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IV

SOCIALISME ET ANARCHIE


Pourquoi anarchistes et socialistes sont divisés. — Identité de vues. — Différence de point de départ. — Maléfices de l’autorité. — L’individu est seul juge de ce qui lui convient. — Les individus reconnus, par les socialistes, trop bêtes pour savoir se diriger. — Mais jugés assez bons pour diriger les autres. — Les différentes justifications de l’autorité. — Leur insuffisance. — Enrégimenter n’est pas libérer. — La révolution sacrifiée aux réformes. — Promettre et tenir… — Empirisme des réformes. — Contradictions socialistes. — Logique de l’illogisme. — Se tromper, c’est tromper les autres. — Révolutionnez-vous vous-mêmes. — L’émancipation individuelle ne peut être que l’œuvre individuelle. — Les socialistes l’attendent d’un miracle. — Travail de châtreurs. — Ce qui est juste est possible. — La vraie propagande révolutionnaire.


Avant de passer à la discussion des moyens de propagande, il est bon d’expliquer les raisons qui séparent les anarchistes des socialistes, afin de dissiper l’étonnement des gens qui ne voient jamais que la surface des choses, et même de beaucoup de socialistes sincères qui ne peuvent croire que, ayant le même but, nous les combattions comme les derniers des bourgeois.

« Les uns comme les autres, » s’exclament-ils, « ne voulons-nous pas la liberté pour tous ? le bonheur pour tous ? La transformation du régime capitaliste et du mode de propriété ? Pourquoi, alors, ne pas nous unir pour renverser ce qui existe, en laissant à l’avenir le soin d’élucider ce que devra être l’organisation future ? »

Hé ! oui bonnes gens, si l’on s’en tient aux généralités, aux vagues affirmations, on trouvera, cela est certain, légère la différence qui sépare l’anarchiste du socialiste, et l’on peut s’étonner à bon droit de la haine que professent à l’égard les uns des autres ceux que semble réunir un idéal commun.

Tous, également, ils l’affirment du moins, veulent la liberté pour tous ! le bien-être pour tous ! le libre développement pour tous ! et un tas d’autres choses pour tous ! D’où vient donc que au lieu de se tendre la main lorsqu’ils se rencontrent, ils ont plutôt tendance à serrer les poings ?

C’est que, dès leur point de départ, une différence se dresse entre eux. Légère pour les uns, capitale pour celui qui analyse les faits et ne paie pas de mots.

D’accord pour constater les maux qu’engendre l’état social actuel, d’accord même pour en faire remonter la cause à l’organisation économique, où ils ne s’entendent plus, c’est, en dehors de la question d’organisation, sur les moyens de préparer la révolution.

Les socialistes, partisans de l’autorité, veulent s’emparer du pouvoir pour réaliser leur idéal et se lancent en plein dans la politique pour y réussir, les anarchistes, partisans de la liberté entière, veulent que l’organisation se crée par l’évolution libre des individus ; voulant détruire l’autorité, ils font la guerre à la politique et aux politiciens.

Ayant reconnu que l’autorité était le résultat de l’organisation économique ; faisant son procès depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis les commencements de l’histoire, les anarchistes démontrent que l’autorité est nuisible, aussi bien, pour ceux qui l’exercent que pour ceux contre qui elle est exercée. C’est pourquoi ils en concluent qu’elle doit disparaître avec l’organisation capitaliste, et comme le meilleur moyen de la tuer n’est pas de faire espérer qu’elle pourra servir à l’affranchissement des individus, mais bien en leur apprenant à s’en passer, voilà pourquoi ils font la guerre à tous ceux qui veulent s’en servir, quelle que soit la justification qu’ils en donnent.

D’autant plus que personne, mieux que l’individu lui-même, n’étant capable de connaître ce qui est le plus propre à assurer son bonheur, c’est donc l’individu qui doit être laissé seul juge de choisir le mode d’évolution qui conviendra le mieux à ses aspirations. Cela nous démontre également que la transformation sociale ne se réalisera que lorsque l’individu aura su se transformer lui-même, en révolutionnant ses façons de penser et d’agir.

Les socialistes, eux — nous verrons leur raisonnement, tout à l’heure — disent que la révolution doit avoir pour but de porter au pouvoir des hommes intègres qui exerceront l’autorité pour le bien général, s’empareront de la richesse sociale pour la répartir au mieux des intérêts communs, et que, par conséquent, il faut que les individus s’organisent pour porter au gouvernement les hommes de leur choix.

De sorte que, les anarchistes voulant détruire l’autorité, les socialistes voulant s’en emparer et la fortifier pour la faire servir à leur projet de rénovation sociale, les voilà donc séparés dès le seuil de la question et sur le but poursuivi et sur les moyens à employer pour le réaliser.

Différence capitale, qui donne la raison de leur antagonisme.


Voyons le raisonnement des socialistes.

« Il est impossible que la plupart des individus s’élèvent au-dessus du milieu économique où ils vivent. Et c’est attendre un miracle qu’espérer que, dans le régime capitaliste, la plupart des hommes sauront se faire d’avance un cerveau libre, une conscience socialiste.[1] »

Ici nous reprenons le cercle vicieux que je constatais dans l’Individu et la société, au chapitre : La Panacée-Révolution : « Il faut changer le milieu pour changer l’homme ; mais étant donné que c’est l’individu qui crée son milieu, ce milieu ne peut se modifier que lorsque l’individu aura, lui-même, assez évolué pour éprouver le besoin de le modifier. »

Les socialistes ne s’en tirent pas mieux que les partisans irraisonnés de la révolution.

« Il faut donc, » ajoutent-ils, « pour transformer les hommes, transformer le milieu, et pour transformer le régime économique, il faut que le prolétariat soit toujours prêt à s’emparer du pouvoir. Il faut qu’il se mêle à la bataille politique, et le pouvoir une fois conquis, il transformera les conditions économiques qui réagissent sur les cerveaux. »

Ainsi, pour la plupart des socialistes, « il est impossible à la plupart des individus de s’élever au-dessus du milieu économique où ils vivent ! » Selon eux, toujours, « c’est attendre un miracle qu’espérer que, dans le régime capitaliste, la plupart des hommes sauront se faire un cerveau libre, une conscience socialiste ! »

Et alors — les socialistes ne s’en cachent pas, du reste, — si les individus ne savent penser par eux-mêmes, il faudra quelqu’un pour les diriger ! De là la nécessité de s’emparer de l’autorité et de la consolider au profit du régime que l’on veut établir.

Mais en agissant ainsi c’est remettre le doigt dans la filière qu’ont suivie les gouvernants passés. Si l’usage qu’ils ont fait de l’autorité n’a produit que ruine et désolation, qui nous prouve que celle que veulent établir les socialistes produira de meilleurs résultats ?

Leur bonne volonté ? Mais tous les pouvoirs qui se sont succédé, ont affirmé n’endosser « les responsabilités » de l’autorité que pour l’exercer au plus grand profit de tous. Nous en voyons les résultats. Peut-être y en eut-il de sincères parmi eux ? S’ils ont fait un peu moins de mal, ils n’ont pas fait davantage de bien.

L’autorité, c’est tout le monde ployé sous une règle commune, alors que, nous l’avons vu, c’est la diversité qui nous meut. D’autres ensuite, alors que le pouvoir socialiste sera établi, pourront s’élever, protester contre la nouvelle autorité, et prouver qu’elle ne vaut pas mieux que les pouvoirs auxquels elle aura succédé.

Ceux-là, à leur tour, pourront venir nous demander de chasser les autres, pour les mettre, eux au pouvoir, ayant une recette assurée pour faire notre bonheur. C’est un petit jeu, que nous avons joué jusqu’à aujourd’hui et qui pourrait encore durer indéfiniment, sans que l’individu ni l’humanité y gagnent quelque chose.

Ces mêmes hommes auxquels on ne reconnaît pas assez d’intelligence pour s’élever au-dessus de leur milieu ; auxquels on dénie la faculté de savoir se faire un cerveau libre, ces mêmes hommes on veut les grouper « pour s’emparer du pouvoir, » les faire servir à y porter ceux qui devront l’exercer en leur faveur !

Alors, à mon tour, je demanderais, moi, comment ces hommes qui ne peuvent arriver à se libérer le cerveau, incapables de se faire une conscience socialiste, c’est-à-dire, incapables de savoir discerner ce qui est bien ou mal pour eux dans l’organisation sociale, comment ces hommes, par je ne sais quel miracle, seront-ils devenus aptes à choisir ceux qui devront les guider, et sauront dans les milliers de programmes que leur soumettront les ambitieux que l’appât du pouvoir suscite à chaque fois qu’il s’agit de s’en emparer, discerner le meilleur !

Une fois un miracle admis, il ne coûte pas davantage d’en admettre d’autres : la même lumière divine, dans doute, fera que ceux qui ne sont pas assez capables de savoir se diriger eux-mêmes seront devenus, cependant, assez habiles pour aider à édicter des règles générales auxquelles tous devront se plier ?


L’autorité, lorsqu’elle s’appuyait sur le droit divin, avait son point de départ faux, mais ce point de départ admis, elle semblait logique. « Les hommes trop bêtes ou trop méchants pour vivre en paix, avaient besoin que certains êtres plus éclairés prennent le souci de les tenir dans le respect des droits des uns des autres. »

« Dieu avait délégué ce pouvoir à des êtres choisis, » cela allait tant bien que mal, tant que le point de départ n’était pas contesté. Il arrivait bien parfois qu’un des parents de l’élu, pressé de se dévouer, lui aussi, au bien général, faisait descendre un peu rudement du pouvoir le favori. Mais une fois en place, c’était lui qui était chargé de la mission divine. C’était la fonction qui faisait le mérite de l’individu.

Mais ces accrocs à la mission divine n’allaient pas sans ébranler le principe. Il vint un temps où l’autorité se réclama surtout de la force. Là encore, elle peut conserver un semblant de logique. « La majorité dans les peuples n’étant qu’une masse de crétins, je me crois assez intelligent pour les gouverner et leur donner ce bonheur qu’ils sont incapables de se créer, j’emploie l’autorité que me donne le hasard, la connaissance, l’intrigue ou l’audace. Tant pis pour ceux qui s’aviseront de ne pas vouloir être heureux par ordre. » Si la logique n’est pas absolue, les baïonnettes chargées de l’exécution sauront bien en masquer les trous.

Mais lorsqu’on veut s’appuyer sur la science, sur la raison, et la logique, l’autorité devient une anomalie, un anachronisme, et il n’y a pas besoin de l’analyser bien profondément pour que les sophismes dont on prétend la justifier éclatent à tous les yeux.

Nous ne nous payons plus de mots, car s’ils sont précieux pour arrondir des périodes, faire étinceler la phrase, et donner une belle musique à qui sait les grouper, il faut qu’ils donnent autre chose que du son lorsqu’ils doivent servir à discuter des idées.

— Ici, bien entendu, je fais la critique de ces socialistes qui se réclament de la révolution comme nous, et dont tout le programme semble les rapprocher de nous. —

« Nous aussi, » disent certains d’entre eux, « nous voulons l’autonomie complète de l’individu, la destruction totale de l’autorité ; seulement comme il est impossible que tout se réalise à la fois, qu’il faut que nous passions par des étapes successives, nous nous bornons à ne réclamer que ce qui est immédiatement réalisable, et nous trouvons de bonne tactique de nous introduire dans la place pour la démanteler. »

Je comprends fort bien que décrocher un mandat de député est plus immédiatement réalisable que de transformer la propriété. Participer à la confection des lois est beaucoup plus facile que d’habituer les individus à s’en passer. Mais tout cela est tout le contraire de la destruction de l’autorité. Au lieu d’affranchir intellectuellement les individus, c’est leur enrégimentation, avec toute leur ignorance, tous leurs préjugés. Et ainsi ils restent toujours les pantins aux mains de ceux qui les mènent. État peu propre à les habituer à s’affranchir par eux-mêmes.


C’est comme pour la révolution, les socialistes la réclament ; mais, pour eux, c’est un génie ailé qui plane en les airs, très utile pour enjoliver de belles phrases, mais ne comportant pas grande signification réelle.

En attendant qu’elle veuille consentir à descendre à terre, les programmes électoraux contiennent une foule de réformes qui, selon le cas, selon l’esprit de ceux auxquels on s’adresse, doivent, réalisées, changer la situation économique des travailleurs, amoindrir l’exploitation, ou bien ne sont que de simples chevaux de bataille destinés à accélérer la venue du Messie-révolution.

Mais le résultat certain de cette tactique est de faire espérer perpétuellement aux travailleurs une amélioration notable de la société en leur faveur ; illusion toujours déçue, mais toujours avivée par de nouveaux projets de réforme.

On comprendra facilement que les anarchistes aient assez de ce travail d’écureuil, et qu’ils veulent travailler enfin à la réalisation de leur idéal sans s’occuper des solutions soit-disant « pratiques » dont le résultat le plus clair est d’entretenir l’ignorance. Nous laissons au temps et aux événements le soin d’élaguer ce qui est impraticable, de réaliser ce qui peut l’être.


En nous montrant, là-bas, dans le lointain, une communauté de vues et de programmes pour nous entraîner à les aider à se substituer aux gouvernants actuels, les socialistes me font l’effet de ce charlatan de la fable qui demandait du temps pour apprendre à parler à un âne :

« En dix ans », disait-il, « l’âne, le roi ou moi sera mort ».

Les socialistes pourraient me répliquer que c’est nous qui, en n’avouant n’espérer que du temps la réalisation complète de notre idéal, tenons le rôle du charlatan qui comptait sur la mort des intéressés pour être dégagé de sa promesse.

Mais nous avons cette différence d’avec eux que nous ne nous engageons nullement à faire le bonheur de qui que ce soit ; nous ne demandons aucun avantage personnel. Nous serons morts, fort probablement, avant d’avoir vu la réalisation complète de notre idéal. Mais nous aurons conscience d’avoir fait tout ce qu’il était en notre pouvoir de faire pour approcher de cette réalisation.

Nous savons que l’individu vraiment humain ne sera complètement heureux et émancipé, que lorsque tous, autour de lui, seront libres et heureux. Nous savons que cette émancipation ne peut se faire qu’à condition que ses bienfaits s’exercent sur tous à la fois, voilà pourquoi nous repoussons les moyens qui ne profitent qu’à la minorité au détriment de la majorité.

La marche des faits, l’évolution des idées, n’étant que le résultat d’une progression lente et continue, nous constatons ce qui est, sans nous illusionner, ni vouloir illusionner personne.

Ayant compris que l’affranchissement humain ne pouvait se faire qu’à condition que l’individu se libérât lui-même, nous allons propageant notre idée, essayant, dans la mesure de nos forces, de nous soustraire à l’arbitraire social, expliquant aux gens qu’ils seront libres lorsqu’ils sauront vouloir l’être.

Ce sont les socialistes qui trompent — en se trompant eux-mêmes, je veux bien le croire — ceux qu’il enrégimentent, en faisant espérer à chacun un affranchissement devant lui venir du dehors, alors qu’il ne peut le trouver qu’au dedans de lui-même.


Les anarchistes l’ont démontré surabondamment, et dans ce travail, j’aurai plus d’une fois l’occasion d’y revenir, les réformes préconisées par tous ceux qui, sans en rechercher les causes, espèrent, en y apportant des palliatifs empiriques, empêcher les mauvais effets de l’état social actuel, sont impuissants à améliorer quoi que ce soit, heureux encore lorsque, à l’encontre des intentions de leurs promoteurs, elles ne se transforment pas en un nouveau moyen d’exploitation.

Or, quoiqu’ils fassent, les socialistes qui se réclament de la révolution sont pris dans l’illogisme de leur tactique :

Révolutionnaires — ils l’affirment — ils reconnaissent par là que l’organisation capitaliste ne pourra être transformée qu’en l’attaquant dans son essence même, et que toucher aux bases sur lesquelles elle repose, c’est provoquer une résistance implacable puisque la révolution est jugée nécessaire pour la vaincre.

Et, partisans de l’agitation électorale, ils inscrivent sur leurs programmes électoraux des réformes qui ne portent que sur les modes d’exploitation et non sur l’exploitation elle-même.

Et ils sont logiques dans leur illogisme. Convaincus de l’ignorance de la foule, qu’il faut flatter cependant pour obtenir ses suffrages, ils ont renoncé à lui faire comprendre la question dans toute son étendue. Ayant commencé à châtrer leur programme en se servant des moyens légaux et parlementaires, ils sont forcés de suivre la filière.

Pour justifier la présence, sur leur programme, de réformes qu’ils tendent comme appât à l’électeur ignorant, ils sont amenés à attribuer à ces réformes des qualités curatives contre les maux sociaux qu’ils prétendent combattre. Plus l’électeur est rétif, plus grandes doivent être les promesses. Et, l’imagination de l’électeur aidant, les réformes deviennent tout, la révolution disparaît.

Et c’est ainsi que l’on use les forces et la patience des générations. Toujours attendre de moyens illusoires une amélioration qui ne pourra s’accomplir que lorsqu’on osera, franchement, porter le scalpel dans le système lui-même.

En préconisant des moyens dilatoires, quelques-uns arrivent bien à être députés, mais l’avantage est mince. Au lieu d’être un pas en avant pour l’idée sociale, ce n’est qu’un recul ; car les trois quarts des élus vont, dans quelque coin du Parlement, oublier le peu de vrai qu’il y avait dans leur programme, quand ils ne le combattent pas, ce qui ajoute à la confusion dans l’esprit des électeurs.

Mais l’élu s’en tînt-il aux clauses de son programme, et luttât-il énergiquement pour les faire triompher, cela ne fait qu’entretenir l’ignorance du plus grand nombre, en les tenant toujours dans l’espérance qu’il pourra sortir quelque chose de bien d’un système pourri.

Et on recommence ainsi à chaque législature, l’idée finissant par disparaître devant les questions de personne qu’engendre la bataille électorale.

Le charlatan de la fable avait raison de compter sur l’imprévu pour se débarrasser de sa promesse.

Les anarchistes, eux, ne promettent rien aux foules. Ayant constaté les maux dont tout le monde souffre dans — et de par — l’organisation sociale, ils font part à tous du résultat de leurs constatations, disant : « Voilà d’où vient le mal ; voici quelles sont les institutions à détruire ; ne comptez pas que votre affranchissement vous vienne de sauveurs providentiels ; la transformation désirée ne s’opérera que lorsque ceux qui souffrent du mal seront bien décidés à ne plus le tolérer, et à s’organiser d’une façon plus normale.

Les causes du mal tiennent à vos façons de penser, d’agir ; c’est donc sur vous-mêmes que doivent porter vos premiers efforts de transformation. Travaillez donc à vous transformer individuellement, vous changerez par là le milieu dans lequel vous évoluez. »

Et, payant d’exemple, l’anarchiste convaincu essaie de donner le premier coup de pioche au système d’iniquité, en cherchant, dans la mesure de ses forces, à accommoder sa façon d’agir avec sa façon de penser.

En agissant ainsi, ils comprennent fort bien qu’ils n’arriveront pas, d’un coup, à réaliser immédiatement et complètement le nouvel ordre social. La marche des idées est lente, très lente, ils ne se le dissimulent aucunement ; mais ils savent qu’en cherchant à rompre avec les anciennes façons d’agir, ils activent l’évolution. Ils savent que s’il y a dans la société actuelle, des progrès à accomplir, ce n’est qu’en profitant de chaque circonstance de la vie pour les réaliser qu’ils arriveront à les implanter, puisque, ne les attendant plus d’une puissance supérieure, les individus n’auront plus qu’à vouloir pour que cela soit.

En reprochant à notre idéal d’être impraticable parce qu’il n’est pas compris, les réformistes n’avouent-ils pas, par là même, que c’est à élargir la conscience humaine qu’il faut travailler, et non à réunir des majorités inconsistantes parce que, inconscientes ?


Oui, les socialistes veulent bien, eux aussi, émanciper les individus ; mais ils les trouvent trop bêtes pour qu’ils puissent y arriver d’eux-mêmes. Alors, au lieu de chercher à les éduquer, à leur ouvrir l’esprit, en leur démontrant l’efficacité de l’action continue pour la reconquête d’eux-mêmes ; au lieu de leur expliquer d’une façon nette et précise, les causes de la misère et de la tyrannie, ils se posent en providence, et s’acharnent à les traiter en bétail gouvernemental ; à les amuser avec des promesses, avec des espérances sur un Deus ex machina du suffrage universel venant, sans qu’ils aient à se déranger, leur apporter le bien-être et l’émancipation.

On leur fait entrevoir l’omnipotence d’une majorité parlementaire qui, en fait, ne peut être elle-même que l’expression moyenne, inférieure par conséquent, de l’intelligence de ces mêmes électeurs, déjà trouvés trop ignorants pour s’affranchir d’eux-mêmes.

En les retenant à ces amusettes c’est absolument comme si, voulant apprendre à marcher à quelqu’un qui n’a jamais su faire aller ses jambes, on lui enseignait qu’il faut qu’il se garde de les remuer, et doit déléguer quelqu’un à sa place pour y essayer.

Et ils se proclament révolutionnaires !

Mais quelle révolution espèrent-ils faire avec des éléments qui ne sauraient qu’obéir ?

Convaincus que l’on ne saurait affranchir des hommes assez peu amoureux de leur liberté pour ne pas savoir la conquérir d’eux-mêmes, les anarchistes trouvent que la véritable utopie est de croire qu’un moyen d’asservissement, comme est l’autorité, puisse servir à l’affranchissement. Il n’y a que dans la fable où l’on voit l’arme guérir la blessure qu’elle a faite.

Réveiller les initiatives, susciter chez tous le désir ardent et la ferme volonté de s’émanciper, voilà la véritable œuvre révolutionnaire que nous concevons.

Tout nous démontre que la révolution ne sera efficace que lorsqu’elle sera accomplie par des individus conscients de leur dignité, désireux de développer toutes leurs virtualités, décidés à ne plus supporter aucune entrave, les anarchistes dédaignent les troupeaux de moutons ; se souciant davantage d’amener chaque individu à étudier lui-même les faits qui l’intéressent, à savoir se rendre compte de ce qu’il est, de ce que sont les autres, quelle est la place qu’il tient dans la nature et dans l’état social.

La révolution sera impuissante à affranchir qui ne sait pas s’affranchir soi-même. Ce n’est pas au seuil de l’émancipation humaine qu’elle peut se trouver, elle n’en est que la conclusion logique, lorsque l’esprit impatient de liberté se trouve amener à lutter pour renverser l’ordre de choses existant.


Les chasseurs de Fenimore Cooper affirment que, je ne sais plus quel animal, chassé pour sa queue, se mutilerait lui-même de cet appendice, lorsqu’il se voit traqué de trop près.

Les socialistes qui taillent eux-mêmes dans leur programme, faisant ainsi la part de ce qui est ou n’est pas réalisable, ressemblent fort à cet animal fabuleux. — Avec cette différence, toutefois, que ce sont eux qui mènent la chasse, et que c’est l’ordre social traqué qui devrait abandonner à ceux qui le poursuivent la part de butin qui devrait les arrêter.

Si, encore, ce qu’ils présentent comme réalisable après ce châtrage, était accepté par la bourgeoisie, cela ne voudrait pas dire qu’il y aurait un grand pas de fait, mais enfin, à la rigueur, on comprendrait cette tactique puisqu’ils pourraient prétendre que c’est la sagesse de leurs réclamations qui les a fait accepter. Il n’y aurait plus qu’à en produire de nouvelles.

Mais, loin de là. D’autres, et ce sont les plus nombreux, trouvent ce minimum « réalisable », trop « irréalisable » encore, et ils taillent et ils rognent dans ce qui, déjà, a été taillé et rogné. De sorte qu’après toutes ces opérations, les parlements votent des mesures absolument dérisoires.

Alors que sont si nombreux ceux auxquels plaît tant cette besogne d’élagage dans les aspirations humaines, il me semble qu’il serait plus logique de corser nos réclamations puisque, justement, à cause de cette ignorance dont se plaignent les socialistes, elle seront soumises à la castration par tous ceux qui ne voient pas plus loin que l’état présent. Il nous resterait de bon tout ce qui aurait échappé à leurs coups de ciseaux.

En rêvant des aspirations de liberté et d’émancipation que, sous prétexte que l’heure de les appliquer n’est pas encore venue, ils s’évertuent à diminuer, les socialistes me font l’effet de ces enfants qui s’amusent à souffler de jolies bulles de savon pour avoir le plaisir de les crever.

Si d’aucuns, rétrogrades endurcis, sous prétexte de sens pratique, veulent tailler et rogner dans notre programme d’émancipation, abandonnons-leur cette besogne, laissant à l’expérience le soin de les désillusionner sur leur besogne négative. Mais nous autres marchons fermement vers le but entrevu, avec la conviction que, s’il ne nous est pas donné de l’atteindre, nous aurons, tout au moins, travaillé à sa réalisation future, que nous aurons déblayé la route, facilité la marche en avant à ceux qui viendront après nous, et progressé nous-mêmes, de tout ce travail accompli.

Une idée ne s’impose qu’à force de s’affirmer, qu’à force d’être discutée et de répondre aux critiques. Si, avant toute chose, vous déclarez que ce que vous demandez est irréalisable, comment voulez-vous grouper autour de cet idéal, des individus résolus à le conquérir ?

Nous, anarchistes, savons et soutenons que le nôtre est réalisable si tous ceux qui sont intéressés à sa réalisation veulent se donner la peine d’y travailler ; s’ils savent agir par eux-mêmes, sans attendre que ça leur vienne du ciel… parlementaire ou autre.

Et, en effet, au fond quelle est la seule objection faite à ce que nous désirons ?

« C’est juste ce que vous demandez, mais trop beau pour être possible » ! nous dit-on.

Or, si c’est juste, c’est possible. Il n’y a qu’à le vouloir. C’est irréalisable parce que nous sommes peu à l’avoir compris et à le vouloir. Travaillons à convaincre les gens de la vérité de ce que nous avons entrevu, et chaque individu nouveau que nous aurons convaincu, sera une possibilité de plus d’acquise ; nous obtiendrons des résultats bien plus positifs qu’à faire chorus avec les ignorants.

Nous ferons œuvre virile, nous aiderons à l’évolution ; tandis que, élaguant dans les aspirations humaines ce qui leur semble irréalisable, les socialistes et réformistes de tout genre, ne font en somme, — qu’ils rognent le plus ou le moins — que ce qu’ont toujours fait les pires conservateurs.


Plus que le bulletin de vote, plus que toutes les intrigues parlementaires, cette propagande-là est de la propagande active ; car elle a pour effet de mettre, virtuellement, les individus en lutte avec la société bourgeoise, en leur enseignant de ne pas attendre qu’une loi le leur permette, pour agir selon leurs aspirations.

Si nous cherchons à faire le vide autour de la machinerie politique, c’est pour ne pas abdiquer notre droit d’agir par nous-mêmes ; c’est pour réserver notre liberté d’action, que nous repoussons toutes compromissions avec l’ordre des choses actuel ; c’est pour nous habituer à cette liberté, qui est le summum de nos aspirations, que nous essayons de l’exercer dans notre lutte contre l’état social.

Aux individus qu’ils veulent enrégimenter, les autoritaires disent : « Envoyez-nous à la Chambre faire des lois en votre faveur ! »

À ceux qu’ils veulent faire penser, les anarchistes, après avoir exposé les faits, leur expliquent qu’ils n’ont rien à espérer de personne. Que lorsqu’une chose leur semble mauvaise, ce qu’ils ont de mieux à faire pour la détruire, c’est de faire le vide autour d’elle, de lui résister dans la mesure de leurs forces, de lui faire la guerre jusqu’à ce qu’elle croule. On est jamais mieux servi que par soi-même.

« Que lorsque, au contraire, une idée leur paraît bonne, ils doivent y conformer leur conduite ; résister à ceux qui veulent les empêcher d’agir. De ne jamais attendre du bon plaisir de leurs maîtres l’autorisation de conformer leurs actes à leur pensée. Qu’ils ne chargent jamais personne de légiférer sur ce qu’ils doivent faire. Qu’ils agissent ! »

Et ils ajoutent : « Si la force du pouvoir vous écrase aujourd’hui ; si, malgré tout, l’autorité vous entrave dans votre évolution, il y a toujours une certaine marge pour la résistance. Et cette marge emplissez-la sans avoir peur de la dépasser.

Que la progression de vos actes dans votre entourage, dans votre milieu, infiltre peu à peu l’idée, jusqu’à ce qu’elle arrive à faire éclater le cercle qui vous enserre. »


Les socialistes, qui trouvent les individus trop ignorants pour savoir s’affranchir, contribuent, avec leur façon de procéder, à les entretenir dans l’ignorance, en leur faisant espérer un changement social par un coup de majorité parlementaire.

Ce n’est pas autour d’une idée qu’ils cherchent à les grouper, mais à les accrocher à la remorque d’individualités en qui ils les habituent à placer leur confiance.

En cherchant à élargir la conception des individus, en travaillant à susciter les initiatives, les énergies, les anarchistes contribuent à ce que chaque individu devienne capable de penser et d’agir par lui-même.

Avec la propagande socialiste, on peut arriver à grouper une majorité qui, « bien dirigée », peut aider, en effet, à établir un coup de main parlementaire sur le pouvoir ; mais qui, par le fait même de son inconscience, reste toujours esclave, toujours prête à tendre le cou au joug qui s’impose.

Les anarchistes voulant contribuer à susciter des hommes libres, ils enseignent aux individus à l’être. Et ils ont conscience d’y réussir.

  1. Jaurès, Petite République 5 juin 1897.