L’Anathème (1855)

Poëmes et PoésiesDentu, libraire-éditeur (p. 245-251).




L’ANATHÈME.

À Eugène Maron.






Si nous vivions au siècle où les dieux éphémères
Se couchaient pour mourir avec le monde ancien,
Et de l’homme et du ciel détachant le lien,
Rentraient dansTombre auguste où résident les Mères ;

 



Les regrets, les désirs, comme un vent furieux,
Ne courberaient encor que les ftmes communes ;
n serait beau d’être homme en de telles fortunes,
Et d’offrir le combat au sort injurieux.



Mais nos jours valent-ils le déclin du vieux monde ?
Le temps, Nazaréen, a tenu ton défi ;
Et pour user un Dieu deux mille ans ont suffi,
Et rien n’a palpité dans sa cendre inféconde.



Heureux les morts ! L’écho lointain des choeurs sacrés
Flottait à l’horizon de l’antique sagesse ;
Les suprêmes lueurs des soleils de la Grèce
Luttaient avec la nuit sur des fronts inspirés.



Dans le pressentiment de forces inconnues,
Déjà plein de Celui qui ne se montrait pas,
Ô Paul, tu rencontrais, au chemin de Damas,
L’éclair inespéré qui jaillissait des nues !



Notre nuit est plus noire et le jour est plus loin.
Que de sanglots perdus sous le ciel solitaire !
Que de flots d’un sang pur sont versés sur la terre
Et fument, ignorés d’un étemel témoin !



Comme l’Essénien, au bout de son supplice,
Désespéré d’être homme et doutant d’être un dieu,
Las d’attendre l’Archange et les langues de feu,
Les peuples flagellés ont tari leur calice.



 
Ce n’est pas que le fer et la torche à la main,
Le Gépide ou le Hun les foule et les dévore ;
Qu’un empire agonise, et qu’on entende encore
Les chevaux d’Alarik hennir dans l’air romain.



Non ! le poids est plus lourd qui les courbe et les lie.
Ils se traînent, rongés d’un mal avilissant ;
Et le démon de l’or, les deux pieds dans le sang,
S’assied, la pourpre au dos, sur la terre avilie.



Un air impur étreint le globe dépouillé
Des bois qui l’abritaient de leur manteau sublime ;
Les monts sous des pieds vils ont abaissé leur cime ;
Le sein mystérieux de la mer est souillé.



 
Les Ennuis énervés, spectres mélancoliques,
Planent d’un vol pesant sur un monde aux abois ;
Et voici qu’on entend gémir comme autrefois
L’Ecclésiaste assis sous les cèdres bibliques.



Plus de transports sans frein vers un ciel inconnu,
Plus de regrets sacrés, plus d’immortelle envie...
Hélas ! des coupes d’or où nous buvions la vie
Nos lèvres ni nos cœurs n’auront rien retenu !



Ô mortelles langueurs, ô jeunesse en ruine,
Vous ne contenez plus que cendre et vanité !
L’amour ! l’amour est mort avec la volupté ;
Nous avons renié la passion divine !




Pour quel dieu désormais brûler l’orge et le sel ?
Sur quel autel détruit verser les vins mystiques ?
Pour qui faire chanter les lyres prophétiques
Et battre un même cœur dans l’homme universel ?



Quel fleuve lavera nos souillures stériles ?
Quel soleil, échauffant le monde déjà vieux,
Fera mûrir encor les labeurs glorieux
Qui rayonnaient aux mains des nations viriles ?



Ô liberté, justice, ô passion du beau,
Dites-nous que votre heure est au bout de l’épreuve,
Et que l’amant divin promis à l’âme veuve
Après trois jours aussi sortira du tombeau !




Éveillez, secouez vos forces enchaînées,
Faites courir la sève en nos sillons taris ;
Faites étinceler, sous les myrtes fleuris,
Un glaive inattendu, comme aux Panathénées !



Sinon, terre épuisée, où ne germe plus rien
Qui puisse alimenter l’espérance infinie,
Meurs ! Ne prolonge pas ta muette agonie,
Rentre pour y dormir au flot diluvien.



Et toi, qui gis encor sur le fumier des âges,
Homme, héritier de l’homme et de ses maux accrus,
Avec ton globe mort et tes dieux disparus,
Vole, poussière vile, au gré des vents sauvages !