L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XI

Les responsabilités


Chapitre XI - Les responsabilités


Mais, puisque nous avons traité de la violence, et que, à chaque instant, on nous lance le reproche d'y avoir recours, il est bon de rechercher si, justement, cette attitude ne nous est pas imposée par des conditions de circonstances, de milieu, par l'attitude même de ceux qui nous la reprochent le plus.

A chaque fois que s'accomplit un acte de violence, qu'il soit le fait d'un anarchiste ou non, les mouchards de la presse s'empressent d'en rejeter la cause sur l'anarchie et les anarchistes, réclamant une répression sévère contre ceux qui ont le malheur de trouver que tout n'est pas pour le mieux dans la meilleure des sociétés possibles.

Il est vrai que les anarchistes se réclament de la révolution. Il est exact qu'ils affirment avoir constaté que l'ordre social actuel ne pouvait s'opérer pacifiquement ; qu'il faudrait, un jour ou l'autre, avoir recours à la force pour le détruire, et faire la place à un état meilleur.

Si, pour la plupart, ils subissent plus ou moins l'arbitraire social, il est encore vrai que toutes leurs sympathies vont à ceux qui se révoltent et résistent violemment à la violence, légale ou arbitraire, du capital et de l'autorité, et que leur volonté est de se libérer des entraves sociales.

Mais ce qui est vrai également, c'est que ce ne sont pas eux qui ont inventé la violence. Elle existait auparavant, puisque toutes nos sociétés modernes, tout l'ordre de choses actuel ne s'est établi et ne se maintient que par la violence.

Que quelqu'un, de part sa propre autorité, sans autre forme de procédure que sa force physique, me contraigne après s'être entendu avec des compères, après s'être déguisé pour la circonstance, appuyant sa volonté de textes que je repousse également, n'est-ce pas toujours l'arbitraire, et le gendarme qui, au fond, est la sanction efficace de l'arrêt, n'est-il pas la violence par conséquent ?

Certes, le gendarme serait impuissant à soutenir seul l'existence de l'état social présent. L'ignorance et l'erreur des masses est encore plus efficace, mais en ce cas particulier de ceux qui ont affranchi leur esprit, c'est le gendarme qui est la dernière raison.

La classe qui nous gouverne aujourd'hui, nous traite de violents, lorsque nous nous révoltons contre son pouvoir et contre ses actes, oublie trop facilement que, il n'y a pas si longtemps, c'était elle qui était en révolte contre la légalité qu'elle traitait de violence, et que, pour s'emparer du pouvoir, elle avait recours aux mêmes actes qu'elle nous reproche aujourd'hui.

Et il en fut de même de tous les gouvernements qui la précédèrent, tous eurent recours à la violence pour s'établir, et ne se maintinrent que par la violence.

De même en tous temps, en tous lieux, des gens furent lassés de la servitude qui pesait sur eux, et se révoltèrent, massacrant leurs oppresseurs, ou furent massacrés par eux.

Beaucoup ont été glorifiés pour cela par ceux-là même qui nous traitent de criminels.

La bourgeoisie actuelle qui pense nous flétrir des épithètes d'assassins, criminels, fous furieux, n'a-t-elle pas inscrit en tête de sa constitution, lorsqu'elle s'empara du pouvoir que «contre l'oppression, l'insurrection est le plus sacré des droits, le plus saint des devoirs ?»

Elle sous-entendait, il est vrai, que c'était contre l'oppression dont elle souffrait, que devait s'exercer l'insurrection des peuples, et non contre celle qu'elle voulait établir, mais n'empêche que si, parfois, la vérité change avec la situation, elle n'en reste pas moins la vérité pour celui qui reste toujours sous l'oppression.

Les bourgeois essaient de distinguer, en reprochant aux anarchistes de s'attaquer, non seulement aux gouvernants, mais aussi aux simples particuliers, sous le prétexte qu'ils sont des favorisés de la fortune, et que c'est ce qu'ils ne peuvent tolérer, surtout lorsqu'il s'agit d'actes, comme ceux du Liceo, en Espagne, de Léauthier, et autres, où la politique n'a rien à voir, et où des femmes, et des enfants, mêmes, furent menacés.

Que les anarchistes dont la vie et les idées sont faites de solidarité et d'affection pour chaque être, en soient venus à accomplir ou approuver des actes semblables, cela dénote un état d'âme que la bourgeoisie ferait bien de méditer.

Elle a été féroce, impitoyable pour les travailleurs. Les anarchistes, elle les a traqués comme des fauves. Pour une parole un peu forte, pour un article un peu plus violent que d'habitude, c'étaient des années de prison qui leur tombaient.

Mais ceci n'aurait rien été. Ayant devant elle des adversaires qui ne voulaient pas se laisser mater, elle s'en débarrassait ; rien de mieux, cela ne sort pas trop des incidents ordinaires d'une lutte.

Mais où elle fut ignoble, ce fut lorsque n'osant violer trop ouvertement les libertés de parole, de conscience et d'opinion dont elle se réclamait, elle chercha à créer des délits imaginaires pour se débarrasser de ceux qui la gênaient.

Sans compter les tracasseries policières dont elle s'acharna à persécuter tous ceux qui furent notés comme anarchistes, les traquant, les persécutant, les tracassant. Ces policiers, allant sans aucun prétexte violer leur domicile ; continuellement en chasse contre eux, chez le voisins, chez le concierge, jusque chez le patron, cherchant à leur faire perdre le travail, et leur rendre la vie impossible.

«Qui sème le vent récolte la tempête». Et moi je ne suis pas étonné que d'une chose ; c'est que devant des tracasseries, les violences n'aient pas augmenté ; que parmi les individus acculés à la misère, il n'y en ait pas eu davantage qui se soient retournés contre leurs traqueurs.

Combattant l'état social actuel, les anarchistes n'ont jamais pensé que la bourgeoisie allait les remercier, les combler de bienfaits. Mais, si traités en fauves certains agissent en fauves, ce n'est pas sur les anarchistes qu'il faut en rejeter la responsabilité, mais sur la bourgeoisie qui ne devrait pas se plaindre de récolter ce qu'elle a semé.

Oh ! je le reconnais volontiers, la propagande anarchiste est loin de se donner comme but de faire des résignés, elle n'entend en aucune façon endormir les impatiences, ne veut nullement prêcher le respect des privilèges et des privilégiés.

Mais cela n'a-t-il pas été l'œuvre de tous les partis d'opposition ? Œuvre qu'ils s'empressaient de vouloir empêcher par des lois nouvelles une fois qu'ils étaient au pouvoir.

Il ne faut pas demander à la bourgeoise actuelle plus d'abnégation qu'en n'eurent ceux qui la précédèrent, mais il est bon de lui faire sentir ses contradictions, et surtout, son escobarderie, son jésuitisme qui lui faisait traiter ses adversaires en malfaiteurs pour leur enlever le droit d'asile partout ; inventant des tracasseries inutiles, les tortures de Montjuich, le domicilio coattod' Italie, le huis-clos, l'emprisonnement cellulaire et la relégation en France pour délit d'opinion.

Oh ! il y a de la part des anarchistes, cela est indéniable, des actes qui déroutaient toutes les conceptions d'humanité reçues, semblant relever plus de la sauvagerie que d'être le fait d'êtres humains.

Ainsi, par exemple, si j'avais eu la bombe en mains, et qu'il m'eût fallu la jeter dans une foule de bourgeois anonymes, sachant qu'elle allait tuer des femmes et des enfants, comme cela eut lieu au Liceo et à la «calle de Nuevo cambio»,quelle que soit ma haine de classe contre la bourgeoisie, j'avoue que je n'en aurais pas eu le courage.

Et combien parmi les anarchistes reculeraient devant cette hécatombe ? Combien, parmi eux, tous les premiers, furent révoltés au reçu de la nouvelle ?

«Pour arriver à exécuter de semblables actes, il faut avoir le cœur torturé par la haine, corrodé par la souffrance. Pour qu'un anarchiste, dont la préoccupation maîtresse est celle de la justice, puisse en arriver à exécuter froidement un acte qui va causer la mort de tant de personnes, coupables seulement de faire partie de la classe privilégiée, il faut qu'il soit bien profondément ulcéré. Que les bourgeois qui sont atteints, leur jettent l'anathème, c'est la logique humaine. S'ils réfléchissaient cependant aux misères qu'engendre l'ordre social dont ils tirent profit, aux vies humaines fauchées par leur avarice, ils s'étonneraient au contraire, que leur société ne soit pas encore plus souvent bouleversée».

J'écrivais cela au lendemain de l'attentat du Liceo. Depuis, les événements nous ont appris que Salvator, l'auteur de l'explosion, avait vu torturer ses camarades, avait été torturé lui-même, et avait juré de tirer une vengeance éclatante de toute la classe dont les défenseurs avaient été si féroces !

La vengeance fut aussi implacable qu'avait été la férocité des tourmenteurs.

«La violence entraîne la violence ; elle est toujours inexcusable», nous dit-on.

D'autant plus inexcusable, lorsque ceux qui l'emploient disposent de toutes les forces sociales.

Mais lorsqu'on a souffert de cette société qui broie tant de malheureux, lorsqu'on a vu les siens souffrir de la faim, mourir d'évanouissement, certains scrupules disparaissent, et lorsque la force vous opprime, qu'il n'y a plus que la force comme suprême argument, ceux-là qui ne maintiennent leur tyrannie qu'à l'aide de la violence, sont mal-venus de se plaindre lorsqu'elle se retourne contre eux.

Lorsque la bête est acculée, elle voit rouge, fonce sur les assaillants, renverse ce qui lui fait obstacle, tant pis pour ceux qui se trouvent sur sa route. La responsabilité première en est à ceux qui la poussèrent au désespoir.

Les ruffians de la politique devraient songer à une chose, c'est que la guerre s'est déplacée ; on souffre toujours des institutions politiques, on les abomine, mais on ne hait plus les hommes politiques au point de voir en eux les seuls ennemis ; on sait que leur disparition n'amènerait aucun changement. On se contente de les mépriser, c'est tout ce qu'ils valent.

La guerre est devenue sociale. On sait que tous les maux viennent des institutions économiques ; c'est aux individus qui les représentent, qui en vivent, que vont les haines des exploités.

Et dans cette guerre-là, personne n'est en dehors de la lutte. On crève sous l'organisation sociale, ou on en vit.

Sont-ils plus activement, que les bourgeois du Liceo, mêlés à la lutte tous ces miséreux qui, dans notre état social, n'ont jamais connu que les privations et la faim ? Est-ce que, davantage que le plus obscur des bourgeois, ils sont dans la lutte active tous ceux que la misère pousse au suicide ? Tous ceux qui souffrent et s'étiolent sous votre oppression de fer ?

Des millions de pauvres souffrent et meurent dans notre société, sans jamais s'être inquiétés de la place qu'ils y occupent, de celle qu'ils devraient y tenir, sans jamais s'être demandé d'où découle leur misère, d'où vient le luxe de leurs exploiteurs ? Pourquoi ceux-ci ont tout à satiété sans rien produire ? Pourquoi eux-mêmes, en retour de ce qu'ils produisent, n'ont que la misère et les privations ?

Cela les empêche-t-il de tomber, fauchés par les maladies et la misère, d'être emportés par la tourmente ?

La lourde machine sociale ne les en broie pas moins tous les jours ; à chaque instant, de leurs rangs, il en tombent mourant à la peine, à côté des richesses et du luxe qu'ils contribuent à produire, ayant passé, dans la douleur et la souffrance, le peu de vie qu'ils ont vécue.

Ils sont hors de la lutte, et pourtant, c'est sur eux que retombe tout le poids de la guerre !

Le bon bourgeois qui n'exerce aucune industrie, n'exploite directement personne, vivant des rentes que lui rapporte son capital placé en valeurs de banque, peut bien, lui aussi, se croire placé hors de la lutte. Et, de fait, jusqu'ici, il n'en avait jamais souffert, sauf en sa caisse, lorsqu'il se trompait dans ses placements.

«La société est mal organisée ? Il y a des misérables qui crèvent de faim ? Oh ! que cela est donc triste ! Qu'il en est marri ! Il les plaint de tout son cœur ! Peut-être, même, participe-t-il à quelque fête de bienfaisance, allant danser et flirter, pour les soulager, se fendant, au besoin, de quelques louis supplémentaires pour venir en aide aux détresses trop criantes que lui signale son journal !

Avec cela, il a la conscience tranquille : il a aidé autant qu'il a pu, à réparer les injustices du sort !

Il n'est pas mêlé aux choses de la politique ; n'a jamais — autrement que par son vote et son approbation aux actes des politiciens — apporté aucune entrave aux revendications des miséreux.

Son capital lui rapporte, il est vrai, de quoi vivre assez largement, mais ce n'est pas lui qui le met en œuvre, il occupe personne, que des domestiques, très bien rétribués, il ne peut donc être accusé d'exploitation.

Pourquoi donc le rendre responsable du mal qui sévit sur cette vallée de larmes et de misère ? Si tout n'est pas pour le mieux, qu'y peut-il de plus que les prolétaires qui crèvent de misère ?».

La différence ? — C'est qu'il vit de l'ordre social et que les autres en crèvent.

Et alors il y a des gens qui se disent que ce n'est pas juste ; que la société ayant la prétention d'être établie pour sauvegarder la justice et le droit, c'est un crime d'avoir du superflu lorsque les autres manquent du nécessaire, qu'il faut que cela change, et que ceux qui ne sont pas avec vous dans la lutte, sont contre.

C'est que la solidarité n'est pas un vain mot. Et votre société, toute basée qu'elle soit, sur l'effort antagonique des individus, ne peut faire que, malgré tout, on ne soit, dans son sein, solidaire des actes ou des institutions dont on profite.

Non seulement nous sommes responsables de ce que nous faisons, du bien dont nous profitons, du mal que nous accomplissons nous-mêmes, mais aussi de celui que nous laissons accomplir.

Et c'est parce qu'ils ne l'ont pas compris que les privilégiés de l'actuel ordre de choses s'acharnent à vouloir maintenir une organisation qui ne sait faire de bien aux uns qu'en faisant du mal aux autres.

Le bourgeois qui vit de ses rentes, comme l'ouvrier qui vit pour lui tout seul, sans s'occuper de ses camarades, refusent de se solidariser avec les réclamations de moins favorisés que lui ; le député qui fait les promesses les plus hardies, sans s'inquiéter comment il pourra les tenir, l'écrivain qui, dans un moment d'émotion sincère dévoile les turpitudes du système bourgeois, ou simplement parce que cela arrondit élégamment une phrase ; le panamiste chéquard qui vend son vote ; le financier qui négoce les conventions scélérates, le folliculaire qui fait campagne pour livrer la Banque de France à Rotschild ; la tourbe de députés faméliques qui, pour voyager à l'œil, pour fournir à leurs femmes et maîtresses un train de maison luxueux, bazardent leurs votes et les fonctions publiques ; ceux qui les dénoncent ; tous, tous, contribuent à faire des révoltés, tous travaillent à ajouter un brin de fil à la mèche au couteau qui s'aiguise dans l'ombre.

Si pour notre part, nous ne nous reconnaissons pas le droit, dans notre propagande, de conseiller la violence à qui que ce soit, estiment que les actes ne se prêchent que d'exemples, il est bien évident pourtant, que ce que nous cherchons à faire comprendre aux individus, ce n'est ni la résignation, ni l'inertie, ni la confiance aux promesses des endormeurs, qui n'apporteront aucune améliorations à leur sort ; que ce n'est pas de s'aplatir devant les oppresseurs qui les amènera à être plus modérés dans leur exploitation.

Tout en ne faisant que constater un état de choses dont chacun reste libre d'en tirer les conclusions conformes à son tempérament, à sa façon de raisonner, il est évident que, nous aussi, n'en avons pas moins une part de responsabilité dans tout acte de révolte qui s'accomplit. Nous ne cherchons pas à la décliner, mais que chacun endosse la sienne.

Ce sont des tombereaux de volumes — les supplé ments de la Révolteet des Temps nouveauxl'attestent — que l'on peut réunir, rien qu'avec des aveux de bourgeois, rien qu'avec les cris des souteneurs les plus avérés du système bourgeois. Cris, arrachés peut-être en un moment de sincérité, peut-être en un moment de rancune personnelle, mais qui n'en restent pas moins, car ils ne font que constater un état de choses qui crève les yeux.

Et ceux qui, pour se faire mousser, pour se distinguer de leurs concurrents, dans la chasse aux places, croient bon de se tailler un drapeau dans le tas de réclamations des déshérités ! Il leur semble naturel d'attiser les impatiences, et lorsque, parmi ceux qui les écoutaient, il s'en trouve qui, impatients d'attendre, désespérés de l'avenir, se mettent à exécuter des menaces qui n'étaient que dilettantisme chez ceux qui les proféraient, ces pseudo-réformateurs se voilent la face, criant à l'abomination de la désolation, essayant de rejeter leur responsabilité sur d'autres.

Eh bien ! non, tas de farceurs, tout se tient dans votre état social égoïste, tout s'enchaîne, tout le monde est responsable.

Quand tous ceux qui hurlent contre les anarchistes auront, payant d'exemple, prêché aux déshérités, le calme, les beautés de l'ordre social bourgeois, la confiance en la bonté des possédants, la résignation aux abus de justice les plus criants, la résignation aux misères les plus atroces.

Lorsqu'ils auront partagé leur dernier vêtement, leur dernier morceau de pain à ceux qui en manquent ; ceux-là, seuls, auront droit de crier haro sur ceux qui se révoltent ; ceux-là, seuls, pourront affirmer avoir essayé de faire quelque chose pour pailler l'injustice sociale, pour calmer la souffrance, pour endormir les haines.

Mais lorsqu'on a fait la critique de ce qui existe, quand on a appelé de ses vœux une meilleure répartition des charges sociales, quand on a flatté, ne fût-ce qu'un seul jour, qu'un seul instant, les réclamations des déshérités, on devrait avoir la pudeur de se taire ; rien ne dit que ce n'est pas vous qui avez ouvert l'entendement de celui qui agit.

Lorsqu'on mange à son soûl alors qu'il y en a qui crèvent de faim ; lorsqu'on va bien vêtu quand il y en a qui sont couverts de loques ; lorsqu'on a du superflu quand il y en a qui, toute leur vie ont manqué de tout, on est responsable des iniquités sociales puisqu'on en profite.