Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 160-169).


XI

DANS LES TÉNÈBRES


Pendant qu’Eugène se rendormait avec tant de facilité, il n’y avait de sommeil ni pour Bradley Headstone, ni pour la petite miss Peecher. Bradley se consuma jusqu’au jour à hanter l’endroit où rêvait son insouciant rival ; et miss Peecher s’exténua à prêter l’oreille au retour de Bradley, pressentant qu’il y avait un grand trouble chez le maître de son cœur. Un grand trouble en effet, beaucoup plus grand que le petit coffre aux pensées de miss Peecher, d’un arrangement si simple et n’ayant pas de coin ténébreux, n’aurait pu en contenir ; car le trouble de cet homme était celui qui pousse au meurtre. Oui, au meurtre, et cet homme le savait ; bien plus, il excitait cette disposition meurtrière, et y prenait ce plaisir perverti qu’on éprouve quelquefois à irriter ses blessures.

Lié depuis le matin par la nécessité de se contenir, enchaîné par ses occupations routinières, dans un cercle babillard, qui ne lui laissait pas de repos, il s’échappait le soir comme un animal sauvage que rien n’a pu dompter. C’était, pendant le jour, un dédommagement à la contrainte qu’il subissait de penser à ce qu’il deviendrait le soir, à la liberté qu’il aurait alors d’être lui-même et d’épancher sa rage. Si les grands criminels disaient la vérité (ce qu’ils ne font pas, étant de grands criminels), bien peu d’entre eux parleraient des efforts qu’ils ont tentés pour échapper au crime. C’est afin d’y arriver qu’ils combattent ; ils luttent contre les vagues pour gagner la rive sanglante, non pour s’en éloigner.

Cet homme comprenait parfaitement qu’il haïssait Eugène de toutes les forces les plus vives, les plus mauvaises qu’il avait en lui ; et que s’il venait à le surprendre allant chez Elle, ce qu’il ferait alors ne le servirait pas dans le cœur de miss Hexam. Tous ses efforts tendaient à exaspérer sa haine ; il se montrait son rival près de Lizzie ; il le voyait aimé, attendu, accueilli dans la retraite où il savait parfaitement ce qui arriverait le jour où il ferait cette découverte. Nous accordons, toutefois, qu’il n’avait pas cru nécessaire de formuler cette vérité, pas plus qu’il n’éprouvait le besoin de se dire qu’il existait.

Il savait qu’en se faisant le jouet nocturne de l’insolence de Wrayburn il augmentait sa fureur, qu’en accumulant les provocations il s’excusait à ses propres yeux. Sachant tout cela, et content d’avancer, endurant un supplice inouï, et persévérant malgré ses tortures, pouvait-il, au fond de son âme ténébreuse, douter du but vers lequel il marchait ?

Harassé et furieux, il demeura devant la porte du Temple qui venait de se refermer sur les deux gentlemen, se demandant s’il devait retourner chez lui, ou rester aux aguets. Persuadé que Wrayburn connaissait la retraite de miss Hexam, si toutefois ce n’était pas lui qui avait fait disparaître cette dernière, il se croyait sûr d’arriver à ses fins en s’attachant aux pas d’Eugène avec cette persévérance obstinée qui l’avait fait réussir dans ses études. Homme aux passions violentes, à l’intelligence paresseuse, il avait souvent eu recours à cette opiniâtreté qui l’avait bien servi, et qu’il appelait de nouveau à son aide.

Tandis qu’appuyé contre le mur, dans l’enfoncement d’une porte, il regardait l’entrée du Temple, un soupçon lui traversa l’esprit : Elle pouvait être chez Wrayburn ; cela expliquait les promenades sans but d’Eugène. Au fond ce n’était pas impossible. Il y pensa tant et si bien, qu’il résolut de gagner l’appartement des deux amis, si toutefois le gardien du Temple voulait bien l’introduire.

Son visage effaré, pareil aux spectres des têtes qui décoraient jadis la porte voisine de Temple-Bar, traversa donc la rue, et s’arrêta en face du watchman.

« Que voulez-vous ? demanda celui-ci en regardant ce visage sinistre.

— Mister Wrayburn.

— Il est bien tard.

— Mister Wrayburn, je le sais, est rentré avec mister Lightwood, depuis environ deux heures. S’il est au lit je mettrai un mot dans sa boîte ; je suis attendu. »

Le watchman ouvrit la porte sans rien dire, bien qu’avec une certaine répugnance ; néanmoins il se rassura en voyant le visiteur se diriger d’un pas rapide vers l’endroit indiqué. La tête effarée d’Headstone flotta jusqu’en haut de l’escalier obscur, et s’abaissa au niveau du seuil de l’appartement des deux amis. Les portes des chambres paraissaient être ouvertes ; un rayon lumineux s’échappait de l’une d’elles, un bruit de pas s’y faisait entendre. Deux voix résonnèrent : des paroles indistinctes ; mais c’étaient des voix d’homme. Elles se turent, les pas s’arrêtèrent, la lumière s’éteignit.

Si Mortimer avait pu voir, l’écoutant dans l’ombre, cette figure qui l’empêchait de dormir, il aurait été moins que jamais disposé au sommeil.

« Elle n’y est pas, dit Bradley ; mais elle peut y avoir été. » La tête effarée se releva, reprit son ancien niveau au-dessus du sol, flotta jusqu’en bas de l’escalier et regagna la porte du Temple. Un homme était là qui parlementait.

« Tenez, le voilà, répondit le gardien à cet homme.

Voyant qu’il était question de lui, Bradley détourna ses yeux du watchman, et les arrêta sur le nouveau venu.

« Cet homme, expliqua l’agent du guet, apporte une lettre pour mister Lightwood, et je lui disais qu’une personne venait précisément de monter chez ce gentleman ; c’est peut-être pour la même affaire.

— Non, répondit Bradley en jetant un coup d’œil sur l’étranger qu’il ne connaissait pas.

— Non, grogna l’autre de son côté : ma lett’, c’est ma fille qui l’a écrite, elle est d’moi tout d’même ; — ma lett’ que j’dis, est pour mon affaire ; et mon affaire ne regarde personne que moi. »

Bradley franchit la porte d’un pied mal assuré ; elle se referma derrière lui ; et il entendit les pas de l’homme à la lettre qui cherchait à le rejoindre. Ce dernier paraissait ivre ; et tomba sur le maître de pension, plutôt qu’il ne le toucha :

« Scusez-moi, lui dit-il ; mais p’t’êt’ ben qu’vous connaissez c’t aut’ gouverneur.

— Qui cela ? demanda Bradley.

— C’t’ aut’ gouverneur, répéta l’homme en jetant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Regardez ben, reprit l’homme en accrochant sa phrase sur les doigts de sa main gauche avec l’index de sa main droite. Y a là deux gouverneurs ; un et un ça fait deux : Lawyer Lightwood, mon premier doigt, ça fait un ; eh ! ben l’aut’, mon second doigt, l’connaissez-vous ?

— Assez pour ce que j’en veux faire, répondit Bradley en fronçant les sourcils, et en regardant au loin dans l’obscurité.

— Hourrarh ! s’écria l’homme, hourrarh ! troisième gouverneur ! j’suis de vot’avis.

— Ne criez pas comme cela, dit Bradley.

— V’là ce que c’est, reprit le porteur de la lettre, dont la voix enrouée devint confidentielle, c’t’aut’ gouverneur est toujours à se moquer de moi, pace que, voyez-vous, j’suis un honnête homme, c’qu’i n’est pas, lui ; j’suis un honnête homme qui gagne son pain à la sueur de son front, une chose qu’i n’fera jamais.

— Que voulez-vous que cela me fasse ?

— C’t’aut’ gouverneur… dam ! poursuivit l’homme d’un ton blessé, si vous n’tenez pas à ce qu’on vous en dise pus long, c’est très-facile ; mais vous avez ben fait voir que c’n’est pas un d’vos amis. Après ça, moi, j’n’impose à personne ma société, pas pus qu’mon opinion. J’suis un honnête homme, v’là c’que j’suis. Qu’on m’mène devant un juge, n’importe lequel, et j’dirai : « Milord, j’suis un honnête homme. » Qu’on me mette dans le banc aux témoins, n’importe pas où, et je dirai la même chose, et je baiserai le livre ; j’baiserai pas ma manche, j’baiserai l’livre. »

Ce fut moins par égard pour ces protestations que par besoin de saisir tout ce qui pouvait se rapporter à l’objet de sa haine, que Bradley répondit : « Je n’avais pas l’intention de vous blesser ; vous parliez trop haut, voilà tout ; continuez, je ne voulais pas vous interrompre.

— Voyez-vous, répliqua l’honnête homme d’une voix attendrie et mystérieuse, j’sais c’que c’est que d’parler haut, et c’que c’est que d’parler bas. Je vas donc le faire, naturellement. C’serait assez drôle si je n’le faisais pas, vu que j’m’appelle Roger de mon nom de baptême que j’ai pris d’mon père, qui l’tenait d’son père à lui. Quant à c’lui d’not’ famille qui l’a eu le premier, je n’voudrais pas vous tromper pour rien au monde en entreprenant d’vous l’dire ; et j’souhaite que vous vous portiez mieux qu’vous n’en avez l’air, car vot’ santé n’doit pas être fameuse si é ressemb’ à vot’ mine. »

Tressaillant à l’idée que sa figure laissait voir ce qu’il pensait, Bradley s’efforça de prendre un visage moins sombre. Quelle affaire cet homme pouvait-il avoir avec Lightwood ? qu’est-ce qui pouvait l’amener chez celui-ci à pareille heure ? La question valait la peine d’être éclaircie. Peut-être Lightwood n’était-il qu’un intermédiaire chargé de remettre à Wrayburn la lettre de miss Hexam ; il fallait s’en assurer.

« Vous venez au Temple bien tard, dit Bradley avec une feinte indifférence.

— J’veu êt’ pendu, troisième gouverneur, s’écria l’honnête homme avec un rire enroué, si j’n’allais pas vous faire la même remarque.

— C’est une affaire exceptionnelle, dit Bradley en regardant autour de lui d’un air décontenancé.

— Tout comme moi, dit l’autre. Mais, moi, ça m’est égal d’vous l’dire ; pourquoi qu’ça n’me serait pas égal ? J’suis aide-éclusier, voyez-vous ; j’étais libre hier, et j’serai d’service demain.

— Vraiment ?

— Mon Dieu oui ; alors j’suis venu à Lond’ pour voir à mes affaires, c’qu’est d’abord d’êt’ nommé éclusier en titre, et puis d’appeler devant le juge un bâtiment, un vapeur qui m’a noyé. J’suis pas d’ces gens à m’laisser noyer sans faire payer le dégât. »

Bradley regarda le noyé, comme pour savoir si c’était un revenant.

« C’vapeur a coulé mon bachot, et m’a noyé, poursuivit l’honnête homme. Les aut’ m’ont repêché et m’ont fait revenir ; mais je l’avais pas demandé, ni le steamer non pus ; je veux que c’bâtiment-là me paye la vie qu’i m’a prise.

— C’est pour cela que vous alliez chez mister Lightwood en pleine nuit ? dit Bradley Headstone en l’examinant avec défiance.

— Pour ça ; et puis aussi pour qu’i me donne un mot d’écrit à c’te fin d’obtenir d’êt’ éclusier en titre. Faut un papier qui vous recommande, et i’gn’a qu’lui pour me l’donner. Comme j’lui dis dans ma lett’, qu’est d’la main d’ma fille, avec ma croix au bas, pour qu’elle soit valab’ en justice ; quel aut’ que vous, que j’lui dis, lawyer Lightwood, me doit c’sartificat, et quel aut’ que vous doit aller réclamer pour moi un jugement cont’ ce vapeur. Car, comme je l’dis, par la main de ma fille, j’ai eu assez d’tourment par vot’ fait, et celui d’vot’ ami. Si vous m’aviez soutenu avec fidélité, et si c’t’aut’ gouverneur avait mis exactement su’ l’papier le témoignage que j’vous ai fait (que j’lui dis dans la lett’ avec ma croix au bas), j’serais riche aujourd’hui, et j’aurais des respects au lieu d’êt’ salué d’une batelée de sottises, et d’avoir à manger mes paroles, c’qu’est une espèce de nourriture peu satisfaisante pour l’estomac d’un homme. Tant qu’à vot’ remarque d’êt’ en pleine nuit, vous, troisième gouverneur, grommela l’honnête individu en terminant cet exposé de ses griefs, j’tez un peu les yeux su’ l’paquet que j’ai sous le bras ; rappelez-vous que j’men retourne à l’écluse, et que le Temp’ se trouvait su’ mon chemin. »

Bradley avait changé de figure pendant cette dernière tirade, et avait observé le narrateur avec une plus grande attention. « Je crois, dit-il après une pause pendant laquelle ils avaient marché côte à côte, je crois pouvoir dire comment on vous appelle.

— Essayez voir, dit l’autre en s’arrêtant bouche béante, les yeux tout grands ouverts.

— Votre nom est Riderhood.

— C’est pourtant vrai, le ciel me bénisse ! répondit ce gentleman. Tant qu’à moi, je ne pourrais pas dire le vot’.

— Je n’ai jamais pensé le contraire, dit Bradley.

— Par saint Georges ! marmotta l’éclusier en marchant toujours à côté de son compagnon, n’dirait-on pas à présent qu’Rogue Riderhood est une propriété publique, rien qu’ça ; et que l’premier passant venu est lib’ de manier son nom comme si c’était la manivelle d’une pompe. »

« C’est un instrument, se disait Bradley ; reste à savoir s’il pourra me servir. »

Ils avaient remonté le Strand, passé dans Pall-Mall, et se dirigeaient vers Hyde-Park-Corner. Headstone réglait sa marche sur celle de l’éclusier, et laissait à Riderhood le soin d’indiquer la route. Ses pensées se formulaient dans son esprit avec tant de lenteur, elles étaient si vagues, toutes les fois qu’elles ne se rattachaient à son idée fixe que d’une manière indirecte, ou pour mieux dire lorsque, pareilles à des arbres au sombre feuillage, elles ne faisaient que border la longue avenue au bout de laquelle il voyait sans cesse les deux figures de Lizzie et d’Eugène qu’il fit plus d’un millier de pas avant de reprendre la parole, encore ne fut-ce que pour demander à Riderhood où était située son écluse.

— À vingt milles et quéque chose, comme qui dirait vingt-cinq milles, ou quéque chose de pus, en remontant la rivière, répondit l’honnête homme d’une voix maussade.

— Comment l’appelez-vous ?

— L’écluse du barrage de Plash-Water.

— Si je vous donnais cinq schellings, que feriez-vous ?

— J’ les prendrais, naturellement, dit Riderhood. »

Bradley tira deux couronnes de sa poche et les plaça dans la main de l’éclusier, qui s’arrêta près d’une porte, et fit sonner les deux pièces sur la marche, avant d’en accuser réception. « Y a en vous quéqu’ chose qui m’ va, dit-il, qui parle en vot’ faveur : vous avez l’argent en main ; moi j’aime ça. Maintenant, ajouta Riderhood, après avoir mis les deux couronnes dans la poche la plus éloignée de son nouvel ami, pourquoi que c’est faire ?

— C’est pour vous.

— Naturellement, répondit l’éclusier ; je l’sais ben ; gn’a pas un homme de sens qui vienne à supposer que j’vas les rend’ une fois que j’ les ai reçues. Mais quoi qu’vous demandez en retour ?

— Je n’en sais rien ; je ne sais pas même si j’ai à vous demander quelque chose, dit le maître de pension d’un air distrait et hébété qui étonna Riderhood. Vous ne me paraissez pas vouloir de bien à ce Wrayburn, reprit-il comme malgré lui.

— Sûr que non.

— Moi non plus.

— C’est-i pour ça ? demanda l’éclusier en hochant la tête.

— Pour cela, comme pour autre chose ; un commencement d’accord à propos d’un sujet qui me préoccupe.

— Et qui n’ vous va pas, dit brusquement Riderhood. T’nez, mon gouverneur, pas besoin d’ chercher à prend’ un air comme si vous étiez ben aise ; moi j’ dis qu’y a de la chamaille en vous ; comme une rouille, un poison qui vous brûle ; vous vous rongez, quoi !

— Ce n’est pas sans cause, balbutia le malheureux, dont les lèvres tremblèrent.

— Et une fameuse, de cause, j’en parierais une livre.

— N’avez-vous pas déclaré vous-même que cet homme vous a humilié, insulté, ou quelque chose d’approchant, comme il a fait à mon égard ? Il n’est qu’impertinence, insolence venimeuse, injure et mépris, l’outrage incarné ! Êtes-vous assez crédule, ou assez stupide, pour ne pas savoir que lui et son camarade se moqueront de votre demande, et en allumeront leurs cigares ?

— Par saint Georges ! s’écria Riderhood avec colère, ça s’pourrait ben tout d’même.

— Cela ne fait pas le moindre doute. Mais une simple question : vous avez connu Gaffer Hexam ; y a-t-il longtemps que vous n’avez vu sa fille ?

— Si y a longtemps qu’ j’ai vu la fille à Hexam, troisième gouverneur ? répéta lentement l’éclusier, dont la compréhension devenait plus lente à mesure que les paroles de l’autre étaient plus vives.

— Oui ; s’il y a longtemps, non pas que vous lui avez parlé, mais que vous l’avez aperçue. »

Roger Riderhood commençait, bien que d’une main maladroite, à saisir le fil dont il avait besoin ; il regarda cette figure bouleversée de l’air d’un homme qui fait un calcul mental, et répondit lentement : « J’ l’ai pas revue, pas une seule fois, depuis le jour où c’ que son père est mort.

— Vous la connaissez bien ?

— Si j’ la connais ! un peu, j’ suppose.

— Lui aussi, vous le connaissez ?

— Qui ça, lui ? demanda Riderhood en ôtant son chapeau, et en se grattant la tête.

— Ce nom maudit vous est-il donc si agréable que vous vouliez l’entendre une seconde fois ?

— Ah ! lui ? dit Riderhood qui avait poussé Bradley dans ce retranchement afin de reprendre note de l’effroyable expression que le nom de Wrayburn donnait à sa figure. J’ le reconnaîtrais dans un mille.

— Les avez-vous jamais… Il essaya de faire cette question avec calme, et parvint à dominer sa voix, mais ne put masquer son visage. — Les avez-vous jamais vus ensemble ? »

Roger Riderhood tenait à deux mains le fil de son histoire. « Oui, troisième gouverneur, oui ; je les ai vus ensemb’ tous les deux, l’ jour même qu’Hexam a été repêché. »

Bradley aurait pu cacher ce qu’il aurait voulu à toute une classe de bambins curieux ; mais il ne put dissimuler à Riderhood la question qu’il retenait sur ses lèvres.

Faudra l’dire, si vous tenez à c’ qu’on y réponde ; et en propres termes ; car j’n’y mettrai pas du mien, pensa l’honnête homme.

« À cette époque, demanda Bradley après une lutte violente avec lui-même, a-t-il été insolent pour Elle, comme pour les autres, ou s’est-il montré bon à son égard ?

— Un peu, dit l’éclusier ; par saint Georges, d’une bonté rare. Maintenant… » Il s’arrêta ; Bradley leva les yeux pour lui en demander le motif. J’vois qu’vous êtes bigrement jaloux, avait-il voulu dire ; mais il reprit d’une manière évasive : « Maintenant qu’ j’y pense, il est impossib’ qu’ je m’ sois trompé su’ c’ que j’ai cru voir, qu’il était son bon ami. »

Confirmer l’éclusier dans ce soupçon, ou plutôt dans ce prétexte, car Riderhood ne croyait pas ce qu’il disait, eût dépassé la ligne à laquelle Bradley était descendu ; mais il était tombé assez bas pour songer à se servir de l’être ignoble qui imprimait cette souillure à Lizzie. Il ne répondit rien, et continua à marcher d’un air sombre. Que pouvait-il gagner à cette nouvelle connaissance ? Il ne le distinguait pas à travers les idées confuses qui lui obstruaient le cerveau. Cet homme en voulait à l’objet de sa haine ; c’était quelque chose, bien qu’il n’y eût pas chez Riderhood un atome de la rage qui lui déchirait la poitrine. Cet homme connaissait Lizzie ; il pouvait la rencontrer, ou bien entendre parler d’elle ; c’était beaucoup d’avoir à son service deux yeux et deux oreilles de plus. Ce Riderhood était assez vil pour se mettre à ses gages, ce qui pouvait être précieux. Même la bassesse d’un pareil auxiliaire n’était pas sans valeur ; car ayant conscience de sa propre infamie, Bradley éprouvait une vague satisfaction à posséder un instrument infâme, en supposant qu’il pût s’en servir.

Tout à coup il s’arrêta, et demanda à Riderhood à brûle-pourpoint s’il savait où Elle était. Riderhood ne le savait pas, c’était évident. Headstone lui demanda si, dans le cas où il entendrait parler de miss Hexam, ou des relations que mister Wrayburn pouvait avoir avec elle, s’il consentirait, moyennant finances, à lui dire ce qu’il aurait appris ? L’honnête homme y consentit volontiers. Il leur en voulait à tous les deux, il en faisait serment « à cause que tous les deux l’avaient empêché d’gagner honnêtement sa vie à la sueur de son front. »

— Nous nous reverrons bientôt, ajouta Bradley, après lui avoir dit quelques paroles au sujet de leur affaire. Nous voici dans la campagne, et le jour commence à poindre ; je ne croyais être ni si loin, ni à pareille heure.

— Et vot’adresse, troisième gouverneur ? où est-ce que j’pourrai vous prendre ?

— Je sais où vous trouver ; c’est tout ce qu’il faut ; j’irai à votre écluse.

— Que j’vous dise, mon gouverneur : une connaissance qu’est faite à sec, i’n’en sort rien de bon ; arrosons-là d’une gorgée de rhum et de lait, pour être chanceux, mon gouverneur. »

Bradley, ayant accepté la proposition, entra avec Riderhood dans un cabaret qui sentait le foin moisi et la vieille paille ; cabaret matineux, où des charretiers, des garçons de ferme, des chiens étiques, des volailles nourries de marc de bière, et certains oiseaux nocturnes, rentrant au gîte, se réconfortaient chacun à sa manière ; et où, du premier coup d’œil, personne ne manqua de voir dans cet arrivant, au plumage respectable, le pire de tous les oiseaux de nuit qui étaient dans la salle fangeuse.

Une tendresse subite pour un charretier en ribote, qui suivait la même route que lui, valut à Riderhood de pouvoir se percher sur un tas de paniers amoncelés dans une charrette, et de continuer son voyage étendu sur le dos avec son paquet pour oreiller.

Bradley revint sur ses pas, retraversa des rues peu fréquentées, et regagna son pensionnat.

Le soleil, en montant sur l’horizon, le retrouva méthodiquement peigné, lavé, brossé ; méthodiquement vêtu : habit et gilet noirs décents, pantalon décent poivre et sel ; col de satin noir, à nœud décent, montre d’argent dans le gousset, chaîne de crin autour du cou : veneur scolastique en habit de chasse, entouré de sa meute glapissante et aboyante. Et, plus réellement ensorcelé que ces malheureux, qui, en des temps fort regrettés de nos jours, s’accusaient, sous l’influence inspiratrice de la torture, d’impossibilités démoniaques, il avait été surmené toute la nuit, éperonné, fouaillé, mis en nage par l’esprit infernal. Si la narration du sport dont il avait été l’objet avait pris la place des textes de l’Écriture, dont les paroles se voyaient sur les murs de la classe, les plus avancés d’entre les élèves, saisis d’épouvante, auraient fui leur malheureux maître.