P. - V. Stock (p. 67-78).

V

OÙ SONT LES VRAIS SOCIALISTES ?


Qu’importe l’étiquette, si l’idée est bien définie. — L’idéal anarchiste n’est que la continuation de l’idéal humain à travers les siècles. — Socialistes, économistes, sociologistes. — Ce que voulaient les socialistes d’autrefois. — Variété des conceptions. — La liberté ne se réglemente pas. — La vérité toujours persécutée. — Dire et faire. — Politiciens. — Ce qu’avaient rêvé les républicains. — Leur désillusion. — Malfaisance de l’esprit religieux. — L’idéal anarchiste et l’élargissement des très anciennes conceptions. — Question d’opportunité.


Pour moi, les étiquettes ont peu d’importance et n’ont de valeur que par ce qu’elles représentent. D’aucuns, qui acceptent l’idée anarchiste, trouvent qu’étant donné l’acceptation de dénigrement en laquelle le mot anarchie a, jusqu’ici, été employé, nous devrions repousser l’appellation d’anarchistes, et nous contenter de nous appeler libertaires.

Les courants d’idée qui se forment ne sont pas toujours maîtres de choisir l’étiquette sous laquelle ils se font connaître. Un courant d’idées ne se manifeste pas spontanément. Il commence à se dégager d’un autre. Et lorsque le nouveau commence à entrer en lutte avec celui dont il est sorti, s’il n’a pas été, au préalable, baptisé par ses ennemis, il se couvre de l’appellation qui semble le mieux désigner son programme. Et, une fois connu sous ce nom, il lui est inutile d’essayer d’en changer.

D’autant plus que je n’en vois pas l’utilité, à moins qu’en son sein se dessine une orientation nouvelle.

Anarchie, pour les imbéciles, signifie : désorganisation, gâchis, désordre ; mais qu’importe ce que serait notre nouvelle étiquette, nous serons toujours des anarchistes, et, pour les imbéciles des hommes de désordre.

Laissons donc les imbéciles penser ce qu’ils voudront. Nous qui savons qu’anarchie signifie : abolition de l’autorité, de l’exploitation, affranchissement complet de l’individu, restons donc anarchistes en propageant notre idéal de beauté, en essayant de le faire comprendre à ceux qui ne s’arrêtent pas aux mots.


Mais, comme je le disais plus haut, un courant d’idées se dégage toujours d’un autre qui lui est antérieur : l’idéal anarchiste découle de l’idéal socialiste qui, lui-même, ne s’est bien développé que sous l’influence de l’idéal républicain.

En somme, nous poursuivons la réalisation des aspirations de bonheur qui se sont fait jour, depuis que l’humanité a rêvé d’un mieux-être, dans toutes les tentatives d’émancipation qui illustrent l’histoire des hommes.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, les différences qui séparent l’anarchie du socialisme. Mais quoi qu’en dise les socialistes, lorsque d’assez malavisés s’avisent de les confondre avec les anarchistes, ces derniers ont, tout autant qu’eux, le droit de se réclamer du courant qui leur donna naissance à tous.

Ils peuvent prendre des airs dédaigneux, affirmer du haut de leur suffisance, que le socialisme n’a rien à voir avec cette galeuse, cette pelée qu’est l’anarchie, on peut leur démontrer qu’elle a, plus qu’eux, le droit d’affirmer qu’elle en est la continuation légitime.

Si l’on s’en tenait à l’étymologie seule du mot, il est de toute évidence que « socialisme » veut dire « qui a trait aux questions concernant la société, qui s’occupe de leur organisation, de leur fonctionnement ». C’est là l’acceptation la plus large, et, par conséquent, d’après cette définition, tous ceux qui, à un titre quelconque, s’occupent de la « direction des peuples » peuvent se réclamer du socialisme.

Mais, la société se divisant en un pouvoir politique et en une organisation économique, l’épithète (assez mal vue, d’ailleurs) de politicien est restée à ceux qui s’occupent des questions gouvernementales, et le mot de socialiste sert à désigner ceux qui traitent plus spécialement des questions économiques.

Ici, pourtant, de dresse une nouvelle distinction : si, parmi ceux qui veulent une réforme économique de l’ordre social et, aussi, un peu dans toutes les classes, sauf dans les milieux politiques, l’épithète de politicien est, le plus souvent, prise en mauvaise part, celle de socialiste ne sonne guère mieux aux oreilles des politiciens et de ceux qui ne s’occupent des questions économiques que pour y trouver la justification du système capitaliste, ne veulent réformer l’ordre social que pour le rendre invulnérable aux attaques des spoliés, et, en général, à tous les satisfaits de l’ordre de choses existant.

Ils ne veulent pas de l’épithète « socialiste ». Ce sont des « Sociologues », des « Économistes », car « Économie » et « Sociologie » sont des sciences dont ils sont les docteurs, et le socialisme et l’épithète de « socialiste » reste, en définitive, à ceux qui, quelle que fût l’organisation sociale rêvée par eux, quels que fussent les moyens qu’ils préconisèrent pour y arriver, voulaient, en somme, une meilleure répartition des richesses sociales, un système économique qui assurât à chacun, quel qu’il fût, le produit intégral de son travail, et la disparition complète de la misère.

Et les Morus, les Morelly, les Campanella, les Buonarotti, les Babeuf, les Fourier, et tant d’autres qu’il est superflu de citer, mais qui restent les véritables précurseurs du socialisme, ne voulaient pas autre chose.

Nivellement des inégalités économiques sociales, suppression de la propriété individuelle, ou, tout au moins, sa subordination au bien-être général, suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce fut ce programme qui fut toujours compris comme étant le fond même de l’idée socialiste.


C’était le fond même de l’idée socialiste ; mais que de projets ! que de systèmes ! et combien dissemblables, pour réaliser cette société idéale !

Il y avait cependant un point sur lequel ils étaient tous d’accord : c’est que tout être vivant a droit à la satisfaction complète de ses besoins, du moment qu’il apporte sa part de productivité à la communauté.

Il avait également compris que tout ce qui était produit naturel ne devait pas être accaparé par des individualités, que tous avaient un droit égal à la quantité qui leur était nécessaire. Sauf la réglementation que la plupart croyaient nécessaire pour en assurer la juste répartition.

Pour ceux qui maintenaient la propriété individuelle du sol, cette propriété devait être assurée à tous, et était soumise pour cela à toutes sortes d’entraves pour que les uns ne réussissent pas à s’emparer des propriétés voisines et une révision périodique venait rétablir l’égalité pour tous.

Tous, ou presque tous, voulaient bien la liberté ; mais, n’ayant pas compris que la véritable liberté consiste à ne pas avoir de réglementations imposées ; ayant encore le préjugé de croire à la supériorité de certains êtres, à la méchanceté du plus grand nombre, ils s’ingénièrent tellement à vouloir réglementer cette liberté, que la plupart de leurs systèmes, s’ils eussent pu les appliquer, n’auraient été, avec amplification, que des formes nouvelles de tyrannie. Chez eux les intentions étaient meilleures que les moyens.

Et c’est ici que vont triompher, sans doute, les socialistes, pour nous dire que ce sont eux qui sont restés dans la tradition des véritables socialistes.

Il est évident que, s’il ne s’agissait que d’être partisans de l’autorité pour être les continuateurs de l’idée socialiste, nos socialistes actuels pourraient prétendre à en être les vrais représentants. Mais ils n’en auraient pas le monopole cependant, car alors les bourgeois pourraient tout aussi bien s’en recommander !

Est-ce que, eux aussi, ne prétendent pas n’user de l’autorité que pour le plus grand bien de ceux qu’ils dirigent !

Pour les socialistes du passé, l’autorité n’était qu’un moyen. Remise aux mains des plus dignes et des plus sages, elle ne devait servir qu’à assurer l’harmonie.

C’est ce que, du reste, prétendent aussi les socialistes de l’heure actuelle. Mais les uns et les autres ont tort, puisqu’il est démontré que l’autorité ne peut engendrer que la servitude. Et comme l’idée socialiste a évolué, qu’il ne s’agit plus d’être les simples copies de ceux qui nous précédèrent, nous faisons subir à leur héritage les transformations indiquées par l’évolution intellectuelle et morale.


Mais ce n’est pas parce qu’ils avaient conservé dans leur organisation sociale, le système autoritaire que les Morelly, les Campanella, et leurs successeurs, furent « flétris » de l’épithète de socialistes. C’était parce que, avant tout, ils voulaient la transformation complète de la société ; parce qu’ils voulaient la disparition absolue de l’inégalité économique, de tous les abus de l’organisation mercantile, qu’ils ne se contentaient pas de prêcher pour un avenir lointain, mais que la plupart voulaient réaliser immédiatement, ce qui leur valut à eux aussi, d’être traqués, persécutés, lorsque leurs critiques frappèrent juste.

C’est cette partie de leur programme que les anarchistes ont conservée, qu’ils travaillent à propager. C’est leur programme élargi par les conceptions nouvelles découlant des découvertes scientifiques faites depuis eux, qu’ont repris les anarchistes d’aujourd’hui.

De même que les socialistes anciens, les anarchistes veulent : le bien-être pour tous, le nivellement des inégalités sociales, la possibilité pour tous de se développer intégralement, la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, la liberté la plus complète pour tous, la disparition de toutes les institutions existantes pour faire place à un ordre de choses nouveau, basé sur la liberté et la solidarité les plus complètes.

Et, en héritant de leur programme, les anarchistes ont aussi hérité de l’animadversion des gens « comme il faut ». Comme les socialistes d’autrefois, les anarchistes subissent les persécutions gouvernementales, non seulement lorsqu’ils se révoltent — ce qui est fort compréhensible, — mais même lorsqu’ils se contentent de propager pacifiquement leur façon de comprendre les choses, malgré que, à l’heure actuelle, la plupart des gouvernants prétendent avoir octroyé les plus grandes libertés politiques.


Quant à ceux qui veulent s’attribuer le monopole exclusif du socialisme, il faut savoir faire la séparation de ce qu’ils affirment « vouloir » et de ce qu’ils « font ». Car, ce qui rend les discussions plus difficiles, c’est qu’une foule de gens affirment vouloir ce que vous voulez, ce n’est plus que sur l’opportunité qu’ils discutent.

Sur leur programme les socialistes révolutionnaires ont bien inscrit : la disparition de l’exploitation, l’égalité sociale pour tous, la suppression des privilèges et de la propriété.

Mais, déclarant d’avance que la plupart de leurs desiderata ne sont réalisables que dans un avenir plus ou moins éloigné ; ne prenant, dans les anciennes conceptions socialistes que ce qu’il y avait de mauvais, c’est à la conquête du pouvoir qu’ils ont voué tous leurs efforts.

Partisans convaincus de la liberté la plus complète de l’individu, affirment-ils, ils commencent par vouloir plier toutes les consciences au credo de leur programme étriqué.

S’accommodant fort bien des institutions qu’ils prétendent vouloir démolir, ils ont graduellement éliminé ce qu’il y avait de socialiste dans leur programme. Leur idéal socialiste est relégué à une époque indéterminée, transformé en paradis réservé à ceux qui se seront strictement conformés au credo des grands prêtres et les auront efficacement aidé à la conquête des pouvoirs publics.

De concession en concession, ils en sont venus à prêcher le replâtrage de la société actuelle, ayant reconnu que c’était le tremplin le plus propre à leur attirer le gogo-électeur.

Une grande marge séparait autrefois les socialistes de la tourbe politicienne de leur temps. Leur programme était inconciliable et les empêchait de se confondre avec les partisans du statu quo.

Faible minorité, d’ailleurs, l’adhésion aux doctrines socialistes ne pouvait faire la fortune politique d’un homme. La plupart des socialistes d’aujourd’hui, même ceux qui s’intitulent révolutionnaires, ont introduit de telles restrictions dans leur programme, qu’ils se confondent facilement avec les politiciens bourgeois.

S’immisçant peu à peu dans les fonctions publiques de la société bourgeoise, prenant part à son fonctionnement, ils en deviennent des rouages dociles, se pliant aux exigences de la fonction et des conventions, jusqu’à ce qu’ils se fassent les défenseurs avérés de l’autorité qui les aura ralliés.

Ce ne sont plus que de vulgaires politiciens, prenant part à tous les tripotages de coulisse pour aider à des combinaisons parlementaires qui les engagent de plus en plus dans l’ordre existant. L’étiquette de socialisme ne leur est plus qu’un mensonge pour tromper les électeurs.

Héritiers des Rouher, des Jules Favre, des Emile Ollivier et des Darimon, oui ; des Buonarotti et des Campanella, jamais.


Et, du reste, ce mot de socialisme est-il le seul qui soit dénaturé de sa signification première ?

Pour les premiers républicains, le mot de République ne signifiait-il pas un état social de liberté, d’égalité et de bien-être pour tous ?

Les sans-culotte de 1792, les insurgés de 1848, ne voyaient-ils pas dans l’avènement de la République, la fin de leur exploitation et de leur asservissement ?

Pour tous ceux qui peinèrent, souffrirent et luttèrent pour elle, ce mot ne résumait-il pas toutes les aspirations que, à notre époque, renferme l’idéal anarchiste ?

S’il était permis à ceux qui se firent tuer sur les barricades pour la réalisation des choses que leur promettait ce mot de République, de revenir et d’assister à cette salade d’appétits qui nous gouverne, et incarne aujourd’hui, leur idéal si radieux, nul doute qu’ils ne se refusassent d’y reconnaître le rêve pour la réalisation duquel ils sacrifièrent leur existence. Idéal qu’ils avaient rêvé si sublime, si large, si humanitaire, qui, certes, n’avait rien de commun avec le cloaque immonde dans lequel grouillent les politiciens à l’heure actuelle.

Ah ! c’est que, au fond, l’idéal de l’homme n’a guère changé. À cause de son ignorance, ses tentatives d’affranchissement ne lui ont guère profité, ne faisant que déplacer les abus, alors qu’ils croyaient les détruire. Il a, tour à tour, synthétisé ses aspirations dans des formules nouvelles, mais ces aspirations restaient toujours les mêmes : Liberté de son être, bonheur pour lui et les siens, voilà ce qu’ont alternativement représenté tous les systèmes politiques et économiques qu’il inventa.

Cependant, les systèmes religieux lui faisaient prendre patience, en lui faisant espérer une vie supra-terrestre d’autant meilleure, et d’autant comblée de félicités qu’il aurait été d’avantage misérable ici-bas. Lui montrant les délices célestes, pour le faire se plier aux souffrances imposées par les grands de la terre.

Et l’anarchie n’est que la continuation de l’éternelle protestation des exploités et des opprimés contre les exploiteurs et les oppresseurs. L’expression, sous une forme nouvelle de leurs désirs de bien-être et de liberté.

Seulement, forts des leçons du passé, nous ne plaçons plus notre confiance en les sauveurs, nous voulons faire notre bonheur nous-mêmes.

Les mots et les étiquettes sont souvent détournés de leur signification. Le plus souvent, les partis politiques leur ont fait signifier tout autre chose que ce qu’ils comportaient primitivement.

Mais lorsqu’on compare le programme anarchiste avec le programme des socialistes d’antan, on peut affirmer que ceux-là sont bien les continuateurs de ceux-ci, et que ce sont les socialistes qui salissent le mot de socialisme, en le mêlant à leurs tripotages louches du parlementarisme.

Seulement l’entendement humain s’étant élargi, l’homme ayant appris à tirer des déductions logiques des faits observés, ses rêves, vagues d’abord, mal définis, ont fini par prendre corps, par s’asseoir sur des bases positives, désignant des conceptions nettes, précises, voulues d’une façon consciente au lieu de se formuler en aspirations sentimentales, imprécises, qu’on laissait à des sauveurs inconnus le soin de traduire en faits.

L’homme a compris que, seul, l’individu pouvait réaliser son propre bonheur, et ne devait l’attendre de personne. C’est pourquoi l’anarchie ne se payant pas de mots, apporte aujourd’hui, à l’appui des réclamations humaines, un idéal logique, raisonné, contre lequel l’objection la plus forte qu’on ait trouvée n’est qu’une question d’opportunité.