L’Amour de l’or. Satiricon (fragments)


L’AMOUR DE L’OR,
SATIRICON (FRAGMENS).

i.


À M. Alfred de Montebello.


Le terrible boulet avait brisé ses os ;
Et sur son lit de camp, en proie à mille maux,
Abandonné de tous et de la médecine,
Tirant avec effort sa voix de sa poitrine,
Sans ressentir pourtant faiblesse ni terreur,
Il s’écriait toujours : l’empereur, l’empereur !
Qu’il voulait l’empereur, lui parler et l’entendre,
Lui dire qu’il devait vivre pour le défendre ;
« Ah ! sire, n’est-ce pas que je ne mourrai pas ?
« Qu’ils mentent tous ? » Et puis il lui tendait les bras ;
Et s’attachant à lui, comme on fait à sa proie,
Comme à l’esquif sauveur le marin qui se noie,
Et menaçant toujours de l’œil les ennemis,
Il lui prenait les mains, il touchait ses habits :
Comme si celui-là, par son puissant génie,
Pouvait, pareil au Christ, suspendre l’agonie.
« Non, tu ne mourras pas, » répondait l’empereur,
« Pour me servir encor j’ai besoin de ton cœur ! »

Pourtant, comme Dieu seul ôte et donne la vie,
Cette ame généreuse au monde fut ravie.
Napoléon pleura ; la grande armée en deuil
Vint le voir sous sa tente et suivit son cercueil ;
Et l’empereur fit plus, pour honorer sa cendre,
Que pour Éphestion n’avait fait Alexandre.

Les grenadiers à pied, aux larges revers blancs,
S’avançaient les premiers et venaient à pas lents,
Les fusils renversés, l’aspect sombre et sévère,
Les crêpes aux drapeaux, l’œil baissé vers la terre ;
Et les chevau-légers, ces braves Polonais
Qui versaient tous leur sang pour nous autres Français,
Pour nous qui n’avons su, dans sa grande agonie,
Qu’envoyer une aumône à leur pauvre patrie !

Et puis venaient des chants et de pieuses voix,
Le clergé de Paris avec toutes ses croix ;
Car, afin d’honorer si haute renommée,
L’empereur unissait et l’Église et l’armée.
Et le cercueil enfin entouré de drapeaux
Et tiré lentement par quatre noirs chevaux,
Et derrière le char, le cheval de batailles
Suivant le col baissé les belles funérailles ;
Et les tambours voilés, aux sombres roulemens,
Et le tam-tam d’Asie, aux aigres tintemens ;
Et moi qu’en ce moment le noir chagrin assiège,
Tout enfant, je voyais défiler ce cortège,
Et son aspect lugubre a bien dû m’attrister,
Puisqu’après vingt-cinq ans je puis le raconter.

Hoche, Lannes, Kléber, natures héroïques,
Beaux restes de courage et de vertus antiques !
Votre cœur était pur à l’égal de vos mains,
Le peuple, à vos soldats, venait par les chemins,
Sans jamais redouter le vol et la rapine,
Présenter le froment et la liqueur divine ;

Le luxe n’était point assis dans vos palais
Comme au palais du Russe et des nababs anglais ;
À d’autres les trésors volés à l’Allemagne,
Les madones d’argent de la chrétienne Espagne,
Et ses flambeaux d’église et ses doublons royaux,
Et ses moines priant dans ses graves tableaux !
Hélas ! en ces momens de publique souffrance,
Votre vertu romaine eût consolé la France ;
Et lorsque sous nos coups l’Algérien tomba,
Pour elle eût conservé l’or de la Casauba.
Mais avec vous, grand Dieu ! la vertu militaire
Dans son cercueil d’airain dort-elle sous la terre ?

ii.

La sainte poésie et la musique sainte,
Paris, ne règnent plus dans ta coupable enceinte ;
Mais, comme aux temps impurs des antiques Césars,
La danse à l’œil lascif, le dernier des beaux-arts,
Et la chanson lubrique et la peinture obscène,
L’ignoble vaudeville, opprobre de la scène,
Et Plutus, dieu de l’or, chargé de sacs pesans,
Et tous les dieux du ventre et tous les dieux des sens,
Si bien que le burin qui grave notre histoire
Appellera ce temps le second directoire.
Ce règne de la chair pourtant devra finir,
Et ce n’est pas à vous qu’appartient l’avenir ;
Car, après ces momens de rut et de délire,
Ceux-là qui croient à l’ame entreront dans l’empire.

iii.
À la mémoire de George Farcy.


Tandis que chaque jour dans Paris, où nous sommes,
Des hommes sans pudeur pillent les autres hommes,

D’autres s’en vont craintifs, la rougeur sur le front,
Se reprochant la mort du moindre moucheron.
Vois donc, ô conscience, ô vierge sainte et pure !
D’un bien léger délit quelle large blessure ;
Faut-il s’en applaudir, faut-il plaindre son sort ?
Est-ce que l’innocent connaît seul le remord ?

iv.

Ceux qui sont purs de vice et de cupidité
Vivant dans la retraite et dans l’austérité,
Quand ils viennent un jour sur la place publique,
Satisfont par le fer leur amour politique.
Ceux-là qui sont plus doux n’ont pas d’autres vertus
Et sont tous courtisans du roi de l’or, Plutus.
Ils n’aiment pas le sang, ils ont de l’indulgence,
Mais comme dans un bois dévalisent la France.
Ne trouvera-t-on pas enfin, Dieu tout puissant,
Un homme qui n’ait soif ni de l’or ni du sang !

v.
Jésus aux nouveaux Pharisiens.


Lorsque les Séraphins, du haut du firmament,
Fixaient sur les humains leurs yeux de diamant,
Et pour me voir mourir, au sommet du Calvaire,
Sur les nuages d’or, se penchaient vers la terre,
J’espérais en mourant qu’au lointain avenir
Et la haine et la guerre un jour devaient finir ;
Car j’avais aboli les anciens sacrifices.
Le ciel ne voulait plus des boucs ni des génisses,
Et mon sang devait être, à vos sacrés autels,
Le dernier sang versé par la main des mortels.
Vous êtes revenus à la loi de Moïse ;
Vous avez mis du sang aux mains de mon Église ;

Et vous avez tué ! Votre perversité
A toujours méconnu la douce charité.
Vous avez oublié qu’au temple, sur la terre,
Je pardonnai jadis à la femme adultère ;
Vous avez été durs, inflexibles, glacés,
Et vous avez marché sur des cœurs terrassés,
Exigeant la vertu dans vos terrestres fanges,
Quand mon père a trouvé le vice chez ses anges.
Et pourtant je le dis et répète en ce jour,
Docteurs, la loi nouvelle est une loi d’amour.
Un homme cependant, mon grand Vincent de Paule,
A suivi l’Évangile et compris ma parole ;
Aussi je vous le dis, serein et radieux,
Il voit incessamment mon père dans les cieux ;
Et s’il n’était pour vous tout le jour en prière,
Maudits, vous seriez tous rentrés dans la poussière,
Car je vous le répète, ô docteurs, en ce jour
La première vertu des chrétiens, c’est l’amour !

Ô toi, crucifié, qui reçus sur la terre,
Par la main des Hébreux, une mort volontaire,
Pardonne si le feu de l’indignation
M’inspire ce discours et cette fiction.
Le monde, hélas ! depuis le temps des paraboles,
N’eut jamais plus besoin de tes saintes paroles.
Tout homme règne ici, plus d’ordre ni de rangs,
Et la terre de France est pleine de tyrans,
Et d’insensés qui vont pressant ton cœur de père
Pour en faire sortir et l’épée et la guerre.
Toi seul peux les confondre, ô sacré rédempteur !
Car toi seul es le maître et le révélateur ;
Toi seul, divin Jésus, de sa fange profonde,
Une seconde fois, tu peux tirer le monde ;
Car toi seul apportas la sainte Égalité
En apportant l’amour avec la charité.


Antoni Deschamps.