L’An deux mille quatre cent quarante/36


CHAPITRE XXXVI

Forme du Gouvernement.


Oserois-je vous demander quelle est la forme présente de votre gouvernement ? Est-il monarchique, démocratique, aristocratique[1] ? — Il n’est ni monarchique, ni démocratique, ni aristocratique ; il est raisonnable et fait pour des hommes. La monarchie n’est plus. Les États monarchiques, comme vous le saviez, mais si infructueusement, vont se perdre dans le despotisme, comme les fleuves vont se perdre dans le sein de la mer ; et le despotisme bientôt croule sur lui-même[2]. Tout cela s’est accompli à la lettre, & il n’y eut jamais de prophétie plus certaine.

En proportion des lumières acquises, sans doute, qu’il eût été honteux pour notre espèce d’avoir mesuré la distance de la terre au soleil, d’avoir pesé tous les globes, & de n’avoir pu découvrir les loix simples & fécondes qui doivent diriger des êtres raisonnables. Il est vrai que l’orgueil, la cupidité, l’intérêt présentoient mille obstacles : mais quel plus beau triomphe que de trouver le nœud qui devoit faire servir ces passions particulieres au bien général ! Un vaisseau qui sillonne les mers commande aux élémens au moment même où il obéit à leur empire : soumis à une double impulsion, sans cesse il réagit contre eux. Voilà peut-être l’image la plus fidelle d’un État : porté sur des passions orageuses, il reçoit d’elles le mouvement, & doit résister aux tempêtes. L’art du pilote est tout. Vos lumieres politiques n’étoient qu’un crépuscule ; et vous accusiez imbécillement l’auteur de la nature, tandis qu’il vous avoit donné l’intelligence & le courage pour vous gouverner. Il n’a fallu qu’une voix forte pour réveiller la multitude d’un sommeil d’engourdissement. Si l’oppression tonnoit sur vos têtes, vous ne deviez en accuser que votre foiblesse. La liberté & le bonheur appartiennent à qui ose les saisir. Tout est révolution dans ce monde : la plus heureuse de toutes a eu son point de maturité, & nous en recueillons les fruits[3].

Sortis de l’oppression, nous n’avons eu garde de remettre toutes les forces & tous les ressorts du gouvernement, tous les droits & l’attribut de la puissance dans les mains d’un seul homme[4] : instruits par les malheurs des siécles passés ; nous n’avons pas été si imprudens. Socrate & Marc-Aurele seroient revenus au monde, que nous ne leur aurions pas confié le pouvoir arbitraire, non par défiance, mais dans la crainte d’avilir le caractère sacré d’homme libre. La loi n’est-elle pas l’expression de la volonté générale ; & comment confier à un seul homme un dépôt aussi important ? N’aura-t-il pas des momens de foiblesse, & quand il en seroit exemt, les hommes renonceront-ils à cette liberté qui est leur plus bel appanage[5] ?

Nous avons éprouvé combien la souveraineté absolue étoit opposée aux véritables intérêts d’une nation. L’art de lever des tributs rafinés, toutes les forces de ce terrible cabestan progressivement multipliées, les loix embrouillées, opposées l’une à l’autre, la chicane dévorant les possessions particulieres, les villes remplies de tyrans privilégiés, la vénalité des offices, des ministres & des intendans traitant les différentes parties du Royaume comme des pays de conquête, une subtile dureté de cœur qui raisonnoit l’inhumanité, des officiers royaux qui ne répondoient de rien au peuple & qui insultoient plutôt qu’ils ne déferoient à ses plaintes : tel étoit l’effet de ce despotisme vigilant, qui rassembloit toutes les lumieres pour en abuser, à peu près comme ces verres ardens qui ne s’échauffent que pour embraser. On parcouroit la France, ce beau royaume que la nature avoit favorisé de ses regards propices : & qu’y voyoit-on ? Des cantons désolés par les maltôtiers, les villes devenues bourgs, les bourgs villages, les villages hameaux ; leurs habitans hâves, défigurés ; des mendians enfin, au lieu d’habitans. On connoissoit tous ces maux : on fuyoit des principes évidens pour embrasser le systême de la cupidité[6] ; & les ombres qu’elle faisoit naître autorisoient la déprédation générale.

Le croiriez-vous ? La révolution s’est opérée sans efforts, & par l’héroïsme d’un grand homme. Un roi philosophe, digne du trône puisqu’il le dédaignoit, plus jaloux du bonheur des hommes que de ce fantôme de pouvoir, redoutant sa postérité & se redoutant lui-même, offrit de remettre les États en possession de leurs anciennes prérogatives : il sentit qu’un royaume étendu avoit besoin de la réunion des différentes provinces pour être gouverné sagement. Comme dans le corps humain, outre la circulation générale, chaque partie a sa circulation particuliere, ainsi chaque province, en obéissant aux loix générales, modifie ses loix particulieres d’après son sol, sa position, son commerce, ses intérêts respectifs. Par-là tout vit, tout fleurit. Les provinces ne sont plus pour servir la cour, & pour orner la capitale[7]. Un ordre aveugle, émané du trône, ne vient point porter le trouble dans des lieux où l’œil du souverain n’a jamais pu pénétrer. Chaque province se trouve dépositaire de sa sûreté & de son bonheur : son principe de vie n’est pas éloigné d’elle ; il est dans son propre sein, toujours prêt à féconder l’ensemble, à remédier aux maux qui pourroient arriver. Le secours présent est remis à des mains intéressées qui ne pallieront point la cure, ou qui même ne se réjouiront pas des coups qui peuvent affoiblir la patrie.

La souveraineté absolue fut donc abolie. Le chef conserva le nom de roi ; mais il n’entreprit pas follement de porter tout le fardeau qui accabloit ses ancêtres. Les États assemblés du royaume eurent seuls la puissance législatrice. L’administration des affaires, tant politiques que civiles, est confiée au sénat ; & le monarque armé du glaive veille à l’exécution des loix. Il propose tous les établissemens utiles. Le sénat est responsable au roi, & le roi & le sénat sont responsables aux États qui s’assemblent tous les deux ans. Tout s’y décide à la pluralité des voix.

Loix nouvelles, charges vacantes, griefs à redresser, voilà ce qui est de son ressort. Les cas particuliers ou imprévus sont abandonnés à la sagesse du monarque.

Il est heureux[8], & son trône est affermi sur une base d’autant plus solide que la liberté de la nation garantit sa couronne[9]. Des ames qui n’auroient été que communes doivent leurs vertus à ce ressort éternel des grandes choses. Le citoyen n’est point séparé de l’État ; il fait corps avec lui[10] : aussi faut-il voir avec quel zèle il se porte à tout ce qui peut intéresser sa splendeur.

Chaque arrêt émané du sénat est motivé, & le sénat explique en peu de mots ses motifs & son intention. Nous ne concevons pas comment dans votre siécle (soi-disant éclairé) vos magistrats osoient dans leur morgue orgueilleuse vous proposer des arrêts dogmatiques, semblables aux décrets des théologiens, comme si la loi n’étoit pas la raison publique, comme s’il ne falloit pas que le peuple fût instruit pour se porter plus rapidement à l’obéissance. Ces Messieurs à triple mortier, qui se disoient les peres de la patrie, ignoroient donc le grand art de la persuasion, cet art qui agit sans efforts & si puissamment, ou plutôt n’ayant ni point de vue fixe, ni marche assurée, tour-à-tour brouillons, séditieux, esclaves rampans, ils encensoient & fatiguoient le trône ; tantôt se cabrant pour des minuties, tantôt vendant le peuple à beaux deniers comptans.

Vous pensez bien que nous avons réformé ces magistrats, accoutumés de jeunesse à toute l’insensibilité nécessaire pour disposer froidement de la vie, des biens & de l’honneur des citoyens ; hardis pour la défense de leurs minces privilèges, lâches dès qu’il s’agissoit de l’intérêt public : on s’épargnoit dans les derniers tems jusqu’à la peine de les corrompre ; ils étoient tombés dans une indolence perpétuelle. Nos magistrats sont bien différens : le nom de peres du peuple, dont nous les honorons, est un titre qu’ils méritent dans toute l’étendue du terme.

Aujourd’hui les rênes du gouvernement sont confiées à des mains fermes & sages qui suivent un plan. Les loix règnent, & aucun homme n’est au dessus d’elles ; ce qui étoit un inconvénient affreux dans vos gouvernemens gothiques. Le bonheur général de la patrie est fondé sur la sûreté de chaque sujet en particulier : il ne craint point les hommes, mais les loix ; & le souverain lui-même les apperçoit au-dessus de sa tête[11]. Sa vigilance rend les sénateurs plus attentifs à leur charge & à leur devoir ; sa confiance en eux soulage leurs peines, & son autorité donne la force & la vigueur nécessaires à leurs décisions. Ainsi le sceptre, dont la pesanteur opprimoit vos rois, est léger dans les mains de notre monarque. Ce n’est plus une victime pompeusement parée, incessamment sacrifiée aux besoins de l’État : il ne porte que le fardeau que lui permet la force limitée qu’il a reçue de la nature.

Nous possédons un prince craignant Dieu, pieux & juste, qui porte dans son cœur l’éternel & la patrie, qui redoute la vengeance divine & le blâme de la postérité, & qui regarde une bonne conscience & une gloire sans tache comme le plus haut degré de félicité. Ce sont moins de grands talens du côté de l’esprit, des connoissances étendues, qui font le bien, que le désir sincère d’un cœur droit qui le chérit & qui aime à l’accomplir. Souvent le génie vanté d’un monarque, loin d’avancer le bonheur du royaume, se tourne contre la liberté du pays.

Nous avons concilié ce qui paroissoit presque impraticable à accorder, le bien de l’État avec le bien des particuliers. On prétendoit même que le bonheur public d’un État étoit nécessairement distinctif du bonheur de quelques-uns de ses membres. Nous n’avons point épousé cette politique barbare, fondée sur l’ignorance des véritables loix ou sur le mépris des hommes les plus pauvres & les plus utiles. Il étoit des loix abominables & cruelles, qui supposoient les hommes méchans : mais nous sommes très disposés à croire qu’ils ne le sont devenus que depuis l’institution de ces mêmes loix. Le despotisme a fatigué le cœur humain, & en l’irritant l’a desséché & corrompu.

Notre roi a tout le pouvoir & l’autorité nécessaires pour faire le bien, & les bras liés pour faire le mal. On lui expose la nation sous un jour toujours favorable : on présente sa valeur, sa fidélité envers le prince, son horreur pour tout joug étranger.

Il est des censeurs qui ont droit de chasser d’auprès du prince tous ceux qui inclineroient à l’irréligion, au libertinage, au mensonge, à l’art plus funeste de couvrir la vertu de ridicule[12]. On ne connoît plus aussi parmi nous cette classe d’hommes, qui sous le titre de noblesse (qui pour comble de ridicule étoit vénale,) accouroit ramper autour du trône, ne vouloit suivre que le métier des armes ou celui de courtisan, vivoit dans l’oisiveté, rassasioit son orgueil de vieux parchemins, & présentoit le déplorable spectacle d’une vanité égale à sa misère. Vos grenadiers versoient leur sang avec autant d’intrépidité que le plus noble d’entre eux, & ne le mettoient pas à si haut prix. D’ailleurs, une telle dénomination dans notre république auroit offensé les autres ordres de l’État. Les citoyens sont égaux : la seule distinction est celle que mettent naturellement entre les hommes la vertu, le génie & le travail[13].

Malgré tant de remparts, de barrières, de précautions, afin que le monarque n’oublie point, en cas de calamités publiques, ce qu’il doit aux pauvres, il observe chaque année un jeûne solemnel qui dure trois jours. Pendant ce tems notre roi souffre la faim, endure la soif, est couché sur un grabat : & ce jeûne terrible & salutaire lui imprime dans le cœur une commisération plus tendre envers les nécessiteux. Notre souverain n’a pas besoin, il est vrai, d’être averti par cette sensation physique ; mais c’est une loi de l’État, une loi sacrée, jusqu’ici suivie & respectée. À l’exemple du monarque, tout ministre, tout homme qui touche aux rênes du gouvernement, se fait un devoir de sentir par lui-même ce que c’est que le besoin et la douleur qui en résulte ; il en est plus disposé dans la suite à soulager ceux qui se trouveroient soumis à l’impérieuse & dure loi de l’extrême nécessité[14].

— Mais, lui dis-je, de tels changemens ont dû être longs, pénibles, difficultueux. Que d’efforts il vous a fallu faire ! — Le sage, souriant avec douceur, répondit : le bien n’est pas plus difficile que le mal. Les passions humaines sont de terribles obstacles. Mais dès que les esprits sont éclairés sur leurs véritables intérêts, ils deviennent justes & droits. Il me semble qu’un seul homme pourroit gouverner le monde, si les cœurs étoient disposés à la tolérance & à l’équité. Malgré l’inconséquence ordinaire aux gens de votre siécle, on avoit sû prévoir que la raison feroit un jour de grands progrès ; les effets en sont devenus sensibles, & les principes heureux d’un sage gouvernement ont été le premier fruit de la réforme.



  1. Le génie d’une nation ne dépend point de l’athmosphère qui l’environne ; le climat n’est point la cause physique de sa grandeur ou de son avilissement. La force & le courage appartiennent à tous les peuples de la terre : mais les causes qui les mettent en action & les soutiennent, dérivent de certaines circonstances, qui tantôt sont promptes, tantôt lentes à se développer : mais qui tôt ou tard ne manquent jamais d’arriver. Heureux le peuple qui par lumière ou par instinct saisit l’instant !
  2. Voulez-vous connoître quels sont les principes généraux qui regnent habituellement dans le conseil d’un monarque ? Voici à peu près le résultat de ce qui s’y dit, ou plutôt de ce qui s’y fait. « Il faut multiplier les impôts de toutes sortes, parce que le prince ne sauroit jamais être assez riche, attendu qu’il est obligé d’entretenir des armées, & les officiers de sa maison, qui doit être absolument très-magnifique. Si le peuple surchargé élève des plaintes, le peuple aura tort, & il faudra le réprimer. On ne sauroit être injuste envers lui, parce que dans le fond il ne possède rien que sous la bonne volonté du prince qui peut lui redemander en tems & lieu ce qu’il a eu la bonté de lui laisser, sur-tout lorsqu’il en a besoin pour l’intérêt ou la splendeur de sa couronne. D’ailleurs il est notoire qu’un peuple qu’on abandonne à l’aisance est moins laborieux & peut devenir insolent. Il faut retrancher à son bonheur pour ajouter à sa soumission. La pauvreté des sujets sera toujours le plus fort rempart du monarque : & moins les particuliers auront de richesses, plus la nation sera obéissante ; une fois pliée au devoir, elle le suivra par habitude, ce qui est la manière la plus sûre d’être obéi. Ce n’est point assez d’être soumise, elle doit croire qu’ici réside l’esprit de sagesse en toute sa plénitude, & se soumettre, par conséquent, sans oser raisonner, à nos décrets émanés de notre certaine science. »

    Si un philosophe ayant accès auprès du prince, s’avançoit au milieu du conseil & disoit au monarque : « Gardez-vous de croire ces sinistres conseillers ; vous êtes environné des ennemis de votre famille. Votre grandeur, votre sûreté sont moins fondées sur votre puissance absolue que sur l’amour de votre peuple. S’il est malheureux, il souhaitera plus ardemment une révolution, & il ébranlera votre trône ou celui de vos enfans. Le peuple est immortel, & vous devez passer. La majesté du trône réside plus dans une tendresse vraiment paternelle que dans un pouvoir illimité. Ce pouvoir est violent & contre la nature des choses. Plus modéré, vous serez plus puissant. Donnez l’exemple de la justice & croyez que les princes qui ont une morale sont plus forts & plus respectés. » Assurément on prendroit ce philosophe pour un visionnaire, & on ne daigneroit peut-être pas le punir de sa vertu.

  3. À certains États il est une époque qui devient nécessaire ; époque terrible, sanglante, mais le signal de la liberté. C’est de la guerre civile dont je parle. C’est-là que s’élèvent tous les grands hommes, les uns attaquant, les autres défendant la liberté. La guerre civile déploye les talens les plus cachés. Des hommes extraordinaires s’élèvent & paroissent dignes de commander des hommes. C’est un remede affreux ! mais après la stupeur de l’État, après l’engourdissement des ames il devient nécessaire.
  4. Le gouvernement despotique n’est qu’une ligue du Souverain avec un petit nombre de sujets favorises pour tromper & dépouiller tous les autres. Alors le souverain ou celui qui le représente, éclipse la société, la divise, devient un être unique & central, qui allume toutes les passions à son gré, & qui les met en jeu pour son intérêt personnel : il crée le juste & l’injuste ; son caprice devient loi, & sa faveur est la mesure de l’estime publique. Ce sistême est trop violent pour être durable. Mais la justice est une barriere qui protége également le sujet & le prince. La liberté peut seule former des citoyens généreux : la vérité en fait des êtres raisonnables. Un roi n’est puissant qu’à la tête d’une nation généreuse & contente. La nation une fois avilie, le trône s’affaisse.
  5. La liberté enfante des miracles, elle triomphe de la nature, elle fait croître les moissons sur les rochers, elle donne un air riant aux régions les plus tristes ; elle éclaire des pâtres & les rend plus pénétrans que les superbes esclaves des cours les plus ingénieuses. D’autres climats, qui font la gloire & le chef-d’œuvre de la création, livrés à la servitude, n’étalent que des terres abandonnées, des visages pâles, des regards contraints qui n’osent se lever vers la voûte du ciel. Homme ! choisis donc d’être heureux ou misérable, si tu peux encore choisir ; crains la tyrannie, déteste l’esclavage, arme ton bras, meurs ou vis libre.
  6. Un Intendant voulant donner à la **** qui passoit à Soissons, une image de l’abondance qui régnoit en France, fit arracher les arbres fruitiers d’alentour, & les fit planter dans les rues de la ville qu’on dépava ; les arbres étoient entrelacés de guirlandes de papier doré. Cet Intendant étoit, sans le savoir, un très grand peintre.
  7. L’erreur & l’ignorance sont la source de tous les maux qui accablent l’humanité. L’homme n’est méchant que parce qu’il se trompe sur ses véritables intérêts. Cependant on peut errer en physique spéculative, en astronomie, en mathématiques, sans un inconvénient bien réel : mais la politique ne souffre pas la moindre erreur. Il est des vices d’administration plus désolans que les fléaux physiques. Une faute en ce genre dépeuple & appauvrit un Royaume. Si la spéculation la plus sévere, la plus approfondie, est absolument nécessaire, c’est dans ces cas publics & problématiques où des raisons d’une force égale tiennent l’esprit comme en équilibre. Rien de plus dangereux alors que la routine ; elle produit des malheurs inconcevables, & l’état n’est éclairé qu’au moment de sa ruine. On ne sauroit donc trop multiplier les lumieres sur l’art compliqué du gouvernement, parce que le moindre écart est une ligne qui s’allonge en fuyant, & cause une erreur immense. Les loix n’ont été jusqu’ici que des palliatifs qu’on a érigés en remèdes généraux ; elles sont (comme on l’a fort bien dit) nées du besoin, & non de la philosophie : c’est à cette derniere à corriger ce qu’elles ont de défectueux. Mais quel courage, quel zèle, quel amour de l’humanité faudra-t-il à celui qui de ce cahos informe fera sortir un édifice régulier ? Mais aussi quel génie deviendra plus cher au genre humain. Qu’il songe que c’est l’objet le plus important, qu’il intéresse particuliérement le bonheur de l’homme, & que par une suite nécessaire il doit influer sur ses vertus !
  8. M. d’Alembert a dit qu’un roi qui fait son devoir est le plus misérable de tous les hommes, & que celui qui ne le fait pas est le plus à plaindre. Pourquoi le roi qui fait son devoir seroit-il le plus misérable de tous les hommes ? Seroit-ce à cause de la multiplicité de ses travaux ? Mais un travail heureux est une vraie jouissance. Comptera-t-il pour rien cette satisfaction intime qui naît de l’idée d’avoir fait le bonheur des hommes ? Croira-t-il que la vertu ne porte pas avec elle sa récompense ? Universellement aimé, & seulement haï des méchans, pourquoi son cœur demeureroit-il fermé aux plaisirs ? Qui n’a pas éprouvé le contentement d’avoir accompli le bien ? Le roi qui ne remplit pas ses devoirs, est le plus à plaindre. Rien de plus juste, si toutefois il est sensible aux remords & à l’opprobre : s’il ne l’est pas, il est encore plus à plaindre. Rien de mieux vu que cette derniere proposition.
  9. Il est bon à tout État, fût-il républicain, d’avoir un chef, en limitant toutefois son pouvoir. C’est un simulacre qui en impose à l’ambitieux qui étouffe tout projet dans son cœur. Alors la royauté est comme cet épouvantail qu’on place dans un jardin, il écarte les moineaux qui viendroient pour manger le grain.
  10. Ceux qui ont dit que dans les monarchies les rois sont dépositaires des volontés de la nation, ont dit une absurdité. Est-il en effet rien de plus ridicule que des êtres intelligens comme les hommes disent à un ou plusieurs : veillez pour nous. Les peuples ont toujours dit aux monarques : agissez pour nous, d’après nos volontés clairement connues.
  11. Tout gouvernement où un seul homme est au-dessus de la loi & peut la violer impunément, est un gouvernement malheureux & inique. En vain un homme de génie a-t-il employé tous ses talens pour nous faire goûter les principes des gouvernemens asiatiques ; ils sont trop outrageans à la nature humaine. Voyez ce superbe vaisseau qui maîtrise les elémens ; il ne faut qu’une fente imperceptible pour y faire entrer l’onde amère & causer sa destruction. Ainsi un seul homme au-dessus des loix fera entrer dans le corps politique toutes les injustices, les iniquités, qui par un effet inévitable hâteront sa ruine. Qu’importe de périr par plusieurs ou par un seul ? Le malheur est égal. Qu’importe que la tyrannie ait cent bras, si un seul se porte d’un bout de l’empire à l’autre, s’il pese sur tous les individus, s’il se régenere à l’instant même où il est coupé ? D’ailleurs ce n’est pas le despotisme qui effraye, qui épouvante ; c’est sa propagation. Les visirs, les pachas, &c. imitent le maître, ils égorgent en attendant qu’ils soient égorgés. Dans les gouvernemens d’Europe, la réaction simultanée de tous les corps, leurs chocs entretiennent des momens d’équilibre pendant lesquels le peuple respire : les limites de leur pouvoir respectif, perpétuellement dérangées, tiennent lieu de liberté, & le fantôme console au moins de ne pouvoir atteindre à la réalité.
  12. Je suis fort porté à croire que les souverains sont presque toujours les plus honnêtes gens de leur cour. Narcisse avoit l’ame encore plus noire que celle de Néron.
  13. Pourquoi les François ne pourroient-ils soutenir le gouvernement républicain ? Qui est-ce qui ignore en ce royaume les prééminences de la noblesse fondées sur l’institution même, confirmées par l’usage de plusieurs siécles ? Dès que sous le règne de Jean, le Tiers-État eut sorti de son avilissement, il prit séance aux assemblées de la nation, & cette noblesse fiere & barbare le vit, sans se soulever, associé aux ordres du royaume, quoique les tems fussent encore tout remplis des préjugés de la police des fiefs & de la profession des armes. L’honneur françois, principe toujours agissant, supérieur aux plus sages institutions, pourra donc devenir un jour l’ame d’une république, surtout lorsque le goût de la philosophie, la connoissance des loix politiques, l’expérience de tant de maux auront détruit cette légéreté, cette indiscrétion, qui dénaturent ces brillantes qualités qui feroient des François le premier peuple de l’Univers, s’il savoit mesurer, mûrir & soutenir ses projets.
  14. En face de la cabane d’un philosophe, se trouvoit une haute & riche montagne favorisée des plus doux regards du soleil. Elle étoit couverte de beaux pâturages, d’épis dorés, de cedres & de plantes aromatiques. Les oiseaux les plus agréables a la vue, les plus délicieux au goût, en bandes pressées fendoient l’air de leurs aîles, & le remplissoient de leurs ramages harmonieux. Les daims, les chevreuils bondissans peuploient les bois. Quelques lacs nourrissoient dans leurs eaux argentées la truite, le merlan & le brochet. Trois cents familles répandues sur le dos de cette montagne la partageoient & y vivoient heureuses dans la paix & dans l’abondance, au sein des vertus qu’elles enfantent ; elles bénissoient le ciel au lever & au coucher du soleil. Mais voici que l’indolent, le voluptueux, le dissipateur Osman monta sur le trône, & ces trois cents familles furent bientôt ruinées, chassées, errantes & vagabondes. La belle montagne passa toute entiere entre les mains de son Visir, noble brigand, qui fit servir les dépouilles des malheureux & traiter magnifiquement ses chiens, ses concubines & ses flatteurs. Un jour Osman s’égara à la chasse ; il fit rencontre du philosophe dont la cabane écartée avoit échappé au torrent qui avoit tout englouti. Le philosophe le reconnut sans que le monarque s’en doutât. Le philosophe fit noblement son devoir. On parla du temps présent. Hélas ! dit le sage vieillard : on connoissoit encore la gaieté, il y a dix ans ; mais aujourd’hui les plus grands besoins exténuent le pauvre, attristent son ame, & l’extrême misere qu’il combat chaque jour avec courage le mène lentement au tombeau. Tout souffre… Le monarque reprit : « dites-moi, je vous prie, qu’est-ce que misere ? » Le philosophe soupira, se tut, & le remit dans le chemin de son palais.