de boire quand nous allions ensemble à la chasse. Il bat tout les autres. Merci, colonel.

— Et maintenant, répondit ce dernier, vous allez être sage et vous laisser panser…

— Est-ce que j’aurai encore du whiskey après ? demanda Seymour.

— Vous en aurez.

— Et un de vos cigares, colonel ?

— Et un de mes cigares.

— Faites, alors, — conclut le mulâtre qui tendit sans résistance sa tête d’abord, puis son bras. Mr. Scott avait apporté une petite trousse de campagne. Il déploya, pour nettoyer et bander les deux blessures, des adresses de vieux chirurgien, tandis que le militaire qui était en lui cherchait à s’expliquer un point demeuré obscur dans sa pensée : — Comment n’avez-vous pas passé la rivière dès hier au soir, Henry ? demanda-t-il.

— C’est que nous sommes allés jusqu’au pont de Georgestown, colonel, répondit l’autre, et les eaux l’avaient emporté. Il restait deux partis à prendre, descendre vers l’autre pont encore, celui de Berkeley farms, à vingt milles plus bas, ou remonter vers celui-ci. Nous connaissions mieux les chemins. Nous avons choisi cette seconde route et nous avons eu tort. Mais vous-même, colonel, comment avez-vous eu l’idée que nous serions de ce côté ?

— Je savais que le pont de Georgestown s’était effondré, il y a deux jours… fit M. Scott, et j’ai calculé que vous raisonneriez comme vous avez raisonné… Vous vous êtes dit : On ne nous croira pas assez audacieux pour être revenus si près de la ville. Mais ce n’est pas l’audace qui vous manque, Henry, ni le courage… Et maintenant que le pansement est fini, est-ce que je ne puis plus rien pour vous ?

— M’envoyer une bouteille de votre wiskey dans ma prison, répondit Seymour, et demander au shériff qu’il me la laisse finir avant que je m’en aille…


— Vous l’avez entendu ? me dit le colonel, comme nous revenions tous deux vers la ville. — Notre présence était inutile maintenant et nous avions laissé les chasseurs d’hommes en train de faire leurs préparatifs pour ramener le prisonnier à Philippeville. — Oui, répéta-t-il, vous l’avez entendu… Il a un courage de lion, ce garçon-là, et quelque chose d’autre, encore… Vous avez vu qu’il n’a pas tiré sur moi quand il m’a reconnu… Il va être pendu après-demain, et voilà sa pensée quand il songe à cette mort si prochaine : Se donner un dernier plaisir d’ivrognerie, et puis rien !…

— Est-ce qu’il a toujours été ainsi ? interrogeai-je.

— Toujours, répondit Mr. Scott, et il continua d’un accent sérieux où passait une douleur : Vous avez vu que moi non plus je n’ai pas tiré sur lui quand je le tenais au bout de ma carabine, et vous avez dû me trouver bien inexplicable de laisser à cet assassin une chance de se sauver. C’est bien naturel, cependant. On vous a dit que j’avais été très bon pour lui, et je vous ai dit, moi, que ce n’était pas vrai, du moins à la fin, car au commencement je l’aimais beaucoup. Puis je l’avais pris en aversion, pour un singulier motif. Il y a neuf ans tantôt de cela. C’était aux tout premiers temps de mon séjour ici, et je n’avais pas encore acheté la terre des Chastin. Je chassais beaucoup, comme maintenant, et Seymour m’accompagnait sans cesse. Je l’avais engagé dans le pays, par hasard, et j’étais très content de son intelligence, de son énergie et aussi de son caractère. Ajoutez à cela qu’il était excellent cocher. Or un jour que nous partions ainsi en forêt, ses chevaux, deux bêtes nouvellement arrivées du Texas, prirent peur et s’emballèrent. C’était un chemin dans le genre de ceux-ci. Ils n’avaient pas couru deux cents mètres que la voiture, précipitée sur un tronc d’arbre, se casse net, et nous tombons. Nous nous relevâmes sans avoir trop de mal, et comme les chevaux s’étaient aussi arrêtés d’eux-mêmes, nous nous mîmes en devoir de raccommoder notre véhicule, et surtout de ramasser mon fourniment de chasse, épars dans les herbes. Il se trouva, après un quart d’heure ; que tous les objets étaient réunis. Il manquait seulement un grand couteau dont je me servais pour découper et qui s’enfilait d’ordinaire dans les courroies du panier à provisions. Je me mets à le chercher. Je dis à Seymour de le chercher aussi… Nous fourrageons dans les herbes… Tout d’un coup, en me retournant, je vois que l’extrémité du manche de ce couteau apparaissait dans l’interstice du gilet de ce garçon. Cependant, penché sur le sol, il feignait de continuer sa perquisition. Je l’appelle et je lui prends le couteau qu’il cachait ainsi sous sa chemise. Il se met à trembler, à pleurer, et il finit par me dire : « J’ai pensé que vous étiez furieux contre moi pour avoir laissé s’emporter les chevaux, et j’ai cru que vous me tueriez. Alors j’ai volé le couteau… » Lui, que je traitais comme un fils !…

— Je comprends que vous n’ayez pas pu le supporter après cela ! m’écriai-je. De la part d’un enfant de dix-sept ans et que vous gâtiez, cette défiance était affreuse.

— N’est-ce pas ? reprit Mr. Scott. J’aurais dû penser que cette répugnante facilité au soupçon était une hérédité de l’esclavage. Les blancs avaient si cruellement abusé d’eux !… Mais non. De l’avoir vu sentir ainsi et avec cette spontanéité me donnait au contraire une horrible impression d’ignoble ingratitude. Je cessai de sortir avec lui, et presque de lui parler. Il m’aimait pourtant à sa manière, et j’en ai eu mainte preuve depuis, sans compter celle de cette matinée… De se sentir disgracié acheva-t-il de déchaîner en lui les mauvais instincts ? C’est bien possible. Bref, un bijou, une broche de diamans, je me rappelle, manqua à miss Scott. C’était Seymour qui l’avait volée, pour en faire un cadeau à sa maîtresse. Ils sont également précoces dans la débauche et dans la vanité. Je le chassai. Il vola ailleurs. Il fut pris, condamné et mis à la chaîne. Il s’y déprava, vola derechef, fut repris, s’échappa, tua. Vous savez le reste… Hé bien ! j’ai toujours eu la conviction que, si je l’avais gardé auprès de moi, même après cet épisode du couteau, en essayant d’apprivoiser cette âme sauvage, j’en aurais fait un honnête homme. — Il était bon serviteur. Il avait de la grâce et de la câlinerie… C’est justement le contraste entre cette câlinerie et ce monstrueux mouvement de défiance qui me l’avait fait prendre en haine. Tant d’hypocrisie jointe à tant de jeunesse me révoltait. Avais-je raison ?… Enfin tout cela m’est revenu quand je l’ai eu là, au bout de mon fusil, — ce fusil qu’il m’a tant porté ! J’ai bien fait de ne pas tirer. Il aura le temps de se repentir avant sa mort…


III

Des événemens comme ceux auxquels je venais d’assister ne sont pas très extraordinaires à Philippeville, dans une cité où l’on ne se souvient guère d’avoir passé une année sans quelque lynchage. Aussi la vie usuelle reprit immédiatement son cours, et, comme, au soir même de cette dramatique journée, j’allais renouveler ma provision de tabac de Richmond, je reconnus dans l’épicier qui me le vendait un des cavaliers avec lesquels j’avais couru la forêt à la recherche d’Henry Seymour. Il mâchait sa chique avec le même flegme impassible, et nous ne fîmes pas plus d’allusion à notre aventure que deux Parisiens se rencontrant au cercle, à cinq heures, ne se parlent du salut qu’ils ont échangé au Bois. Même le journal n’apportait pas au récit de la poursuite l’exagération à laquelle je m’attendais. C’est un trait du caractère des Américains : ils cessent de s’abandonner à leur naturelle outrance dès que les circonstances deviennent vraiment sérieuses et tragiques. Quant au colonel, à qui je rendis visite dès le lendemain, je sus qu’il était parti pour la chasse à la première heure, tandis que miss Ruth était allée à son école. Il n’y eut que M. Williams sur lequel l’événement parut avoir fait une impression profonde, car il ne se retint pas de me montrer une joie presque indécente. Mais il la justifia par un naïf aveu professionnel.

— Les gens de Philadelphie dont je vous ai parlé seront ici après-demain, me dit-il. Je leur ai télégraphié tout de suite la prise de Seymour. Ils auront eu la nouvelle de son arrestation en même temps que celle de sa fuite, et ils m’ont répondu par cette dépêche qui m’annonce leur arrivée… Ah ! j’ai eu bien peur… Et j’oubliais de vous remettre votre billet d’entrée pour l’exécution. Seymour n’est pas assez blessé, paraît-il, pour qu’on ne le dépêche pas demain, jeudi, comme c’était fixé. Je vous ferai savoir l’heure… Tenez, ajouta-t-il, et, tirant de sa poche un portefeuille et de ce portefeuille un morceau de papier signé du shériff et à mon nom, il me le fit voir. On a mis docteur devant parce que je vous ai présenté comme un médecin étranger qui veut voir pendre un homme pour un but scientifique.

« Voir pendre un homme, » me répétai-je machinalement lorsque l’hôtelier m’eut quitté et que je me retrouvai seul au milieu du hall, tenant en main cet étrange ticket de faveur. Je me souvins. Je froissai ce chiffon de papier que je jetai par terre dans un des coins de ce promenoir public, pour mettre cet irréparable entre la tentation d’assister à ce supplice et la voix qui me disait : « Tu n’iras pas là… » Et un quart d’heure plus tard je redescendais de ma chambre pour ramasser ce permis. Je le retrouvai, heureusement ou malheureusement, et je lui redonnai une forme présentable. Dès ce moment j’éprouvais que la tentation était trop forte et que j’irais voir cette mort. Probablement toutes les personnes cultivées qui ont eu la fantaisie terrible d’assister à une exécution capitale, ont subi les mêmes émotions nerveuses qui m’assaillirent durant les heures suivantes. Il y entre des sentimens assez complexes : une pitié d’abord pour le malheureux dont l’agonie va nous servir de spectacle, et un remords d’aller là, en effet, comme à un spectacle, une anxiété torturante à l’idée de ce que cette vision aura d’abominable et une espèce de curiosité bien humaine, dont j’oserai dire qu’elle est, au demeurant, d’un ordre assez noble. Le mystère de la mort, celui de la responsabilité, celui du droit social sont cachés derrière une pareille exécution. On va les regarder bien en face, ces trois redoutables mystères, — non plus dans la lettre froide des livres, mais dans de la chair et dans du sang. C’est en nous alors un frisson de l’être le plus intime, comme à l’approche de toutes les choses tragiques et irrémissibles de la vie. Du moins je peux affirmer que je sentais ainsi en m’acheminant, le jeudi, à midi et demi, du côté de la prison. L’exécution était fixée pour deux heures. La journée rayonnait, aussi pure, aussi printanière que l’autre. Le soleil était dur déjà, et la foule massée autour de la clôture de planches et d’arbres au centre de laquelle se dressait la prison, se serrait contre la palissade afin d’avoir un peu d’ombre. Ce retrait des gens rendait plus sinistre la solitude d’une voiture, arrêtée au milieu de la route, et sur laquelle se trouvait un cercueil tout neuf. La planche d’en haut était montée sur des clous très longs, à moitié enfoncés et dont les têtes dépassaient. Mais dans cette foule bavarde et gaie qui donc regardait cette voiture et cette bière ? Les quelque deux cents personnes assemblées là, presque toutes des nègres, considéraient sans doute la mort avec cette insouciante philosophie naturelle à leur race. C’était dans leurs groupes une conversation sans éclats, une bonne humeur facile et sans aucune de ces hystéries sinistres des alentours de la Roquette. Ces hommes et ces femmes avaient connu Seymour, ils venaient là, sans aucune idée d’être admis à l’intérieur, comme on vient demander des nouvelles d’un agonisant, avec ce besoin de savoir quand et comment la chose a fini, si naturel, si instinctif, qu’on lui pardonne sa naïve férocité. Je n’entendis, durant les cinq minutes que je demeurai là, après avoir fait passer ma carte et le mot du shériff, qu’une seule plaisanterie, d’un ordre bien innocent. Le gardien qui m’appela pour m’introduire, fit précéder mon nom de ce titre de docteur dont m’avait affublé M. Williams :

— Pauvre Henry ! dit un jeune homme, il a bien besoin d’un médecin.


Entre l’enclos et la prison, — une construction banale en briques rouges, — s’étendait un terrain vague, vide en ce moment. Trois vaches y paissaient et deux petits garçons y jouaient à la palette. Ce quotidien de l’existence, que l’on ne remarque même pas aux heures ordinaires, est toujours sinistre, quand un drame s’y juxtapose. Mais était-ce vraiment un drame ? L’aspect de la pièce où j’entrai d’abord, dans le rez-de-chaussée de cette prison, permettait d’en douter. Cinq ou six hommes étaient là, des blancs, ils fumaient et devisaient aussi paisiblement que si la potence n’eût pas été là, dressée dans une petite cour intérieure et visible par la fenêtre. L’énorme corde jaunâtre, enduite de suif, descendait d’une poutre transversale, immobile et menaçante. Ces personnages ne la regardaient même pas. Celui auquel je m’adressai pour savoir l’heure exacte de l’exécution eut pour me répondre : « Deux heures moins un quart, » le même accent de parfaite indifférence que s’il m’eût annoncé le départ d’un train.

— Et pourquoi cette heure plutôt qu’une autre ? demandai-je.

— C’est le condamné qui l’a voulu, répliqua l’homme. On lui a laissé le choix depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre de l’après-midi. Il a choisi deux heures moins un quart afin d’avoir encore son lunch…

— Avoir son lunch ! m’écriai-je, mais il n’aura pas le courage d’en avaler une bouchée…

— Oh ! il a beaucoup de nerf, dit un autre des fumeurs. Vous n’avez qu’à monter, vous verrez s’il n’est pas en. train de manger avec autant d’appétit que vous ou moi. Le shériff vient de lui apporter justement les plats lui-même, il n’y a pas cinq minutes. Mes deux interlocuteurs ne m’avaient pas trompé. Lorsque j’eus gravi les trente marches qui menaient à l’étage supérieur et que je me trouvai devant la cellule de Seymour, je le vis, à travers les barreaux de fer, qui, couché dans l’angle, l’œil droit toujours bandé du linge épingle par le colonel, recevait des mains d’un vieil homme une assiette remplie de poissons frits, une autre assiette remplie de gâteaux et une bouteille… Ce vieil homme qui lui apportait ainsi à manger était le même qui le pendrait tout à l’heure, le premier magistrat de la ville et, à ce titre, chargé des fonctions de bourreau. Sa face longue et rude était couverte d’une peau qui, au cou, se gaufrait en rides presque aussi dures que des écailles. Son teint très rouge, ses prunelles très bleues, ses cheveux encore roux dans leur blanchissement, contrastaient d’une manière saisissante avec la face basanée, les longs cheveux ondulés, la prunelle noire du mulâtre, comme sa dignité simple avec l’espèce de souplesse goguenarde que Seymour conservait dans ces dernières minutes. Pour moi, je n’avais plus d’yeux que pour ce bandit qui allait mourir, que j’avais vu défendre sa vie avec une bravoure acharnée et qui maintenant dégustait le poisson frit de ce suprême repas avec une si évidente sensualité. De son bras blessé et bandé comme son front, il maintenait l’assiette sur ses genoux. De l’autre, il déchiquetait les morceaux. Je voyais ces doigts agiles de nègre dépiauter adroitement les débris de ce poisson. Les arêtes craquaient sous ses blanches dents. L’énorme platée qu’on lui avait servie diminuait sans qu’il se hâtât, et quand il eut avalé jusqu’au dernier grumeau de friture, il se tourna vers moi et, comme il avait sans doute remarqué mon attention, il me dit en riant :

— J’emporterai là-haut ma panse pleine de poisson. N’est-il pas vrai ?…

Il avisa ensuite le flacon qui contenait du café noir. Il en but plusieurs gorgées posément, il prit l’assiette de douceurs et la vida de son contenu avec la même lente gourmandise. D’ailleurs personne ne se pressait dans la prison. Le shériff sifflait maintenant un air où je reconnus la marche des cadets de Westpoint. Penché sur un paquet, je le vis en extraire une chemise neuve et des pelotes de ficelles. Des hommes allaient et venaient dans le couloir. Ils disaient un mot ou deux à Seymour qu’ils appelaient « Henry » sans pitié ni dédain. Je sentais partout empreinte cette étrange bonhomie américaine où il y a tant d’acceptation. Aucune névrose n’avait sa place dans cette scène qui ne comportait aucun cabotinage et aucun efféminement. Les deux se tiennent. Elle allait prendre de la grandeur par l’arrivée d’un nouvel assistant qui n’était autre que le colonel Scott. Le moment où il apparut dans le couloir fut celui même où le shériff passait au condamné la chemise neuve, la livrée du supplice. Le torse brun du misérable se montra, pareil, dans sa maigreur musclée, à quelque fragment d’une statue de bronze. Quoique son bras blessé, — d’une blessure pourtant légère, — ne lui permît que des mouvemens gênés, la souplesse d’un félin sauvage se devinait au simple jeu de ses muscles, et le bras resté intact, les épaules, la poitrine, étaient d’un admirable modelé. Cette chair si robuste, si saine, si jeune, à qui les secondes étaient comptées, frémit d’un léger frisson au contact de la toile fraîche. Ce signe de délicatesse nerveuse donnait plus de valeur encore au courage que ce garçon de vingt ans déployait dans ces préparatifs. Mr. Scott les suivit comme moi sans dire un mot. Il m’avait serré la main à son arrivée et n’avait pas paru plus étonné de me voir là que moi de l’y rencontrer. Lorsque Seymour eut lavé ses mains et son visage, donné un coup de peigne à ses cheveux et mis lui-même ses bras derrière son des pour que le shériff les attachât, le colonel interpella ce dernier :

— Voulez-vous me laisser seul avec Henry quelques minutes ? demanda-t-il.

— Oui, colonel, dit le vieil homme qui consulta sa montre. Nous avons fixé la chose à deux heures moins un quart, et il n’est pas une heure et demie.

— Je vous remercie, reprit Mr. Scott, nous n’en avons pas pour longtemps.

Lorsque l’ancien maître entra ainsi dans la cellule de l’ancien domestique, une idée romanesque s’empara de moi. Je me rappelai notre conversation de l’a vaut-veille, et je m’imaginai soudain qu’il apportait au condamné de quoi éviter la potence et les dernières douleurs, une arme chargée, un poison foudroyant. Je calomniais le fidèle du président Lincoln, le descendant, demeuré mystique, d’une race de chrétiens passionnés. À peine la grille refermée derrière lui et sans souci des gens qui pouvaient le regarder, le colonel s’était mis à genoux sur le pavé. Il avait aidé Seymour à en faire autant et il commençait : — Notre Père… — Notre Père… — répétait le mulâtre. — Qui êtes aux cieux, que votre volonté… — Qui êtes aux cieux, que votre volonté, — et la suite. Le colonel prononçait les phrases de l’oraison d’une voix forte. L’autre les répétait d’une voix un peu sourde, une voix zézayante d’enfant, et jusqu’à leur attitude révélait la différence des deux êtres : Mr. Scott, droit et comme debout sur ses genoux, Seymour comme accroupi et abandonné sur les siens. Quelquefois il se trompait sur les mots. Le colonel reprenait alors, plus lentement et plus distinctement, avec la patience d’un maître indulgent qui guide un écolier. Et certaines formules devenaient bien étranges dans cette circonstance et à cette heure : — Et ne nous induisez pas en tentation !… — Je ne sais pourquoi en entendant cette phrase prononcée par ce pauvre diable dont tout l’horizon tenait maintenant dans l’étroite cour d’en bas avec ses hauts murs et sa potence, je me rappelais la médiocre plaisanterie du vaudevilliste mourant. On lui demandait : « Que vous a dit le prêtre ? — Hé ! fit l’agonisant, il m’a donné de bien bons conseils. Et d’ailleurs il m’en aurait donné de mauvais que j’aurais été bien incapable de les suivre !… » Cela ne prouvait pas que Mr. Scott eût tort de faire balbutier au bandit la plus sacrée des prières. Pour moi, qui entendais ces mots ainsi, ils avaient un sens précis. Pour Seymour, ils n’en avaient guère, mais en les disant par déférence pour son premier protecteur, il témoignait d’un dernier sentiment. Le courage, tout physique et quasi bestial qu’il avait montré en mangeant avec ce joyeux appétit s’ennoblissait soudain d’un peu d’idéal. Il ne voulait pas seulement s’en aller repu de nourriture, comme il avait dit, il tenait à partir réconcilié avec le seul être qui eût été bon pour lui dans son enfance et qui lui eût inspiré un peu de respect.

— Voilà ce qui sauve du ridicule des apostolats aussi chimériques en apparence que celui de Mr. Scott et de sa fille, songeai-je en m’écartant vers le fond du couloir, car je supposais que les deux hommes avaient à échanger des paroles plus intimes. Au cours de sa brève et criminelle existence, Seymour avait été marié. Sa femme vivait et ses deux enfans. Je l’avais su par l’hôtelier. Quoiqu’elle se fût bien gardée d’apparaître, il pouvait lui envoyer un adieu. « Oui, me répétai-je, ces chimériques sont dans la vérité des races supérieures et du devoir qui leur incombe : inspirer aux gens d’une race inférieure ce respect-là, tout personnel. Mais à travers la personne il remonte aux idées. Voilà l’origine du sacerdoce… « Puis je songeais à l’étonnante indifférence avec laquelle ce mulâtre quittait la vie, une vie à laquelle il tenait pourtant puisqu’il était sensuel, débauché et énergique. Je me disais encore : « Quelle ironie tout de même qu’un homme de cette espèce, un orang-outang capable de manier un fusil et de parler, arrive du coup à ce que la philosophie considère comme le fruit suprême de son enseignement, — la résignation à l’inévitable ! Je me souvenais d’un de mes maîtres, le plus grand penseur de l’époque, avec qui, deux ans avant sa mort, je me promenais dans un bois, en automne. — « J’essaie d’apprendre à mourir en regardant ces arbres qui se dépouillent et qui l’acceptent, me disait-il. Mais que c’est dur !… » Je me demandais si le courage de cet impassible Seymour n’était pas de la forfanterie et s’il tiendrait jusqu’au bout. J’avais aussi la curiosité de savoir ce que pensait et sentait le colonel, s’il était déjà venu le matin ou s’il lui avait suffi d’apparaître et de donner un ordre pour que le condamné se mît en prière. Le puritain croyait-il apaiser le remords dont il m’avait parlé ? Toujours est-il qu’en revenant vers moi, au sortir de la cellule, il avait une sérénité singulière sur son martial visage :

— Il mourra bien, me dit-il simplement, et vous verrez comme tous ces gens le sentiront.

Il avait désigné, en me parlant, une fenêtre ouverte sur la cour de l’exécution, et par où montait un brouhaha grandissant. Les quarante personnes à qui le shériff avait donné la permission, comme à nous, d’assister à la pendaison, s’étaient amassées, pendant ce dernier quart d’heure, autour de l’échafaud. Ces hommes riaient, causaient, sifflaient. Nous nous avançâmes jusqu’à cette fenêtre et nous pûmes voir que les pires habitués des saloons de Philippe ville, sans doute aussi les meneurs des élections, s’étaient donné rendez-vous là. Les noirs dominaient, montrant des faces patibulaires, avilies par l’ivrognerie. Ils regardaient vers la fenêtre ouverte, et nous saluèrent de cris d’impatience. Un groupe de géans blancs, aux cheveux clairs, aux masques pétris d’amer tune et de gouaillerie, qui chiquaient ou fumaient la pipe, commencèrent de nous huer. Ils se turent en reconnaissant Mr. Scott. C’était un public de brigands, mais sur lequel la force d’âme du supplicié allait exercer ce magnétisme d’admiration pronostiqué par son ancien maître. Comme nous étions à cette fenêtre, nous entendîmes distinctement le shériff prononcer ces mots qui nous firent nous retourner :

— Êtes-vous prêt, Henry ?

— Oui, capitaine, répondit le jeune homme. Donnez-moi seulement ce cigare et allumez-le-moi. Le vieil homme lui mit en effet aux lèvres une moitié de cigare soigneusement déposée sur une saillie de bois dans la cellule. La première moitié de ce havane, donné par un visiteur charitable, avait paru si bonne à Seymour qu’il avait gardé la seconde pour se procurer avant de mourir cette petite sensation agréable. C’était un adieu à la vie, — à sa vie, — que ces dernières bouffées qu’il huma en descendant l’escalier. Lorsque la porte de la cour s’ouvrit et qu’il vit l’échafaud, le cigare lui tomba de la bouche. Ce saisissement fut le seul signe donné par cet homme, qu’il eût, lui aussi, des nerfs à dominer. Il les domina aussitôt, d’ailleurs, car il gravit les marches de bois sans que ses pieds nus tremblassent. Son attitude était si ferme, si simple, si parfaitement digne, même dans l’infamie du supplice, que le silence se fit parmi ces rudes spectateurs. Au-dessous de la sinistre corde, toujours immobile, une planche était ménagée, posant sur le vide, et attachée d’un côté par des lanières de cuir à cet échafaud lui-même. De l’autre elle tenait par une charnière à une des deux poutres de la potence. Seymour marcha jusqu’à cette planche. Le shériff lui lia les jambes et les pieds, lui passa au cou le nœud coulant qui terminait la corde, et après lui avoir enveloppé le visage d’un voile noir, il se retira sur la plate-forme de l’échafaud pour lui demander :

— Qu’avez-vous à dire, Henry ?

— Rien, capitaine, répondit le condamné sans que le voile noir bougeât, tant l’homme était tendu à se montrer calme.

— Dites : « Seigneur souvenez-vous de moi dans votre royaume… » cria une voix forte à côté de moi, celle du colonel.

— Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre royaume, répéta la voix toujours zézayante du mulâtre. Puis, après un silence : « Je suis prêt maintenant. I am all right now, » et avec beaucoup de fermeté : « Adieu, capitaine. Good bye, captain, » ajouta-t-il en s’adressant au shériff : Good bye, every body et avec un accent plus doux : Good bye, colonel.

Tous instinctivement nous répondîmes, et moi comme les autres : Good bye, Henry, et le colonel plus haut que les autres : Good bye, my boy. Il répéta : Good bye, my boy ; et à cette seconde même le shériff, d’un coup de hache, trancha la lanière de cuir qui assurait la planche. Elle tomba sous les pieds du patient qui fut précipité de la longueur de son corps. J’avoue que je détournai la tête pour ne pas voir l’horrible chose. Quand je regardai de nouveau, le cadavre pendait, inerte, à l’extrémité de la corde tendue. Le cou avait été brisé net. Il y avait sur toutes les faces des spectateurs une expression singulière et indémêlable. Tous se taisaient, tandis qu’au dehors se faisaient entendre les mêmes cris, les mêmes sifflets, les mêmes rires que nous avions écoutés avec dégoût, Mr. Scott et moi, de l’intérieur de la prison. C’était la foule de la rue, à qui l’on avait ouvert les portes de l’enclos pour qu’elle pût voir le cadavre et constater la mort.

— Tenez-vous tranquilles, gentlemen, cria le shériff, d’une voix qui domina cette rumeur : le médecin écoute si le cœur a cessé de battre.

Un personnage à mine joviale était en effet sur l’échafaud. Il avait attiré le pendu à lui, et il écoutait, son oreille posée sur la poitrine. Après quelques instans de cette auscultation dernière, il prononça : « C’est fini, » en laissant retomber le supplicié, que le shériff arrêta au passage en disant, avec le même flegme que s’il eût été un portefaix parlant d’une malle :

— Il faut que j’enlève ce corps maintenant.

Le vieil homme reprit alors sa hache. D’un coup net il trancha la corde juste au-dessus de la tête toujours voilée. Quatre assistans de bonne volonté reçurent le fardeau entre leurs bras et l’emportèrent du côté du cercueil, tandis que les autres témoins de ce dernier acte du drame, rendus à leur vraie nature par la disparition de la dépouille de Seymour, se disputaient les morceaux de la corde et les courroies de cuir. Le colonel et moi nous eûmes tôt fait de fuir cette sinistre bagarre, et il me disait :

— Je ne vous propose pas de vous remettre à votre hôtel dans ma voiture. Ma fille m’a fait promettre de rentrer aussitôt, afin de savoir si ce pauvre garçon a fait sa prière avant de mourir. Voici quarante-huit heures qu’elle en est malade. Ah ! c’est une grande consolation pour nous qu’il se soit repenti et qu’il soit sauvé…


Paul Bourget.