L’An 330 de la République/Texte entier

Léon Chailley (p. 2-140).

LES FÊTES D’ORLÉANS


Le 16 messidor, an 313 de la République (2105 de l’ère chrétienne), la commune d’Orléans devait célébrer le centenaire de son affranchissement.

De grandes réjouissances publiques furent votées et organisées par le conseil municipal ; des invitations lancées par téléphone aux quatre coins du monde civilisé, convoquèrent les représentants des autres communes à cette solennité pacifique : beaucoup de villes, ayant accepté, envoyèrent des députations ; d’autres, plus tièdes, expédièrent simplement des phonographes chargés au préalable de discours symphatiques ; d’autres enfin, ou indifférentes, ou enfermées dans leur égoïsme local, ou même poussées par de mesquines jalousies, inventèrent de vagues excuses et trouvèrent moyen de s’abstenir. La fête n’en donna pas moins ce qu’on en attendait, et chacun en garda une impression durable.

Les Orléanais y avaient attaché une importance extrême. La date du 16 messidor 313 n’était pas seulement pour eux l’anniversaire de leur libération ; elle marquait aussi la fin d’un conflit politique qui remontait peut-être à une quarantaine d’années, et dont le temps ne semblait pas adoucir l’aigreur. L’existence d’une simple statue équestre, la statue de Jeanne d’Arc, avait suffi à fomenter et à entretenir cette longue dissension intestine.

Le parti progressiste exigeait impérieusement qu’on renversât, pour les envoyer au fondeur, Jeanne d’Arc et sa monture ; le parti conservateur, affaibli d’ailleurs de jour en jour par la diffusion des idées libérales, plaidait les circonstances atténuantes, et demandait que l’on gardât comme une curiosité ce monument des époques barbares et disparues. Les adversaires se calomniaient en permanence à propos de cette affaire, avec l’acrimonie venimeuse qui convient à des hommes libres ; et comme il est dans la nature de certains sujets de ne jamais s’épuiser, il se passait rarement deux semaines sans qu’une polémique se rouvrît, toujours soutenue par un intérêt sans cesse renaissant.

Les progressistes faisaient valoir tout ce qu’il y avait de suranné, et même d’immoral et de dangereux, à honorer d’une image de bronze une femme en qui s’incarnaient la plupart des plus vieilles et des plus stupides superstitions abolies. Jeanne symbolisait le respect de l’autorité gouvernementale, la croyance en Dieu et à l’immortalité de l’âme, l’idolâtrie patriotique, le culte des légendes militaires, l’exaltation de la virginité. Ne serait-elle pas dans l’Histoire comme un des types les plus complets de l’ignorance et de la sauvagerie antiques ?

Les conservateurs ne niaient point ces arguments indéniables ; mais, imparfaitement émancipés de la religion des ancêtres, ils n’arrivaient pas à secouer toute attache aux choses du passé. Ils alléguaient, avec une logique spécieuse que la protectrice d’Orléans ne pouvait guère être déclarée responsable d’une foi philosophique et morale qui était celle de son époque, et que d’ailleurs ses visions s’expliquaient par le fait de troubles hystériques. — À quoi la faction radicale répondait qu’elle était très disposée à l’indulgence plénière vis-à-vis d’une irresponsable, mais que, d’autre part, l’hystérie n’avait jamais constitué un titre à aucune espèce de monument commémoratif.

Dans l’état de calme, de repos et de bonheur parfait où l’humanité en était venue, des querelles de cette importance ne s’élevaient pas souvent. Le public, qui au fond se moquait bien de Jeanne d’Arc, s’amusait du débat et en suivait les péripéties avec attention, commentant minutieusement chaque mot des attaques et des ripostes, pointant les coups, établissant des paris comme autour d’une table de jeu. Des sommes énormes étaient engagées de part et d’autre, quand l’affaire se trouva tranchée par voie de plébiscite communal. Les électrices, que l’on avait tenté d’intéresser au sort de l’héroïne, ne voulurent pas paraître se solidariser avec la réaction, et votèrent toutes, comme une seule femme, pour l’enlèvement de la statue.

La mesure d’ailleurs s’imposait. Depuis que l’Europe était entrée dans la période de l’âge d’or, le nombre des bienfaiteurs de l’humanité avait crû dans des proportions telles qu’on ne savait où placer le plus modeste buste ; les façades extérieures des maisons en étaient tapissées de la base au sommet. Les rues, les places, les carrefours s’encombraient d’une foule de célébrités taillées dans le marbre ou coulées en métal. Le jour où la commune d’Orléans décida d’élever un monument à l’illustre chimiste Claude Mouillaud, il ne restait plus une surface vacante qui fût digne de lui. — Les partisans de Jeanne d’Arc sentirent leur résistance vaine ; tous ceux qui ne purent s’en dispenser payèrent honnêtement leurs paris.

Malgré l’ennui de ce règlement de comptes, personne n’osa réclamer contre l’honneur rendu à Claude Mouillaud. Il y avait unanimité à reconnaître son immense valeur de philanthrope et de savant ; nul n’ignorait ses admirables travaux relatifs à la fabrication des comestibles artificiels, et l’on tombait d’accord sur l’expansion qu’avait prise, grâce à lui, cette science de la chimie alimentaire, encore dans les limbes au Ier siècle de la République (XIXe siècle de l’ère chrétienne). Quand il mourut, ses procédés industriels mettaient désormais à la portée de tous — et à profusion — une nourriture falsifiée aussi savoureuse et presque aussi saine que la véritable.

De tels titres méritaient bien un monument comme celui où s’immortalisèrent la gloire et les traits du grand homme. Debout, dans une attitude méditative dominait, du haut de son socle de marbre, plusieurs groupes majestueux de sculptures allégoriques, d’où se détachait, la

corne à la main, une figure de l’Abondance. L’artiste avait su imiter l’étoffe des vêtements avec une incomparable perfection.

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Dans un pays véritablement civilisé et heureux, l’organisation d’une fête ne va jamais sans des difficultés graves. — À moins d’une extrême ingéniosité, en effet, il devient presque impossible de distraire des gens dont la vie est une perpétuelle distraction. On ne fait pas de distributions de vivres à qui regorge de nourriture. On n’offre pas des concerts, ou des représentations scéniques, ou des illuminations nocturnes à une ville dont chaque habitant possède un théâtrophone et que la lumière électrique éclaire du soir au matin. En 317, si les courses de chevaux seules gardaient encore quelque attrait, c’est que la Société protectrice des animaux était arrivée à les rendre très rares. Quant à l’inauguration d’une statue, il y avait longtemps que le charme de l’inédit manquait à ce genre de spectacle.

Il fallait pourtant inventer quelque chose en l’honneur de Claude Mouillaud et du centenaire d’Orléans. Après des tâtonnements infinis, le premier magistrat de la ville, le compagnon suprême, — ou plutôt la compagnonne suprême, car c’était une femme —, eut une idée.

Cette idée consistait dans une reconstitution archéologique très complète de la vie barbare au premier siècle de l’ère républicaine. Les perfectionnements de la machinerie permettaient assez aisément de donner à certains quartiers de la cité moderne un peu de son ancien aspect misérable et malsain ; l’électricité chômerait pendant vingt-quatre heures ; plus de lumière électrique : l’éclairage au gaz ; plus de locomotion aérienne : des voitures, traînées par de véritables chevaux, circuleraient à travers les rues et transporteraient les promeneurs aux différents centres de la fête ; dans la banlieue, on construirait de vastes halles où fonctionneraient les vieux métiers industriels ; des scènes de guerre et de supplices, tels que la pendaison ou la guillotine, seraient représentées sur un immense hippodrome ; des restaurants fourniraient à leurs convives des aliments naturels, préparés et assaisonnés selon la mode antique.

Deux de ces articles soulevèrent malheureusement les réclamations violentes de l’infatigable Société protectrice des animaux ; ses membres déclarèrent à l’unanimité qu’atteler un être vivant quelconque à n’importe quel véhicule, c’était ramener l’humanité aux plus tristes heures de son histoire. Et puis le mot « aliments naturels » les avait inquiétés. Allait-on tuer des moutons et en manger la chair ? Quand ils apprirent que les rédacteurs du programme l’entendaient bien ainsi, leur exaspération ne connut plus de bornes. Ils menacèrent de quitter en masse la ville sacrilège, et ils l’auraient fait assurément s’ils avaient été plus certains qu’on chercherait à les retenir.

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La date solennelle arriva enfin. Dès l’aube, la municipalité fit lancer des nuages artificiels qui tamisaient l’ardeur du soleil et répandaient dans l’atmosphère un peu de fraîcheur humide ; en même temps, les appareils frigorifiques maintenaient exactement la température à vingt et un degrés centigrades : des vaporisateurs de parfums rares furent installés en plusieurs quartiers. Sur le parcours que devait suivre le cortège officiel et dans les boulevards avoisinant la statue de Claude Mouillaud, le marbre des rues était couvert de tapis précieux et les maisons décorées d’étoffes éclatantes, sans affectation de mauvais goût.

Dès huit heures du matin, les invités affluaient ; ils étaient reçus immédiatement au palais municipal, tandis que les divers engins de locomotion aérienne qui les avaient amenés retournaient se ranger en dehors de la ville sans qu’il fût besoin de police. À onze heures, les dernières délégations retardataires étaient présentes ; les derniers envois de phonographes étaient parvenus à destination et n’attendaient qu’à être placés sur l’estrade aux discours pour réciter leurs compliments. Le cortège se forma en bon ordre, et commença à défiler.

Chacun des hauts personnages qui le composaient était assis dans un fauteuil roulant, mu par l’électricité, assez analogue aux anciens tricycles et très aisément dirigeable. Il eût été impossible en effet d’obliger à une marche de vingt minutes ces hommes ou femmes exclusivement voués aux travaux de l’intelligence et déshabitués depuis longtemps des exercices physiques. Le fauteuil roulant était d’ailleurs d’un usage commun dans le peuple du IVe siècle ; passé vingt-cinq ou trente ans, tout le monde s’en servait et ne le quittait guère que pour dormir.

En tête de onze cent vingt représentants des communes étrangères, la compagnonne suprême d’Orléans, la citoyenne Paule Bonin, roulait dans son tricycle. Quoiqu’elle ne fût entourée d’aucune de ces mises en scène théâtrales, chères aux époques et aux races barbares, quoiqu’elle n’eût ni escorte particulière, ni uniforme clinquant, ni décorations multicolores, le prestige moral dont elle était revêtue suffisait à marquer sa haute situation. La foule se découvrait à son passage avec une sympathie respectueuse.

La citoyenne Paule Bonin avait été jolie : mais, à trente-quatre ans, elle ne l’était plus. Comme la plupart de ses contemporains ou contemporaines, la fâcheuse obésité l’avait frappée fort jeune, et elle n’avait pas tardé à atteindre une amplitude qui, dans une civilisation moins parfaite, lui eût rendu l’existence impossible. Un système de corsetage savant la cuirassait des genoux jusqu’aux épaules, comprimant les cuisses, refoulant le ventre, étayant la taille, ramenant la poitrine, soutenant les bras, tandis que, au-dessus de cet ensemble amorphe, les joues et le menton couperosés descendaient en plusieurs étages. Les yeux et le front seuls avaient une beauté puissante, pour ainsi dire spirituelle : les yeux profonds et brillants de vie entre les paupières lourdes : le front plein de pensée, dénudé et poli par les veilles sur toute la surface du crâne, à peine garni encore par quelques touffes de cheveux grisonnants.

Personne plus que Paule Bonin ne s’était voué corps et âme au labeur désintéressé et incessant pour le progrès, pour la science, pour le bonheur public. Munie de l’instruction variée et solide que la commune donnait à tous, exemptée par une organisation sociale supérieure des moindres soins matériels, elle avait pu se développer sans entraves et faire valoir intégralement les merveilleuses ressources de son beau génie.

Vers quinze ans, comme la plupart des jeunes gens et jeunes filles à qui le permettait l’état de leur santé, elle avait bien dissipé dans les désordres un temps qu’elle aurait mieux employé à l’étude ; mais ce temps même pour elle n’avait pas été perdu, puisqu’il lui apprenait la vanité de l’amour et du plaisir ; libre des préjugés moraux qui jadis imposaient aux femmes d’autres devoirs qu’aux hommes, elle avait essayé une à une les voluptés les plus subtiles ; à vingt ans, revenue de tout, après avoir goûté à tout, dans le grand apaisement de ses sens fatigués, elle avait renoncé aux jouissances vulgaires pour se consacrer à des tâches plus noblement intellectuelles et cultiver des ambitions plus hautes. Dans sa solitude volontaire, elle avait savouré les joies de connaître et de comprendre ; et puis son cœur battait pour l’humanité ; plusieurs importantes découvertes lui assuraient la gratitude de ses concitoyens durant sa vie et une statue après sa mort.

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Quand toutes les délégations furent rangées dans leurs fauteuils autour du monument de Claude Mouillaud, le maître de la fanfare municipale abaissa le levier de sa caisse à musique, et de l’immense boite montée sur six roues, une marche triomphale jaillit vers le ciel, exécutée par un orchestre mécanique d’une impeccable précision. Un murmure d’admiration accueillit les dernières mesures du morceau. Après quoi, la citoyenne Bonin fit monter à son tricycle le plan incliné qui menait à l’estrade d’honneur ; d’un effort pénible, elle souleva sa corpulence, et, debout, prononça sa harangue. Un nouveau murmure approbatif en souligna la péroraison ; et il en fut de même après chaque discours ou chaque audition phonographique. En deux heures un quart, la cérémonie était terminée ; le socle de la statue disparaissait sous les couronnes et les feuillages. Les assistants se séparèrent, et partirent au hasard à travers la ville, en quête d’un divertissement.

On s’amusa comme des civilisés, avec une réserve correcte, sans cet emportement fébrile que les sauvages mettent dans leurs plaisirs, les reconstitutions archéologiques furent goûtées ; les repas naturels, jugés un peu répugnants, eurent moins de succès, et quelques blasés seuls, par dilettantisme, se décidèrent à mordre des viandes qui avaient été vivantes ; les voitures à chevaux attiraient les curieux ; les divers spectacles, reproduisant les guerres et les supplices antiques, intéressèrent la foule par la perfection de la mise en scène et l’exactitude des détails. Le triomphe de la machinerie théâtrale fut même la cause d’un incident qui eût pu entraîner des suites graves.

Le programme des supplices contenait une exécution par la guillotine. Quand on vit sortir d’une porte de prison, soutenu par les aides du bourreau et accompagné par le prêtre, un automate admirablement agencé, à la figure exsangue, aux yeux révulsés par l’épouvante, avec un tremblotement de la mâchoire inférieure et un halètement court de la poitrine qui secouait jusqu’aux épaules, il courut à travers la foule un frisson d’horreur ; au moment où, du mannequin couché sur la bascule un flot de liquide rouge jaillit sur le sol, c’en fut trop pour les nerfs impressionnables du public : des cris de protestation et d’angoisse éclatèrent ; des femmes, des hommes s’évanouirent ; quelques-uns tentèrent de se précipiter vers les issues, renversant les vieillards et les infirmes ; une bousculade générale se produisit, au milieu de laquelle stridait le hurlement des épileptiques brusquement saisis par une crise. On fut assez heureux pour n’avoir à déplorer aucun accident mortel ; mais le lendemain la presse, avec juste raison, s’élevait contre ces exhibitions sanglantes, dignes d’un autre âge.

Du reste, sauf ce contretemps, rien ne troubla la joie des fêtes. L’incommodité de l’éclairage au gaz, la lenteur avec laquelle ou était contraint d’allumer un à un les réverbères d’une rue, la lueur jaunâtre qu’ils répandaient autour d’eux, tout cet étalage de vieilleries démodées formait pour les Orléanais un spectacle absolument nouveau et parvenait à les faire sourire. Ceux que n’avaient pas complètement anéantis les fatigues de la journée errèrent assez tard dans leurs tricycles à travers le décor archaïque de la ville, et philosophèrent entre eux sur la beauté de la science, les progrès de l’humanité et le bonheur de vivre au IVe siècle de l’ère républicaine.

COUP D’ŒIL GÉNÉRAL
ET RÉTROSPECTIF


La commune d’Orléans, non plus que les autres communes du monde, n’en était pas venue sans effort à cet état de miraculeuse prospérité. Rien qui n’eût été conquis en effet de haute lutte contre l’inégalité, la misère et l’injustice. Une dépense de dévouement inépuisable et de labeur sans trêve, trop souvent des flots de sang répandus formaient le bilan mélancolique et glorieux de cette suprême crise plusieurs fois séculaire où la civilisation dut se débattre contre l’inertie et l’ignorance de la barbarie antique.

La Révolution française avait préparé tout ; en réalité, elle ne fonda rien. À une noblesse héréditaire, elle substitua une aristocratie de l’argent ; à une oppression, une autre oppression non moins lourde. Jamais elle ne se décida à comprendre qu’une société reste infailliblement réduite à l’impuissance tant qu’elle n’a pas secoué des entraves comme la religion, la patrie, la propriété ou la famille. La Convention marque une date dans l’Histoire ; elle ne fait pas avancer d’une ligne le bien-être de l’espèce ici-bas.

Les divers régimes, monarchiques ou césariens, qui s’imposèrent ensuite n’avaient pas qualité pour trancher le problème des revendications populaires. Pendant près de quatre-vingts ans, — sauf durant la courte éclaircie de la seconde république —, l’Europe sembla hésiter. D’illustres penseurs rédigèrent d’admirables systèmes ; certains apôtres, mieux inspirés, suscitèrent une multitude d’émeutes sanglantes qui entretinrent la foule dans la conscience de ses droits et qui valurent à la plupart des chefs des situations avantageuses. Le progrès général n’en marchait pas moins avec une extrême lenteur ; il fallut qu’une simple question dynastique et nationale vînt par hasard à surgir pour provoquer un cataclysme et donner aux aspirations légitimes de l’humanité une recrudescence nouvelle.

La guerre franco-allemande, provoquée par les ambitions particulières du roi Guillaume et de l’empereur Napoléon III, fut le mal d’où les circonstances devaient faire jaillir le bien. La proclamation seule de la Commune de Paris eût suffi à payer les milliers de cadavres semés sur les champs de bataille ; elle était la première réalisation matérielle de l’idée qui plus tard a dominé la terre ; elle allait créer pour l’avenir un symbole aux réformateurs sociaux.

En allumant la guerre civile devant ceux qu’on appelait alors les étrangers ou les ennemis, le gouvernement insurrectionnel parisien nia la patrie et affirma la fraternité universelle ; en fusillant les prêtres, magistrats ou officiers qu’il détenait en otages, il frappa à mort la religion, la magistrature, l’armée, tous les agents d’ignorance et de servitude ; en brûlant les maisons et les palais, il renversa l’idole de la propriété et du capital. Plus tard, il eut ses martyrs. Et puis, comme le droit reste toujours le droit et finit par triompher quand même, une heure vint où un parlement de bourgeois apeurés n’osa plus maintenir dans ses bagnes les héros de la révolution communaliste ; il joua, vis-à-vis de ses victimes, la comédie du pardon ; avec une générosité dérisoire, il offrit l’oubli de ses propres crimes à ceux qu’il avait dépouillés, exilés, emprisonnés, massacrés. Les misérables subirent en silence cet affront suprême, et n’oublièrent rien. La propagande reprit. Le germe du bonheur futur était semé et avait éclos ; il ne lui restait qu’à s’épanouir.

L’état politique et moral de l’Europe ne lui fournissait pas un terrain défavorable vers la fin du Ier siècle de l’ère républicaine ; dans ces sociétés qui se prétendaient toutes plus ou moins démocratiques, et qui étaient toutes plus ou moins fortement hiérarchisées, les classes dites dirigeantes ne possédaient elles-mêmes aucun principe directeur et ne connaissaient guère que leur intérêt égoïste et immédiat ; d’autre part, avec la diffusion de l’instruction, avec la liberté de la presse, les classes dirigées s’émancipaient peu à peu des vieilles tutelles par où on les maintenait jadis. D’année en année, elles réclamaient plus impérieusement leur part de bien-être et de jouissances ; elles menaçaient de recourir à la force pour obtenir justice ; en dépit de leur pauvreté et des entraves légales qui les enchaînaient, elles syndiquaient leurs aspirations disséminées et arrivaient à s’organiser pour la lutte.

Cette lutte, tous la sentaient nécessairement prochaine et probablement implacable ; en réalité pourtant, elle demeurait impossible tant que les puissantes administrations militaires qui résultaient de la guerre franco-allemande n’auraient pas été dissoutes.

Le système de la nation armée avait servi peut-être la cause du socialisme, aussi bien en aggravant la charge des impôts qu’en faisant de la caserne un lieu de rapprochement entre ouvriers de la terre et ouvriers de l’usine. Néanmoins, il entretenait dans les foules les sentiments nationalistes, et constituait en faveur des gouvernants une garantie d’immunité à peu près infrangible. Là encore, le droit finit par vaincre ; quand le militarisme eut comblé la mesure des ridicules, des hontes et des horreurs qu’implique son essence même il s’écroula aux applaudissements unanimes des peuples.

Longtemps auparavant, les philosophes avaient déjà démontré les monstruosités de la guerre. Ils l’accusaient de ne rien prouver ; eux, en revanche, prouvaient, chiffres en main, que chaque bataille coûte un nombre considérable de vies humaines, crée un obstacle au développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ; ils établissaient en outre qu’une balle ou un boulet suppriment aussi bien un homme de génie qu’un imbécile, un honnête homme qu’une canaille ; en vertu de quoi, ils concluaient à l’immoralité des duels internationaux où les races primitives mettaient leur plus chère gloire.

Certains de ces mémorables philanthropes s’étaient voués à leur œuvre de paix avec une passion d’apôtres ; lentement, à force de travail et de patience, ils obtenaient d’appréciables résultats. Un temps vint où, une fois l’an, ils purent se réunir en congrès entre adeptes des mêmes doctrines et échanger des discours sur toutes les questions où ils étaient sûrs de s’accorder. Quant aux autres, ils les écartaient impitoyablement de l’ordre du jour dans la crainte de soulever des conflits ; et l’expérience prouva à mainte reprise que cette précaution était sage ; car si les pacificateurs s’entendaient admirablement sur les avantages qu’il y a pour les peuples à ne point se battre, ils se querellaient souvent avec violence sur les moyens pratiques d’atteindre cet idéal. Aucun motif plausible ne semblait exister qui empêchât ces institutions anti-belliqueuses de demeurer prospères. Elles suppliaient qu’on leur accordât le désarmement, prêchaient la théorie de l’arbitrage et jouissaient de l’estime générale. Il fallut une série de malheureux hasards pour faire tourner à mal leurs intentions et leur donner dans les affaires d’Europe un rôle qu’elles ne recherchaient pas.

Dès avant la session qui devait se tenir à Lausanne au printemps de l’année 112 (1904 du christianisme), il apparaissait qu’un parti nouveau allait surgir au congrès, en opposition avec l’ancien qu’il inculpait de mollesse, d’incurie et d’inintelligence. Ce parti prétendait ne pas s’en tenir éternellement à l’éloquence platonique qui était de fondation dans les diverses sociétés en faveur de la paix, et il voulait qu’on tâchât de régler à l’amiable les multiples points litigieux qui maintenaient l’Europe en armes. Cette dérogation aux usages les mieux consacrés sembla grosse de périls à beaucoup de bons esprits ; ils n’en dirent rien, naturellement, dans la crainte de passer pour timides ; mais ils n’en pensèrent pas moins ; et les événements prouvèrent qu’ils avaient pensé juste.

Tous les journaux de tous les pays entrèrent immédiatement en campagne dès qu’ils eurent un soupçon vague des projets couvés par une fraction des congressistes ; ils engagèrent des polémiques, et, aussitôt après envoyèrent en hâte des reporters aux informations ; ceux-ci revinrent munis d’une masse de renseignements confus ou contradictoires, qui suscitèrent des démentis, sur lesquels se greffèrent de nouvelles affirmations, suivies de répliques, d’accusations calomnieuses, d’injures personnelles, de provocations et de rencontres. Au bout de trois semaines, les gouvernements européens commençaient à s’inquiéter de l’énervement populaire qu’ils sentaient grandir autour d’eux et qui pouvait les déborder d’un moment à l’autre ; ils songèrent à s’entendre pour interdire la menaçante manifestation qui se préparait ; seulement, aucun n’osa prendre l’initiative d’une première démarche dans la crainte de paraître avoir peur.

Le Congrès eut donc lieu et ne fit pas de difficulté dès l’abord à démasquer ses intentions. Quand le bureau eut été constitué, un des délégués français monta à la tribune, et demanda que, conformément au droit des gens, on réglât par voie de plébiscite et d’arbitrage la question d’Alsace-Lorraine. Un immense hourvari composé d’acclamations et de huées, coupa brusquement la parole à l’orateur. Il dut se rasseoir, tandis que la sonnette du président sonnait désespérément sans parvenir à dominer le tumulte. Les assistants s’interpellaient de leur place et refusaient d’écouter leurs rares collègues qui avaient gardé un certain sang-froid. Les phrases les plus désobligeantes pour les deux nations en cause s’échangeaient avec libéralité entre Français et Allemands appuyés par leurs amis réciproques. En vain, de son fauteuil où le clouait un accès de goutte, le vieil Octave Thomas, agitant ses mains séniles, gémissait d’une voix onctueuse : « Ne parlez pas de ça, mes amis ! Mes chers amis, ne parlez pas de ça ! » Personne ne se souciait de ses conseils. Le tapage cessa quand la fatigue et la poussière eurent à peu près rompu les cordes vocales des interpellateurs.

Malheureusement, devant le tolle de l’opinion en Allemagne, le gouvernement de l’Empire ne put pas ne point solliciter diverses explications du gouvernement de la République française. Celui-ci répondit courtoisement qu’il n’était pour rien dans la croisade prêchée par ses nationaux ; il déplora leurs excès et désavoua leurs agissements ; mais aussitôt ; — redoutant d’être convaincu par la presse de pusillanimité et de platitude, — il ajouta sèchement qu’il n’abandonnait pas et n’abandonnerait jamais les revendications territoriales formulées par les victimes du traité de Francfort.

Pendant trois jours, des dépêches aigres-douces inondèrent les deux chancelleries : les Parlements respectifs des deux États posèrent des questions, lurent des manifestes, improvisèrent des discours et protestèrent de leur profond amour pour la paix, tout en déclarant avec véhémence qu’ils feraient massacrer jusqu’à leur dernier fantassin plutôt que de subir la moindre humiliation ; les journaux, de leur côté, imprimèrent des kilomètres de prose patriotique. Le quatrième jour, dans la soirée, l’état-major allemand donna ordre, comme mesure comminatoire, de mobiliser un corps d’armée. Sur quoi, le cinquième jour, au matin, la France en mobilisa deux.

À la nouvelle de ce double événement, un frisson passa sur l’Europe. Chacun comprit que l’heure était venue de la grande liquidation si longtemps retardée, et, sans protestations vaines, en silence, on se prépara à la lutte inévitable. Une seule puissance tenta le suprême effort de s’interposer entre les belligérants ; l’Angleterre protesta au nom de l’humanité et offrit ses bons offices pour arranger les choses, à la condition qu’on lui laissât occuper l’Égypte et le Maroc. Il était trop tard : on n’eut pas même le temps d’examiner sa proposition.

Le Congrès en faveur de l’arbitrage et du désarmement n’en continuait pas moins ses travaux avec la ponctualité que donne la vraie foi. Effrayé de ses propres déportements, il n’avait pas tardé à prendre ses précautions contre lui-même et à voter la question préalable sur les nombreux sujets brûlants de la politique contemporaine. Ensuite, soulagé de tout pénible souci, il s’était joyeusement replongé dans ses conférences habituelles sur l’horreur meurtrière des batailles et l’immoralité des boulets de canon. On votait déjà le septième paragraphe du vœu accoutumé pour la suppression de la guerre, quand on apprit qu’un choc de cavalerie entre dragons et uhlans venait d’ensanglanter la frontière franco-allemande. Pour la première fois, il fallut changer la rédaction de l’ordre du jour par où le Congrès terminait ses séances. On n’avait plus lieu de se renvoyer les uns aux autres les félicitations annuelles.

Il n’y a pas à insister sur cet effroyable drame de l’an 112. Personne n’en ignore les sombres péripéties, les chances longtemps incertaines, le dénouement brusque et imprévu. En cinq semaines, quinze millions de baïonnettes avaient été levées des confins de l’Oural au détroit de Gibraltar ; on s’était battu furieusement en Lorraine et en Pologne, sans cesse obligé à des changements de tactique par le perfectionnement des engins de guerre, les vainqueurs du jour vaincus le lendemain, la vie intérieure des peuples suspendue et ruinée, leur existence nationale toujours à la merci d’une catastrophe suprême, qui d’ailleurs ne se produisit nulle part. En cinq mois, les milliards engloutis ne se chiffraient plus ; quatre millions d’hommes avaient péri ; il y eut un moment de stupeur instinctive dans l’âme des combattants ; d’elles-mêmes, les hostilités s’arrêtèrent, et des propositions d’arrangement furent timidement émises.

Les membres du Congrès de la paix, revenus de leurs récentes désillusions, jugeaient l’instant opportun pour rentrer en scène. Ils tinrent une réunion intime, et commencèrent a composer un mémoire plein de maximes fraternelles qui faillirent rallumer la lutte. Seulement, comme l’Europe était en état de siège, et se trouvait soumise au régime militaire, le gouverneur de Paris fit dissoudre, de sa propre autorité, la Société en faveur de l’arbitrage international, et, avec une brutalité soldatesque, il menaça ses membres de les flanquer en prison, s’ils ne consentaient pas à rester tranquilles. — Les conférences reprirent entre diplomates ; la France et la Russie, moins épuisées que les puissances rivales, exigèrent le désarmement, la restitution de l’Alsace-Lorraine et un remaniement des États balkaniques. Un traité fut enfin signé ; et le monde respira.

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Jamais, à aucune époque, on doit le reconnaître, le progrès ne marcha à pas aussi rapides que dans le demi-siècle qui suivit le bouleversement de l’an 112. Les pouvoirs monarchiques tombèrent les uns après les autres, presque sans révolutions ; émancipés de l’oppression royale et aristocratique, délivrés du souci des invasions étrangères et allégés d’une grande partie des impôts, les peuples purent se consacrer au développement de la civilisation, de la science et du bien-être général. Le règne de l’humanité commençait sur la terre.

L’organisation du travail et l’abolition du capital ne se réalisèrent évidemment pas du jour au lendemain, sans que bien des essais malheureux eussent été tentés ; toutefois peu de sang coula ; les violences furent assez rares et circonscrites uniquement sur les points où l’esprit de réaction résista au courant. Presque nulle part ne s’accomplirent ces scènes de massacre, d’incendie et de pillage que les prophètes du passé barbare avaient imaginées comme un épouvantail aux yeux des foules.

On expérimenta successivement, et avec loyauté, les panacées diverses des anciennes écoles socialistes : fixation par l’État du taux des salaires, intervention du pouvoir central dans les rapports entre patrons et ouvriers, limitation de la journée de travail à huit heures, reprise et exploitation par la collectivité de tous les biens individuels, suppression de l’héritage… Ces importantes réformes ruinèrent rapidement non seulement la grande féodalité financière, mais aussi jusqu’aux plus modestes des capitalistes ; elles n’allèrent pas non plus, il est vrai, sans une diminution très notable et assez inquiétante de la fortune publique. On les accepta cependant pour l’amour de la justice ; et puis c’est toujours un grand adoucissement à la misère de penser qu’on ne se trouve point seul à la subir et que les autres en souffrent autant que nous.

Le malaise ne fut d’ailleurs que transitoire ; le bonheur ne sortit pas des transformations sociales ; elles contribuèrent néanmoins, quand les découvertes de la science eurent résolu le problème de la production économique. Dès la seconde moitié du IIe siècle, la mise en œuvre du transport de la force par l’électricité donna à l’industrie un essor sans précédents ; le flux et le reflux de la mer, les cascades, les cours d’eaux, les collines ou montagnes exposées au vent reçurent des appareils accumulateurs d’où le fluide rayonnait vers des centaines d’ateliers ; les machines ainsi actionnées pour un prix dérisoire, et sans cesse perfectionnées par les ingénieurs, arrivèrent à fournir par milliards les objets fabriqués, jadis les plus coûteux ; en même temps, la seule grande révolution qui soit à signaler dans la chimie depuis les travaux de Lavoisier permettait de transmuer à l’infini les matières vulgaires que produit la nature en quantités inépuisables ; la culture du sol devint quasi-inutile ; la récolte des substances brutes, marines ou terrestres, — s’opérait sans efforts, au moyen de procédés mécaniques ; l’homme par son génie, tendait peu à peu à faire du monde extérieur un prodigieux laboratoire parfaitement agencé, et exigeant à peine une surveillance insignifiante.

Devant l’abondance et la surabondance des richesses, la journée de huit heures, par la force seule des choses, ne tarda pas à se réduire à six, à quatre, puis à deux heures ; bientôt même la moindre assiduité quotidienne devint superflue ; l’outillage des manufactures se chargeait amplement de subvenir aux besoins, de la consommation, pourvu que chaque citoyen lui consacrât quelques instants de sa semaine. À la fin, on jugea plus simple, pour ces corvées, d’entretenir collectivement un certain nombre d’ouvriers chinois ; et, comme il était à craindre que la présence de ces étrangers constituât un péril, chaque commune se composa par prudence une milice de mercenaires musulmans, campés en dehors de la ville, soumis à une discipline très stricte, et toujours disponibles dans le cas peu probable de troubles intérieurs ou extérieurs. Il n’y avait plus désormais personne, dans les sociétés civilisées, qui ne pût s’adonner intégralement aux occupations nobles, aux recherches intellectuelles qui font le véritable prix de la vie.

Un suprême progrès restait à accomplir cependant avant que l’humanité eût franchi la dernière étape de son développement absolu ; en dépit des améliorations successives apportées par le temps et les mœurs, la tyrannie étatiste, à la fin du IIe siècle, pesait encore d’un poids lourd sur les libertés individuelles. Assurément, les anciennes dénominations nationales n’étaient plus guère que des expressions géographiques ; le sentiment de la patrie avait disparu des âmes les plus crédules, aussi bien que les croyances surnaturelles et religieuses. Les provinces d’abord, les communes ensuite avaient peu à peu conquis une autonomie presque complète. Par le fait seul néanmoins de créer, d’entretenir et d’exploiter les grandes voies de transport et de communication, — routes, canaux ou chemins de fer —, une administration centrale persistait, étendant ses ramifications d’un bout à l’autre du territoire, maîtresse d’une police et d’une armée de fonctionnaires, investie du privilège exorbitant de percevoir des impôts. On se résignait devant la nécessité inéluctable, mais non sans révoltes secrètes.

Comme toujours, ce fut la science qui abolit le vestige des esclavages antiques. Vers l’an 185, la navigation aérienne, jusqu’alors entravée par une série d’échecs ou de résultats incertains, entra brusquement, et avec un entier succès, dans le domaine de la pratique habituelle. En moins de vingt ans, elle supplanta tous les autres modes de locomotion à grandes distances, de manière à annihiler les vastes organisations plus ou moins gouvernementales qui dominaient les sociétés européennes et maintenaient le souvenir vague des centralisations de jadis. Moins de vingt ans encore après, les diverses agglomérations communales se trouvaient définitivement affranchies ; chacune possédait son budget, ses lois, sa constitution politique, son personnel administratif, ne relevait que d’elle-même, sans autre contrôle que celui de sa volonté propre, et ne se voyait paralysée par aucune tutelle dans l’expansion de son activité civilisatrice.

La proclamation de l’indépendance pour la commune d’Orléans, eut lieu le 16 messidor 213, aux acclamations de la foule. L’humanité avait touché la terre promise et y était entrée.

QUELQUES OMBRES
AU TABLEAU


Il existe toujours des esprits chagrins pour nier la possibilité des progrès à obtenir et contester la valeur des progrès obtenus. C’est ainsi qu’à cette époque, la plus prospère du monde, quelques hypocondriaques en arrivaient à puiser des sujets de plainte dans la prospérité même dont on jouissait, et se livraient aux pronostics les plus sombres sur l’avenir des races européennes. Ils prétendaient s’ennuyer, comme si l’ennui était vraisemblable, quand on possède à profusion le superflu aussi bien que le nécessaire, et que l’on peut consacrer sa vie à la recherche des lois scientifiques.

Les psychologues et les médecins, consultés sur ces anomalies, avaient conclu à des lésions psycho-pathologiques, dont les uns plaçaient le siège dans la région de la moelle, tandis que les autres penchaient plutôt à les localiser dans les lobes antérieurs du cerveau. Ni les uns ni les autres d’ailleurs ne surent indiquer de médications efficaces ; mais leurs études ne furent pas pour cela perdues et elles les mirent sur la voie d’importantes découvertes ; un jour vint où ils acquirent la certitude et prouvèrent expérimentalement à qui voulut les entendre que les dégénérescences du système nerveux sont congénitales, héréditaires et incurables.

La proportion sans cesse croissante des suicides semblait justifier leur thèse ; le suicide tendait à devenir un genre de mort normal, si l’on en jugeait d’après les statistiques officielles ; il n’épargnait pas plus les enfants que les adultes ; dès le milieu du IIIe siècle, il était admis par les mœurs et n’étonnait personne. — Les pessimistes se consolaient de cet état de choses en affirmant que le mal était inguérissable ; les optimistes contestaient que ce mal fût un mal, et ils y voyaient une simple manifestation de la liberté individuelle ; les économistes, plus conciliants, voulaient bien admettre que ce mal en soi ne fût pas un mal ; mais ils soutenaient que sa généralisation entraînerait des conséquences néfastes et menacerait les sociétés futures de ne jamais exister.

Le problème de la continuation de l’espèce était en effet un de ceux que n’avait pas complètement résolu la civilisation moderne. À mesure que le monde avançait dans les voies de la perfection humanitaire, l’excédent des décès sur les naissances augmentait avec une régularité déconcertante ; on paraissait se reproduire de moins en moins, tandis que le bien-être matériel grandissait de plus en plus. Y avait-il contradiction entre les deux termes ? D’aucuns le disaient hardiment. Mais les plus sensés se refusaient à l’admettre ; car il eût été trop pénible de voir l’effort de tant de siècles ne servir qu’au bonheur de deux ou trois générations et aboutir aussitôt au néant universel.

La vérité triste à reconnaître, et pourtant incontestable, c’est que le prodigieux épanouissement de la médecine et de la chirurgie favorisait dans une certaine limite cette inquiétante stérilité. On avait beau, par les anesthésiques, supprimer les douleurs de l’enfantement, les femmes se souciaient peu de subir pendant des mois les ennuis d’une grossesse, — d’autant plus difficile que leur organisme était plus délicat. — L’ovariotomie dès lors remplaçait avantageusement les périlleuses et répugnantes manœuvres abortives de jadis ; depuis longtemps l’opération ne présentait plus aucun danger ; elle exigeait à peine quelques jours de soins et de repos ; la pratique s’en était peu à peu répandue chez les jeunes filles et la plupart s’en déclaraient satisfaites.

L’opinion publique, il est vrai, n’accepta pas d’emblée cet usage ; dans plusieurs communes même, elle ne l’accepta jamais avec franchise. En 237, une très curieuse discussion à ce sujet avait occupé pendant cinq semaines les séances du conseil municipal d’Orléans ; et, si les libéraux finirent par triompher, ce ne fut pas sans avoir essuyé les plus virulentes attaques de la part de leurs contradicteurs.

Ceux-ci, au nom des intérêts supérieurs de la race, prétendaient obliger les femmes à garder leurs ovaires, et ils n’hésitaient pas à sanctionner cette exorbitante obligation par les pénalités les plus dures. — La fraction libérale avait la partie belle à réfuter ce système rétrograde ; elle répliquait que, dans une société où la responsabilité criminelle n’était plus admise et où les manquements à la loi étaient assimilés à de simples cas morbides, il paraissait assez illogique de vouloir punir l’infécondité, même volontaire. Que signifiait cette résurrection des droits de l’État opposés aux droits imprescriptibles de l’individu ? Que devenait le principe primordial de la liberté de chacun uniquement limitée par la liberté des autres ! En quoi le fait de s’amputer un organe pouvait-il nuire à l’indépendance de quiconque ? Devant ces arguments, la fraction conservatrice restait muette, ou elle s’entêtait à invoquer l’évidence brutale de la diminution dans les chiffres des naissances.

Malgré l’émigration continuelle venue des campagnes vers les villes, la population en effet s’éclaircissait partout. Personne ne songeait à nier ce phénomène. Seulement, impliquait-il des catastrophes aussi imminentes en réalité qu’en apparence ? Constituait-il même, en somme, un commencement de péril ? La prospérité et le développement intellectuel d’un pays sont peut-être en raison inverse du nombre de ses habitants. Quelques filles d’ailleurs se rencontraient toujours que talonnait l’instinct de la maternité et qui aidaient à combler les vides. Bien que détournées ainsi de travaux plus nobles, elles faisaient une besogne utile et méritaient des encouragements.

Et puis, la médecine, impuissante contre les suicides et responsable jusqu’à un certain point de la stérilité des femmes, offrait d’autre part des compensations manifestes. Les épidémies avaient disparu qui autrefois supprimaient en masse les enfants, les vieillards, les infirmes, les débiles, tous les misérables auxquels la nature avait refusé une santé résistante. Les rachitiques, les aveugles de naissance, les sourds-muets, les épileptiques, les idiots, les monstres se conservaient aussi bien et aussi longtemps que les autres. Les affections tuberculeuses ou cancéreuses, sans être jamais guéries complètement, s’atténuaient assez pour permettre aux malades de conduire leur mal jusqu’à un âge parfois très avancé. La civilisation voyait, à juste titre, une de ses plus belles conquêtes dans cette lutte victorieuse contre la mort, et les sciences tératologiques y trouvaient leur compte : le pullulement des civilisés fous ou difformes leur fournissait un champ d’expériences tel qu’on n’en avait pas connu jadis.

On alla longtemps admirer, dans la commune de Marseille, une petite fille acéphale que l’académie savante de la ville était parvenue à faire vivre, en lui pratiquant une trachée-artère et un œsophage artificiels. On concluait de ce cas anormal que l’absence de la tête réduit la sensibilité à de simples réflexes et ne laisse à l’homme qu’un mode d’existence végétatif, très rudimentaire, assez voisin de celui du mollusque. Pendant onze ans, les observations quotidiennes se poursuivirent sur l’intéressant sujet ; malheureusement, un jour, il se décida à mourir, sans que l’autopsie ait jamais nettement déterminé pourquoi. Les Marseillais s’attristèrent un peu de perdre une des plus attractives curiosités du pays ; mais ils se moquèrent des débats ultra-scientifiques engagés autour de l’infortuné cadavre. Un mauvais plaisant insinua même que le jeune monstre était peut-être mort d’une congestion cérébrale.

Mieux que les meilleurs arguments, l’anecdote démontre au moins les virtuosités prodigieuses dont l’art médical devenait sans cesse plus susceptible. Il est juste de dire que ces virtuosités devenaient aussi sans cesse plus indispensables devant les nécessités nouvelles crées à la thérapeutique.

Depuis plusieurs siècles, au milieu de l’inactivité générale, l’emploi s’était singulièrement répandu des excitants artificiels, ordinairement à base d’alcool ou d’opium. On avait essayé d’abord, en diverses régions et à diverses reprises, d’en prohiber le commerce et de frapper les délinquants de pénalités assez fortes. Outre que cette répression choquait les principes, on avait dû bientôt constater une fois de plus que toute mesure légale qui va contre le droit reste fatalement inapplicable. Les toxiques continuèrent à se débiter ; quand on ne pouvait se les procurer au dehors, la chimie permettait facilement de les fabriquer à domicile. Les lois finirent par être rapportées qui n’aboutissaient qu’à multiplier les produits moins purs et plus dangereux.

Rien de prouvé d’ailleurs dans cette hypothèse de la décadence sociale occasionnée par l’usage des poisons intellectuels. De grandes œuvres ont été accomplies dans tous les temps par des alcooliques ou des morphinomanes ; si, dans un délai variable, chacun d’eux se voue à des dégénérescences physiques et mentales presque certaines, la surexcitation de leur génie a toujours préalablement donné sa contribution au progrès de l’humanité. Que demander de plus à des époques où la force et l’activité musculaires n’ont plus leur raison d’être ? La noblesse de l’homme ne consiste-t-elle pas à faire remonter toute vie en son cerveau, au péril même de son organisme ?

La médecine intervenait utilement pour atténuer les cas les plus dangereux. Des antidotes avaient été découverts qui retardaient les principaux effets de l’intoxication, et évitaient le plus souvent les accidents mortels. On cita une femme qui, déclarée perdue à trente-huit ans, se releva sans autre infirmité sérieuse qu’une paralysie complète des bras et des jambes, et ne succomba que dans sa quatre-vingt-troisième année. Jusqu’à la minute suprême, l’intelligence demeura lucide ; elle buvait chaque jour environ un litre de laudanum en y trempant des biscuits, et dictait à son phonographe des ouvrages dont quelques-uns furent considérés comme remarquables.

La science pourtant n’obtenait que des résultats beaucoup moins évidents quand elle avait à traiter des sujets atteints de lésions congénitales ; et la quantité de ces sujets-là s’accroissait chaque année, d’autant plus sûrement que les autres fléaux n’opéraient pas désormais dans l’espèce leur meurtrière mais salutaire sélection. À l’égard de ces infortunés, on ne s’illusionnait pas sur les chances de réussite : on se contentait d’employer quelques mesures préventives indispensables à la sûreté générale.

Les criminels par exemple, conservaient, en dépit de tous les remèdes, une opiniâtre propension au crime, et l’on attendait encore au IVe siècle l’aliéniste qui guérirait du vol ou du meurtre. Toutes les tentatives jusque-là avaient échoué ; comme on s’était jadis aperçu que l’ensemble des condamnés n’avait guère dépassé le niveau de culture intellectuelle que comporte l’enseignement primaire, on en avait conclu que la diffusion de l’instruction supérieure diminuerait, si elle ne réduisait pas a rien, le nombre des attentats contre la propriété ou les personnes. Avec le temps il fallut en rabattre : les assassins étaient pourvus de tous leurs diplômes ; mais ils n’assassinaient pas moins.

La justice, telle que l’avait transformée la physiologie, ne permettant pas de les déclarer responsables, force était bien de les isoler pour la sauvegarde de leurs concitoyens ; nulle tâche n’exigeait plus de tact et de savoir que ce choix entre des individus extérieurement semblables. Il ne se passait pas de semaine où l’on ne signalât des erreurs ou des abus ; l’opinion publique, quand elle n’avait rien de mieux pour se distraire, commentait avec plaisir les sottises de la commission déléguée au service de la criminologie et demandait qu’on la supprimât ; mais elle exigeait, la semaine suivante, qu’on en augmentât les pouvoirs, si une série d’incidents sanglants venait soudain réveiller en chacun l’instinct de la sécurité personnelle.

À part quelques fautes et quelques incohérences fâcheuses, rien n’était en somme plus admirablement conforme à la religion de la pitié humaine que cette administration vouée à la surveillance et à l’entretien des criminomanes. Partant de ce dogme que tout prétendu coupable est un malheureux et un malade, elle le traitait avec d’autant plus d’égards et de douceur qu’il manifestait des dispositions plus malfaisantes. Cela ne changeait évidemment pas son insociabilité naturelle, — malgré tout le bien qu’on avait espéré jadis de cette médication ; — mais cela sauvait la morale et fournissait une inépuisable pâture à la sensibilité des philanthropes.

De vastes établissements installés avec les derniers raffinements du confortable et de manière à ne point rappeler la prison, recevaient les individus réputés dangereux. Ils y étaient servis et soignés par un corps très nombreux d’infirmiers chargés de leur fournir à domicile toutes les distractions possibles, et, s’il leur prenait fantaisie de sortir, de les accompagner au dehors. Jamais en effet la séquestration absolue ne pouvait être ordonnée, sauf dans les cas de délire furieux. Et encore profitait-on toujours de l’intervalle des crises pour laisser aux misérables certaines apparences de liberté. Ils en profitaient parfois pour céder à leur entraînement maladif et commettre quelque meurtre. Leurs gardiens se voyaient alors réprimandés sévèrement, menacés même d’une destitution. Par bonheur, ces faits, quoique trop fréquents, étaient néanmoins plus rares qu’on voulait bien le dire.

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En définitive, il n’y a et il n’y aura jamais de sociétés absolument parfaites que celles imaginées par les poètes ou les constructeurs d’utopies. Malgré certaines défectuosités graves, la civilisation européenne au IVe siècle se rapprochait de l’idéal plus que ne l’avait jamais fait aucune autre, à aucune époque de l’histoire du monde. Affranchi des servitudes que lui imposaient jadis les lois de la nature ou les tyrannies aristocratiques, émancipé de l’ignorance et des superstitions d’outre-tombe, délivré des grandes calamités telles que les épidémies ou les guerres, pourvu dès sa naissance d’un bien-être matériel qui eût effacé le luxe le plus somptueux de jadis, l’homme, heureux et libre, connaissait pour la première fois le règne de la justice, de la fraternité et du progrès. S’il lui restait encore quelques réformes à accomplir, la science étendait chaque jour ses conquêtes et lui offrait l’espoir d’un développement illimité dans la voie victorieuse où désormais il marchait d’un pas sûr.

LES ÉVÉNEMENTS D’ANDALOUSIE


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S’il est toujours douloureux, pour une âme croyante et sensible, de voir ses espérances et ses convictions légitimes démenties par la brutale intervention des événements, combien plus cuisante semble la désillusion au cœur de l’écrivain, dont la vie entière fut consacrée à un apostolat reconnu chimérique ! Il n’a pas la ressource de se duper lui-même en oubliant ses opinions anciennes, en les niant, ou, au moins, en les accommodant à la situation nouvelle imposée par les faits. Sa prose, moulée en caractères d’imprimerie, demeure comme un irrécusable témoin de son erreur et établit amèrement, pour lui mieux que pour tout autre, la profondeur de l’abîme entre le rêve d’autrefois et la réalité d’aujourd’hui. Sans compter que la malignité humaine ne lui épargne jamais l’humiliation, bien pénible pour l’amour-propre, de s’entendre unanimement traiter d’imbécile par ses lecteurs et ses confrères.

Mais aussi, dans le cas actuel, qui eût pu prévoir, tandis que l’on célébrait en 313 les fêtes d’Orléans, que, moins de seize ans après cette date, de si effroyables catastrophes auraient changé la face du globe ? Faut-il donc douter de cette civilisation confortable et paisible qui était si douce, et dont on jouissait si largement ? Un pareil doute serait très grave. En outre, il impliquerait ce corollaire d’un mysticisme extravagant, que l’homme n’est pas ici-bas pour résoudre la question du bien-être général, et qu’il a une fin au contraire en dehors de son propre bonheur et du bonheur de ses semblables. Mieux vaut, en dépit des apparences fournies par l’histoire, persister dans la foi humanitaire et sociale. Une attitude intransigeante est conforme à l’esprit de progrès. Et puis, elle est plus digne.

Il y a eu assurément des fautes commises. Si ceux qui n’étaient rien ne pouvaient rien contre les périls menaçants, il est certain que les administrateurs municipaux, à qui avaient été délégué le soin des intérêts et du salut publics, ont fait preuve d’une lamentable incurie. Plusieurs d’entre eux, voués depuis à la juste exécration de la postérité, ont essayé de se défendre prétendant qu’ils ne gouvernaient point parce que leurs concitoyens étaient ingouvernables. Piètre excuse : car, de ce que le droit d’un peuple libre consiste à ne subir aucune espèce d’autorité, il ne s’ensuit pas que son devoir l’oblige à prendre sur lui la responsabilité de ses malheurs. Au reste, quels que soient les vrais coupables, une étude impartiale démontre avec évidence que, dans le désastre universel, le parti radical est peut-être le seul qui n’ait rien à se reprocher. La preuve, c’est qu’il n’a jamais cessé de prêcher la marche en avant, de réclamer à grands cris des réformes, et de faire une opposition impitoyable à tous les hommes en fonction

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En dépit de l’opinion longtemps consacrée, tandis que l’Europe, depuis l’ère républicaine, accomplissait son admirable évolution politique, intellectuelle et morale, l’Islam, à côté d’elle, s’étendait, envahissant l’Afrique entière d’une part, absorbant d’autre part l’Asie jusque dans l’Inde et l’Extrême-Orient. Ignorant, pauvre, fanatique et barbare, il n’en constituait pas moins une force, et l’on eut tort de ne pas prévoir qu’il pourrait devenir un danger pour le repos du monde.

Avant même d’abandonner leurs puissantes centralisations de jadis au profit des communes autonomes, les nationalités européennes avaient peu à peu délaissé les domaines lointains, dont la conquête et la conservation usaient tant d’or et de sang. Les protestataires honteux qui, dans le début, blâmaient les expéditions et les annexions coloniales, sans oser réclamer franchement le retrait des troupes expéditionnaires et l’évacuation des territoires annexés, s’étaient à la longue enhardis. Soutenus par le sentiment public que n’aveuglait plus la gloriole du militarisme, et qui répugnait chaque jour davantage à ces laborieuses et coûteuses entreprises, ils avaient fait valoir avec vigueur l’inhumanité et l’injustice de toute occupation à main armée. L’humanité et la justice sont des mots qu’on n’invoque jamais en vain devant les honnêtes gens, quand on s’en sert pour flatter les rancunes ou les désirs de l’égoïsme personnel. Un jour vint où les États barbaresques, moyennant quelques clauses de vassalité vague, retombèrent au pouvoir de leurs anciens possesseurs arabes. Tout le monde se félicita d’un événement qui délivrait la France d’une continuelle occasion de dépenses, de tracas et d’ennuis, et qui ne l’empêchait pas de vivre tranquille entre ses propres frontières.

C’était l’époque des grandes découvertes mécaniques et chimiques qui avaient si merveilleusement transformé les conditions de l’existence. La décroissance de la population et l’accroissement des richesses constituaient une garantie pour les musulmans qu’on ne chercherait plus à les troubler dans leur empire. On leur offrit même les moyens de se perfectionner au contact de la civilisation. En envahissant plus tard l’Europe, au mépris des règles les plus élémentaires du droit des gens, ils ont donc fait preuve d’une inqualifiable brutalité, et démontré une fois de plus la pernicieuse influence du fanatisme religieux.

Les choses semblèrent d’abord s’arranger assez bien. Quoique surexcités continuellement par les marabouts qui leur prêchaient la guerre sainte, quoique travaillés sans cesse par les derniers représentants de quelques grandes familles qu’hypnotisait le souvenir des khalifats d’Espagne, et qui se transmettaient pieusement de père en fils depuis des siècles les clefs de leurs maisons de Grenade ou de Cordoue, quoique belliqueux enfin par nature et par éducation, les Arabes ne tentèrent aucune irruption par delà la Méditerranée. Satisfaits de se sentir maîtres de l’Afrique, ils n’essayaient pas d’en sortir et s’autorisaient seulement parfois à enlever quelques femmes ou à risquer quelques coups de main sur les côtes européennes. Ces actes de piraterie lésaient profondément les communes qui s’y trouvaient exposées ; ils étaient cependant trop circonscrits pour inquiéter les villes situées à l’intérieur des terres.

Certains alarmistes prétendaient, il est vrai, que les questions d’armement, négligées par les races supérieures depuis l’établissement de la paix définitive, occupaient fort les potentats mahométans ; ils faisaient valoir que la dislocation des nationalités avait entraîné la suppression presque complète de toute marine et de toute artillerie sérieuses, et que, dans des conditions pareilles, au cas où il surgirait jamais un conflit, on pourrait rencontrer des résistances inattendues, voire éprouver des déceptions amères.

En dépit de ces fâcheux pronostics, l’opinion ne voulut pas s’émouvoir. Chacun savait que, si les États barbaresques organisaient des armées relativement puissantes, c’était pour se défendre contre leurs rivaux Soudanais et Sahariens, ou pour se battre entre eux, et non dans le but de préparer contre l’Europe une agression dont on ne voyait pas les motifs raisonnables. Du reste, on comptait, en dernier ressort, sur les terribles explosifs ou autres engins de destruction dont disposait la science, et sur la force morale que donne toujours, contre des hordes à moitié sauvages, le prestige de l’intelligence. En quoi l’on avait tort : car le prestige intellectuel se révéla par la suite notoirement inégal au prestige de plusieurs millions de baïonnettes ; quant aux fameux explosifs, le jour où l’on voulut s’en servir, on s’aperçut que les mercenaires licenciés en avaient depuis longtemps communiqué la formule à leurs concitoyens.

Tout le monde, par malheur, ignorait ces détails. Aussi, fût-ce avec beaucoup d’étonnement que, dans le courant de floréal 300 (2092 de l’ère chrétienne), on apprit la nouvelle d’un débarquement des Maures en Andalousie.

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Des dissentiments aigus existaient, depuis plusieurs années, entre les trois communes d’Alméria, de Motril et de Malaga d’une part, et le sultan du Maroc d’autre part. Les perpétuels brigandages commis par les sujets de ce dernier avaient fini par lasser la patience des villes du littoral. Fatiguées de sentir leurs réclamations inutiles, de voir leurs ambassades mystifiées ou même grossièrement éconduites par les fonctionnaires marocains, elles se décidèrent à les menacer de représailles. Moins de deux semaines après, quatre jeunes filles malagaises étaient enlevées par des pirates et leur famille massacrée : on se décida à agir ; une barque appartenant à des pêcheurs de Ceuta fut saisie, et les hommes qui la montaient gardés à vue.

Cette manifestation d’énergie causa certainement plus d’émotion sur la côte espagnole qu’en Afrique. Les Andalous, effrayés de leur propre audace, terrifiés à l’idée de ses conséquences possibles, vécurent dans les pires transes, attendant d’une minute à l’autre la vengeance du sultan. Afin d’adoucir au moins sa fureur, ils comblèrent d’égards leurs prisonniers, les entourèrent de soins, leur prodiguèrent toutes les jouissances du luxe le plus raffiné ; si bien qu’au bout de huit jours de détention, six de ces sauvages sur onze étaient tombés malades par suite d’excès de table. Un d’eux, en dépit des médecins, alla même jusqu’à mourir en quarante-huit heures de vingt-sept glaces à la framboise, hâtivement ingérées.

L’annonce de cet accident ne contribua pas à calmer l’inquiétude générale des populations. Les habitants de Malaga tremblèrent de sentir peser sur eux le soupçon d’empoisonner leurs otages ; ils entendaient déjà leurs voisins les accuser de compromettre, par imprévoyance et maladresse, la bonne renommée de toute la péninsule ibérique ; en ces conjonctures, leur attitude fut ferme et calme ; ils jetèrent courageusement à la porte le conseil municipal en fonctions et en nommèrent un nouveau.

Celui-ci entra aussitôt en séance, et, après cinq heures de discussions houleuses, il vota un ordre du jour d’où il résultait que la situation était grave, non pas pourtant désespérée, mais susceptible néanmoins de le devenir. Le lendemain, il décida d’élire une commission chargée d’examiner la meilleure voie à suivre pour entrer en pourparlers avec Sa Majesté Chérifienne. Le rapport de cette commission fut unanimement approuvé, quand on le vit conclure à l’élargissement des dix prisonniers de Ceuta ; d’abord, on commençait à les trouver embarrassants ; ensuite, on pensa que cette démarche serait appréciée par leur gouvernement comme une marque de courtoisie et une preuve d’intentions pacifiques.

Ces sages efforts devaient cependant rester vains. Tandis que les communes andalouses se préparaient à toutes les concessions non incompatibles avec leur dignité, le sultan, soutenu par les deys d’Alger et d’Oran, mobilisait ses troupes, les concentrait aux divers points d’embarquement les plus favorables, et réquisitionnait pour leur transport jusqu’aux moindres bâtiments de commerce. Cette activité suspecte était matériellement impossible à dissimuler d’un bord à l’autre du détroit de Gibraltar ; ceux contre qui elle était dirigée ne l’ignorèrent pas. Ils s’obligèrent à ne rien voir et à ne rien dire pour ne pas s’épouvanter eux-mêmes ; puis, passant brusquement de leur sécurité feinte à un affolement très sincère, ils se résolurent à ne pas prolonger plus longtemps un si intolérable état de choses.

On convoqua des réunions publiques ; on créa des commissions nouvelles, on rédigea un premier programme politique qui fut mal accueilli, et remplacé immédiatement par un second qui fut beaucoup mieux reçu ; les municipalités se déclarèrent en permanence, et tombèrent d’ accord pour se concerter sur les mesures opportunes à prendre ; seulement, elles faillirent se brouiller en étudiant la question du meilleur mode de scrutin, et elles échangèrent des mots aigres en opérant la répartition de leurs besognes réciproques. Néanmoins, se ressaisissant aussitôt, elles reconnurent à l’unanimité que le moment était plus mal choisi que jamais pour rompre les bonnes relations amicales de jadis, et soulever des dissensions intestines. Un tribunal arbitral fut institué dans le but de trancher les points litigieux ; enfin le Grand Conseil de la Fédération des communes put ouvrir sa session et commencer ses travaux.

Il y procéda avec une promptitude à laquelle on ne saurait trop rendre hommage. Après avoir constaté, non sans pièces et témoignages à l’appui, le bon droit des villes andalouses et la mauvaise foi du gouvernement marocain, il énuméra minutieusement les démarches conciliantes tentées dans l’intérêt de la paix ; il n’essaya pas de dissimuler que ces démarches étaient demeurées stériles ; il montra le sultan rejetant toutes les avances de la diplomatie, refusant toute explication sur ses préparatifs militaires. Nouant des alliances suspectes pour la tranquilité générale, organisant, en un mot, tous les éléments d’une guerre offensive. Dans ces conditions, le Grand Conseil jugea qu’un conflit devenait chaque jour plus vraisemblable, et il conclut qu’on aurait probablement avant peu à repousser la force par la force.

Pour ne point se laisser prendre au dépourvu, il vota trois résolutions ; premièrement : d’envoyer à Sa Majesté Chérifienne une lettre officielle destinée à faire impression sur son esprit, en lui signalant la gravité des événements qui allaient se produire et dont Elle seule porterait la responsabilité devant l’histoire ; secondement : d’en appeler aux sentiments de solidarité de l’Europe entière, et de lui demander des secours en hommes, armes, ou objets d’équipement ; troisièmement : de vérifier le nombre et l’état des contingents mercenaires, et de les renforcer en leur adjoignant tous les citoyens libres que les médecins déclareraient à peu près valides et bons pour le service.

Le second paragraphe de ce dernier article ne passa pas sans difficultés ; cependant, il passa. Mais les embarras redoublèrent dès qu’on parla sérieusement d’en exécuter la teneur. Les jeunes gens, proposés comme recrues, se montrèrent dénués d’enthousiasme. On célébra devant eux la beauté de la tâche qui leur était dévolue ; on allégua les nécessités du salut commun ; on les proclama même par avance « héroïques défenseurs de la grande patrie humanitaire ». Ces divers moyens de persuasion les laissaient froids. Ils répondaient par la célèbre parole qu’écrivit jadis un des premiers apôtres de l’émancipation sociale, député au Parlement de la troisième République française : « La patrie est là où l’on se trouve bien. » Et ils affirmaient qu’ils se trouvaient très mal dans un pays où on risquait de se faire casser la tête. Assez rapidement de fréquentes désertions accentuèrent la défaveur qui s’attachait à l’idée d’enrôler les citoyens libres et le projet fut abandonné.

L’appel aux frères d’Europe n’eut également qu’un succès relatif. D’ordinaire, les Andalous n’étaient pas aimés ; la douceur de leur climat, la richesse de leur sol, l’éternelle clarté de leur ciel où la vie se déroulait spontanément joyeuse et insouciante, leur avaient épargné bien des efforts pour la conquête du bonheur ; on les voyait détenteurs de privilèges dus au seul hasard ; sans que personne osât se l’avouer, un vague sentiment d’envie se mêlait à l’apparente cordialité des relations habituelles ; on n’était point fâché, pour une fois, d’assister à leur détresse. Certes, ces déplorables jalousies ne furent point unanimes, et certaines exceptions méritent qu’on les loue. La ville d’Orléans, entre autres, n’écouta que ses inspirations généreuses ; dans chacune des dix communes les plus menacées, elle envoya deux délégués spéciaux, qui prodiguèrent aux habitants de bonnes paroles, et les félicitèrent chaudement de se dévouer ainsi pour la cause de la civilisation.

Il est triste, aujourd’hui encore, de songer que toute cette activité fiévreuse était dépensée en pure perte. Aucun argument d’humanité ou de justice ne prévalut contre le fanatisme brutal du sultan. Il voulait la guerre quand même ; il l’avait prévue et préparée de longue date ; dès que le moment lui parut opportun, il la déchaîna sans scrupule.

À vrai dire, ce fut moins une guerre qu’une simple prise de possession. Aussitôt que les premiers mouvements des flottes ennemies eurent été dénoncés par les sémaphores du littoral européen, les municipalités se portèrent au-devant des envahisseurs pour se rendre à discrétion et implorer merci. Une seule ville, Cadix, se crut de taille à résister ; confiante dans l’énergie de ses miliciens et d’un corps de volontaires recrutés à la dernière minute, elle refusa l’accès de sa rade aux bâtiments qui se présentaient, en coula trois qui essayaient de forcer le passage, et obligea les autres à cingler vers le large. Elle gagna à cet acte de témérité quelques jours de répit. Faible avantage ! Lorsque l’on songe surtout à ce qu’allait lui coûter son éphémère indépendance.

Le surlendemain cependant un double assaut, tenté par terre et par mer, aboutit à un échec des troupes musulmanes. Les Maures se retirèrent de nouveau ; mais les assiégés avaient autant souffert que les assaillants : soixante pour cent de leurs mercenaires, la seule ressource sur laquelle ils pussent sérieusement compter, se trouvaient hors de combat ; le reste, épuisé de fatigue, se fit tuer à son poste, le matin suivant, quand eut lieu la seconde attaque ; et le champ fut ouvert aux épouvantables représailles dont usa le vainqueur.

Tant par vengeance que pour prévenir par la suite chez d’autres adversaires toute velléité de se défendre, l’émir Ali-el-Hadji, qui commandait devant Cadix, résolut la destruction de la malheureuse cité. Avant la bataille, il avait promis à ses soldats dix heures de pillage ; jusqu’au coucher du soleil il les lâcha à travers les maisons et les rues, sans frein aucun ni contrôle ; le soir seulement, il ordonna à ses officiers de sonner le ralliement et de reformer leurs troupes. Ce qui restait dans la place d’hommes, de femmes et d’enfants fut dirigé vers l’Afrique et vendu sur les marchés d’esclaves. — Et l’émir s’éloigna, laissant derrière lui, comme monument de sa colère, un monceau de ruines désertes, d’où montait la fumée des récents incendies.

Cet exemple atroce n’avait pas même l’excuse de la nécessité politique ; c’était une cruauté gratuite. Car, si un pareil crime terrifia les populations, il ne pouvait pas les abattre plus qu’elles ne l’étaient déjà depuis le débarquement de la première chaloupe ennemie. Les chefs arabes savaient à n’en point douter que leur campagne se réduirait à une simple promenade militaire. Avec un peu de patience et de douceur, ils auraient bien fini, sans verser une goutte de sang, par triompher d’une pauvre bande d’exaltés.

Heureusement, ces monstrueuses violences ne se renouvelèrent pas. Impressionnée par la haute résignation morale de ses victimes. Sa Majesté Chérifienne consentit à formuler d’avance la loi qui leur serait imposée ; on sut désormais à quoi s’en tenir ; si dures que fussent les conditions du conquérant, elles valaient encore mieux que les capricieuses exigences de la soldatesque.

Moyennant une soumission immédiate, les communes étaient respectées ; sous promesse solennelle de se convertir à la religion du Prophète et de reconnaître l’autorité du sultan, les citoyens avaient la vie et la liberté sauves, et conservaient la pleine propriété de leurs biens ; en cas de refus, ils devaient, trois heures après sommation faite dans les rues par les crieurs publics, avoir évacué les villes pour se retirer vers le nord, par delà les montagnes de la Sierra Morena ; tout essai de rébellion, toute infraction aux règlements, tout retard même dans leur exécution étaient punis de la mort ou de l’esclavage.

Grâce au sang-froid des vaincus, ces pénalités excessives eurent rarement lieu d’être appliquées ; par dignité et par prudence à la fois, les Andalous ne s’y exposèrent point. Médiocrement soucieux d’expérimenter les avantages politiques et sociaux du régime marocain, ils émigraient en masse, sans attendre qu’on les y obligeât, emportant à la hâte quelques débris de leur splendeur passée. Mais, dans l’encombrement de cet immense exode, que refoulait en avant la marche impatiente des cavaliers berbères, qui comptera jamais le nombre des infortunés morts de fatigue, de douleur et d’effroi ? Les survivants de la lugubre tragédie se dispersèrent à travers le continent selon les hasards de l’exil. Ceux qui, au prix d’une assez triste abdication, purent demeurer dans leurs foyers, succombèrent rapidement à un mode d’existence pour lequel ils n’étaient plus faits. En moins de deux mois, les derniers vestiges de toute une grande famille humaine avaient été balayés de la surface du monde. — Et si l’invasion s’arrêta, c’est qu’elle le voulut bien.

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L’Europe, plus surprise d’abord qu’effrayée par ce hardi coup de force, n’avait pas tardé cependant à en ressentir de graves inquiétudes. Consciente des splendeurs de sa civilisation, elle n’avait jamais envisagé qu’avec dédain l’hypothèse d’une agression étrangère. Celle-ci la frappa de stupeur, puis d’épouvante. Subitement elle se crut perdue. Le calme revint le jour où elle acquit l’assurance de ne pas voir les Maures porter leurs conquêtes au delà de l’Andalousie. Mais le souvenir de l’alerte ne s’effaça pas complètement, aussitôt la crise terminée, et il fournit longtemps matière à des discussions intéressantes entre les diverses écoles de théoriciens politiques.

Les théoriciens, dont il existait toujours quelques représentants dans chaque commune, pouvaient être divisés d’une manière générale en deux groupes principaux : ceux qui avaient eu peur et qui étaient rassurés ; ceux qui également avaient eu peur, mais qui ne se rassuraient pas. Les premiers jouissaient d’une réputation de sagesse et de clairvoyance qu’on refusait aux seconds et obtenaient beaucoup plus de succès près de leurs contemporains. On leur savait gré d’avoir confiance dans l’avenir ; on appréciait les subtiles considérations scientifiques, philosophiques et stratégiques, par où ils prouvaient qu’un nouveau retour offensif des armées musulmanes était invraisemblable et impossible. On aimait à les entendre discourir, ne fût-ce que pour achever de se rassurer soi-même.

Quant aux autres, il n’y aurait pas à mentionner les sinistres prophéties qu’ils rééditaient sans cesse, si les événements n’avaient, d’une façon bien malencontreuse, justifié leurs appréhensions. Et puis, on ignore ordinairement que ce fut par leurs soins et avec leur appui que s’organisa cette fameuse Ligue contre la paix, dont la vogue occupa un moment l’opinion publique désœuvrée.

Le fondateur de cette société au titre belliqueux était le célèbre Frédéric Ledoux, déjà connu par ses travaux sur les Modes de reproduction intensive de l’espèce humaine. Il prétendait, en pleine civilisation, ressusciter l’esprit militaire, et déterminer un mouvement pour la création d’armées permanentes. Il ne détermina jamais que d’innombrables polémiques purement oratoires, dont rien ne sortit et dont rien ne pouvait sortir. Quand on fut las d’épuiser indéfiniment les mêmes arguments autour d’une question unique, on passa à autre chose : la Ligue contre la paix cessa d’attirer les amateurs de casuistique et d’éloquence ; elle mourut faute d’adhérents.

Néanmoins, elle était arrivée a entretenir quelques craintes vagues chez les esprits les plus fermes. Plusieurs communes d’Espagne, que le voisinage des Maures prédisposait a la circonspection, se répandaient d’autre part en incessantes doléances, et demandaient qu’on les protégeât contre le péril éventuel d’une irruption arabe. Tant pour leur donner satisfaction que par mesure de sûreté générale, trois cent vingt-deux villes se syndiquèrent dans le but de fonder une société nouvelle, dite des Missions modernes, qui se chargerait de civiliser les populations islamiques, et de leur prouver que tous les hommes sont frères, libres et égaux.

Ce vaste projet, dont l’histoire n’oubliera pas la philanthropie, aurait certainement exercé la plus salutaire influence, si son essor n’avait été arrêté dès le début par la mauvaise volonté des fonctionnaires mahométans. Non seulement, ils accueillirent sans sympathie les délégués des Missions modernes, mais encore, quand ils connurent l’objet de leur voyage, ils les engagèrent brutalement à repasser la frontière. La plupart se le tinrent pour dit et n’insistèrent point. Les plus tenaces et les plus dévoués payèrent d’audace, et commencèrent des tournées de conférences.

Mal leur en prit ; dès la première réunion, ils faillirent être lapidés par l’auditoire, comme blasphémateurs et sacrilèges : la police se montra à temps, pour dissiper la foule à coups de matraques et ramener les orateurs fortement endommagés. Mais la justice des cadis, à qui on les déféra aussitôt, n’estima pas la punition suffisante. Accusés de propager des doctrines perverses et de provoquer de troubles, ils furent condamnés à diverses peines. Aux uns, on bâtonna la plante des pieds ; aux autres, on coupa le nez ou les oreilles ; aux plus compromis enfin, on fit subir une amputation qui, en leur haussant la voix d’un octave, les privait à l’avenir de toute conversation criminelle avec les femmes. On les invita alors de nouveau à regagner leur pays, non sans les avoir prévenus qu’en cas de récidive on leur trancherait simplement la tête.

Ces marques de malveillance découragèrent instantanément l’apostolat ; après quelques mois de popularité, les Missions modernes eurent le sort de la Ligue contre la paix et d’autres sociétés semblables ; elles ne servirent plus que de motifs à des banquets périodiques, accompagnés de discours et de toasts. — D’ailleurs, leur discrédit s’expliquait par l’éloignement des catastrophes qui déterminèrent leur érosion ; quatre ans s’étaient écoulés depuis les événements néfastes de 300. L’émotion soulevée par le sac de Cadix avait eu le temps de s’éteindre ; les conquérants ne songeaient pas à avancer les limites de leurs conquêtes, et rien n’autorisait à présager qu’ils y songeraient jamais. L’Europe était lasse de l’agitation factice entretenue autour de cette histoire déjà ancienne ; elle demandait qu’on la laissât tranquille, et qu’on ne lui parlât plus ni de l’Andalousie, ni des Andalous, ni d’Allah, ni de son prophète.

L’INVASION


Les circonstances semblaient alors conformes à ce désir d’apaisement. En 302, l’auteur responsable de la guerre, le sultan du Maroc, était mort, abandonnant une lourde succession à un héritier de vingt-cinq ans, son fils Ibrahim III, celui qui devait être plus tard Ibrahim-el-Kébir.

Ce terrible manieur d’hommes n’avait que vaguement révélé, dans son enfance et sa jeunesse, les prédispositions caractéristiques par où s’annoncent les destinées supérieures. Taciturne et mélancolique, il passait plutôt pour posséder une intelligence moyenne. Mais quelques familiers pourtant s’étonnaient de la dureté du regard qui perçait parfois à travers sa prunelle ordinairement voilée ; et ceux-là qui connaissaient aussi sa volonté froide, dissimulée soigneusement, sa force de résistance physique et morale, son secret mysticisme religieux, devinaient que, sous la personnalité superficielle et insignifiante, une autre se repliait sans doute à l’insu de tous, en de mystérieuses et redoutables rêveries.

On ignora longtemps en Europe la part qu’il avait prise aux affaires andalouses, le génie organisateur qu’il déploya pour les préparatifs de l’expédition, l’activité politique avec laquelle il improvisa le gouvernement des territoires annexés. Ses futurs sujets l’ignorèrent eux-mêmes, et, dans la simplicité de leurs âmes, en firent remonter toute la gloire au sultan, son père. Dominateur pour l’amour seul de la domination, certainement convaincu de son droit divin, Ibrahim se souciait peu de la faveur des foules. Il était bien le véritable autocrate d’Orient, enfermé dans sa majesté supra-humaine, presque invisible, exerçant sa puissance illimitée du fond de son palais et n’apparaissant qu’aux heures solennelles, pour prendre le commandement des croyants et les mener à la guerre sainte.

Ce n’est qu’aujourd’hui, en observant l’ensemble de ses actes, qu’éclatent aux yeux l’implacable unité de sa pensée et l’énergie patiente qu’il usa à en poursuivre l’exécution. Les vastes projets accomplis au seuil de la vieillesse, il les couvait en son esprit solitaire dès sa plus lointaine adolescence. Avant de régner, il en ébaucha les premières lignes par l’invasion de l’Espagne. Aussitôt qu’il régna, il se mit à son œuvre avec la ténacité fixe d’un monomane, et ne voulut plus s’en distraire qu’il ne la vît achevée.

Indifférent aux moyens, par la violence ou par la ruse, par la cruauté ou la persuasion, durant vingt-sept années, il remua l’Islam jusqu’à ce qu’il en eût centralisé entre ses mains les forces éparses. Il avait débuté dans son propre empire, bouleversant de fond en comble les anciens services publics dont il sentait la faiblesse ; il avait refait ses armements selon les données de la science moderne ; il avait assuré les ressources du trésor, grâce à une perception régulière des impôts. Quelques résistances plus ou moins ouvertes, brusquement noyées dans le sang, ne contribuèrent qu’à asseoir sa puissance et à agrandir son prestige par la terreur. Quand il se jugea maître d’un instrument solide, il le tourna contre les États voisins ; et alors commencèrent cette série de meurtrières campagnes et ce formidable assemblage d’alliances politiques, qui devaient aboutir à une sorte de confédération des peuples africains, sous la suprématie du Maroc.

Non content de cette autorité temporelle sans contrôle, le Chérif sut y joindre encore le mirage d’une prétendue mission religieuse. Descendant de Mahomet, il affirma recevoir directement l’inspiration du prophète ; et il le fit croire. En même temps qu’il démolissait et reconstruisait à sa guise un continent immense, il osait retoucher les textes coraniques ; et sa réforme, au lieu de le perdre, portait son renom de sainteté et son influence morale aux derniers confins du monde asiatique. Un jour vint où se réalisa en sa personne le rêve le plus prodigieux de despotisme absolu qui ait jamais pu hanter un cerveau humain. Il fut à la fois le pape infaillible et le césar vainqueur de cinq cents millions d’hommes fanatiques et belliqueux.

Pour quiconque a pénétré la marche de l’histoire, et sait que chaque germe tend d’une manière fatale à se développer jusqu’à épanouissement complet de ses forces latentes, l’apparition d’Ibrahim-el-Kébir n’est pas un phénomène inexplicable. On aurait pu pressentir le conquérant, dès longtemps avant la conquête : il était, en somme, l’aboutissement suprême, l’incarnation achevée du génie islamique sous ses divers aspects. Entre l’Orient et l’Occident, la lutte n’avait été qu’interrompue depuis les Croisades. L’Europe crut l’avoir terminée par des escarmouches victorieuses échelonnées à travers des siècles de trêve. Elle se trompa, et paya son erreur de sa ruine.

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L’écrivain qui étudiera plus tard la grande invasion musulmane, — si tant est que quelqu’un écrive et étudie désormais quelque chose, — ne pourra pas ne point tenir compte des origines lointaines auxquelles se rattachent les événements de l’année 329. Maintenant, dans le désarroi de l’épouvantable crise à peine assoupie, devant l’avenir voilé de noir, qui songerait à une œuvre de science et de pensée ? Les documents ou les témoignages n’existent même pas. De la tragédie où sombra la société civilisée, chacun ne connaît que de rares fragments et des détails spéciaux. L’ensemble demeure obscur, presque inconcevable, rebelle pour le moment à toute espèce de commentaire sérieux.

On sait seulement que, sur un terrain plus vaste, les hostilités s’engagèrent dans des conditions identiques à celles qui firent naître, en 300, le conflit andalous-marocain. Des malentendus soulevés par la mauvaise foi du sultan déterminèrent peu à peu, de part et d’autre, une surexcitation aiguë ; l’Europe, sans admettre la possibilité de son anéantissement définitif, n’ignorait pas néanmoins les ressources militaires d’Ibrahim ; elle craignait un nouveau coup de main sur une nouvelle portion de son territoire. Sa faute — honorable entre toutes — fut de croire encore une fois à la Justice, au droit et à la raison, et de perdre son temps en pourparlers diplomatiques avec un adversaire décidé aux pires violences. D’aucuns ont insinué, il est vrai, qu’une longanimité aussi manifeste s’explique simplement par une répugnance naturelle à se battre ; mais de pareilles hypothèses n’équivaudraient à rien moins qu’à une accusation de lâcheté.

Au printemps de 329, le Chérif se démasquait brutalement par l’invasion de l’Espagne, un débarquement dans le Sud italien, et le pillage de plusieurs localités de l’ancienne Provence française. À la même époque, deux émigrations asiatiques se portaient, l’une vers la péninsule des Balkans, la seconde vers la Russie par la côte Nord de la Caspienne, ramassant le long de leur route les innombrables hordes toujours prêtes aux aventures, et traînant à leur suite un peuple de femmes et d’enfants Ce ne fut pas une guerre ; l’Asie et l’Afrique barbares débordaient à la fois sur l’Europe.

Dès le premier choc, celle-ci plia ; elle ne possédait ni marine, ni armées, ni travaux de défense, ni administration quelconque, sauf quelques centaines de mille de petites organisations municipales disparates, hors d’état de s’entendre en deux ou trois semaines pour combiner une action commune. Certaine de sa supériorité scientifique, elle vivait depuis des générations dans l’idée aveugle que les découvertes de ses chimistes et de ses ingénieurs lui garantissaient une éternelle sécurité. Elle oubliait seulement que, au milieu de la pacification générale, elle avait absolument négligé l’entretien de sa machinerie destructive ; elle oubliait surtout que, au premier et au deuxième siècle de l’ère républicaine, tandis qu’elle répandait sa civilisation chez les races voisines, elle leur avait appris l’existence, la fabrication et le maniement des engins qui aujourd’hui se retournaient contre elle.

Devant l’attaque simultanée sur cinq points de la frontière, il y eut une débâcle gigantesque, un reflux énorme et brusque des populations vers les pays du centre et du nord. Le flot des envahisseurs roula à travers des villes mortes ; il se ralentit à se disperser parmi les territoires déserts. Mais l’hiver seul, un des plus précoces et des plus rigoureux que l’histoire mentionne, arrêta son élan. L’Islam avait atteint déjà à l’est les bords du Dnieper ; au midi, il occupait la vallée du Danube, la Lombardie, la côte méditerranéenne des Alpes aux Pyrénées, le versant méridional du bassin de la Garonne, toute l’Espagne. Il n’attendait que la saison favorable pour reprendre sa marche.

Ce répit, qui semblait laisser place à un reste d’espérance, fut peut-être au contraire le plus atroce épisode du drame. Mieux eût valu un dénouement immédiat que cette agonie prolongée durant des mois dans la fièvre de l’épouvante. Rapidement, les dernières illusions croulèrent : la vision de l’inévitable s’imposa ; il n’y avait plus, de jour en jour, qu’à regarder venir la catastrophe finale.

On doit reconnaître pourtant qu’aucun des suprêmes efforts n’a été négligé pour le salut de l’Europe : tous demeurèrent vains. Les milices musulmanes, probablement achetées par des coreligionnaires, ne s’étaient pas donné la peine, en présence des malheurs publics, de dissimuler leurs sentiments. Dès le début, des mutineries partielles se produisirent ; la discipline se relâcha ; il devenait impossible de faire fond sur des troupes d’une fidélité aussi suspecte. À la première tentative de répression, des révoltes éclatèrent ; les autorités civiles, en plusieurs communes, furent violentées par les soldats, quelques personnes massacrées, quelques maisons mises à sac. Une guerre intérieure s’annonçait imminente. On se félicita de pouvoir presque partout licencier à prix d’or les mercenaires qui n’avaient pas déserté déjà en emportant leurs armes.

Malgré la gravité de l’événement, l’énergie des vaincus ne fléchit pas encore. Il fallait en hâte reconstituer les effectifs militaires. On exhuma des bibliothèques les antiques règlements administratifs, qu’on essaya d’appliquer tant bien que mal. Le recrutement s’effectua à peu près. Des dictatures avaient surgi de divers côtés, sans qu’on voulût approfondir pourquoi ni comment ; elles surent au moins poursuivre et contraindre les réfractaires, improviser les différents services, pourvoir aux mesures les plus urgentes et mettre une cohésion vague dans le chaos des initiatives individuelles. Leur œuvre serait intégralement digne d’éloges, si elle n’était due à une autorité dont on chercherait en vain l’origine régulière.

Au printemps de 330, sans compter trois autres armées en Pologne, en Bohême et dans l’ouest de la France, cent vingt-cinq mille hommes se trouvaient concentrés au sud de la Loire, retranchés derrière les Cévennes, et prêts à agir dans la vallée du Rhône. En l’absence d’officiers supérieurs, on les avait mis sous les ordres d’un Conseil de commandement général, composé de vingt membres, et chargé de conduire les mouvements d’ensemble. Parmi eux, le biographe de Charlemagne et de Napoléon, le célèbre Adolphe Thibaudier, jouissait d’une réputation de compétence méritée pas ses travaux antérieurs. Dans la séance où fut discutée l’ouverture des opérations, il rappela à ses collègues que tous les stratégistes illustres préconisèrent toujours la tactique offensive ; il cita des exemples ; et son opinion, d’abord froidement accueillie, finit par rallier la majorité des suffrages.

L’armée du centre se mit en marche, déjà démoralisée par les fatigues de la vie nouvelle qu’elle subissait depuis quatre mois. Divisée en cinq corps, elle devait par cinq voies différentes se diriger sur Lyon, pour se porter de là ultérieurement vers le point le plus favorable où l’on pût offrir le combat.

Il y aura plus tard un bien intéressant sujet d’études à rechercher comment s’opéra la dislocation, on pourrait dire l’évanouissement, de cette masse d’hommes. Beaucoup moururent sans doute de maladies et de privations ; beaucoup aussi peut-être se laissèrent envahir par le découragement et abandonnèrent le poste qui leur avait été confié. Il faut croire que la déroute s’accomplit d’une manière continue par une multitude de désertions individuelles ; car personne n’a jamais signalé aucune insubordination de la part d’aucun groupe un peu nombreux, refusant en masse l’obéissance à ses chefs. Quant aux soldats tués en bataille rangée, ils ne sauraient entrer en ligne de compte ; le chiffre de ceux qui tombèrent aux environs de Roanne, sous les sabres des cavaliers maures, a été établi sans conteste ; il monte exactement à quatre-vingt-deux.

Cette unique rencontre avec une poignée d’éclaireurs musulmans suffit pourtant a déterminer la débâcle suprême. Ibrahim avait calculé juste en semant au loin devant lui, quelquefois à soixante, quatre-vingts ou cent lieues de sa première ligne, quelques escadrons isolés dont le passage seul épouvantait les populations et paralysait toute résistance. Le 18 prairial 330, à trois lieues de Roanne, alors que les forces ennemies évoluaient encore à travers le Dauphiné et n’avaient pas dépassé Valence, un de ces partis d’extrême avant-garde heurta une colonne d’Européens. La plus effroyable débandade se produisit aussitôt, gagnant de proche en proche, avec une rapidité foudroyante, ceux-là même que l’éloignement mettait à l’abri d’une attaque immédiate. Par bonheur, les Arabes, sentant leurs montures fatiguées, n’exigèrent d’elles qu’un effort, et ne renouvelèrent pas la charge. Ils avaient perdu cinq hommes, dont un qui se brisa les reins en tombant de cheval, et quatre autres tués par l’explosion d’une voiture de cartouches.

L’effet moral de ce malheureux engagement n’en fut pas moins immense. Il se répercuta en deux ou trois jours jusqu’aux limites de ce qui restait du monde civilisé. La ruine d’une armée entière n’était rien, comparée a ce désastre des dernières énergies survivantes. La terreur, le désespoir hallucinèrent les imaginations ; on attribua aux musulmans des raffinements de cruautés atroces ; on rêva, tout éveillés, des cauchemars de tortionnaires.

Pour comble, des épidémies disparues depuis des siècles, le typhus, la variole, la peste, arrivèrent à la suite des hordes asiatiques. Brusquement tirés des réceptacles lointains où ils sommeillent éternellement, fouettés par le va-et-vient d’énormes agglomérations humaines, les horribles fléaux parcoururent en moins d’un mois l’étendue de l’immense champ de bataille. Vainqueurs et vaincus, également frappés, succombaient par centaines de mille ; les cadavres pourrissaient en plein air, sur les routes, ou dans les maisons abandonnées, créant ainsi sans cesse des foyers d’infection contagieuse. Mais, tandis que, chez les envahisseurs, les vides se comblaient continuellement par des afflux d’immigrants nouveaux, certaines régions envahies, ou près de l’être, se dépeuplèrent en quelques jours, sans que nul, dans le désarroi universel, songeât à secourir les sinistrés.

Alors, devant cette subite accumulation d’infortunes et de souffrances, un vent de folie furieuse sembla avoir passé sur l’Europe. Des hommes, des femmes, des enfants même se refusèrent à attendre leur destinée prochaine et se donnèrent la mort. Le suicide en commun fut la dernière élégance macabre de cette grande société agonisante ; des rendez-vous étaient pris à date fixe ; après des orgies sans nom où le plus souvent le sang avait coulé, au milieu des fumées de l’ivresse, les convives s’égorgeaient les uns les autres, ou se brûlaient vifs dans leurs demeures incendiées. La foule assistait, stupide, à ces lugubres spectacles, ou y applaudissait avec des cris de joie incohérents, les yeux brillant déjà d’une démence pareille.

Bientôt la frénésie nerveuse des misérables monta à son paroxysme. Une sorte de délire homicide secoua les cerveaux désemparés. On cita en plusieurs villes des faits de cannibalisme, dont quelques-uns accompagnés de circonstances effroyables. Tous les cabanons de toutes les maisons de fous paraissaient être à la fois déversés à travers le monde. Des bandes de forcenés descendirent dans les rues, jetant au hasard des hurlements d’hystériques, massacrant les passants dont ils déchiquetaient les cadavres à coups d’ongles, renversant les édifices coups d’engins explosifs. Parfois, des combats s’engagèrent entre deux troupes de ces aliénés. On vit des communes entières s’anéantir ainsi de leurs propres mains dans une crise générale et soudaine de fureur destructive. — Quand les armées musulmanes défilèrent devant Orléans, la ville depuis neuf jours, n’était plus qu’un monceau de cendres fumantes.

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Le 28 vendémiaire 331, Ibrahim-el-Kébir lui-même arriva dans les Flandres. Les opérations militaires se trouvaient partout à peu près terminées. Les cantons de la Suisse montagneuse et de l’Écosse, où persistent encore aujourd’hui quelques débris de familles européennes, avaient seuls été épargnés par les envahisseurs. Le sultan venait en personne prendre possession de son nouvel empire.

Quand il toucha les rivages de la mer du Nord, aux environs de Blankenberghe, le conquérant, arrêtant son escorte, se lança au galop jusqu’au bord de la plage. Les sabots de son cheval dans l’écume des vagues, il demeura longtemps immobile et silencieux, contemplant les flots aux reflets glauques qu’il n’avait jamais vus, le ciel froid, brumeux et gris où descendait le pâle soleil des régions septentrionales. Devant l’inconnu de l’horizon désert, il lui sembla avoir poussé sa marche victorieuse jusqu’aux limites du monde ; l’orgueil de la domination satisfaite gonfla son cœur. C’est alors qu’il dicta au marabout Hassan-ben-Nafich la fameuse proclamation dont le texte a été conservé, et par où se ferme tout un cycle de l’histoire :

« Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux !

« Louanges à Lui ! Gloire à ses prophètes ! Gloire et bénédiction aux croyants qui ont vaincu sous l’étendard sacré ! Le fer, le feu et le sang ont effacé la pourriture de la terre.

« Dieu est au-dessus de nous ; et il m’a conduit par la main, moi Ibrahim, jusqu’aux confins de l’espace, pour exterminer les Infidèles qui méprisent la parole sainte, et qui s’adonnent aux vaines sciences puisées dans les livres, à la mollesse et à l’oisiveté.

« Au nom de la foi unique et vénérable, j’abolirai les derniers vestiges de leur infamie et de leur corruption ; j’abaisserai dans la poussière cette race de chétifs et d’énervés, et je partagerai les riches royaumes qu’ils détenaient entre les forts et les braves ; je réduirai à l’oubli l’enseignement pervers dont ils se faisaient gloire ; je détruirai les monuments de leur luxe ; et je bâtirai à la place des milliers de sanctuaires éternels, d’où la prière montera vers les cieux,

« Allez ! et obéissez à ce que je dis ! Cultivez le sol qui vous appartient désormais. Résignez-vous à la pauvreté ou à la douleur. Écoutez les chefs qui vous commandent. Jouissez des joies de la vie, et ne craignez point la mort. La destinée de l’homme est en dehors de l’homme. Et, s’il est écrit que vous périrez un jour de bataille, le paradis est à l’ombre des sabres. »

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Et maintenant, hélas ! rien ne reste debout de ce qui fut édifié par le labeur des siècles. Les envahisseurs ont foulé aux pieds l’œuvre la plus admirable de la sagesse humaine. Une morale grossière, sanctionnée par la croyance en Dieu, remplace la délicate tolérance scientifique de jadis ; les criminels sont punis ; indifférents à l’amélioration ou au bien-être général, les hommes s’occupent d’observer une loi prétendue divine, dont ils négligent d’analyser le fondement rationnel ; ils se soumettent à des autorités gouvernementales qu’ils ne discutent même pas ; ils n’estiment que des vertus de brutes : la foi, la patience, la sobriété, le courage, et ne pratiquent que des devoirs vulgaires. Heureux et fiers de leur force, inconscients de leur servitude, de leur ignorance et de leur misère, inaptes aux merveilleuses subtilités de l’esprit moderne qu’ils dédaignent faute de le comprendre, ils se vantent d’avoir anéanti l’Europe ; ils s’y installent, s’y organisent et s’y multiplient avec la fécondité des races inférieures. Et le plus intelligent d’entre eux serait incapable de citer les minéraux dont se compose Sirius. … …

Les barbares ont reconquis le monde. La civilisation est morte.