L’An deux mille quatre cent quarante/27bis


L’ÉCLIPSE DE LUNE

C’est un Solitaire qui parle.


J’habite une petite maison de campagne, qui ne contribue pas peu à mon bonheur. Elle a deux points de vue différens : l’un s’étend sur des plaines fertilisées où germe le grain précieux qui nourrit l’homme ; l’autre plus resserré, présente le dernier asyle de la race humaine, le terme où finit l’orgueil, l’espace étroit où la main de la mort entasse également ses paisibles victimes.

L’aspect de ce cimetiére, loin de me causer cette répugnance, fille d’une terreur vulgaire, fait fermenter dans mon sein de sages & utiles réflexions. Là, je n’entends plus ce tumulte des villes qui étourdit l’ame. Seul avec l’auguste mélancolie je me remplis de grands objets. Je fixe d’un œil immobile & serein cette tombe où l’homme s’endort pour renaître, où il doit remercier la nature et justifier un jour la sagesse éternelle.

L’état pompeux du jour me paroît triste. J’attends le crépuscule du soir, & cette douce obscurité qui, prêtant des charmes au silence des nuits, favorise l’essor de la sublime pensée. Dès que l’oiseau nocturne, poussant un cri lugubre, fend d’un vol pesant l’épaisseur de l’ombre, je saisis ma lyre. Je vous salue, majestueuses ténèbres ! élevez mon ame en éclipsant à mes yeux la scène changeante du monde ; découvrez-moi le trône radieux où siége l’auguste vérité.

Mon oreille a suivi le vol de l’oiseau solitaire : bientôt il s’abat sur des ossemens, & d’un coup d’aîle il fait rouler avec un bruit sourd une tête où logeoient jadis l’ambition, l’orgueil & des projets follement audacieux.

Tour-à-tour il repose, & sur la froide pierre où l’ostentation a gravé des noms qu’on ne lit plus, & sur la fosse du pauvre couronné de fleurs.

Poussiere de l’homme orgueilleux ! disparois pour jamais de l’univers. Vous osez donc encore reproduire des titres chimériques ! Misérable vanité dans l’empire de la mort ! J’ai vu des os en poudre enfermés dans un triple cercueil, qui refusoient de mêler leurs cendres aux cendres de leurs semblables.

Approche, mortel superbe ; jette un coup d’œil sur ces tombeaux. Qu’importe un nom à ce qui n’a plus de nom ! Une épitaphe mensongère soutient ces tristes syllabes dans un jour plus désavantageux que la nuit de l’oubli ; c’est une banderolle flottante, qui surnage un moment & qui va bientôt suivre le navire englouti.

Ô ! que plus heureux est celui qui n’a point bâti de vaines pyramides, mais qui a suivi constamment le chemin de l’honneur & de la vertu. Il a regardé le ciel, en voyant tomber cet édifice fragile où l’essaim des peines tourmentoit son ame immortelle ; il a béni ce glaive, effroi du méchant ; & lorsqu’on se rappelle la mémoire de ce juste expirant, c’est pour apprendre à mourir comme lui.

Il est mort, cet homme juste, & il a vu couler nos larmes, non sur lui, mais sur nous-mêmes ! Ses frères entouroient son lit funèbre. Nous l’entretenions de ces vérités consolantes dont son ame étoit remplie : nous lui montrions un Dieu dont il sentoit la présence mieux que nous. Un coin du rideau sembloit se soulever devant son œil mourant..... il a levé une tête radieuse, il nous a tendu une main paisible, il nous a souri avant d’expirer.

Vil coupable ! toi qui fus un scélérat heureux, ta mort ne sera pas si douce, redoutable tyran ! Maintenant pâle, moribond, c’est pour toi que le trépas présentera un spectre effrayant ! sois abreuvé de ce calice amer, bois en toutes les horreurs. Tu ne peux lever les yeux vers le ciel, ni les arrêter sur la terre ; tu sens que tous deux t’abandonnent & te repoussent : expire dans la terreur, pour ne plus vivre que dans l’oprobre.

Mais ce moment terrible, dont l’idée seule fait pâlir le méchant, n’aura rien d’affreux pour l’homme innocent. Mon cœur avoue la loi irrévocable de la destruction. Je contemple ces tombeaux comme autant de creusets brûlans où la matiere se fond & se dissout, où l’or s’épure & se sépare à jamais du vil métal. Les dépouilles terestres tombent, l’ame s’élance dans sa beauté originelle. Pourquoi donc jetter un œil d’effroi sur ces restes que l’ame a habités ? Ils ne doivent offrir que l’image heureuse de sa délivrance : un temple antique conserve de sa majesté jusque dans ses ruines.

Pénétré d’un saint respect pour les débris de l’homme, je descends sur cette terre parsemée de cendres sacrées de mes frères. Ce calme, ce silence, cette froide immobilité, tout me disoit : ils reposent ! J’avance, j’évite de fouler la tombe d’un ami, sa tombe encore labourée par la bêche qui creusa la fosse. Je me recueille pour honorer sa mémoire. Je m’arrête. J’écoute attentivement, comme pour saisir quelques sons échappés de cette harmonie céleste dont il jouit dans les cieux. L’astre des nuits en son plein éclairoit de ses rayons argentés cette scène funèbre. Je levois mes regards vers le firmament. Ils parcouroient ces mondes innombrables, ces soleils enflammés, semés avec une magnificence prodigue ; puis ils retomboient tristement sur ce cercueil muet où pourissoient les yeux, la langue, le cœur de l’homme qui conversoit avec moi de ces sublimes merveilles, & qui admiroit le fabricateur de ces pompeux miracles.

Tout à coup survint une éclipse de lune que je n’avois point prévue. L’effet ne me devint même sensible que lorsque déja les ténèbres m’environnoient. Je ne distinguois plus qu’un petit point brillant que l’ombre rapide alloit bientôt couvrir. Une nuit profonde arrête mes pas. Je ne puis discerner aucun objet. J’erre ; je tourne cent fois ; la porte fuit : des nuages s’assemblent, l’air siffle, un tonnere lointain se fait entendre, il arrive avec bruit sur les aîles enflammées de l’éclair. Mes idées se confondent. Je frissonne, je trébuche sur des monceaux d’ossemens ; l’effroi précipite mes pas. Je rencontre une fosse qui attendoit un mort ; j’y tombe. Le tombeau me reçoit vivant. Je me trouve enseveli dans les entrailles humides de la terre. Déja je crois entendre la voix de tous les morts qui saluent mon arrivée. Un frisson glacé me pénètre ; une sueur froide m’ôte le sentiment, je m’évanouis dans un sommeil létargique.

Que n’ai-je pu mourrir dans ce paisible état ! J’étois inhumé. Le voile qui couvre l’éternité seroit présentement levé pour moi. Je n’ai point la vie en horreur ; j’en sais jouir, je m’applique à en faire un digne usage, mais tout crie au fond de mon ame que la vie future est préférable à cette vie présente.

Cependant je reviens à moi. Un foible jour commençoit à blanchir la voûte étoilée. Quelques rayons sillonoient le flanc des nuages : de degrés en degrés, ils recevoient une lumiere plus éclatante & plus vive ; ils s’enfoncerent bientôt sous l’horizon, & mes yeux distinguerent le disque de la lune à moitié dégagé de l’ombre. Il luit enfin dans tout son éclat ; il reparoît aussi brillant qu’il étoit. L’astre solitaire poursuit son cours. Je retrouve mon courage ; je m’élance de ce cercueil. Le calme des airs, la sérénité du ciel, les rayons blanchissans de l’aurore, tout me rassure, me raffermit & dissipe les terreurs que la nuit avoit enfantées.

Debout, je regardois en souriant cette fosse qui m’avoit reçu dans son sein. Qu’avoit-elle de hideux ? C’étoit la terre, ma nourrice, & qui me redemanderoit dans le tems cette portion d’argile qu’elle m’avoit prêtée. Je n’apperçus rien des fantômes dont les ténèbres avoient frappé ma crédule imagination.

C’est elle, elle seule qui enfante de sinistres images. Amis ! j’ai cru voir le tableau du trépas dans cette avanture. Je suis tombé dans la fosse avec cet effroi, le seul appui peut-être dont la nature pouvoit étayer la vie contre les maux qui l’assiegent ; mais je m’y suis endormi d’un sommeil doux & qui même avoit sa volupté. Si cette scène fut affreuse, elle n’a duré qu’un instant, elle n’a presque point existé pour moi : je me suis réveillé à la douce clarté d’un jour pur & serein ; j’ai banni une terreur enfantine, & la joie est descendue dans la profondeur de mon ame. Ainsi après ce sommeil passager que l’on nomme la mort, nous nous réveillerons à la splendeur de ce soleil éternel qui, en éclairant l’immensité des êtres, nous découvrira & la folie de nos préjugés craintifs & la source intarissable & nouvelle d’une félicité dont rien n’interrompra le cours.

Mais aussi, mortel, pour ne rien redouter, sois vertueux ! En marchant dans le court sentier de la vie, mets ton cœur en état de te dire : « ne crains rien, avance sous l’œil d’un dieu, pere universel des hommes. Au lieu de l’envisager avec effroi, adore sa bonté, espere en sa clémence, aye la confiance d’un fils qui aime, & non la terreur d’un esclave qui tremble, parce qu’il est coupable.