L’An deux mille quatre cent quarante/09

Chap. X.  ►

CHAPITRE IX.

Les placets.


Je remarquai plusieurs officiers revêtus des marques de leur dignité, qui venoientrecevoir publiquement les plaintes du peuple, & qui en faisoient un fidéle rapport aux premiers magistrats. Tous les objets qui regardent l’administration de la police, étoient traités avec la plus grande célérité : on rendoit justice aux foibles,[1] & tous bénissoient le Gouvernement. Je me répandis en louanges sur cette institution sage & salutaire. — Messieurs, vous n’avez pas toute la gloire de cette découverte. De mon tems la ville commençoit à être bien gouvernée. Une police vigilante embrassoit tous les rangs & tous les faits. Un de ceux qui l’a maintenue avec le plus d’ordre, doit être nommé encore avec éloge parmi vous : on lit parmi ses belles ordonnances celle d’avoir défendu ces extravagantes & lourdes enseignes, qui défiguroient la ville & menaçoient les passans ; d’avoir perfectionné, pour ne pas dire créé, le luminaire ; d’avoir mis un plan admirable dans le secours promt des pompes, & d’avoir préservé par ce moyen les citoyens de plusieurs incendies, autrefois si fréquens.

Oui, me répondit-on, ce Magistrat étoit un homme infatigable, habile à remplir ses devoirs, tout étendus qu’ils étoient ; mais la police n’avoit pas encore reçu toute sa perfection. L’espionage étoit la principale ressource d’un gouvernement foible, inquiet, minutieux. Il y entroit le plus souvent une curiosité méchante, plutôt qu’un but bien déterminé d’utilité publique. Tous ces secrets adroitement volés portoient souvent une lumiere fausse qui égaroit le magistrat. D’ailleurs cette armée de délateurs qu’on avoit séduits à prix d’argent, formoit une masse corrompue qui infectoit la société[2]. Adieu toutes ses douceurs. Il n’étoit plus d’épanchement de cœur : on étoit réduit à la cruelle alternative d’être imprudent ou hypocrite. Envain l’ame s’élançoit vers des idées patriotiques : elle ne pouvoit se livrer à sa sensibilité ; elle appercevoit le piege, & retomboit tristement sur elle-même, solitaire & froide. Enfin il falloit déguiser sans cesse son front, son geste, sa voix. Eh ! quel tourment n’étoit-ce pas pour l’homme généreux qui voyoit les monstres de la patrie sourire en égorgeant qui les voyoit & n’osoit les nommer[3].



  1. Quand un Ministre d’État malverse ou met la Monarchie en danger, lorsqu’un Général d’Armée verse le sang des sujets mal-à-propos & perd honteusement une bataille, son châtiment est tout prêt, on lui défend de revoir le visage du Monarque. Ainsi des délits qui perdent une Nation entiere, sont punis comme des bagatelles.
  2. Tout cet amas de réglemens frivoles, bizarres ; toute cette police si recherchée n’est propre à en imposer qu’à ceux qui n’ont jamais médité sur le cœur de l’homme. Cette sevérité déplacée produit une subordination odieuse, donc les liens sont mal assurés.
  3. Nous n’avons pas encore eu un Juvenal. Eh ? quel siecle l’a mieux mérité ? Juvenal n’étoit pas un satyrique égoïste, comme ce flatteur d’Horace & ce plat Boileau. C’étoit une ame forte, profondement indignée du vice, lui livrant la guerre, le poursuivant sous la pourpre. Qui osera se saisir de cet emploi sublime & généreux ? Qui sera assez courageux pour rendre l’ame avec la vérité, & dire à son siecle : Je te laisse le testament que m’a dicté la vertu, lis & rougis : c’est ainsi que je te fais mes adieux.