L’An deux mille quatre cent quarante/10

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CHAPITRE X.

L’homme au masque.


Mais quel est, s’il vous plaît, cet homme que je vois passer un masque sur le visage ? Comme il marche précipitamment : il semble fuir. — C’est un auteur qui a écrit un mauvais livre. Quand je dis mauvais, je ne parle pas des défauts de stile ou d’esprit : on peut faire un excellent ouvrage avec un gros bon sens[1]. Nous disons seulement qu’il a mis au jour des principes dangereux, opposés à la saine morale, à cette morale universelle qui parle à tous les cœurs. Pour réparation il porte un masque, afin de cacher sa honte jusqu’à ce qu’il l’ait effacée en écrivant des choses plus raisonnées & plus sages.

Chaque jour deux citoyens vertueux vont lui rendre visite, combattre ses opinions erronées avec les armes de la douceur & de l’éloquence, écouter ses objections, y répondre, & l’engager à se rétracter dès qu’il sera convaincu. Alors il sera réhabilité ; il tirera de l’aveu même de sa faute une plus grande gloire : car qu’y a-t-il de plus beau que d’abjurer ses erreurs[2] & d’embrasser une lumiere nouvelle avec une noble sincérité ! — Mais son livre auroit-il été approuvé ? — Quel est l’homme, je vous prie, qui oseroit juger un livre avant le public ? Qui peut deviner l’influence de telle pensée dans telle circonstance ? Chaque écrivain répond en personne de ce qu’il écrit, & ne déguise jamais son nom. C’est le public qui le frape d’opprobre, s’il contredit les principes sacrés qui servent de base à la conduite & à la probité des hommes ; mais c’est lui en même tems qui le soutient s’il a avancé quelque vérité neuve, propre à réprimer certains abus : enfin la voix publique est seule juge dans ces sortes de cas, & c’est elle qu’on écoute. Tout auteur, qui est un homme public, est jugé par cette voix générale, & non par les caprices d’un homme qui rarement aura le coup d’œil assez juste, assez étendu pour découvrir ce qui devant la nation sera véritablement digne de louange ou de blâme.

On l’a tant de fois prouvé ; la liberté de la presse est la vraie mesure de la liberté civile[3]. On ne peut donner atteinte à l’une sans détruire l’autre. La pensée doit avoir son plein effet. Y mettre un frein, vouloir l’étouffer dans son sanctuaire, c’est un crime de leze-humanité. Et qui m’apartiendra donc, si ma pensée n’est pas à moi ?

Mais, repris-je, de mon tems les hommes en place ne redoutoient rien tant que la plume des bons écrivains. Leur ame orgueilleuse & coupable frémissoit dans ses derniers replis, dès que l’équité osoit dévoiler ce qu’ils n’avoient pas rougi de commettre[4]. Au lieu de protéger cette censure publique, qui bien administrée auroit été le frein le plus puissant du crime & du vice, on condamna tous les écrits à passer par un crible ; mais le crible étoit si étroit, si serré, que souvent les meilleurs traits étoient perdus : les élans du génie étoient subordonnés au ciseau cruel de la médiocrité, qui lui coupoit les aîles sans miséricorde[5].

On se mit à rire autour de moi. Ce devoit, me dit-on, être une chose fort plaisante que de voir des gens gravement occupés à couper une pensée en deux, & à peser des syllabes. Il est bien étonnant que vous ayez produit quelque chose de bon avec de pareilles entraves. Comment danser avec grace & légéreté sous le poids énorme des chaines ? — Oh ! nos meilleurs écrivains ont pris le parti tout naturellement de les secouer. La crainte abâtardit l’ame ; & l’homme qu’anime l’amour de l’humanité doit être fier & courageux. — Vous pouvez écrire sur tout ce qui vous choquera, reprit-on, car nous n’avons plus ni crible, ni ciseaux, ni menotes ; & l’on écrit très peu de sottises, parce qu’elles tombent d’elles-mêmes dans la fange qui est leur élément. Le gouvernement est bien au-dessus de tout ce que l’on peut dire : il ne craint point les plumes éclairées, il s’accuseroit lui-même en les redoutant. Ses opérations sont droites & sinceres. Nous ne faisons que le louer ; & lorsque l’intérêt de la patrie l’exige, chaque homme dans son genre est auteur, sans prétendre exclusivement à ce titre.



  1. Rien n’est plus vrai, & tel prône d’un curé de campagne est plus solidement utile que tel livre ingénieux rempli de vérités & de sophismes.
  2. Tout est démonstratif dans la théorie ; l’erreur elle-même a sa géométrie.
  3. Ceci équivaut à une démonstration géométrique.
  4. Dans un drame intitulé : Les noces d’un fils de roi, un ministre de la justice, scélérat de cour, dit à son valet, en parlant des écrivains philosophes : mon ami, ces gens-là sont pernicieux. On ne peut se permettre la moindre injustice sans qu’ils la remarquent. C’est en vain qu’un masque adroit dérobe notre vrai visage aux regards les plus perçans. Ces hommes, en passant, ont l’air de vous dire : je te connois. — Messieurs les Philosophes, j’espere vous apprendre qu’il est dangereux de connoître un homme de ma sorte : je ne veux pas être connu.
  5. La moitié des censeurs dits royaux, sont des gens qu’on ne peut compter parmi les Littérateurs, même de la derniere classe ; & l’on peut dire d’eux, à la lettre, qu’ils ne savent point lire.