Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 283-293).


VII

PACTE AMICAL


La nouvelle position de mister Boffin a tellement changé les habitudes de celui-ci, que la lecture de la décadence impériale se fait à présent le matin et dans l’hôtel éminemment aristocratique. Il y a cependant telles circonstances où le boueur doré, cherchant un refuge contre les caresses de la fashion, se présente le soir au Bower afin d’anticiper sur les faits du lendemain ; et là, sur le vieux banc comme autrefois, il suit la fortune déclinante de ces anciens maîtres du monde, qui en sont maintenant réduits à leurs dernières ressources.

Plus digne du poste qu’il occupe ou moins bien rétribué, mister Wegg se féliciterait de ces visites, qu’il eût trouvées flatteuses ; mais en sa qualité de mystificateur généreusement payé, il en éprouve du ressentiment. C’est la règle commune ; le serviteur incapable, quel que soit le maître qu’il ait à servir, en veut toujours à celui qui l’emploie. Même parmi ces nobles êtres, nés Gouvernants et Honorables, ceux qui ont montré le plus d’incapacité dans les places les plus hautes, n’ont jamais manqué de faire l’opposition la plus vive à qui se servait d’eux, et de manifester leur mauvais vouloir soit par le soupçon et la calomnie, soit par une plate insolence Ce qui est vrai du serviteur public à l’égard de son maître, ne l’est pas moins en tout lieu du serviteur privé.

Depuis que Silas Wegg a pénétré dans notre maison, ainsi qu’il nomme l’hôtel dont le coin l’a vu si longtemps sans abri ; depuis qu’il sait que, dans ses moindres détails, elle diffère absolument de l’idée qu’il s’en était faite, cet homme aux vues subtiles, non moins pour se dédommager de son erreur que pour ne pas se démentir, affecte des airs mélancoliques en songeant au passé, comme si la maison et lui avaient déchu du rang qu’ils occupaient.

« Oui, monsieur, dit-il à Boffin en hochant la tête d’un air triste et rêveur, c’était là notre maison. L’hôtel patrimonial d’où j’ai vu tant de fois sortir, et où j’ai vu tant de fois rentrer miss Élisabeth, maître Georges, tante Jane, oncle Parker, ces illustres personnages (dont il a inventé le nom) ! Faut-il donc qu’elle en soit arrivée là ! Bonté divine ! »

Il y a tant de douleur dans ses lamentations, que l’excellent Noddy prend une part réelle à son chagrin, et se demande si, en achetant cette maison, il n’a pas fait à ce pauvre ami un tort irréparable.

Deux ou trois entrevues diplomatiques où il a déployé la plus grande finesse, tout en disant avec indifférence que c’était le hasard qui l’amenait à Clerkenwell, ont permis à Silas de conclure son marché avec mister Vénus.

« Rapportez-moi au Bower samedi soir, a dit mister Wegg après cette conclusion ; et si une goutte de Jamaïque peut vous plaire, je ne suis pas homme à vous le reprocher ; nous passerons la soirée ensemble.

— Vous savez, monsieur, a répondu l’autre, que je suis d’une triste compagnie ; néanmoins il sera fait selon votre désir. »

C’est pour cela que le samedi soir mister Vénus sonne à la porte du Bower. La porte ouverte, mister Wegg aperçoit sous le bras de l’arrivant une espèce de bâton, enveloppé de papier brun, et fait cette remarque d’un ton sec : « Je pensais que vous auriez pris un cab.

— Non, monsieur, répond Vénus ; porter un paquet n’est pas au-dessus de moi.

— Certes, réplique Silas, qui ne témoigne pas entièrement son déplaisir ; mais certains paquets sont au-dessus d’un pareil transport.

— Voici votre emplette, mister Wegg, dit poliment Vénus en lui tendant le paquet ; je suis heureux de la rapporter à la source d’où elle émane. »

Silas Wegg le remercie. « Maintenant ajoute-t-il, que c’est une affaire faite, je peux vous dire, en ami, que si j’avais consulté un avocat, il est possible que vous eussiez été contraint de me rendre ça purement et simplement. C’est un point de droit que je vous soumets.

— Y pensez-vous, mister Wegg ? c’est un achat loyal, après marché débattu.

— On ne peut pas trafiquer de chair humaine dans ce pays, mister Vénus, reprend Silas en hochant la tête. Pouviez-vous acheter des os ?

— Légalement parlant ? demande Vénus.

— Oui, répond Silas.

— En matière de droit, je ne suis pas compétent, réplique l’anatomiste, qui rougit et dont la voix s’élève ; mais je peux juger du fait, et, comme tel, j’aurais dû… faut-il continuer, monsieur.

— À votre place, j’en resterais là, dit Wegg d’un ton conciliant.

— J’aurais dû exiger le prix de cet objet avant de m’en dessaisir. Je ne sais pas ce que dit la loi, mais je suis certain du fait. »

Comme Vénus est irritable, sans doute en raison de ses chagrins, et qu’il n’entre pas dans les vues de Silas de l’aigrir, celui-ci ajoute avec douceur : « Je ne disais cela que par manière de parler ; une simple question, une harpothèse.

— Veuillez plutôt, répond Vénus, en faire une acquithèse ; je vous avoue franchement que je n’aime pas vos manières de parler. »

Passant alors du froid pénétrant de la cour dans la salle de mister Wegg, où brillent un bon feu et la clarté du gaz, mister Vénus s’adoucit et fait compliment à son hôte de la maison qu’il occupe.

« Je vous l’ai toujours dit, poursuit-il, si vous avez le pied au Bower, vous êtes dans une belle passe.

— Je ne me plains pas, répond l’autre avec un soupir ; mais, vous le savez, il n’y a pas d’or sans alliage. Approchez-vous du feu, assoyez-vous, et faites-vous un grog. Voulez-vous jouer un petit air de pipe ?

— Je n’y suis pas très-fort, réplique Vénus ; mais je vous accompagnerai d’une ou deux bouffées de temps à autre. »

Mister Vénus mêle un peu de rhum à son eau chaude ; mister Wegg en fait autant. Vénus allume et jette une ou deux bouffées ; mister Wegg allume et la fumée tourbillonne.

« Vous disiez, reprend Vénus, que votre or n’était pas sans alliage ?

— Profond mystère ! retourne Wegg. Il m’est pénible de songer que les anciens habitants de cette demeure ont péri de mort violente ; et qu’on ignore qui les a fait disparaître.

— Auriez-vous quelque soupçon, mister Wegg ?

— Non ; je sais qui a profité du crime ; voilà tout. »

Ayant dit ces paroles, Silas Wegg reprend sa pipe, et regarde le feu. Son visage exprime la ferme résolution de ne pas manquer de charité ; on dirait qu’il a saisi par la jupe cette vertu théologale au moment où elle croyait de son devoir de le fuir, et qu’il la retient malgré elle.

« Je pourrais bien, dit-il, communiquer certaines observations, mais je les garde pour moi. Voilà une immense fortune qui tombe du ciel à une personne qui ne doit pas être nommée. Voici, d’autre part, une petite allocation, tant par semaine, qui me tombe des nues, augmentée, il est vrai du chauffage et de l’éclairage. Lequel de nous deux est supérieur à l’autre ? Ce n’est pas celui dont je tairai le nom ; mais je me soumets. Je prends mon allocation et mon chauffage ; lui sa fortune ; ainsi va le monde.

— Ah ! mister Wegg, ce serait bien heureux pour moi, si je pouvais accepter les coups du sort avec ce calme-là.

— Voyez, reprend Silas, avec un geste oratoire de sa pipe et de sa jambe de bois, dont l’élan manque de le renverser, voyez encore (et cette fois cela m’indigne), celui qui ne doit pas être nommé est un être crédule ; on s’empare facilement de son esprit, et c’est ce qui a été fait. Il m’avait à sa droite, où je comptais sur un avancement fort naturel ; peut-être penserez-vous que je l’avais mérité ? » Murmure affirmatif. « Eh ! bien, il me laisse à ma place ; et met au-dessus de moi un étranger dont les flatteries lui ont tourné la tête. Lequel des deux, pourtant, a le plus de valeur ? Qui fait de la poésie ? Qui se mesure avec les Romains, civils et militaires, jusqu’à en être enroué, comme si on n’avait été nourri que de sciure de bois depuis sa première enfance ? Je vous le demande ; est-ce moi, ou cet étranger ? Cependant la maison lui est ouverte à tout moment du jour ; il y a sa chambre. Et sur quel pied l’a-t-on mis ? Il touche par an un millier de livres. Tandis qu’on me relègue au Bower, où l’on vient me trouver, comme un vieux meuble, quand on a besoin de moi ; ce n’est pas le mérite qui l’emporte. Ainsi va le monde ? J’en fais l’observation, parce qu’il m’est impossible de ne pas le voir : j’ai un œil auquel rien n’échappe ; mais ce n’est pas pour me plaindre. Vous connaissiez le Bower, mister Vénus ?

— Jamais je n’en avais franchi le seuil.

— Mais vous êtes venu jusque-là ?

— Oui, mister Wegg ; j’ai même regardé plus d’une fois dans la cour, avec curiosité.

— Avez-vous aperçu quelque chose ?

— Rien que les tas d’ordures, mister Wegg. »

Toujours préoccupé de ce qu’il cherche, Silas promène ses yeux dans la chambre et les roule autour de Vénus, comme s’il y avait chez celui-ci quelque chose à découvrir.

« Cependant, reprend-il, on pourrait croire, qu’étant lié aux mister Harmon, vous n’avez pas été sans lui faire des visites ; la politesse l’exigeait, et vous êtes naturellement poli.

— C’est vrai, répond Vénus, en clignant ses yeux fatigués, et en faisant courir ses doigts dans sa tignasse poudreuse, j’étais d’humeur sociable avant d’être aigri par une certaine réponse ; vous savez à quoi je fais allusion. Depuis lors j’ai perdu toute amabilité ; je n’ai plus que du fiel.

— Vous n’avez pas tout perdu, mister Vénus, dit le littérateur avec condoléance.

— Si, monsieur ; tout absolument. On peut trouver cela insensé ; mais je suis capable de me jeter sur mon meilleur ami, aussi bien que sur un autre ; et même, c’est lui que j’attaquerai de préférence. »

Faisant une passe instinctive avec sa jambe de bois pour se protéger contre Vénus, qui s’est levé subitement en disant ces paroles, mister Wegg tombe sur le dos avec sa chaise, et se disloque. Il est relevé par le misanthrope inoffensif qui a provoqué sa chute, et il se frotte la tête.

— Vous avez perdu l’équilibre, mister Wegg, dit Vénus en lui tendant sa pipe.

— Il y a de quoi, grommelle Silas ; quand un homme qui vous fait une visite se conduit comme un diable à surprise, et s’échappe de sa boîte au moment où l’on ne s’y attend pas…

— Je vous demande pardon, mister Wegg ; je suis tellement aigri !

— Je le sais bien ; mais corbleu ! un homme qui se possède peut être aigri et rester sur sa chaise. Si la personne qui vous irrite n’aime pas les os, moi je n’aime pas les bosses, dit Wegg, en se frictionnant.

— Je ne l’oublierai pas, monsieur.

— Vous serez bien bon ; je vous en saurai gré. » Mister Wegg se calme peu à peu ; il abandonne l’ironie, et reprend sa pipe. « Vous parliez de mister Harmon, dit-il, comme de l’un de vos amis.

— Non, monsieur ; ami n’est pas le mot. Je le voyais quelquefois ; et de temps en temps nous faisions une petite affaire ensemble. Il était toujours à fureter dans ses ordures, à examiner, à questionner, mais ne répondant jamais : aussi cachotier qu’il était curieux.

— Cachotier ! s’écrie Wegg d’un air avide.

— Il en avait l’air, répond Vénus.

— Ah ! s’écrie mister Wegg en jetant de nouveau les yeux autour de la salle. Et que trouvait-il dans les ordures ? Lui avez-vous entendu dire, mon cher ami, comment il s’y prenait pour faire ses découvertes ? Quand on vit sur les lieux, on aimerait à le savoir. Était-ce par le haut qu’il attaquait ses monticules, ou bien par la base ? Procédait-il en sondant (Silas accompagne ces mots d’une pantomime expressive), ou creusait-il en différents endroits ?

— Je ne vous dirai ni l’un ni l’autre, mister Wegg.

— En bon camarade, Vénus ! un peu de rhum ; pourquoi ni l’un ni l’autre ?

— Parce que je suppose que c’est en faisant le triage des balayures, et en les passant à la claie ; tous les monticules, vous savez, sont passés et triés.

— Nous les verrons ensemble, et vous me direz votre opinion. Un nouveau grog, mister Vénus. » Chaque fois qu’il répète ces mots, Silas Wegg, sautillant sur sa jambe de bois, rapproche sa chaise de celle de l’anatomiste. « Demeurant sur les lieux, comme je le disais tout à l’heure, reprend-il quand son hôte a fini de manipuler son grog, j’aimerais à savoir, — dites-moi cela comme à un frère, — si en même temps qu’il faisait des trouvailles dans ses tas d’ordures, il n’y cachait pas certaines choses.

— Cela devait être, » répond Vénus.

Mister Wegg met ses lunettes, et regarde Vénus avec admiration. « Vous, qui êtes mon semblable, et dont je prends la main aujourd’hui pour la première fois, ayant négligé, d’une manière incompréhensible, ce témoignage d’une confiance sans borne qui unit l’homme à un autre homme, dit Silas en tenant la main de Vénus, dites-moi, en cette qualité, la seule dont je veuille me prévaloir, car je méprise tous les liens inférieurs qui m’attachent à cette noble créature dont le front est dressé vers le ciel, et que j’appelle mon frère, dites-moi, au nom de ce titre affectueux, que pensez-vous, mister Vénus, que le vieil Harmon ait caché ?

— Ce n’était qu’une simple supposition, répond l’autre.

— La main sur la conscience » (elle est sur le grog ; mais l’apostrophe n’en est pas moins pressante) « expliquez-vous, mister Vénus, et faites-moi part de votre supposition.

— Monsieur, répond lentement l’homme aux squelettes, après avoir avalé son grog, c’était un de ces vieux gentlemen à profiter des occasions que peut fournir un lieu comme celui-ci, pour y déposer en secret de l’argent, des valeurs, peut-être des papiers.

— En homme qui a toujours fait l’ornement de l’humanité (Silas Wegg reprend la main de Vénus, et l’étend comme s’il voulait dire la bonne aventure), en homme auquel le poëte songeait peut-être lorsqu’il écrivait ce passage d’une poésie nationale :

Arrive, la barre au vent, serre-le de près ;
Bout de vergue à bout de vergue oppose.
De nouveau, je te crie, mister Vénus, donne-lui une autre dose.
À l’abordage, monsieur ! autrement il s’enfuirait.

En homme que l’on doit tenir pour un chêne britannique, oui monsieur, car tel vous êtes, expliquez-moi cette parole ; qu’entendez-vous par ces papiers ?

— Si l’on considère, répond Vénus, que le vieux gentleman avait brisé toute relation avec ses proches, fermé son cœur à tout sentiment naturel, on en vient à penser qu’il a dû faire un certain nombre de testaments et de codicilles. »

La main du littérateur s’abaisse et frappe celle de Vénus avec un bruit pareil au claquement de langue des gourmets, « Jumeaux d’opinion, comme de sentiment ! s’écrie Silas avec enthousiasme. Un nouveau grog, mister Vénus. »

Le littérateur, dont la jambe de bois et la chaise sont maintenant tout près de l’homme aux squelettes, fait rapidement un mélange de rhum et d’eau chaude pour Vénus et pour lui. Il présente l’un des verres à l’artiste, prend le sien, en touche le bord de l’autre, le porte à ses lèvres, le repose sur la table ; et mettant ses deux mains sur les genoux de son visiteur, il lui parle en ces termes : « Ce n’est pas, mister Vénus, que je me plaigne d’être mis à l’écart pour cet étranger, bien que je n’aie pas plus d’estime pour lui que pour une pratique insolvable. Ce n’est pas par intérêt, bien que l’argent soit une bonne chose et que je ne sois pas assez orgueilleux pour dédaigner quelque profit ; c’est par amour pour la morale. »

Mister Vénus, dont les yeux rouges clignent tout à coup, demande à mister Wegg ce qu’il veut dire.

« Je parle d’un petit arrangement à faire entre nous ; vous le voyez d’ici.

— Jusqu’à présent je ne vois rien, mister Wegg.

— Si quelque chose doit être découvert, mon cher Vénus, découvrons-le ensemble. Convenons amicalement de nous associer pour les recherches ; convenons amicalement de partager les profits. Et cela, par amour pour la morale, ajoute Silas d’un ton rempli de noblesse.

— Alors, répond Vénus en relevant les yeux, après avoir médité un instant, les mains dans sa chevelure, comme s’il ne pouvait fixer son attention qu’en se tenant la tête, si nous faisons quelque trouvaille, la chose se passera entre nous ; et le secret devra être gardé : n’est-ce pas comme cela qu’il faut l’entendre ?

— Cela dépendra, mister Vénus. Supposez que ce soient des espèces, de l’argenterie, ou des bijoux, il est évident que cela nous appartiendra. »

Vénus se frotte le sourcil d’un air dubitatif.

« Rien de plus juste, reprend Silas ; car autrement ces objets, restant ignorés, seraient vendus avec les ordures qui les renferment, et l’acquéreur se trouverait en possession d’une chose qu’il n’aurait pas achetée, ce qui blesserait la morale.

— Supposons que ce soit des papiers ? dit l’homme aux squelettes.

— D’après leur contenu, répond vivement le littérateur, nous les offririons à ceux qu’ils pourraient concerner.

— Par amour pour la morale, mister Wegg ?

— Toujours, mister Vénus. Si après cela les personnes à qui nous les aurions cédés en faisaient mauvais usage, ce serait leur affaire. J’ai sur vous, monsieur, une opinion qu’il n’est pas facile d’exprimer. Depuis le soir où je vous ai vu noyant dans le thé votre esprit si vaste, j’ai senti que vous aviez besoin d’être stimulé par un intérêt puissant ; or, vous trouverez dans la proposition que je vous fais, un but assez glorieux pour réveiller votre énergie. »

Le littérateur expose le projet qui l’occupe, et s’étend sur les qualités que le monteur de squelettes apporterait dans cette recherche : une patience à toute épreuve, l’habitude d’un travail délicat, le talent de réunir de petites parcelles et d’en composer un tout, la connaissance des divers tissus, les vagues indications qu’il a déjà, et qui peuvent amener les découvertes les plus importantes.

« Moi au contraire, ajoute Silas, je ne conviens nullement à ce genre d’opération. Que je veuille sonder ou creuser, j’ai la main trop lourde pour le faire sans qu’il en reste des traces. Avec vous, mister Vénus, ce serait bien différent. »

Silas fait en outre observer, d’un air modeste, qu’une jambe de bois n’est pas apte à monter aux échelles, ni à siéger sur un perchoir quelconque ; puis, lorsqu’il s’agit de le promener sur une colline poudreuse, ce membre fictif a l’inconvénient d’enfoncer profondément, et de cheviller son propriétaire à l’endroit où il se pose. Mister Wegg rappelle ensuite cette particularité phénoménale, que c’est de la bouche de Vénus qu’il a entendu parler pour la première fois de cette croyance populaire aux trésors cachés dans des tas d’ordures ; croyance, qui certainement, n’existe pas sans cause. Enfin, revenant à la morale, dont l’intérêt lui est cher, il pressent la découverte de quelque objet qui pourrait accuser mister Boffin ; car il faut bien l’admettre, on ne peut pas le nier, c’est lui qui a profité du meurtre. Il prévoit déjà que ce criminel sera livré par les auteurs de la découverte ; et cela, dit-il, en insistant sur ce point, sans nul souci de la récompense, qu’ils accepteront cependant, pour ne pas manquer aux principes.

L’artiste, dont la chevelure poudreuse représente deux oreilles de chien, a prêté la plus grande attention aux paroles précédentes. Le littérateur, qui a fini son exposé, ouvre les bras comme pour témoigner de la pureté de ses désirs, et les referme en attendant une réponse. Mister Vénus attache sur lui ses yeux clignottants, et garde le silence.

« Je vois, dit enfin celui-ci, que vous avez déjà essayé, et que vous n’avez découvert que les difficultés de l’entreprise.

— Essayé n’est pas le mot, répond Silas Wegg. À peine ai-je effleuré les monticules ; à peine, mister Vénus.

— Assez, toutefois, pour voir que la chose est difficile. » Le littérateur fait un signe de tête.

« Je ne sais que vous répondre, mister Wegg, reprend l’artiste après un instant de réflexion.

— Consentez, réplique naturellement la jambe de bois.

— Si je n’étais pas aigri, je dirais non, mister Wegg ; mais dans ma situation morale, poussé à la folie et au désespoir, je suppose que c’est oui. »

Mister Wegg saisit les deux verres, en présente un à Vénus, trinque de nouveau, et boit en lui-même à la santé de la jeune fille, qui a poussé l’autre à ce désespoir avantageux. Les articles du pacte amical sont répétés plusieurs fois, et mutuellement acceptés. Ils se résument par ces trois mots : discrétion, fidélité, persévérance. Mister Vénus pourra venir à toute heure au Bower afin de s’y livrer à ses recherches ; on prendra toutes les précautions indispensables pour ne pas éveiller l’attention des voisins.

« J’entends marcher ! dit Vénus.

— Où cela ? demande Wegg en tressaillant.

— Dans la cour…, Pst ! »

Une poignée de main a ratifié le contrat ; les associés changent de conversation ; ils reprennent leurs pipes, et allongés sur leurs chaises, ils fument tous les deux en causant. Impossible d’en douter : c’est bien un bruit de pas ; ce bruit approche de la fenêtre, et l’on frappe au carreau.

« Entrez, » crie mister Wegg. Il veut dire faites le tour, et passez par la porte ; mais une main soulève le châssis de la vieille fenêtre en guillotine ; et, se détachant sur le fond obscur de la nuit, une figure d’homme regarde dans la salle. « Mister Wegg est-il là ? Ah ! pardon je l’aperçois. »

L’intrus se fût présenté de la façon ordinaire, que sa visite aurait fait éprouver un certain malaise aux complices ; mais cette tête, qui apparaît tout à coup, surgissant des ténèbres, les impressionne vivement, surtout Vénus. Il dépose sa pipe, se rejette en arrière, et regarde le visiteur avec effroi, comme s’il voyait son bébé hindou sorti du bocal pour venir le chercher. « Bonsoir, mister Wegg, reprend le trouble-fête. La porte d’entrée ne ferme plus ; vous aurez la bonté d’y voir.

— N’est-ce pas mister Rokesmith ? balbutie le littérateur.

— Lui-même ; ne vous dérangez pas, mister Wegg ; je n’ai qu’un mot à vous dire. Bien que la porte fût ouverte, j’ai eu d’abord envie de sonner, pensant que vous pouviez avoir un chien ; mais je n’ai pas voulu vous déranger inutilement.

— Je voudrais en avoir un qui vous eût étranglé, murmure Silas Wegg en se levant, le dos tourné à la fenêtre. Pst : le flatteur dont je vous parlais, mister Vénus.

— Est-ce quelqu’un de ma connaissance, mister Wegg ? demande le secrétaire.

— Non, monsieur ; c’est un de mes amis qui vient me voir quelquefois.

— Mille pardons mister Wegg ; mais mister Boffin m’a prié de vous dire, en passant, de ne jamais l’attendre. Il serait désolé de vous faire rester chez vous sous prétexte qu’il peut venir. Vous imposer un sacrifice quelconque n’est pas dans ses intentions ; il aime mieux courir la chance de ne pas vous rencontrer. » Le secrétaire souhaite le bonsoir, ferme la fenêtre, et disparaît. Les deux amis écoutent s’éloigner le bruit de ses pas, et entendent la porte de la cour se refermer derrière lui.

— Et voilà pour quel homme j’ai été mis de côté ! dit Silas Wegg. Que pensez-vous de cet être-là, mister Vénus ? »

Celui-ci apparemment n’en pense rien de bien clair, car tous ses efforts pour trouver une réponse n’aboutissent qu’à ces mots : « Il a un air singulier.

— Vous voulez dire un air double, reprend Silas avec amertume. Un caractère faux, mister Vénus ; un esprit ténébreux.

— Y a-t-il quelque chose contre lui ? demande l’artiste.

— Quelque chose, monsieur ! Ah ! j’éprouverais un bien grand soulagement, si, n’étant pas l’esclave de la vérité, je pouvais me dispenser de répondre. Ce n’est pas quelque chose, mister Vénus ; c’est tout qui est contre lui. »

Voyez dans quelles absurdités ces autruches sans plume se cachent la tête pour ne pas voir ce qui les inquiète : c’est pour Silas Wegg une satisfaction indicible de se coiffer de cette idée que le secrétaire de Boffin a l’esprit ténébreux. « Penser que par cette nuit resplendissante, dit-il en reconduisant son associé jusqu’au portail (ils ont multiplié les grogs au point d’en être plus irrités que jamais), penser que d’indignes flatteurs, des esprits ténébreux marchent sous le ciel étoilé comme s’ils étaient honnêtes !

— Le spectacle de ces orbes, répond Vénus en regardant les étoiles (ce qui fait tomber son chapeau), rappelle douloureusement à mon esprit ces paroles navrantes : Qu’Elle ne veut pas être considérée…

— Je sais, interrompt mister Wegg en lui serrant la main ; n’en dites pas davantage. Mais pensez combien la vue de ces astres doit augmenter en moi le sentiment, qui m’anime contre celui qu’il est inutile de nommer. Ce n’est pas que je sois méchant ; mais que de souvenirs dans l’éclat de ces étoiles ! Savez-vous ce qu’elles rappellent, mister Vénus ?

— Oui, répond l’autre ; elles rappellent ces mots, écrits de sa propre main : Qu’Elle ne veut pas…

— Non, monsieur, interrompt Silas avec dignité. Les souvenirs qui brillent dans ces astres proviennent de notre maison, de tante Jane, de maître Georges, de miss Élisabeth, d’oncle Parker ; tous maintenant dispersés, offerts en sacrifice au mignon de la fortune, au ver de terre, favori de l’heure présente ! »