L’An deux mille quatre cent quarante/31


CHAPITRE XXXI.

Le cabinet du Roi.


Non-loin de ce séjour enchanté j’apperçus un temple vaste qui me remplit d’admiration & de respect. Sur son frontispice étoit écrit : Abrégé de l’Univers. Vous voyez, me dit-on, le cabinet du Roi. Ce n’est pas que cet édifice lui appartienne ; il est à l’État : mais nous lui donnons ce titre comme une marque d’estime que nous avons pour sa personne ; d’ailleurs, à l’exemple des anciens rois, notre souverain exerce la médecine, la chirurgie & les arts. Il est revenu ce tems heureux où les hommes puissans qui ont en main les fonds nécessaires aux expériences, flattés de la gloire de faire des découvertes importantes au genre humain, se hâtent de porter les sciences à ce degré de perfection qui attendoit leurs regards & leur zèle. Les plus considérables de la nation font servir leur opulence à arracher à la nature ses secrets ; & l’or, autrefois germe du crime & gage de l’oisiveté, sert l’humanité & ennoblit ses travaux.

J’entre, & je fus saisi d’une douce surprise ! Ce temple étoit le palais animé de la nature : toutes les productions qu’elle enfante y étoient rassemblées avec une profusion qui n’excluoit point l’ordre. Ce temple formoit quatre aîles d’une immense étendue : il étoit surmonté du dôme le plus vaste qui ait jamais frappé mes regards. De côté & d’autre se présentoient des figures de marbre, avec cette inscription : À l’inventeur de la scie ; à l’inventeur du rabot ; à l’inventeur de la machine à bas ; à l’inventeur du tour, du cabestan, de la poulie, de la grue, &c. &c.

Toutes les sortes d’animaux, de végétaux & de minéraux, étoient placés sous ces quatre grandes aîles, & apperçus d’un coup d’œil. Quel immense & merveilleux assemblage !

Sous la première aîle, on voyoit depuis le cèdre jusqu’à l’hysope.

Sous la seconde, depuis l’aigle jusqu’à la mouche.

Sous la troisième, depuis l’éléphant jusqu’au ciron.

Sous la dernière, depuis la baleine jusqu’au goujon.

Au milieu du dôme étoient les jeux de la nature, les monstres de toute espéce, les productions bizarres, inconnues, uniques en leur genre : car la nature, au moment où elle abandonne ses loix ordinaires, marque une intelligence encore plus profonde que lorsqu’elle ne s’écarte point de sa route.

Sur les côtés, des morceaux entiers arrachés des mines présentoient les laboratoires secrets où la nature travaille ces métaux que l’homme a rendus tour-à-tour utiles & dangereux. De longues couches de sable, savamment enlevées & artistement placées, offroient l’intérieur de la terre & l’ordre qu’elle observe dans les différens lits de pierre[1], d’argille, de plâtre, qu’elle arrange.

De quel étonnement je fus frappé, lorsqu’au lieu de quelques os desséchés j’apperçus l’immense baleine en personne, le monstrueux hippopotame, le terrible crocodile, &c. On avoit observé dans l’arrangement les dégradations & les variétés que la nature a mises dans ses productions. Ainsi l’œil suivoit sans effort la marche des êtres, depuis le plus grand jusqu’au plus petit : on voyoit le lion, le tigre, la panthere, dans l’attitude fiere qui les caractérise. Les animaux voraces étoient figurés s’élançant sur leur proie : on leur avoit presque conservé l’énergie de leurs mouvemens, & ce souffle créateur qui les animoit. Les animaux plus doux, ou plus ingénieux, n’avoient rien perdu de leur physionomie : ruse, industrie, patience, l’art avoit tout rendu. L’histoire naturelle de chaque animal étoit gravée à côté de lui, & des hommes expliquoient verbalement ce qu’il eût été trop long de mettre par écrit.

L’échelle des êtres, si combattue de nos jours, & que plusieurs philosophes avoient judicieusement soupçonnée, avoient alors reçu le trait de l’évidence. On voyoit distinctement que les espèces se touchent, se fondent, pour ainsi dire, l’une dans l’autre ; que par des passages délicats & sensibles, depuis la pierre brute jusqu’à la plante, depuis la plante jusqu’à l’animal, & depuis l’animal jusqu’à l’homme rien n’étoit interrompu, que les mêmes causes enfin d’accroissement, de durée & de destruction, leur étoient communes. On avoit remarqué que la nature dans toutes ses opérations tendoit avec énergie à former l’homme, & qu’élaborant patiemment & même de loin cet important ouvrage, elle s’essayoit à plusieurs reprises pour arriver à ce terme graduel de sa perfection, lequel semble le dernier effort qui lui soit réservé.

Ce cabinet n’étoit point un cahos, un amas indigeste, où les objets épars ou entassés ne donnoient aucune idée nette ou précise. La gradation étoit savamment ménagée & suivie. Mais ce qui surtout favorisoit l’ordre, c’est qu’on avoit découvert une préparation qui préservoit les pieces conservées des insectes nés de la corruption.

Je me sentis opprimé du poids de tant de miracles. Mon œil embrassoit tout le luxe de la nature. Comme en ce moment j’admirois son auteur ! Comme je rendois hommage à son intelligence, à sa sagesse, à sa bonté plus précieuse encore ! Que l’homme étoit grand ! en se promenant au milieu de tant de merveilles rassemblées par ses mains, & qui sembloient créées pour lui, puisque lui seul a l’avantage de les sentir & de les appercevoir. Cette file proportionnelle, ces nuances observées, ces lacunes apparentes & toujours remplies, cet ordre gradué, ce plan qui n’admettoit point d’intermédiaire, après la vue des cieux, quel spectacle plus magnifique sur cette terre qui elle-même n’est cependant qu’un atôme[2] !

Par quel courage étonnant a-t-on exécuté de si grandes choses, demandai-je ?

C’est l’ouvrage de plusieurs rois, me répondit-on : tous jaloux d’honorer le titre d’être intelligent, la curiosité de déchirer les voiles qui couvrent le sein de la nature, cette passion sublime & généreuse les a enflammés d’un feu toujours entretenu avec le même soin. Au lieu de compter des batailles gagnées, des villes prises d’assaut, des conquêtes injustes & sanguinaires, on dit de nos rois : il a fait telle découverte dans l’océan des choses, il a accompli tel projet favorable à l’humanité. On ne dépense plus cent millions pour faire égorger des hommes pendant une campagne : on les employe à augmenter les véritables richesses, à faire servir le génie & l’industrie, à doubler leurs forces, à completter leur bonheur.

De tout tems il y a eu des secrets découverts par les hommes les plus grossiers en apparence ; on en a perdu plusieurs qui n’ont brillé que comme l’éclair : mais nous avons senti qu’il n’y a rien de perdu que ce qu’on veut bien qu’il le soit. Tout repose dans le sein de la nature ; il ne faut que chercher : il est vaste, il présente mille ressources pour une. Rien ne s’anéantit dans l’ordre des êtres. En agitant perpétuellement la masse des idées, les rencontres les plus éloignées peuvent renaître[3]. Intimement convaincus de la possibilité des plus étonnantes découvertes, nous n’avons point tardé à les faire.

Nous n’avons rien remis au hazard, c’est un vieux mot dépourvu de sens, & entiérement banni de notre langue. Le hazard n’est que le synonyme d’ignorance. Le travail, la sagacité, la patience, voilà les instrumens qui forcent la nature à découvrir ses trésors les plus cachés. L’homme a sû tirer tout le parti possible des dons qu’il a reçus. En appercevant le point où il pouvoit monter, il a mis sa gloire à s’élancer dans la carriere infinie qui lui étoit ouverte. La vie d’un seul homme est, disoit-on, trop bornée. Eh bien ! qu’avons-nous fait ? Nous avons réuni les forces de chaque individu. Elles ont eu un empire prodigieux. L’un acheve ce que l’autre a commencé. La chaîne n’est jamais interrompue ; chaque anneau s’unit fortement à l’anneau voisin : c’est ainsi qu’elle plonge dans l’étendue de plusieurs siecles ; & cette chaîne d’idées & de travaux successifs doit un jour environner, embrasser l’univers. Ce n’est plus le seul intérêt d’une gloire personnelle, c’est l’intérêt du genre humain, à peine connu de vos jours, qui seconde les plus difficiles entreprises.

Nous ne nous égarons plus dans de vains systêmes[4] : graces à Dieu, (& à votre folie) ils sont tous épuisés & détruits. Nous ne marchons qu’au flambeau de l’expérience. Notre but est de connoître les mouvemens secrets des choses, & d’étendre la domination de l’homme, en lui donnant le moyen d’exécuter tous les travaux qui peuvent aggrandir son être.

Nous avons certains hermites (les seuls que nous connoissions) qui vivent dans les forêts : mais c’est pour herboriser. Ils y vivent par choix, par amour : ils se rendent ici à certains jours marqués, afin de nous enseigner plusieurs découvertes précieuses.

Nous avons élevé des tours situées sur le sommet des montagnes ; c’est de-là qu’on fait des observations continuelles qui se croisent et se correspondent.

Nous avons formé des torrens & des cataractes artificielles, afin d’avoir une force suffisante pour produire les plus grands effets du mouvement[5]. Nous avons établi des bains aromatiques pour rétablir les corps séchés par l’âge, pour renouveller les forces et la substance : car Dieu n’a créé tant de plantes salutaires, & n’a donné à l’homme l’intelligence de les connoître, que pour confier à son industrie le soin de conserver sa santé & la trame fragile & précieuse de ses jours.

Nos promenades mêmes, qui chez vous ne sembloient faites que pour l’agrément, nous payent un tribut utile. Ce sont des arbres fruitiers qui réjouissent la vue, qui embaument l’odorat, & qui remplacent le tilleul, le stéril maronier & l’orme rabougri. Nous entons & nous greffons nos arbres sauvages, afin que nos travaux répondent à l’heureuse libéralité de la nature, qui n’attend que la main du maître à qui le créateur l’a, pour ainsi dire, soumise.

Nous avons de vastes ménageries pour toutes sortes d’animaux. Nous avons rencontré dans le fond des déserts des especes qui vous étoient absolument inconnues. Nous mêlangeons les races pour en voir les différens résultats. Nous avons fait des découvertes extraordinaires & très-utiles, & l’espece est devenue plus grosse & plus grande du double ; nous avons enfin remarqué que les peines que l’on se donne avec la nature sont rarement infructueuses.

Aussi avons-nous retrouvé plusieurs secrets qui étoient perdus pour vous, parce que vous ne vous donniez pas même la peine de les chercher ; vous étiez plus amoureux d’entasser des mots dans des livres que de ressusciter à force de main d’œuvre des inventions merveilleuses. Nous possédons aujourd’hui, comme les anciens, le verre malléable, les pierres spéculaires, la pourpre tyrrhienne qui teignoit les vêtemens des empereurs, le miroir d’Archimede, l’art des embaumemens des Égyptiens, les machines qui dresserent leurs obélisques, la matiere du linceul où les corps se consumoient en cendre sur le bucher, l’art de fondre les pierres, les lampes inextinguibles & jusqu’à la sauce appienne.

Promenez-vous dans ces jardins où la botanique a reçu toute la perfection dont elle étoit susceptible[6]. Vos aveugles philosophes se plaignoient de ce que la terre étoit couverte de poisons ; nous avons découvert que c’étoient les remedes les plus actifs que l’on pût employer : la providence a été justifiée, & elle le seroit en tout point, si nos connoissances n’étoient pas si foibles & nous si bornés. On n’entend plus de plaintes sur ce globe ; une voix lamentable ne s’écrie plus : tout est mal ! On dit sous l’œil d’un Dieu : tout est bien ! Les effets mêmes des poisons ont été apperçus & décrits, & nous nous jouons avec eux.

Nous avons extraît le suc des plantes avec tant de succès, que nous en avons formé des liqueurs pénétrantes & non moins douces, qui s’insinuent dans les pores, se mêlent aux fluides, rétablissent les tempéramens, & rendent le corps plus ferme, plus souple & plus robuste.

Nous avons trouvé le secret de dissoudre la pierre dans le corps humain, sans brûler les entrailles. Nous guérissons la phthisie, la pulmonie, toutes ces maladies autrefois jugées mortelles[7]. Mais le plus beau de nos exploits est d’avoir exterminé cette hydre épouvantable, ce fléau honteux & cruel qui attaquoit les sources de la vie & celles du plaisir : le genre humain touchoit à sa ruine, nous avons découvert le spécifique heureux qui devoit le rendre à la vie, & au plaisir plus précieux encore.

Chemin faisant, le Buffon de ce siecle joignoit la démonstration aux paroles, & me montroit les objets physiques, en y joignant ses propres réflexions.

Mais ce qui me surprit davantage, ce fut un cabinet d’optique où l’on avoit sû réunir tous les accidens de la lumiere. C’étoit une magie perpétuelle. On fit passer sous mes yeux des paysages, des points de vue, des palais, des arcs-en-ciel, des météores, des chiffres lumineux, des mers qui n’existoient point, & qui me firent une illusion plus frappante que la vérité même. C’étoit un séjour d’enchantement. Le spectacle de la création, qui nâquit dans un clin d’œil, ne m’auroit pas procuré une sensation plus vive & plus exquise.

On me présenta des microscopes, au moyen desquels j’apperçus de nouveaux êtres échappés à la vue perçante de nos modernes observateurs. L’œil n’étoit point fatigué, tant l’art étoit simple & merveilleux. Chaque pas que l’on faisoit dans ce séjour satisfaisoit la curiosité la plus ardente. Plus elle paroissoit inépuisable, plus elle trouvoit d’alimens à dévorer. Oh ! Que l’homme est grand ici, m’écriai-je plusieurs fois, & que ceux qu’on appelloit de mon siecle de grands hommes étoient petits en comparaison[8].

L’acoustique n’étoit pas moins miraculeuse. On avoit su imiter tous les sons articulés de la voix humaine, du cri des animaux, du chant varié des oiseaux : on faisoit jouer certains ressorts, & l’on se croyoit tout-à-coup transporté dans une forêt sauvage. On entendoit le rugissement des lions, des tigres & des ours, qui sembloient se dévorer entre eux. L’oreille étoit déchirée, on eut dit que l’écho, plus formidable encore, répétoit au loin ces sons discordans & barbares. Mais voici que le chant des rossignols succédoit à ces tons discordans. Sous leurs gosiers harmonieux, chaque particule d’air devenoit mélodieuse ; l’oreille saisissoit jusqu’aux frémissemens de leurs aîles amoureuses, & ces sons flattés & doux que le gosier de l’homme n’a jamais pu imiter qu’imparfaitement. À l’ivresse du plaisir se joignoit la douce surprise : & la volupté qui naissoit de ce mélange heureux descendoit dans tous les cœurs.

Ce peuple, qui avoit toujours un but moral dans les prodiges mêmes d’un art curieux, avoit sû tirer parti de sa profonde invention. Dès qu’un jeune prince parloit des combats ou inclinoit à quelque passion belliqueuse[9], on le conduisoit dans une salle qu’on avoit justement nommée l’enfer : aussi-tôt un machiniste mettoit en jeu les ressorts accoutumés, & l’on produisoit à son oreille toutes les horreurs d’une mêlée, & les cris de la rage, & ceux de la douleur, & les clameurs plaintives des mourans, & les sons de la terreur, & les mugissemens de cet affreux tonnerre, signal de la destruction, voix exécrable de la mort. Si la nature ne se soulevoit pas alors dans son ame, s’il ne jettoit pas un cri d’horreur, si son front demeuroit calme & immobile, on l’enfermoit dans cette salle pour le reste de ses jours ; mais chaque matin on avoit soin de lui répéter ce morceau de musique, afin qu’il se contentât du moins sans que l’humanité en souffrît.

L’intendant de ce cabinet me joua un tour ; il fit résonner tout-à-coup son infernal opéra sans m’avoir prévenu. Ciel ! Ciel ! grace ! grace ! m’écriai-je de toutes mes forces & en me bouchant les oreilles : épargnez-moi, épargnez-moi ! Il fit cesser. — Comment, me dit-il, ceci ne vous plait point ? — Il faut être un démon, lui répondis-je, pour se plaire à cet horrible tapage. — C’étoit cependant de votre tems un divertissement fort commun, que les rois & les princes prenoient tout comme celui de la chasse[10], (laquelle, on l’a fort bien dit, étoit la fidèle image de la guerre)[11]. Ensuite les poëtes venoient les féliciter d’avoir effrayé les oiseaux du ciel à dix lieues à la ronde et d’avoir sagement pourvu à la curée des corbeaux : surtout ces poëtes se plaisoient fort à décrire une bataille. — Ah ! je vous prie, ne me parlez plus de cette maladie épidémique qui attaquoit la pauvre espèce humaine. Hélas ! elle avoit tous les symptômes de la rage & de la folie. Des rois poltrons, du haut de leur trône, l’envoyoient mourir : & le troupeau obéissant, sous la garde d’un seul chien, alloit joyeusement à la boucherie. Comment la guérir dans ces tems d’illusion ? Comment briser le talisman magique ? Un petit bâton, un cordonnet rouge ou bleu, une petite croix d’émail répandoit partout l’esprit de vertige et de fureur. D’autres devenoient enragés seulement à l’aspect d’une cocarde ou de quelques oboles. La guérison a dû être longue : mais j’avois presque deviné que tôt ou tard le baume calmant de la philosophie cicatriseroit ces playes honteuses[12].

On me fit entrer dans le cabinet de mathématiques : il me parut très-riche, & on ne peut pas mieux ordonné. On avoit banni de cette science tout ce qui ressembloit à des jeux d’enfans, tout ce qui n’étoit que spéculation séche, oisive, ou qui passoit les bornes de notre pouvoir. Je vis des machines de toute espèce faites pour soulager les bras de l’homme, douées de puissances beaucoup plus fortes que celles que nous connoissions. Elles produisoient toutes sortes de mouvemens. On se jouoit ainsi des plus pesans fardeaux. — Vous voyez, me dit-on, ces obélisques, ces arcs de triomphe, ces palais, ces hardis monumens dont l’œil est étonné : ils ne sont point l’ouvrage de la force, du nombre & de la dextérité ; les instrumens, les leviers plus perfectionnés, voilà ce qui a tout fait. Je trouvai en effet & dans le plus grand détail les instrumens les plus exacts, soit pour la géométrie, soit pour l’astronomie, &c.

Tous ceux qui avoient tenté des expériences d’un genre neuf, hardi, étonnant, eussent-ils même échoué ? (car on ne s’instruit pas moins en ne réussissant pas) avoient leurs bustes en marbre environnés des attributs convenables.

Mais l’on me dit tout bas à l’oreille, que plusieurs secrets singuliers, merveilleux, n’étoient remis qu’entre les mains d’un petit nombre de sages ; qu’il étoit des choses bonnes par elles-mêmes, mais dont on pourroit abuser par la suite[13] : l’esprit humain, selon eux, n’étoit pas encore au terme où il devoit monter, pour faire usage sans risque des plus rares ou des plus puissantes découvertes[14].



  1. Voici ce qu’un de mes amis m’écrit. J’ai plus que jamais le goût des carrieres. Je pense qu’il me rendra habitant des minéraux & pétrifications, & qu’il me prépare peut-être un tombeau dans les entrailles de la terre. Je suis descendu à près de neuf cens pieds dans son enveloppe, près ***, très-fâché de ne pouvoir aller plus avant. J’aurois voulu imprimer mes pas sur son noyau & de-là l’interroger sur les nations diverses qui ont passé sur sa surface, lui demander si dans le nombre infini de ses enfans quelqu’un l’a remerciée de ses bienfaits ; & à l’endroit où je médite, loin de la clarté du jour, elle auroit produit des fruits nourriciers ; si là étoit un peuple ou un trône, & combien de couches formées des débris du genre humain elle recele du fond de cet abîme jusqu’au dernier point de son diametre ? Je l’aurois sollicitée à me laisser lire toutes les catastrophes qu’elle a essuyées ; & je l’aurois trempée de mes larmes en apprenant tous les désastres dont elle n’a pu garantir sa nombreuse famille ; désastres gravés sur des médailles incontestables, mais dont le souvenir est entiérement effacé : désastres qui renaîtront quand elle dévorera dans ses flancs la génération présente, qui à son tour, sera foulée par des générations sans nombre qui n’auront peut-être d’autre ressemblance avec celle-ci que le partage des mêmes infortunes. C’est alors qu’au milieu de ma douleur, aussi juste qu’humain, j’aurois formé des vœux cruels & charitables, j’aurois souhaité qu’elle engloutît dans son sein jusqu’au dernier être animé, qu’elle dérobât tout animal né sensible aux rayons de ce soleils dont toutes les faveurs sont insuffisantes à la dédommager de l’oppression des tyrans, qui se la partagent & la consument.

    Il roulerait ce globe qui porte tant de malheureux, il rouleroit alors dans un vaste & fortuné silence ; il n’offriroit aux rayons du soleil aucun infortuné forcé de le maudire. Aucun cri plaintif ne s’éleveroit de cette planette, qui marcherait dans les cieux avec une majesté tranquille. Ses enfans endormis dans le même tombeau la laisseroient obéir aux loix de la création, sans être les victimes de ces loix écrasantes qui frappent sur l’homme comme sur la plus vile portion d’argille & la mort environnant ce double hemisphere de son ombre paisible donneroit peut-être un spectacle plus touchant, que le regne bruyant de cette vie orgueilleuse, qui traîne après elle l’enchaînement des crimes, le débordement des malheurs & l’effroi même de leur fin.

    J’ai répondu à cet ami que je ne formois pas avec lui ce dernier souhait ; que les maux physiques étoient les plus supportables de tous, qu’ils étoíent passagers, & qu’étant d’ailleurs inévitables, il n’y avoit qu’à se soumettre ; mais qu’il étoit au pouvoir de l’homme de s’exempter des passions malheureuses qui le trompent & l’avilissent. Je lui ai répondu conformément aux principes suffisamment répandus dans cet ouvrage ; mais je n’ai pas moins cru devoir conserver ce morceau rempli d’une sensibilité forte.

  2. Il faut avouer que l’histoire de la physique n’est que celle de notre foiblesse. Le peu que nous savons nous révele l’étendue de notre ignorance. La physique est pour nous, comme pour les Anciens, une science occulte. On ne peut lui contester quelques parties, on peut lui nier le tout. Quel est l’axiome qui lui soit particulier ? le projet d’une histoire naturelle est très digne d’éloges ; mais il est un peu fastueux. Tel homme a consumé sa vie à poursuivre la plus petite propriété d’un minéral, & il est mort avant d’avoir épuisé la matiere. Cette immensité d’objets, animaux, arbres, plantes, doit effrayer l’intelligence d’un seul homme. Mais doit-il se décourager ? Non : c’est ici que l’audace est vertu, l’opiniâtreté sagesse, la présomption chose utile. Il faut tant épier la nature, qu’à la fin elle laisse échapper son secret : la deviner ne paroît pas impossible à l’esprit humain, pourvu que la chaîne des observations ne soit pas interrompue, & que chaque physicien se montre plus jaloux de la perfection de la science que de sa propre gloire ; sacrifice rare, mais nécessaire, & qui fera distinguer le véritable ami des hommes.
  3. À voir le point d’où les hommes sont partis en physique, & le point où ils s’arrêtent aujourd’hui, il faut avouer qu’avec toutes nos machines nous ne faisons point un usage aussi étendu de notre sagacité & de notre pénétration. L’homme livré à lui-même sembloit plus fort qu’avec tous ces leviers étrangers. Plus nous avons acquis, plus nous sommes devenus paresseux. Ce nombre infini d’expériences n’a guère servi qu’à consacrer l’erreur. Content de voir on a cru toucher le but ; on a dédaigné d’aller plus loin. Nos physiciens glissent sur mille objets importans, dont ils paroîtroient devoir donner la solution. La physique expérimentale est devenue un spectacle ou plutôt une espèce de charlatanerie publique. Le démonstrateur aide souvent du doigt l’expérience qu’il a annoncée, si elle est paresseuse ou désobéissante. Que voit-on aujourd’hui ? Des découvertes isolées, inutiles ; des physiciens dogmatiques, immolant tout à un systême ; des diseurs de mots, éblouissant le vulgaire & faisant pitié à l’homme qui souleve l’écorce polie de ces vaines paroles. Les Mémoires de l’académie des Sciences présentent une multitude de faits ; on y rencontre des observations étonnantes ; mais toutes ces observations ressemblent à l’histoire de ces peuples inconnus où un seul homme s’est trouvé & chez lesquels personne ne sauroit aborder de nouveau. Il faut croire le voyageur & le physicien ; il faut les croire même s’ils se sont trompés : on ne peut tirer aucune utilité de leurs discours, vu la distance des lieux & la difficulté d’appliquer leur récit à quelque objet réel.
  4. Que les faiseurs de systêmes physiques où métaphysiques m’expliquent ceci : le pere Mabillon étoit fort borné dans sa jeunesse. À vingt-six ans il fit une chute ; sa tête porta contre l’angle d’un escalier en pierre. On trépana mon imbécile. Il sortit de cette opération avec un entendement lumineux, une mémoire étonnante, un zèle excessif pour l’étude. Le trépan en agissant sur sa cervelle, en fit un homme nouveau.
  5. Les plus brillans & les plus coûteux monumens ne sont pas les plus admirables quand ils ne sont élevés que pour un faste inutile. La machine qui fait mouvoir les eaux qui vont baigner Marli, aux yeux du sage, n’a pas tant de valeur que la simple roue que fait tourner un petit ruisseau pour moudre le pain de plusieurs villages, ou soulager les travaux du laborieux manufacturier. Le génie peut être puissant, mail il n’est grand que lorsqu’il sert l’humanité.
  6. Toi qui traverses les campagnes en songeant peut être au vaisseau qui porte tes trésors & sillonne les mers, arrête, imprudent ! tu foules aux pieds une herbe obscure & salutaire qui feroit germer dans ton cœur la joie & la santé. C’est un plus riche trésor que tous ceux dont ton navire peut être chargé : après avoir poursuivi mille chimeres, finis, comme J. J. Rousseau, par herboriser.
  7. Il est honteux à un homme d’annoncer qu’il a un secret utile à l’humanité & de le conserver pour lui & pour sa famille. Eh, quelle récompense attend-il ? Malheureux ! tu peux te promener au milieu de tes freres & te dire à toi-même : ces êtres qui marchent, me doivent une partie de leur santé & de leur félicité ! Et tu ne sens point ce noble orgueil, & tu n’es pas ému de cette idée attendrissante ! Prends de l’or, misérable, & ferme ton ame à cette jouissance ; tu te rends justice, tu te punis toi-même.
  8. On pourroit faire un ouvrage volumineux des différentes questions, tant physiques, morales & métaphysiques, qui se présentent en foule à l’esprit & sur lesquelles les hommes de génie sont aussi ignorans que les sots, & l’on pourroit répondre en un seul mot à toutes ces questions physiques, morales & métaphysiques : mais ce mot est celui du profond logogryphe qui nous environne. Je ne désespere pas qu’on le trouve un jour ; j’attends tout de l’esprit humain quand il unira, quand il regardera son intelligence comme devant pénétrer ce qui est, & soumettre ce qu’il touche.
  9. Puissans potentats, qui vous partagez ce globe, vous avez des canons, des mortiers, des armées nombreuses, qui développent des files éblouissantes de soldats : d’un mot vous les envoyez exterminer un royaume ou conquérir une province. Je ne sais pourquoi au milieu de vos enseignes flottantes, vous me paroissez misérables & petits. Les Romains, dans leurs jeux, faisoient combattre des pigmées, ils sourioient des coups qu’ils se portoient : ils ne soupçonnoient pas qu’ils étoient eux-mêmes devant l’œil du sage ce que ces nains paroissoient à leurs yeux.
  10. Dans les calamités actuelles qui désolent l’Europe, ce que je trouve de plus avantageux, c’est la dépopulation. Du moins, puisque les hommes doivent être si malheureux, il y aura moins d’infortunés. Si cette réflexion est barbare, que le blâme en retombe sur ses auteurs.
  11. Singuliere & déplorable constitution de notre monde politique ! Huit à dix têtes couronnées tiennent l’espece humaine à la chaîne, se correspondent, se prêtent des secours mutuels, pour la maintenir entre leurs mains royales, pour la serrer à leur gré jusqu’à produire des mouvemens convulsifs. La conspiration n’est point cachée dans l’ombre ; elle est publique, elle est ouverte, elle se traite par ambassadeurs. Nos plaintes n’arrivent plus jusqu’à leurs superbes oreilles. Jettons un coup d’œil sur l’Europe : elle n’est plus qu’un vaste arsenal où des milliers de barils de poudre n’attendent pour prendre feu qu’une légere étincelle. Souvent c’est la main d’un ministre étourdi qui cause l’explosion. Elle embrase à la fois le Midi, le Nord, les deux bouts de la terre. Combien de pièces de canons, de bombes, de fusils, de boulets, de balles, d’épées, de bayonnettes, &c. de marionettes meurtrieres, obéissantes au fouet de la discipline, attendent l’ordre émané d’un cabinet pour jouer leurs parades sanglantes ? La géométrie elle-même a profané les divins attributs. Elle favorise les fureurs tour-à-tour ambitieuses, tour-à-tour extravagantes des souverains. Avec quelle précision on sait détruire une armée, foudroyer un camp, assiéger une place, incendier une ville ! J’ai vu des académiciens combiner de sang-froid la charge d’un canon. Eh ! Messieurs, attendez que vous ayez seulement une principauté. Que vous importe quel nom doit régner dans tel pays ? Votre patriotisme est une vertu fausse & dangereuse à l’humanité. Car examinons un peu ce que signifie ce mot patriotisme. Pour être attaché à un état, il faut être membre de l’état. Excepté deux ou trois républiques, il n’y a plus de patrie proprement dite. Pourquoi l’Anglois seroit-il mon ennemi ? je suis lié avec lui par le commerce, par les arts, par tous les nœuds possibles : il n’existe entre nous aucune antipathie naturelle. Pourquoi voulez-vous donc que passé telle borne je sépare ma cause de celle des autres hommes ? Le patriotisme est un fanatisme inventé par les rois, & funeste à l’univers. Car si ma nation étoit trois fois plus petite, j’aurois à haïr trois fois plus de gens ; mes affections dépendroient des limites changeantes des états : dans la même année il faudroit aller porter la flamme chez mon voisin, & me réconcilier avec celui que j’aurois égorgé la veille. Je ne soutiendrois donc au fond que les droits capricieux d’un maître qui voudroit commander mon ame. Non : l’Europe ne doit plus former à mes yeux qu’un vaste état : & le souhait que j’ose faire, c’est qu’elle se réunifie sous une seule & même domination. Tout vu, tout considéré, ce seroit-là un grand avantage : alors je pourrois être patriote. Mais aujourd’hui, qu’est-ce que la liberté moderne ? Elle n’est autre chose (dit un écrivain) que l’héroïsme de l’esclavage.
  12. Quel spectacle ! deux cens mille hommes répandus dans de vastes campagnes, & qui n’attendent que le signal pour s’égorger. Ils se massacrent à la face du soleil, sur les fleurs du printems. Ce n’est point la haine qui les anime : ce sont des rois qui leur ordonnent de mourir. Si ce cruel événement arrivoit pour la premiere fois, ceux qui n’en ont pas été témoins, ne seroient-ils pas en droit de le révoquer en doute. Cette pensée appartient à M. Gaillard.
  13. Le roi Ezechias (dit la Bible) fit supprimer un livre qui traitoit de la vertu des plantes, crainte qu’on n’en fît usage mal-à-propos.& que cela même n’engendrât des maladies. Ce fait est curieux & donne beaucoup à penser.
  14. Quel jour horrible & funeste au genre humain que celui ou un moine trouva dans le salpêtre une poudre meurtriere ! L’Arioste dit que le diable ayant imaginé une carabine, ému de pitié, la jetta au fond d’un fleure. Hélas ! il n’est plus d’asyle sur la terre : il n’est plus besoin de courage, il est inutile : le citoyen valeureux n’a rien à attendre de son bras. Le canon est remis entre les mains d’un petit nombre d’hommes ; le canon les rend propriétaires absolus de notre existence : & si par malheur ils venoient à s’entendre, que deviendrions-nous tous ?


NOTE


que l’auteur a jugé à propos de supprimer dans cette édition. Elle étoit à la page 252 après ces mots tu te rends justice, tu te punis toi-même ; au bas de la note [7].

(b) Je suis triste lorsque j’entends plaisanter sur ce fléau douloureux : on ne doit parler de cette horrible maladie que la larme à l’œil, & en cela ne point imiter le bouffon Voltaire.