P. - V. Stock (p. 34-45).

III

L’IGNORANCE DES MASSES


Les difficultés de se faire comprendre de la foule. — L’amener à nous et non descendre à elle. — Les événements sont indépendants des calculs. — L’influence individuelle ramenée à des proportions plus modestes, mais plus vraies. — Complications des influences et leur réciprocité. — La révolution doit commencer par l’individu. — Nécessité de s’émanciper intellectuellement. — La révolution est aussi une question d’émancipation intellectuelle. — L’idéal anarchiste ne peut s’établir que par la liberté. — Inefficacité des appels à la révolte. — La révolution doit être dans les idées pour passer dans les faits. — Les causes de l’avortement des révolutions passées. — Ce qui fera réussir celle à venir. — Le rôle de la propagande anarchiste.


Sous le prétexte d’esprit pratique, une foule de gens s’acharnent à préconiser certains moyens, certaines réformes, avouant que leur effet ne peut être que momentané, mais qu’il vaut mieux avoir une amélioration momentanée que rien du tout.

« La plus grande partie de la foule », disent-ils, « est ignorante, fermée aux idées abstraites ; elle veut des choses positives et immédiates, se souciant fort peu de ce qui se réalisera après elle. Il faut, si l’on veut s’en faire écouter, savoir lui parler son langage, et savoir se mettre à sa portée. »

La foule est ignorante, cela est indéniable. C’est parce qu’elle ne sait pas que le mal dont elle souffre est le fait d’une organisation sociale défectueuse, qu’elle le supporte, le croyant une des conditions inévitables de l’existence.

C’est parce qu’elle n’a pas conscience de sa force qu’elle se laisse tondre par une minorité d’oisifs. C’est parce qu’elle est habituée à croire aux hommes providentiels, qu’elle est toujours prête, sans jamais être rebutée par des palinodies se reproduisant sans cesse, à se mettre à la remorque de ceux qui lui font miroiter les plus belles promesses.

C’est enfin parce que la masse est ignorante que ceux qui lui indiquent la cause des maux dont elle souffre, qui en ont tiré des déductions pour un état social meilleur, ont tant à lutter, tant de difficultés à se faire entendre d’elle, et qu’il se passe des générations, avant qu’une faible minorité soit arrivée à les comprendre.

Certes, il faut savoir se mettre à sa portée, savoir parler son langage. Seulement parler son langage, n’implique pas qu’il faut se payer de mots comme elle fait ; qu’il faille écarter les problèmes sérieux sous prétexte qu’elle ne les comprend pas ; châtrer son idéal parce que le plus grand nombre ne sont capables que d’en comprendre une partie.

Se mettre à sa portée ne veut pas dire se mettre à son niveau mental, se noyer dans ses erreurs au lieu de l’aider à en sortir. C’est pourtant ce que fait la majeure partie de ceux qui prétendent organiser la masse et la diriger, se piquant d’avoir trouvé une voie plus pratique pour l’acheminement vers un état social meilleur.

C’est que les cerveaux sont toujours hantés par le côté romantique de l’histoire. Cette dernière nous a si bien montré les événements se déroulant à la volonté des conducteurs de peuple ; ceux-ci faisant mouvoir les foules au gré de leurs conceptions et de leurs calculs, que l’on s’imagine toujours avoir l’étoffe d’un Richelieu ou d’un Danton.


Enflammer les foules, les faire vibrer sous la chaleur de ses accents, le rôle est magnifique, et je comprends l’emballement lorsque l’enthousiasme vous dirige plus que la raison.

Qui de nous, alors qu’il était jeune, n’a pas rêvé d’être un de ces tribuns qui, de leur parole vibrante, soulevaient les foules, les faisaient frissonner de leurs accents enflammés ? Qui de nous n’a pas rêvé d’être un de ces tacticiens habiles, conduisant les événements et les peuples à l’assaut du pouvoir et des privilèges, impulsant ou retenant la foule par leur seule éloquence ou l’influence acquise par leur valeur personnelle ?

Il faut en rabattre, hélas ! À part les moments d’effervescence où les périodes ronflantes de l’orateur ne sont que l’étincelle qui vient mettre le feu aux poudres, où la surexcitation générale des esprits fait que les individus n’attendent que le moindre prétexte pour se lancer dans la lutte, ouvrant en même temps les cerveaux à une conception plus grande des idées, si osées qu’elles puissent être, la masse, en période de calme, n’accepte comme meneurs, que ceux qui sont à son niveau comme moyenne cérébrale, ou savent flatter son ignorance, épouser ses préjugés, soit qu’ils les partagent, soient qu’ils croient habile de s’en servir…

Si la foule vibre aux paroles de l’orateur, son émotion ne dépasse pas la durée du discours ; on l’applaudit comme on applaudit de la bonne musique ; une fois sorti de la salle, c’est le produit de l’état social actuel qui reprend possession de l’individu.

Ce sont les événements qui mènent les hommes, et non pas les hommes qui mènent les événements. Il peut y avoir des hommes plus aptes que d’autres à savoir profiter d’un événement plus favorable à telle transformation, c’est déjà bien beau, mais plier les événements à leur volonté, ce n’est que l’histoire faite après coup qui, n’apercevant plus les mille et un détails de la situation, et ne voyant que les hommes et les résultats, attribue ceux-ci à la prévoyance de ceux-là.


Est-ce à dire que l’influence des individus soit nulle ? Non certes, car ce serait la grande négation de tout esprit de propagande. Tout ce que dit, tout ce qu’écrit, tout ce que fait un individu a une répercussion sur d’autres individus, venant modifier leurs pensées et leurs actes.

Mais cette répercussion peut ne pas être absolument identique à la pensée de celui qui a parlé, écrit, ou agi, car d’autres ont parlé, écrit et agi, ayant également leur répercussion sur ceux qui les entourent. Personne ne sait quelles sont les modifications qu’une pensée émise peut produire dans le cerveau de celui qui la reçoit ; car chacun l’aperçoit sous un angle différent.

Nous avons une action sur notre milieu, sur ceux qui nous entourent, mais cette action est lente, très lente, et toujours modifiée par d’autres, il ne faut donc pas croire aux combinaisons venant transformer l’état social en un tour de main !

Cela peut paraître décourageant à ceux que ronge l’impatience, mais il ne faut pas nous payer de mots et d’illusions ; ce n’est qu’en sachant envisager les choses sous leur aspect réel que nous nous rendons compte du travail à accomplir.

Pour que l’état social anarchiste puisse s’établir, il faut que chaque individu, pris isolément, soit à même de savoir se gouverner lui-même, qu’il sache faire respecter son autonomie, sachant respecter celle des autres, sachant aussi dégager sa volonté des influences ambiantes.

Cela, certes, est un idéal qui, sans doute, de longtemps, ne pourra être atteint, mais qui doit être le but positif de nos aspirations, de notre propagande, et dont nous devons chercher à nous rapprocher le plus possible. Ne doit-on pas demander beaucoup pour obtenir un peu ? Est-ce à nous à réduire bénévolement nos demandes, alors que ce n’est que la force seule des choses qui doit nous indiquer ce qui est immédiatement réalisable ou non ?


Les masses sont ignorantes, d’accord, mais pour les sortir de leur ignorance, il faut que nous leur exposions tout notre idéal, toutes nos conceptions, en toute leur intégralité. Elle saura assez déjà tailler elle-même pour n’y prendre que ce qu’elle pourra s’assimiler, pour que nous n’ayons pas à nous préoccuper de l’opportunité de ce qui doit lui être donné.

Et comme notre émancipation est attachée à celle de la foule, c’est en cherchant à élever ses conceptions que nous aiderons, en même temps, à notre affranchissement.

Si, en 1789, la bourgeoisie fut prête à s’emparer du pouvoir, c’est que, pendant les siècles d’oppression, tout en amassant des richesses, elle s’était essayé à l’exercice du pouvoir en l’administration des guildes et corporations, des communes, et divers emplois que lui abandonnait la morgue féodale.

Elle avait étudié, exercé son cerveau, ses facultés ; elle avait travaillé à se développer intellectuellement, profitant de chaque occasion pour conquérir un privilège, se débarrasser d’une entrave. Tandis que, à l’heure actuelle, le prolétariat s’est laissé dépouillé de toute liberté, laisse à chaque moment le pouvoir empiéter jusqu’en ses actes les plus intimes, attendant toujours quelque loi favorable, déléguant ses pouvoirs au lieu que chaque individu les exerce lui-même.

La bourgeoisie savait ce qu’elle voulait, où elle allait, alors que le peuple croupissait dans l’ignorance, n’avait que des aspirations vagues d’amélioration. Aussi, quand éclata la révolution, le peuple ignorant crut aux promesses des bourgeois intelligents, combattit pour les porter au pouvoir, eut assez d’initiative, parfois, pour les forcer à marcher dans la voie des réformes proposées, mais ne sut en tirer aucun profit pour lui, se laissa berner par des mirages politiques, et imposer un régime économique dont tout le poids retomba sur lui, ne faisant que changer de maîtres.

Ce que nous voulons, nous, ce n’est pas renverser une classe pour prendre sa place au pouvoir, mais renverser tout pouvoir, toute autorité, dans le domaine économique aussi bien que politique, afin que personne ne puisse abuser de ce pouvoir, de cette autorité, pour entraver la liberté d’autres êtres humains.

Et pour ce, nous voulons détruire tous les rouages sociaux qui permettent à la minorité d’opprimer et d’exploiter la majorité.

Mais pour que les individus sachent se passer d’autorité, pour que chacun soit à même d’exercer son autonomie sans entrer en conflit avec ses semblables, il faut que, tous, nous acquérions une mentalité appropriée à cet état de choses.

Il faut que nous apprenions à nous débarrasser du levain autoritaire qui nous fait considérer comme ennemi celui qui ne pense pas comme nous, nous fait éprouver la tentation de le contrecarrer, au lieu que nous devrions chercher à saisir ce qu’il y a de bien dans sa tentative, pour l’adapter à notre propre action.


La question sociale n’est pas une question purement matérielle, c’est pourquoi elle est si difficile à résoudre. Pour celui qui souffre des privations, qui n’est jamais assuré de manger à sa faim, celui-là a besoin, avant tout, d’une transformation sociale qui lui assure la satisfaction de ses besoins primordiaux.

Mais tout s’enchaîne. Pour que cette transformation soit durable, il faut que la révolution qui l’accomplira soit assez consciente, pour ne froisser l’évolution de personne. Les affamés n’acquerront la possibilité de satisfaire leurs besoins qu’à condition que pourront également se satisfaire les besoins artistiques et intellectuels qui se font sentir chez nombre d’individus.

Borner la question sociale à une question de ventre et de bien-être matériel serait l’amoindrir, la vouer à une défaite certaine, car son but doit être certainement plus large et contenir bien d’autres aspirations.

Notre idéal est que l’individualité humaine s’épanouisse en toute son intégralité. Nous voulons bouleverser tout le vieil édifice social pour que les aptitudes de chaque être puissent se développer en toute leur plénitude.

Sans avoir besoin de tout apprendre, ce qui est matériellement impossible, sans avoir besoin de devenir de grands génies ni même de simples savants, il faut que nous apprenions à garder notre place, et laisser chacun à la sienne.

Bien souvent on a comparé la révolution sociale à une invasion de barbares venant infuser un sang nouveau et régénérateur au monde bourgeois anémié. Nous sommes, en effet, les barbares de son luxe inutile, de sa politesse raffinée, artificielle, basée sur le mensonge. Nous voulons détruire sur notre passage tout ce qui constitue une entrave à la libre expansion de l’individu ; mais loin de vouloir faire reculer la civilisation, c’est un idéal plus grand, plus généreux et plus naturel que nous lui apportons.

Seulement, comme une société ne se retourne pas comme un gant, nous savons que cet idéal ne peut se réaliser du jour au lendemain, nous savons que, pour se traduire en fait, il faut que la révolution soit préparée par une période évolutive. Et c’est pour imprimer notre idéal à cette évolution que nous ne voulons pas apporter de restrictions à notre programme, que nous voulons le développer et essayer de le réaliser dans toute son intégralité.


D’autre part, la société égalitaire que nous désirons, ne peut s’imposer. Elle doit être la résultante libre de la libre évolution de tous. Il faudra donc que ceux qui formeront la minorité agissante qui doit entraîner la masse en son évolution, soient bien conscients de ce qu’ils voudront pour que le nouvel ordre puisse s’établir par la seule force des choses, sans coercition.

À chaque obstacle renversé, doit surgir une action nouvelle nous rapprochant du but entrevu. L’initiative individuelle doit, graduellement, remplacer les rouages politiques mis hors d’usage. Il ne faut donc pas avoir crainte de remuer trop d’idées, mais peur, au contraire de ne pas en remuer assez.

C’est beaucoup plus facile de dire aux individus qu’ils sont malheureux, qu’ils sont exploités, opprimés, et qu’ils ne doivent plus souffrir l’arbitraire, l’exploitation, se révolter contre l’état de choses qui les réduit à la misère.

Outre que les individus ne se révoltent pas parce qu’on les y incite du haut d’une tribune ou par la voie d’un morceau de papier, ils savent bien qu’ils sont misérables et exploités — sans même qu’on ait besoin de le leur dire — on ne les convainc pas davantage de la nécessité d’une transformation sociale. Du moins, entendons-nous : tous, en l’état actuel des choses, ayant plus ou moins à souffrir des maux engendrés par sa mauvaise organisation, tous aspirent à quelque chose de mieux. Les malheureux comme les autres.

Mais de ce que les individus protestent contre l’exploitation, parce qu’ils sont exploités, désirant être exploiteurs, cela n’implique pas une transformation sociale, mais un simple déplacement des rôles.

S’ils croient à la légitimité du bénéfice dans les transactions entre individus, croient licite de thésauriser pour vivre de leurs rentes, c’est toujours exploiter ses semblables, et la continuation de l’état actuel.

Pour que s’opère la véritable transformation sociale où ne seront plus possibles l’autorité et l’exploitation, il faut changer les conceptions des individus, et cela n’est possible qu’en leur développant sans cesse les idées telles que nous les comprenons, jusqu’à ce qu’ils se les soient assimilées.


Les révolutions passées ont avorté parce que les travailleurs ignoraient, parce qu’ils ne voyaient que le présent, se laissant escamoter l’avenir, n’ayant pas su le prévoir. La révolution économique qui se prépare doit avoir un lendemain. Il ne faut pas que la société qui aura été disloquée par la commotion puisse se reformer sous une nouvelle étiquette.

Et pour cela, à côté de la propagande qui dit aux individus qu’ils ont le droit de se révolter contre ce qui les entrave, il faut celle, ardente et continue, qui leur enseigne comment ils sont exploités, comment ils l’empêcheront.

Une révolution qui n’aurait que pour objectif — et c’est ce qui est à craindre avec une propagande qui se contente de faire appel au ventre, sans le cerveau — que de faire main-basse sur les produits accumulés, et de jouir sur le tas de tout ce dont ils ont été sevrés depuis toute leur existence, cette révolution risquerait fort de n’être qu’une immense saoûlerie sans être une révolution sociale ; car, une fois gavés les inconscients se laisseraient encore berner par les phraseurs et les ambitieux.

Peut-être, la prochaine révolution ne réalisera-t-elle pas tout ce que nous désirons. Peut-être ? nous n’en savons rien ; qui peut prévoir ce que nous réserve l’avenir ? Elle sera ce que seront les individus qui l’accompliront. Mais en tous cas, elle doit apporter une amélioration sur l’état présent.

Pour qu’elle ait des effets durables, il faut qu’elle apporte des réalisations immédiates et des soulagements aux meurts-de-faim, qu’ils s’emparent de tout ce dont ils auront besoin, mais qu’ils sachent aussi s’organiser pour en continuer la production, en supprimant les intermédiaires parasites.

Il faut que ces idées leur soient fourrées dans le cerveau pendant la phase préparatoire. Si nous ne voulons pas, après une orgie de quelques heures, nous trouver à nouveau enchaînés pour des années, il nous faut nous exercer à être conscients.


« Comparaison n’est pas raison », dit-on, mais quelquefois une comparaison définit très bien ce que nous voulons exprimer, et je ne puis mieux comparer notre propagande, l’évolution et la révolution comme je les entends, qu’au travail de ces micro-organismes, imperceptibles à l’œil nu, dont le travail individuel n’est pas appréciable à nos sens ; mais qui, continuant leur travail d’agrégation et de désagrégation, se multipliant à l’infini, arrivent par leur pullulement à transformer le milieu dans lequel ils évoluent, mettant toute la matière en fermentation et la transformant sans aucune autre force que leur propre activité.

C’est notre rôle.

Mettre les individus à même de comprendre les causes de leur exploitation, leur expliquer pourquoi ils ne doivent pas la subir, leur faire connaître les institutions d’où découlent leurs maux, leur démontrer que tant qu’elles existeront elles engendreront toujours les mêmes effets, c’est notre travail de fermentation, jusqu’à ce que notre exemple et notre initiative ayant créé d’autres propagandistes, nos efforts combinés seront assez puissants pour amener cette fermentation au degré nécessaire pour engendrer l’ordre de choses nouveau.