L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/15

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XV

Après tout ce qui vient d’être dit, nous arrivons nécessairement à la conclusion que la vie est intimement liée avec la lutte, on pourrait même dire que la lutte, sous ses différentes formes, constitue l’essence de la vie, car, même entre les divers tissus et cellules de l’organisme vivant, on remarque un perpétuel antagonisme, et dès que quelque tissu, quelque cellule trouvent l’occasion de faire violence aux autres tissus et cellules contigus, ils le font et commencent à croître, à se multiplier d’une manière excessive en étouffant de plus en plus leurs voisins. C’est ainsi que se forment les tumeurs plus ou moins malignes, c’est ainsi que se forment les différentes hypertrophies, et la santé de chaque organisme vivant ne peut être conservée qu’en retenant chaque tissu avec ses cellules dans des limites déterminées.

On a souvent comparé l’organisme animal ou humain à un corps social, et cette comparaison offre vraiment quelque justesse ; mais ce qui mérite surtout d’arrêter l’attention, ce sont les lois qui gouvernent la vie d’un organisme animal, car le milieu social étant constitué par un nombre plus ou moins grand de ces organismes, les lois qui les gouvernent doivent nécessairement influer sur la société entière, par la simple raison que ce qui régit les parties séparées doit aussi influer sur le tout complexe, formé de ces parties séparées. Le fait le plus intéressant de la biologie expérimentale est celui qui démontre qu’un organisme qu’on oblige à mourir de faim, emploie tous les sucs nutritifs disponibles pour maintenir aussi longtemps que possible les organes les plus indispensables à la vie dans un état parfait ; et par conséquent nous voyons avant tout disparaître le tissu adipeux, puis les muscles et les tissus qui travaillent le moins, tandis que le cœur, les muscles de la respiration, les yeux et surtout le cerveau, conservent le plus longtemps leur poids et leur conformation normale ; et lorsqu’on examine les animaux morts de faim après vingt-cinq à quarante jours d’un jeûne absolu, le poids du cerveau ne présente qu’une légère diminution, tandis que le corps entier a perdu plus de 50 p. 100 de son poids primitif.

Ainsi nous voyons que le cerveau, qui est par excellence l’organe de la vie psychique, est celui qui subsiste le plus longtemps dans un organisme mourant de faim ; mais il ne faut pas non plus oublier que le cerveau constitue en même temps le centre régulateur et dominateur de tout le système animal que l’on appelle un organisme. Si donc, dans un seul organisme, il est important de conserver jusqu’à la dissolution complète l’organe régulateur et disciplinateur de tous les autres tissus et organes corporels, combien plus il importe de conserver dans un milieu social tous les moyens de régler, de coordonner et de discipliner les rapports mutuels de ses nombreux membres constitutifs ! Et c’est ainsi que la nature humaine nous apparaît sous ses aspects les plus hideux, justement pendant les absences temporaires de ces soutiens, de ces digues sociales, qui maintiennent les ondes capricieuses de tous les désirs, de toutes les passions humaines dans de certaines directions, à de certains niveaux, comme il arrive pendant les paniques, pendant les grandes révolutions, en un mot pendant les bouleversements de l’ordre social.

Mais le comte Tolstoï nous déclare précisément que toute violence doit être éliminée de la vie humaine, même la violence employée à se défendre contre le mal. Eh bien ! quiconque connaît la nature humaine trouvera, comme moi, que cette fameuse non-résistance au mal par la violence peut dégénérer effectivement en une violence des plus horribles.

Supposons, par exemple, que nous ayons décidé de pratiquer ce tolstoïsme passif, et que nous voyons des anarchistes arracher les rails devant un train rempli de voyageurs, comme ils l’ont essayé en Italie. Eh bien ! ne voulant pas user de violence, ne voulant avoir aucun rapport avec la police, la cour de justice et les autres agents de la violence gouvernementale, nous les laissons faire, et voilà des centaines de familles plongées dans la douleur, dans la misère, et tout cela seulement grâce à notre inertie, à notre passivité. Ou bien, nous voyons des hommes vicieux et brutaux violer des fillettes en bas âge, nous les voyons corrompre nos garçons, et nous les laissons faire pour ne pas user de violence ? Mais alors, monsieur le comte, c’est nous-mêmes qui serons les auteurs de toutes les atrocités commises ; notre passivité lâche sera la pire des violences !

Et puis il ne faut pas oublier que, dans des questions de cette sorte, le tempérament joue aussi un grand rôle : un homme flegmatique, égoïste, un homme qui a dépensé dans la débauche toutes les forces de son âme, un homme n’aimant que sa tranquillité et ses aises, pourrait encore observer votre fameuse non-résistance au mal par la violence tant que sa propre peau ne sera pas en danger ; mais un homme d’un autre tempérament, un homme vif, généreux, un homme sain d’âme et de corps, en voyant les autres en péril, en voyant le lâche attentat commis sur des garçons et des fillettes en bas âge, oubliera tous vos arguments, oubliera toutes ses propres résolutions de ne pas user de violence et, s’il ne peut faire autre chose, il tuera le malfaiteur sans penser, sans délibérer ; il le tuera comme on tue une bête fauve, comme on tue un serpent ou quelque autre animal venimeux. Et vous-même, monsieur le comte, vous-même vous oublieriez toutes vos théories à la vue d’un danger pareil couru par une douce fillette de cinq ou six ans !

Heureusement pour l’humanité, des doctrines fausses ne sauraient corrompre la saine nature humaine, et elles n’ont d’action que sur les personnes déjà préparées à les recevoir par les différents processus de la dégénérescence.