L’Anaphylaxie - Étude de biologie générale

L’Anaphylaxie - Étude de biologie générale
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 375-393).
L’ANAPHYLAXIE

ÉTUDE DE BIOLOGIE GÉNÉRALE

Il faut, tout d’abord, que je m’excuse pour l’emploi du néologisme anaphylaxie que j’ai créé, il y a dix ans. J’avais pensé, — et je pense encore, — qu’il convient, pour la précision du langage scientifique, qu’à une idée nouvelle réponde un mot nouveau. De fait, depuis 1902, le mot d’anaphylaxie s’est généralisé dans la langue biologique, et il n’est plus de médecin ou de physiologiste qui l’ignore.

La phylaxie, mot qui n’est guère usité, est synonyme de protection ; mais de préférence on emploie le terme prophylaxie, pour indiquer les procédés par lesquels on met les êtres ou les sociétés à l’abri des dangers qui les menacent. Ainsi exercer une action prophylactique contre la peste ou le choléra, c’est prendre des mesures] quelconques, d’ordre biologique ou d’ordre administratif, contre ces deux fléaux, quand l’invasion en est à craindre.

L’anaphylaxie, c’est donc, par son étymologie grecque, le contraire de la phylaxie, c’est-à-dire le contraire de la protection.

Indiquons en quoi consiste essentiellement ce phénomène.

Si un individu vivant est empoisonné par une substance toxique, mais cependant que l’empoisonnement ne soit pas assez grave pour déterminer la mort, lorsqu’on vient, trois semaines ou un mois après, à lui infliger le même empoisonnement, trois cas peuvent se présenter : 1° sa sensibilité au poison sera ce qu’elle était auparavant ; c’est le cas de la plupart, des poisons ; 2° sa sensibilité sera diminuée, c’est-à-dire qu’il faudra une dose plus forte du toxique pour déterminer les mêmes effets ; 3° — et c’est le cas qui nous occupe ici, — sa sensibilité sera accrue au point qu’une dose faible, inoffensive une première fois, deviendra offensive la seconde fois, comme si la première dose avait développé un état qui. loin de protéger l’organisme, l’a rendu plus vulnérable. C’est le contraire de protection, autrement dit, l’anaphylaxie.

Le premier cas ne nous intéresse guère : c’est le plus rationnel, le plus fréquent, d’ailleurs. Lorsqu’on a été guéri d’une intoxication, on est revenu à l’état primitif. Rien n’est changé, dès qu’on a éliminé le poison. Les organes et les tissus ont retrouvé leur état normal. Il s’agit du même individu resté identique, qui par conséquent est sensible de la même manière et répond à la seconde dose exactement comme il a répondu à la première. Il a suffi d’attendre quelques heures pour que !e poison ait été éliminé, et que par conséquent l’état antérieur (statu quo ante) soit récupéré. En principe, toute intoxication, quand l’élimination du poison est terminée, quand les lésions organiques (s’il s’en est produit) sont réparées, laisse le corps dans un état normal, identique à l’état précédent.

Il est vrai qu’on connaissait depuis longtemps une exception à cette loi. — C’est le second cas. — Il est des poisons avec lesquels on se familiarise : et, de tout temps, on a signalé cette étrange accoutumance. Par exemple on peut s’habituer à l’arsenic de manière à supporter finalement, par le fait d’un long usage, des doses d’arsenic que ne supporterait pas un organisme neuf. Les poisons de l’opium ont à cet égard un étonnant privilège. Ceux qui font usage d’injections de morphine, ont besoin, pour que la morphine agisse efficacement, de faire des injections de plus en plus fortes ; car on s’accoutume morphine, encore que ce soit un redoutable poison. Les malheureux morphinomanes fournissent un triste exemple de cette moindre sensibilité. Certains arrivent à pouvoir supporter des doses de dix grammes ou même vingt grammes de morphine. Et on a cité le cas d’individus pouvant boire, sans mourir. jusqu’à un litre de laudanum par jour. D’après une vieille légende, Mithridate, roi de Pont, craignant d’être empoisonné par les Romains, s’était, par l’usage de nombreux poisons, prophylactisé ainsi contre toutes les substances toxiques. Aussi appelle-t-on parfois mithridatisme cette vulnérabilité moindre, acquise par l’habitude, qui permet d’ingérer sans péril des doses toxiques très fortes.

On ne connaissait pas d’exemple de sensibilité accrue. Mais j’ai pu, en 1902, démontrer que parfois la puissance toxique d’un poison a augmenté énormément après l’ingestion de ce poison. Alors la sensibilité, au lieu d’être diminuée, comme par le mithridatisme ou l’immunité, a été exaltée. De sorte qu’après l’ingestion d’une dose inoffensive, l’organisme, un mois après, est devenu tellement sensible, que cette même dose inoffensive devient terrible et amène une mort rapide.

Quoiqu’on puisse à la rigueur retrouver çà et là dans les travaux des physiologistes anciens quelques documens épars sur ce phénomène, on ne l’avait, semble-t-il, ni compris ni méthodiquement décrit, quand j’en ai donné la démonstration rigoureuse et créé le mot qui permet de le définir.

C’est cette sensibilité accrue, ou anaphylaxie, que je vais exposer ici avec quelques détails.


On rencontre dans les mers australes des animaux de forme étrange qu’on appelle des Physalies (galères portugaises) ; ce sont des Cœlentérés, sortes de Méduses, qui sont gonflées d’air comme une outre, et pourvues de longs tentacules qui pendent dans l’eau.

Ces filamens, qui ont quelquefois un à deux mètres de longueur, sont munis de petits appareils qui adhèrent comme des ventouses aux objets qu’ils rencontrent.

Et, à l’intérieur de chacune de ces innombrables ventouses, se trouve une petite pointe acérée qui pénètre dans le corps étranger qui a été touché. De plus ces ampoules ventousaires contiennent un poison subtil, très actif, de sorte que le contact des tentacules de la Physalie équivaut à une multiple injection de ce poison. Si l’on touche une Physalie, on ressent aussitôt une douleur intense, due à la pénétration du liquide venimeux. Phénomène d’ailleurs assez analogue aux accidens qu’on éprouve quand on rencontre en nageant certaines Méduses qui fréquentent nos côtes de France.

Dans le cours d’une croisière faite sur le yacht du prince Albert de Monaco, j’étudiai, avec mes amis Georges Richard et Paul Portier, le poison de ces Physalies. Nous vîmes qu’il se dit sont facilement dans la glycérine et qu’en injectant ce liquide glycérine, on reproduit les accidens de l’intoxication physalienne.

Revenu en France, et ne pouvant me procurer des Physalies, je pensai à étudier comparativement les tentacules des Actinies (anémones de mer), qu’on peut se procurer avec la plus grande facilité, car elles abondent sur toutes nos côtes.

Les tentacules des Actinies, mis dans de la glycérine, lui cèdent leur poison, comme les tentacules des Physalies, de sorte que le liquide glycérine, facile à injecter, contient le poison des Actinies.

Je pus constater alors, avec P. Portier, ce fait qui nous parut vraiment extraordinaire ; c’est que, sur un animal neuf, autrement dit sur un chien n’ayant pas subi d’injection encore, une dose de dix grammes est nécessaire pour déterminer la mort, tandis que sur un chien ayant, il y a un ou deux mois, subi une première injection du même liquide, et paraissant tout à fait revenu à son état primitif, gras, gai, vigoureux, gaillard, en excellent état de santé, une dose vingt fois plus faible, d’un demi-gramme, par exemple, amène la mort en quelques minutes.

La première explication que l’on soit tenté d’invoquer, c’est qu’il y a eu accumulation du poison et que les deux doses se sont surajoutées. Mais vraiment cette hypothèse ne tient pas debout. Comment en effet une dose de un gramme qui ne produit jamais la mort quand elle est injectée en une seule fois, pourrait-elle la produire quand cette même dose est injectée en deux fois, à un mois de distance ? Il faut donc nécessairement admettre qu’il y a là quelque chose de tout à fait spécial : un état physiologique qui était resté inconnu jusqu’alors. C’est cet élut spécial que j’ai appelé l’état d’anaphylaxie, puisqu’une première injection, au lieu de protéger l’animal, la rendu beaucoup plus sensible.

Tel est le fait fondamental. Nous allons voir maintenant tout le développement qu’ont pu lui donner les travaux des nombreux expérimentateurs qui ont étudié avec passion et succès ce phénomène nouveau de biologie générale.


III

En 1903, M. Arthus découvrit ce fait très important que, si l’on fait une première injection de sérum sanguin à un animal, cette première injection de sérum est anaphylactisante, c’est-à-dire qu’elle rend l’animal extrêmement sensible à une injection ultérieure de ce même sérum.

Voici quelle est son expérience, tout à fait identique à celle que j’avais faite l’année précédente avec le poison des Actinies, en différant seulement, parce qu’au lieu d’employer une substance toxique, M. Arthus employait une substance à peu près inoffensive, c’est-à-dire le sérum.

Un lapin reçoit une injection de cinquante grammes de sérum de cheval ; il n’en semble pas atteint le moins du monde. Mais si, au bout d’un mois, on fait sur ce lapin, parfaitement guéri et en irréprochable santé, une nouvelle injection du même sérum, alors, même si la dose de sérum est dix fois plus faible, le lapin meurt immédiatement. Et M. Arthus a tout de suite reconnu qu’il s’agissait d’un état comparable à l’état d’anaphylaxie créé sur les chiens par l’injection du poison des Actinies.

Ce qu’il y a de curieux dans cette expérience, c’est la spécificité de l’intoxication. Ainsi un lapin, injecté avec du sérum de cheval, ne sera anaphylactisé que pour du sérum de cheval. On pourra lui injecter du sérum de chat, ou de chien, ou d’homme, sans que sa sensibilité se soit accrue pour ces sérums divers. De même que le chien, qui avait reçu le poison des Actinies, était anaphylactisé pour le poison des Actinies, et pour nulle autre substance.

Deux physiologistes de Washington, MM. Rosenau et Anderson, ont, à la suite des expériences de M. Arthus et des miennes, fait une constatation des plus importantes. Ils ont d’abord prouvé que l’animal le plus sensible à l’anaphylaxie, c’est le cochon d’Inde ou cobaye. Les faits deviennent alors extraordinaires, tellement la sensibilité du cobaye se trouve modifiée, c’est-à-dire exaltée, par une injection antérieure. Un cobaye normal peut sans mourir recevoir cinq grammes de sérum de cheval, par exemple, mais il n’en est ainsi que s’il n’a pas été soumis antérieurement à quelque injection de sérum ; car alors, c’est-à-dire si un ou deux mois auparavant il a reçu une dose inoffensive de ce même sérum, il suffit de lui en injecter un milligramme seulement, pour amener la mort en moins d’une minute.

Ainsi, par le fait de l’anaphylaxie, la sensibilité du cobaye est devenue, dans l’espace d’un mois, cinq mille fois plus forte.

Ce n’est pas seulement le sérum qui est apte à produire l’anaphylaxie ; tous les liquides organiques, comme le lait, l’extrait musculaire, l’extrait cérébral, produisent le même effet, et toujours avec le même caractère de spécificité absolue.


IV

A partir de ce moment, l’étude de l’anaphylaxie ne fut plus seulement une étude de physiologie générale, mais encore un chapitre important de médecine.

En effet, un découvrit ceci : que les injections de sérum qui depuis MM. Behring et Roux étaient entrées dans la pratique médicale (traitement de la diphtérie) déterminaient un état d’anaphylaxie. Alors on décrivit une maladie que les médecins allemands appelèrent maladie sérum, caractérisée par des symptômes extrêmement nets, fièvre, rougeur au lieu de l’injection, urticaire plus ou moins généralisée, et, quand l’atteinte est plus grave, douleurs articulaires, vomissemens, état syncopal, etc.

Or cette maladie du sérum ne s’observe jamais ou presque jamais lors de la première injection. Elle ne survient qu’à la seconde ou même à la troisième. Encore faut-il qu’il s’écoule un certain intervalle de temps entre deux injections successives.

Il y a, comme on dit, un temps d’incubation ; douze ou quinze jours au moins. C’est tout à fait ainsi que les choses se passent pour l’anaphylaxie, laquelle exige, elle aussi, un temps d’incubation de quelques semaines.

Même au bout d’un très long temps, l’état anaphylactique n’a pas disparu. On a signalé des cas dans lesquels, après trois ans, une injection seconde de sérum avait provoqué des accidens extrêmement graves. C’est vraiment une chose étrange que de voir l’organisme modifié pour ainsi dire d’une manière permanente par cet événement en apparence inoffensif qui est une injection de sérum.

Combien de temps persiste cette influence ? On ne saurait encore lui assigner une limite précise. Mais tout fait penser que le changement apporté à l’organisme par une première injection est définitif, et persiste, plus ou moins accentué, pendant toute la vie.

Le plus souvent, les accidens de la maladie du sérum sont sans gravité. Je ne veux pas dire qu’ils n’inquiètent pas le médecin et n’ennuient pas le malade ; mais enfin la terminaison fatale n’est pas à redouter. Pourtant, comme à toute règle il y a des exceptions, on a signalé une vingtaine de cas de mort. Une de ces morts est célèbre, c’est celle d’un médecin brésilien qui, pour se prémunir contre la peste, s’était fait une injection prophylactique de sérum antipesteux. L’année suivante, comme une nouvelle épidémie de peste était à craindre, il se fit une autre injection du même sérum. Quelques minutes après, il ressentit des phénomènes très graves, une angoisse cardiaque extrême : puis la respiration s’embarrassa, et, au bout de quelques heures, il était mort.

La première injection, prophylactisante peut-être contre la peste, avait été anaphylactisante contre une seconde injection du même sérum.

On a cherché à empêcher ces effets de l’injection seconde en modifiant les procédés de préparation du sérum ; mais, dans cette voie, on n’est arrivé à aucun résultat appréciable. On ne peut guère, pour éviter les accidens des injections secondaires, employer que la méthode anti-anaphylactique, ingénieusement proposée par M. Besredka.

L’étude, même sommaire, de cette anti-anaphylaxie est trop technique, et nous entraînerait trop loin pour que nous puissions nous y arrêter.


V

Maintenant que nous connaissons dans ses lignes principales le phénomène de l’anaphylaxie, il faut en donner, si possible, une explication chimico-physiologique, et analyser les multiples conditions nécessaires pour qu’il se produise.

Comme nous l’avons dit, de très habiles expérimentateurs se sont adonnés en tout pays, mais surtout en France, en Allemagne et aux Etats-Unis, à cette étude, si bien que de 1905 à 1911 on ne trouverait pas moins de cinq cents mémoires originaux écrits sur l’anaphylaxie. Chacun de ces divers mémoires relate un petit fait particulier, nouveau, qui se réfère à cette étude : on voit donc que des maintenant le sujet est devenu très vaste.

Et tout d’abord, quels sont les poisons qui [sont aptes à déterminer l’anaphylaxie ?

On peut diviser les substances toxiques en deux groupes, suivant leur constitution chimique ; et c’est une classification aussi simple que rationnelle.

Il y a, en premier lieu, les substances cristallisables, diffusibles, c’est-à-dire passant à travers les membranes. Elles ont une composition chimique stable, et on peut les préparer à l’état de pureté absolue. Minérales ou organiques, peu importe, elles ont ce caractère commun de pouvoir donner des cristaux définis : on les appelle des cristalloïdes. De ce nombre sont tous les sels minéraux, quels qu’ils soient, et une grande quantité de substances organiques, comme les sucres, les graisses, et les alcaloïdes.

Or, jusqu’à présent, on n’a pas encore pu rencontrer de substances alcaloïdiques, Soit toxiques, soit inoffensives, qui produisent l’anaphylaxie.

La strychnine, la morphine, l’alcool, le chloral, tous ces corps, ou volatils, ou cristallisables, ou définis, n’augmentent pas, même après de multiples injections, la sensibilité de l’organisme. Nous ne voulons pas dire par là que jamais on ne rencontrera de cristalloïdes aptes à déterminer l’anaphylaxie. Mais jusqu’à présent, de telles substances n’ont pas été trouvées encore, et les expériences faites à cet égard ont été complètement, radicalement négatives.

A côté des cristalloïdes il faut placer les substances non volatiles, non cristallisables, non définies chimiquement avec précision, ne pouvant pas passer à travers les membranes ; substances colloïdes, ou encore albuminoïdes, parce que l’albumine d’œuf en est le type le plus connu. Toutes ces substances, si elles sont injectées dans le sang d’un animal, sont anaphylactisantes.

Il n’y a, pour ainsi dire, pas d’exception à cette loi, et comme chaque extrait aqueux d’un végétal, ou d’un animal ou d’un liquide humoral quelconque, contient une substance colloïde qui lui est plus ou moins spéciale, il s’ensuit que, sans exception, tout extrait organique, animal ou végétal, est anaphylactisant.

On a pu provoquer l’anaphylaxie avec des extraits de riz, de pois, de fèves, de haricots ; avec les matières albuminoïdes, toxiques ou non, retirées de diverses plantes, avec les extraits du corps des microbes, avec l’extrait musculaire, l’extrait cérébral, l’extrait rénal, l’extrait globulaire, avec le lait, l’urine, les sérums les plus divers de mammifères, d’oiseaux, de poissons, avec les œufs, avec le liquide amniotique, avec les extraits de tumeurs cancéreuses, avec les extraits glandulaires de toutes glandes de tous les animaux. De sorte que ce qui serait à chercher ce ne serait pas quelles substances albuminoïdes peuvent déter miner l’anaphylaxie, mais bien qu’elles ne la détermineraient pas. Car, s’il en existe, ce qui est douteux, elles sont assurément en petit nombre.

Ce qui est remarquable, c’est la spécificité rigoureuse de leur action. Un cobaye anaphylactisé par l’œuf de pigeon n’aura de sensibilité accrue que pour une injection ultérieure d’œuf de pigeon ; ni l’œuf de poule, ni l’œuf de cane n’auront sur lui une autre action que sur un animal neuf.

Cela a entraîné une curieuse application de l’anaphylaxie à la médecine légale. En effet de petites quantités de sang desséché, appartenant à des animaux d’espèces diverses, ont pu, par la réaction anaphylactique, être déterminées comme appartenant à telle ou telle espèce animale.

Soient par exemple, quelques parcelles de sang dont on ne connaît pas la nature. Il s’agit de savoir si c’est du sang d’homme, de chien, de bœuf, de porc, de poule ou de rat. On prépare alors des cobayes à qui on injecte du sérum d’homme, ou de chien, ou de bœuf, ou de porc, ou de poule ou de rat. Puis, le moment venu, c’est-à-dire un mois après, à chacun de ces divers cobayes on injecte la même quantité de sang inconnu dont on veut préciser la nature.

Si l’un d’eux présente des phénomènes morbides et succombe, par exemple le cobaye qui aura reçu antérieurement du sang de chien, on en conclura que le sang incriminé était en réalité du sang de chien.

Mentionnons, à ce propos, une assez curieuse expérience. On a pris les chairs d’une vieille momie humaine datant de trois ou quatre mille ans et on en a fait l’extrait musculaire. L’injection de ce liquide à des cobayes les a rendus sensibles au sérum musculaire humain, et uniquement au sérum humain. Ce qui prouverait, s’il était nécessaire de l’établir, que la constitution chimique du corps humain n’a pas notablement varié depuis quatre mille ans.


VI

Un des cas les plus intéressans de l’anaphylaxie, c’est la sensibilité des animaux tuberculeux à la tuberculine. Dès le début de nos recherches, nous avons signalé cette analogie, qui est saisissante.

La découverte de la tuberculine est due à Robert Koch, celui-là même qui le premier a vu le microbe de la tuberculose. Peu de temps après, il démontra qu’en faisant un extrait des microbes tuberculeux, on obtenait une substance remarquable, qu’il appela tuberculine. Même, pendant quelques semaines, on a cru que cette tuberculine possédait la merveilleuse propriété de guérir la tuberculose. Malheureusement, quand on voulut en essayer les effets sur des malades, on observa bientôt de terribles accidens, si bien que l’emploi thérapeutique de la tuberculine, après avoir suscité d’infinies espérances, a dû être à peu près abandonné.

Cependant, en poursuivant les expérimentations, on finit par établir que la tuberculine était pourvue d’une propriété singulière. Inoffensive, ou à peu près, lorsqu’elle est injectée à un animal sain, elle provoque chez un animal tuberculeux une vive réaction inflammatoire, une congestion viscérale généralisée, intense surtout dans les poumons, et une pneumonie véritable avec une fièvre très forte qui, quelquefois, amène la mort de l’animal injecté.

Autrement dit, l’animal normal est insensible à la tuberculine, alors que l’animal tuberculeux est violemment atteint par elle. Alors, puisqu’on ne pouvait guère employer la tuberculine comme procédé thérapeutique, on l’a employée comme procédé diagnostique, sinon en médecine humaine, du moins en médecine vétérinaire. Et son emploi est absolument général aujourd’hui. Soit une étable dont on suppose que quelques vaches sont infectées de tuberculose. On fait l’injection de tuberculine à toutes les vaches de cette étable ; et, si, sur quarante sujets, il en est quatre, par exemple, chez lesquels l’injection a provoqué de la fièvre, on en conclut que ces quatre-là présentaient des lésions tuberculeuses, qu’on n’avait pas pu déceler, et que la tuberculine seule a pu mettre en évidence.

C’est là un procédé de diagnostic délicat et précis, qui est maintenant de pratique courante. Or il est facile de voir que la sensibilité des animaux à la tuberculine, c’est, en réalité, de l’anaphylaxie.

Probablement, avec d’autres maladies, on arrivera à faire un anaphylacto-diagnostic, c’est-à-dire qu’en injectant à un malade une petite quantité d’un liquide de culture, privé, par la chaleur, d’élémens vivans, mais contenant encore les substances chimiques qui sont sa caractéristique, on reconnaîtra s’il s’agit, dans un cas donné, de telle ou telle maladie. On a fait beaucoup de recherches dans ce sens. Elles n’ont pas encore donné beaucoup de résultats incontestés ; mais on peut fonder sur cette méthode de très vastes et légitimes espoirs.


VII

Quoique tous ces faits puissent sembler un peu techniques, ceux que je vais exposer maintenant paraîtront peut-être plus techniques encore. Et d’avance je m’en excuse. Mais on sait que maintenant les faits scientifiques sont devenus tellement compliqués qu’il faut, sous peine de les ignorer complètement, entrer dans des détails qui paraissent très ardus.

Le fait qu’un animal anaphylactisé est en excellente santé apparente indique nettement qu’aucun poison proprement dit n’a imprégné son organisme, car on ne saurait concilier cette normalité parfaite avec la présence d’un poison dans le sang.

Cependant, ce même animal, étant différent des animaux non anaphylactisés, doit posséder, à n’en pas douter, quelque chose de spécial dans son sang.

C’est pourquoi j’ai pensé à faire l’expérience suivante, qui a donné des résultats remarquables.

Le sang d’un animal anaphylactisé depuis un mois est injecté à un animal normal. Eh bien ! cet animal, qui n’a pas été anaphylactisé directement, est devenu, après avoir reçu le sang d’un anaphylactisé, presque aussi sensible à l’injection seconde que s’il avait été anaphylactisé lui-même.

Il en résulte ceci, qui est d’une importance fondamentale, que le sang contient la substance anaphylactisante et que par conséquent l’anaphylaxie est un phénomène d’ordre chimique.

Mais c’est un phénomène chimique rigoureusement spécifique, dû au conflit de deux substances qui par elles-mêmes sont innocentes et qui, lorsqu’elles se réunissent, deviennent un poison terrible. Les physiologistes connaissaient déjà quelque chose d’analogue. Il y a longtemps que Claude Bernard avait montré que l’injection d’amygdaline, substance qu’on retire des amandes amères, est inoffensive ; que l’injection d’émulsine, ferment qui se trouve aussi dans les amandes amères, est inoffensive ; mais que, si l’on injecte ces deux liquides simultanément ou à très peu de temps d’intervalle, on provoque des accidens graves immédiats, dont la cause est facile à trouver. L’émulsine en réagissant sur l’amygdaline donne naissance à de l’acide cyanhydrique, lequel est, comme on sait, un poison des plus actifs. Ni l’émulsine seule, ni l’amygdaline seule ne dégagent d’acide cyanhydrique ; mais qu’on les réunisse, et aussitôt l’acide cyanhydrique apparaît.

C’est tout à fait le cas de l’animal anaphylactisé. Il contient dans son sang une substance inoffensive qui n’est pas toxique, mais qui peut engendrer un poison (et que, pour cette raison, nous appellerons une toxogénine). Cette toxogénine, lente à se former, se produit pendant la période d’incubation, et elle n’est en quantité appréciable que quand la période de l’incubation est finie. Elle ne peut rien par elle-même, mais elle sera apte à développer une toxine très violente, dès qu’elle se trouvera en présence de la substance primitivement injectée. -

Alors des symptômes apparaissent brusquement, qui sont ceux d’un poison très violent, et ils paraissent être à peu près toujours les mêmes, quel qu’ait été l’albuminoïde employé pour l’injection première.

La rapidité de l’effet est prodigieuse. Pendant l’injection même, faite, je suppose, sur un chien, l’animal est pris de vomissemens et de diarrhées sanglantes. Il chancelle comme s’il était ivre. Il ne peut plus mouvoir ses membres. La pupille se dilate. Les yeux deviennent hagards, et, après quelques cris lamentables, il tombe par terre, épuisé, insensible, ne réagissant plus aux excitations douloureuses même les plus intenses, avec cécité psychique absolue. La respiration est accélérée, anxieuse, et devient bientôt tellement gênée, qu’on peut craindre l’asphyxie. La pression artérielle est très basse. Le cœur précipite ses battemens, qui sont faibles, si faibles qu’on a parfois de la peine à les compter. Bref, l’état général est assez grave pour qu’on soit tenté de croire à la mort imminente, et, de fait, c’est souvent la mort.

Or ces terribles symptômes n’ont rien de commun avec les phénomènes, beaucoup plus lents et plus mitigés, qu’on eût obtenus en injectant l’albuminoïde seul, même à beaucoup plus forte dose.

Par conséquent, c’est bien un nouveau poison qui se dégage par le conflit de la toxogénine avec l’albuminoïde.

C’est le poison anaphylactique proprement dit.

J’ai pu même faire, en quelque sorte, la synthèse de ce poison anaphylactique, en prenant le sang d’un animal anaphylactisé par une albumine spéciale et en mélangeant à ce sang une petite quantité de cette même albumine. Comme ce sang contenait une toxogénine, au contact de cette toxogénine l’albumine a donné naissance au poison redoutable de l’anaphylaxie, et le mélange est devenu immédiatement très offensif.

Expérience décisive, puisqu’elle montre en toute évidence la nature exclusivement chimique du phénomène de l’anaphylaxie.


VIII

Jusqu’à présent, nous n’avons envisagé que le cas des injections faites dans la veine ou sous la peau ; mais on peut se demander pourquoi ces substances albuminoïdes, lorsqu’on les fait pénétrer dans le sang par une voie qui n’est pas la voie normale, ont une action nocive, alors que, si elles sont introduites par les voies digestives, elles ne provoquent jamais, ou presque jamais, d’accident anaphylactique.

On peut dire, en effet, sauf certaines réserves qui seront présentées tout à l’heure, que l’anaphylaxie alimentaire n’existe pas.

Lorsque nous ingérons des œufs, du lait, de la viande de bœuf, ou de poule, ou de poisson, les divers albuminoïdes dont sont constitués ces alimens sont rapidement décomposés, disloqués, pour ainsi dire, par l’action chimique des sucs digestifs, suc gastrique, suc pancréatique, suc intestinal.

Donc les seules matières azotées qui vont pénétrer dans le sang seront celles qui dériveront des albumines ingérées, mais qui ne seront plus ces mêmes albumines ; car elles auront subi de profondes transformations chimiques par les fermens digestifs.

Même quand il s’agit de substances toxiques albuminoïdes, celles-ci vont être toujours, par l’action digestive des liquides de l’estomac et de l’intestin, si profondément décomposées, qu’elles auront perdu toute toxicité. On sait qu’on peut ingérer impunément du venin de serpent sans être empoisonné. J’ai constaté qu’il fallait donner une dose deux mille fois plus forte de certains poisons végétaux par l’estomac, pour obtenir le même effet toxique que par l’injection veineuse.

Il n’est donc pas surprenant que, dans les conditions normales, il n’y ait pas d’anaphylaxie alimentaire, puisqu’il n’y a pas eu pénétration dans le sang de l’albumine ingérée, mais seulement de ses produits de transformation.

Toutefois, dans certains cas, on peut observer l’anaphylaxie alimentaire en donnant des doses extrêmement fortes de telle ou telle albumine. Il est probable qu’alors certaines parcelles de la substance ont échappé aux sucs digestifs et indûment pénétré dans le sang.

Cette anaphylaxie alimentaire est exceptionnelle, et assez difficile à observer, encore que sa réalité soit prouvée en toute certitude. C’est surtout par l’augmentation du nombre des globules blancs du sang qu’on la constate ; car les autres symptômes sont peu apparens, sauf dans des cas tout à fuit spéciaux, sur lesquels je ne puis insister.

Je dois mentionner cependant des faits extrêmement curieux d’anaphylaxie alimentaire qu’on a observés sur l’homme. Ils ont été signalés depuis longtemps ; mais on n’avait pas pu encore en donner une explication vraisemblable. De tous temps, les médecins avaient constaté que certaines personnes ne pouvaient pas ingérer elle ou telle substance alimentaire, sans être aussitôt victimes d’accidens très incommodes, parfois sérieux. Il est des gens qui ne peuvent manger des coquillages sans être pris aussitôt de nausées, de vomissemens, d’urticaire et même de fièvre. Et ce sont des indigestions presque spécifiques : car chez tel individu, ce sont les moules, chez tel autre les crevettes, chez tel autre, le homard, qui déterminent de pareils accidens. D’autres personnes sont sensibles à l’ingestion des fraises. On en connaît qui ne peuvent manger des œufs ; d’autres, de la viande de porc ; d’autres, du lait. On a cité des exemples d’enfans chez qui le lait, et même le lait de femme, provoquait des accidens immédiats de quelque gravité.

Ces phénomènes, qui paraissaient paradoxaux, trouvent maintenant une explication assez simple par l’anaphylaxie. En effet, supposons que, pour une cause ou pour une autre, le travail digestif s’opère mal chez certaines personnes, non pour toutes les substances alimentaires, mais pour certaines substances en particulier, il y aura pénétration dans le sang des albumines spéciales qu’elles ne peuvent pas digérer : par conséquent ces personnes se trouveront dans les conditions où se trouvent les animaux anaphylactisés, c’est-à-dire ayant dans leur sang une albumine spéciale, ou plutôt une toxogénine, laquelle réagira aussitôt pour donner le poison anaphylactique quand elle sera en présence du même albuminoïde.


IX

En comparant l’anaphylaxie à l’immunité, on arrive à des conséquences curieuses.

Rappelons brièvement ce qu’est l’immunité, telle qu’elle a été établie par les extraordinaires travaux de Pasteur et de ses élèves.

Si un animal a reçu une injection microbienne, ou, ce qui revient au même, s’il a été atteint d’une maladie infectieuse spontanée, il est mis, par le fait même de cette infection, dans un état spécial qui le différencie des autres individus de son espèce. Il est immunisé, c’est-à-dire protégé contre la maladie qui l’a atteint. Ainsi un individu qui a eu la fièvre typhoïde ne peut pas la contracter de nouveau, car il est immunisé contre la fièvre typhoïde. De même un individu qui a été vacciné, se trouve immunisé contre la variole. La vaccination l’aura rendu différent des individus non vaccinés.

L’anaphylaxie crée de même des différenciations humorales entre les divers individus.

Un cobaye, anaphylactisé pour le sérum de cheval, ne sera identique ni aux cobayes normaux, ni aux cobayes anaphylactisés pour le sérum de bœuf ou de chien. De sorte qu’aux différences individuelles dues aux diverses immunisations, vont s’ajouter les différences dues aux diverses anaphylactisations.

Que l’on songe alors à la quantité innombrable de substances diverses qui peuvent anaphylactiser et de substances diverses qui peuvent immuniser, et on en conclura que la diversité chimique, — disons humorale, — des individus peut être extrême.

Pour être différent des autres êtres de son espèce, il suffira qu’un animal ait reçu dans son sang une petite quantité d’une albumine étrangère, ce qui l’anaphylactise d’une manière spéciale, ou qu’un microbe quelconque ait évolué dans son sang, ce qui l’immunise d’une manière spéciale. Or les multiples accidens de la vie vont, dans le cours de quelques années, accumuler sur le même unique organisme soit des immunités, soit des anaphylaxies tout à fait particulières. Elles seront les unes et les autres groupées diversement chez les divers individus, de manière que chacun d’eux aura une caractéristique personnelle qui le différenciera de tous les autres. Par la composition chimique de ses humeurs, de son sang surtout, et probablement aussi de toutes ses cellules, il sera lui-même, et non autre.

Autrement dit, il aura une personnalité humorale.

Nous savons tous fort bien ce qu’est la personnalité psychologique. La multiplicité et l’infinie variété de nos souvenirs personnels font que nous sommes nous-mêmes, différent, et absolument différent, de tout autre être humain ; car nous avons tout un ensemble de penchans, d’aversions, de réminiscences surtout, qui ne nous permettent d’être confondus avec aucune personne de notre espèce. Rien de plus clair que cette notion de hi personnalité psychologique, qui est évidente, et s’impose fortement à toute humaine conscience.

Mais voici que maintenant, éclairés par les notions de l’immunité et de l’anaphylaxie, nous pouvons concevoir une autre personnalité juxtaposée à la personnalité morale. C’est la personnalité humorale par laquelle tous nos liquides organiques (nos humeurs), et même toutes nos cellules ont une constitution chimique spéciale, individuelle, personnelle, qui nous rend absolument distincts des autres hommes. Et c’est là une notion tout à fait nouvelle, car jusqu’à présent on admettait, faute d’y avoir réfléchi, que le sang, le lait, la bile, l’urine étaient de composition presque identique chez des individus de même âge, de même race et de même sexe.

Il n’en est certainement point ainsi. Chaque être vivant, tout en présentant les plus grandes ressemblances avec les êtres de son espèce, a sa caractéristique chimique personnelle, par laquelle il est lui, et non autre.

De sorte que, désormais, il ne faudra pas se contenter de faire la physiologie de l’espèce ; il faudra aborder résolument une autre physiologie, très difficile, à peine ébauchée encore : celle de l’individu.

Jadis les vieux médecins, en observant les variations individuelles et les modalités très variables suivant lesquelles les diverses personnes répondent aux infections ou aux médications, avaient cherché à les expliquer en créant le mot barbare et obscur d’idiosyncrasie. Or maintenant, grâce à l’immunité et à l’anaphylaxie, sans prétendre d’ailleurs que ces deux phénomènes rendent raison de toutes les variétés individuelles, nous pouvons découvrir la cause principale de l’idiosyncrasie. C’est la présence dans le sang et dans les tissus de quantités minimes de substances, soit anaphylactisantes, soit immunisantes. Comme ces substances ne peuvent être également groupées chez tous les individus, qu’elles s’associent en proportion variable, et comme elles sont d’ailleurs innombrables, il s’ensuit que la variété des individus est aussi grande au point de vue chimique humoral, qu’elle l’est au point de vue psychologique.

Certes, ce n’est pas pour rendre plus faciles les applications de l’art médical ; mais il vaut mieux se rendre compte des difficultés que de les ignorer.


Enfin on peut se demander comment l’anaphylaxie peut se concilier avec cette loi de biologie générale, — qui ne souffre pas d’exception, — que les organismes vivans sont dans un état optimum de protection.

On ne voit pas tout d’abord comment l’anaphylaxie est utile à la vie des êtres. Au contraire, il semble, à un premier examen superficiel, qu’elle soit funeste à l’être vivant, puisque enfin, à tout prendre, un individu anaphylactisé, au lieu de mieux résister à l’intoxication, résiste plus mal. La défense est amoindrie, à mesure que la sensibilité aux intoxications est accrue.

Et nous avons vraiment le droit, sans discussion ni examen préalables, de considérer comme absurde une disposition organique qui affaiblit, au lieu de la fortifier, la défense de l’être contre les ennemis qui peuvent l’attaquer.

Quand il s’agit de l’immunité, on saisit sans peine le rôle de l’immunisation. L’individu est devenu plus résistant et peut traverser des épidémies ou des infections sans périr, grâce à son immunité. Mais pour l’anaphylaxie, c’est le contraire qui se passe, puisque l’être est devenu dix fois, et même, dans certains cas, cent fois et mille fois plus vulnérable.

Bien entendu, on ne peut faire à cet égard que des hypothèses. J’en proposerai une, et j’espère qu’on la trouvera rationnelle.

A cet effet, rappelons ce que nous disions plus haut : qu’il y a des substances colloïdes et des substances cristalloïdes. Les substances cristalloïdes passent à travers les membranes et, lorsqu’elles sont introduites dans l’organisme, elles ne se fixent par sur les tissus, mais disparaissent rapidement pour être en quelques jours, ou plutôt en quelques heures, éliminées. Au contraire, les substances colloïdes ne disparaissent pas, une fois qu’elles ont pénétré dans le sang. Elles se fixent sur les cellules, et finissent par en faire partie intégrante, sans pouvoir, même au bout d’un très long temps, en être éliminées.

On voit alors aussitôt le danger grave qui menacerait tout organisme, s’il n’était sévèrement maintenu dans sa constitution chimique héréditaire.

Si des substances hétérogènes pouvaient impunément pénétrer dans ce corps et modifier ses propriétés chimiques fondamentales, s’introduire dans le protoplasme vivant pour en altérer définitivement la nature, alors c’en serait fait de la constitution chimique de chaque espèce animale, fruit d’une lente et ancestrale acquisition. Tout le progrès acquis par les sélections et les hérédités serait perdu, et nous serions à la merci des hasards, des accidens, des événemens de chaque jour, ingestions ou intoxications, capables de modifier, par l’arrivée d’un albuminoïde étranger, l’état actuel optimum dans lequel nous sommes et dans lequel nous devons rester.

Peu importe que l’individu soit devenu plus vulnérable. Il est une condition plus importante encore que le salut de ce personnage ; c’est que l’espèce soit stable. C’est pour le maintien de la stabilité de l’espèce que l’individu, au risque de périr, maintient avec tant d’énergie son intégrité chimique contre les albumines hétérogènes qui vont essayer de l’atteindre.

Pour l’état optimum du cobaye, envisagé non pas comme individu, mais comme espèce, il faut que les sérums de lapin et de chien ne puissent pas remplacer son sérum de cobaye, et alors il y a forte réponse réactionnelle quand pour la seconde fois, par une tentative d’effraction et une voie anormale, son individualité chimique de cobaye est menacée.

Autrement dit, — et pour présenter cette hypothèse sous une forme un peu abstraite, mais qui la fera bien comprendre, — la vie de l’individu est moins importante que la stabilité de l’espèce.

Assurément ce n’est qu’une hypothèse, et elle ne sera peut-être pas acceptée par les physiologistes qui se refusent à admettre la notion d’une finalité dans la constitution des êtres. Mais, pour ma part, je suis de plus en plus convaincu que chaque détail de l’organisation a un rôle protecteur, utile et même nécessaire à la vie, et que, par conséquent, une grande fonction biologique générale, comme l’anaphylaxie, doit jouer un rôle essentiel dans la défense des organismes.

Et alors l’anaphylaxie nous apparaît finalement comme un procédé efficace et énergique pour maintenir la fixité chimique de notre corps, en provoquant une réponse réactionnelle, violente, immédiate, à toute introduction des substances étrangères qui pourraient l’altérer. Ce n’est pas la défense de l’individu ; c’est la défense de l’espèce, au détriment de l’individu lui-même.


CHARLES RICHET.