Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 206-224).

DEUXIÈME PARTIE

GENS DE MÊME FARINE



I

PÉDAGOGIE


L’école où Charles Hexam avait pris ses premières leçons de lecture (pour les élèves de ce degré la rue est un établissement préparatoire, où s’instruisent, sans livre, ceux même qui plus tard sauront lire), cette école était un misérable bouge, au fond d’une cour dégoûtante. Un galetas encombré, un air épais et nauséabond, un bruit assourdissant. La moitié des élèves plongés dans la torpeur, les autres luttant contre le sommeil, et ne se maintenant éveillés que par un bourdonnement analogue à celui d’une cornemuse dont on jouerait faux et sans mesure.

D’excellentes intentions chez les instituteurs, mais aucune idée du fait ; et, pour résultat de leurs efforts, une confusion déplorable.

L’école était mixte et recevait les adultes. Chacun des sexes avait une classe séparée, où les différents âges, divisés par des cloisons, formaient des groupes assortis. Mais il régnait partout la supposition ridicule et grimaçante que chaque élève, en dépit des années, avait l’esprit enfantin et d’une parfaite candeur. Cette feinte supposition, vivement encouragée par les dames patronnesses, conduisait à des absurdités monstrueuses. De jeunes femmes, vieillies dans tous les vices, devaient se laisser captiver par les aventures de la petite Margery, dont le cottage était situé près d’un moulin, et qui, à peine âgée de cinq ans, morigénait le meunier, dont la cinquantaine n’avait rien à répondre. Touchante enfant qui partageait sa soupe avec les petits oiseaux, refusait un chapeau nankin, sous prétexte que les navets n’en portent pas, et que les moutons, qui mangent les navets, n’en portent pas non plus ; enfant laborieuse qui tressait des chapeaux de paille, et débitait d’effroyables sermons à tout venant et hors de tout propos.

De jeunes dragueurs, peu faciles à conduire, des alouettes de boue[1], âpres à la curée, étaient nourris de l’histoire du jeune Thomas, lequel ayant bien voulu ne pas prendre à son bienfaiteur une somme de dix-huit pence, dans les circonstances les plus odieuses, fut bientôt, par un fait surnaturel, en possession de trois schellings six pence, et mena désormais une vie d’une prospérité exemplaire. Notez que le bienfaiteur ne reçut aucune aubaine. Divers criminels, fiers d’eux-mêmes, ayant écrit leurs mémoires dans le même ton, ces biographies édifiantes se trouvaient entre les mains des élèves, et les susdites alouettes y apprenaient que l’on doit faire le bien, non parce qu’il est bien de le faire, mais parce qu’on peut en tirer profit.

Les adultes, il est vrai, apprenaient à lire dans le Nouveau-Testament, et à force de trébucher de syllabe en syllabe, et de fixer leurs yeux éblouis sur les mots particuliers qui leur revenaient tour à tour, n’ignoraient pas moins la sublime histoire que si jamais elle n’avait existé.

Bref, c’était une école étourdissante, confusionnante, abrutissante, où les esprits de toutes couleurs, noirs et blancs, gris et rouges, s’embrouillaient, s’embrouillaient, s’embrouillaient, s’embrouillaient tous les soirs, et le dimanche s’embrouillaient un peu plus ; car ce soir là, un amphithéâtre d’infortunés marmots était livré aux bonnes intentions des instituteurs les plus déplorables ; instituteurs que personne n’aurait supportés, et qui, placés devant l’amphithéâtre en qualité d’exécuteurs en chef, étaient secondés par un aide volontaire. Il importe peu de savoir à quel endroit, et à quelle époque, il fut imaginé qu’une main violente devait frictionner du haut en bas le visage d’un élève fatigué ou distrait, ni quand et comment l’aide volontaire fut chargé de cette correction et s’enflamma d’un beau zèle pour ce touchant système.

L’exécuteur en chef avait donc pour fonction de pérorer, et son acolyte de s’élancer vers les enfants qui s’endormaient, ou qui bâillaient, ou qui remuaient, ou qui pleuraient, et de leur frotter vigoureusement la figure, parfois d’une main, comme s’il leur avait pommadé le favori gauche, parfois des deux mains, placées comme des œillères.

L’embrouillement durait une heure :

«  Mes che-e-e-r-rs enfan-an-ants, nous parlerons ce soir de la venue au sépu-ulcre, au sépu-ulcre. » Cinq cents fois le mot sépulcre (généralement employé quand on parle aux chers enfants), sans jamais dire ce qu’il signifiait. L’acolyte, en guise de commentaire, frictionnait à droite, frictionnait à gauche ; et la rougeole, les éruptions, la coqueluche, la fièvre, les vomissements s’échangeaient dans cette plate-bande d’enfants pourpres, comme si les malheureux s’étaient réunis pour cela.

Toutefois, même dans ce temple des bonnes intentions, un élève doué d’une intelligence rare, jointe à un désir exceptionnel de l’employer, pouvait apprendre quelque chose, et, l’ayant appris, pouvait l’enseigner avec plus de succès que le maître, attendu qu’il le savait beaucoup mieux et n’avait pas l’inconvénient d’effaroucher les esprits timides. C’est ainsi que, dans ce tohu-bohu, Charles Hexam avait fait des progrès, avait enseigné ce qu’il avait appris, et, sortant de ce bouge, avait pu entrer dans un pensionnat.

« Vous voulez donc aller voir votre sœur, Hexam ?

— Oui, Monsieur, si vous le permettez.

— Où demeure-t-elle ? J’aurais presque envie d’aller avec vous.

— Elle n’est pas encore installée, mister Headstone ; et si cela ne vous faisait rien, j’aimerais mieux que vous attendissiez qu’elle le fût.

— Dites-moi un peu, Hexam… » Mister Bradley Headstone, chef d’institution, hautement diplômé et largement rétribué, passa l’index de sa main droite dans l’une des boutonnières de son élève, et attachant son regard sur celui-ci : « J’espère, poursuivit-il que votre sœur est pour vous une société convenable ?

— Est-ce que vous en doutez, monsieur ?

— Je n’ai pas dit cela. »

Mister Headstone retira son doigt de la boutonnière, le regarda de plus près, en mordilla le côté, et l’examina derechef.

« Voyez-vous, Hexam, un jour vous serez des nôtres ; vous êtes sûr, avec le temps, de passer de bons examens ; la seule question est de savoir… »

Il regarda et mordit tour à tour son index pendant si longtemps, qu’à la fin Charles Hexam reprit d’une voix interrogative :

« La question est de savoir ?

— S’il ne vaudrait pas mieux pour vous, répondit Bradley, que toute relation fût rompue.

— Abandonner ma sœur, monsieur !

— Je ne dis pas cela ; je n’en sais rien ; c’est un point que je vous soumets. Je vous prie seulement d’y réfléchir ; vous savez quelle position vous pouvez vous faire chez moi.

— Après tout, dit Charles avec effort, c’est elle qui l’a voulu.

— Elle en a senti la nécessité, répliqua mister Headstone ; et voyant qu’une séparation était indispensable, soyez sûr qu’elle en a pris son parti. »

L’écolier parut faire un nouvel effort, comme pour triompher d’un sentiment pénible ; puis tout à coup relevant la tête :

«  Elle n’est pas installée, dit-il ; mais c’est égal, je serais bien aise, monsieur, que vous vinssiez avec moi ; vous la verriez ; elle ne nous attend pas, et vous la jugeriez vous-même.

— Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas besoin de la prévenir ? demanda le chef d’institution.

— Ma sœur, répondit Charles avec fierté, n’a pas besoin qu’on l’avertisse ; elle n’a rien à cacher et ne craint pas qu’on la surprenne. » La confiance qu’il avait en Lizzie se faisait jour plus aisément que la pensée que nous l’avons vu combattre. Si le mauvais côté de sa nature était d’être foncièrement égoïste, il avait du moins en lui un bon sentiment : l’affection qu’il gardait à sa sœur ; et jusqu’ici la tendresse avait été la plus forte.

« Je suis libre ce soir, reprit le maître, et ne demande pas mieux que de vous accompagner.

— Merci, monsieur ; si vous le voulez bien, nous allons partir. »

Avec son habit noir et son gilet décents, sa chemise blanche et décente, le nœud décent et régulier de sa cravate noire, son pantalon poivre et sel décent, sa montre d’argent dans son gousset décent, et le cordon de crin décent qui lui entourait le cou, mister Bradley Headstone représentait un jeune homme de vingt-six ans d’une décence accomplie. On ne le voyait jamais avec d’autres vêtements, et malgré cela il les portait avec raideur, comme s’il y avait eu entre eux et lui un manque d’adaptation, qui rappelait l’ouvrier endimanché. Il avait acquis mécaniquement un grand fond de pédagogie ; il pouvait faire mécaniquement de l’arithmétique mentale, chanter à première vue mécaniquement, jouer mécaniquement de divers instruments à vent, même du grand orgue de l’église. Son esprit, dès sa plus tendre enfance, avait été un lieu d’emmagasinage mécanique ; toutes les marchandises y étaient disposées de manière à pouvoir répondre tout de suite aux exigences du détail : histoire dans telle case, géographie dans telle autre ; mathématiques à droite, économie politique à gauche ; histoire naturelle, physique, astronomie, botanique, musique, etc., chaque objet à sa place. Cet ordre excessif communiquait à sa figure quelque chose de compassé, et l’habitude de poser des questions et d’en subir lui avait donné l’air soupçonneux d’une personne qui est à l’affût et qui redoute un guet-à-pens. Une sorte d’inquiétude, passée à l’état chronique, se peignait sur sa figure. Celle-ci révélait une intelligence naturellement lente et distraite, qui avait fait de rudes efforts pour acquérir ce qu’elle possédait, et qui, maintenant, travaillait à le conserver. Il paraissait toujours craindre qu’il ne s’égarât quelque chose de son entrepôt mental, et semblait sans cesse en faire l’inventaire pour s’assurer qu’il n’y manquait rien.

Supprimer telle quantité, pour faire place à telle autre, lui causait par dessus tout une préoccupation qui imposait à ses manières une contrainte perpétuelle. Et cependant, bien qu’étouffées sous la cendre, on surprenait chez lui assez de force et de vie ardente pour faire croire que si, à l’époque où il n’était que l’enfant d’un pauvre, le jeune Bradley avait été envoyé en mer, il ne serait pas resté le dernier homme de l’équipage. À l’égard de son humble origine, il était fier, ombrageux, susceptible et désirait qu’on l’oubliât. Peu de personnes d’ailleurs en avaient connaissance.

Dans les quelques visites qu’il avait faites à l’école dont il a été question plus haut, Bradley avait remarqué le frère de Lizzie, un enfant d’une rare intelligence, qui ferait honneur à la maison où il achèverait ses études. Peut-être se mêlait-il à ce calcul un souvenir personnel : la pensée du petit pauvre dont l’existence devait rester inconnue. Toujours est-il que, pour un motif ou pour un autre, il avait attiré chez lui le précieux élève, qui, moyennant certaines fonctions que celui-ci remplissait avec zèle, le dédommageait des frais de nourriture et de logement.

Telles étaient les circonstances, qui, le soir dont nous parlons, avaient réuni Bradley Headstone et Charles Hexam ; un soir d’automne, car six mois pleins s’étaient écoulés depuis l’époque où M. l’inspecteur avait ramené le corps de Gaffer.

Les écoles de Bradley (il en avait deux) étaient situées dans le quartier plat qui descend vers la Tamise, quartier où viennent se rejoindre le Kent et le Surrey, et dont les chemins de fer enjambent les jardins, qu’ils feront bientôt disparaître. Construites depuis peu, ces écoles ressemblaient tellement à celles dont les environs étaient semés qu’on pouvait croire que c’était un seul et même édifice, qui doué, comme le palais d’Aladin, de la faculté de changer de place en usait sous vos yeux.

Tout le quartier semblait être sorti en bloc d’une boite de joujoux dont un bambin désordonné aurait planté au hasard les différentes pièces. Là un côté de rue, ici un cabaret solitaire ne faisant face à rien ; plus près une maison non terminée et déjà tombant en ruines ; plus loin une église ; à gauche un immense entrepôt qu’on venait de finir ; là-bas une ancienne villa délabrée. Puis un méli-méla de fossés bourbeux, de châssis étincelants, de terrains herbus, de jardins potagers, d’arches en briques, de fange, de fumée, de brouillard, comme si l’enfant avait donné un coup de pied à la table et s’était endormi.

Cependant au milieu des écoles, des maîtres d’école et des écoliers, tous taillés sur le même modèle et conçus, quant à la monotonie, dans le système du dernier évangile, se trouvait encore l’ancien patron d’après lequel tant de créatures, de fortunes diverses, ont été façonnées pour le bien et pour le mal. Il apparut sous la forme de miss Peecher, qui sortit de chez elle au moment où mister Bradley sortait de son côté avec le jeune Hexam. Miss Peecher allait arroser les corbeilles du petit jardin poudreux qui s’attachait à son petit pensionnat : petite résidence à petites fenêtres, pareilles à des trous d’aiguilles, et à petites portes, semblable à des couvertures de livres de classe.

Petite, proprette, lustrée, méthodique et souriante, la joue comme une cerise et la voix mélodieuse, telle était miss Peecher. Petite ménagère, petite pelote, petit coffre à ouvrage, petites tables, petite série de poids et mesures, petite femme : tout de la même dimension. Elle pouvait écrire, sur un sujet quelconque, un petit essai, de la longueur d’une ardoise, commençant tout en haut dans le coin gauche, finissant tout en bas à main droite, et strictement selon la règle. Si mister Bradley Headstone lui avait adressé par écrit une demande en mariage, il est probable qu’elle aurait fait sur la question un petit essai complet de la longueur susdite ; mais elle aurait certainement répondu oui, car elle l’aimait. Le cordon de crin décent qui entourait le cou du chef d’institution, et qui retenait sa montre, était pour elle un objet d’envie ; elle aurait voulu de même lui entourer le cou et retenir cet insensible, car il ne l’aimait pas.

L’élève favorite qui aidait miss Peecher dans ses petits travaux de ménage, était également dans le jardin ; elle portait une cruche d’eau pour remplir le petit arrosoir, et comprenait suffisamment l’état du cœur de sa maîtresse pour se dire qu’à son tour elle devait aimer Charles Hexam.

Il y eut donc une double palpitation parmi les giroflées quand le maître et l’élève s’arrêtèrent devant la petite porte du jardin.

« Une belle soirée, miss Peecher.

— Très-belle, mister Headstone ; vous allez faire un tour ?

— Oui, miss, nous allons même assez loin.

— Un temps magnifique pour une longue promenade.

— C’est plutôt pour affaire que pour notre plaisir, répondit le maître. »

Miss Peecher, renversant son arrosoir, en secoua les dernières gouttes sur une plante, comme si elles avaient pu transformer celle-ci en Jack’s bean stalk[2] et demanda de l’eau à l’élève, qui causait avec le jeune Hexam.

« Bonsoir, miss Peecher.

— Bonsoir, mister Headstone. »

L’habitude qu’elle avait prise en classe d’étendre le bras, comme pour appeler un cab, ou faire arrêter un omnibus, chaque fois qu’elle voulait parler à miss Peecher, était si forte chez l’élève, qu’elle le faisait souvent lorsqu’elles étaient seules, et cela lui arriva au moment dont nous parlons.

« Qu’y a-t-il, Mary-Anne ? demanda la maîtresse.

— S’il vous plaît, madame ; Charles m’a dit qu’ils allaient voir sa sœur.

— Cela ne peut pas être, répondit miss Peecher ; mister Headstone n’a pas d’affaire avec miss Hexam. »

Nouveau signe de l’élève.

« Qu’y a-t-il, Mary-Anne ?

— S’il vous plaît, madame ; peut-être est-ce une affaire de Charles.

— C’est possible, répondit l’institutrice ; je n’y avais pas songé. Cela n’a, du reste, aucune importance. »

Nouveau signe.

« Qu’y a-t-il, Mary-Anne ?

— S’il vous plaît, madame ; ils disent qu’elle est très-jolie.

— Oh ! Mary-Anne ! Mary-Anne ! » reprit miss Peecher, dont le front se colora légèrement, et qui hocha la tête avec un peu d’humeur. « Combien de fois vous ai-je dit de ne pas employer d’expressions aussi vagues ? Ils disent ! qu’entendez-vous par là ? Ils : quelle partie du discours ? »

Mary-Anne se croisa les bras derrière le dos, ce qui est la pose d’examen, et répondit : « Pronom personnel.

— À quelle personne ?

— À la troisième.

— De quel nombre ?

— Du pluriel.

— Combien de personnes entendez-vous désigner ? deux, trois, quatre, ou davantage ?

— Pardon, madame, répondit l’élève toute confuse, maintenant qu’elle y pensait. Je ne parlais que de son frère, ajouta-t-elle en décroisant les bras.

— J’en étais convaincue, dit miss Peecher en retrouvant son sourire. Une autre fois, je vous en prie, Mary-Anne, soyez plus attentive. Il dit, n’est pas du tout la même chose que ils disent, ne l’oubliez pas. Quelle différence y a-t-il entre ces deux propositions : il dit, et ils disent ? »

Mary-Anne se recroisa immédiatement les bras, attitude indispensable en pareille occasion, et s’empressa de répondre :

« L’une est à la troisième personne du singulier, présent de l’indicatif du verbe dire, qui est un verbe actif. L’autre est à la troisième personne du pluriel du verbe dire, qui est un verbe actif.

— Pourquoi le verbe dire est-il un verbe actif, Mary-Anne ?

— Parce qu’il gouverne l’accusatif, miss Peecher.

— Très-bien, Mary-Anne, très-bien, on ne peut mieux. Une autre fois, n’oubliez pas d’appliquer la règle, »

Ayant terminé son arrosage, miss Peecher rentra dans sa petite chambre, et repassa les principaux fleuves et les principales montagnes du globe, hauteur, largeur, longueur et profondeur, avant de prendre les mesures d’un corsage qu’elle allait se confectionner.

Pendant ce temps-là, ayant franchi le pont de Westminster qui les avait conduits dans le Middlesex, Bradley Headstone et Charles Hexam côtoyaient la Tamise, et se dirigeaient vers Millbank. Il y a, dans cette région, une petite place borgne qui porte le nom de Smith-Square, et sur laquelle débouche une petite rue qui s’appelle la rue de l’Église. Au centre de la place est en effet une église hideuse, qui ressemble à quelque monstre pétrifié, couché sur le dos et les quatre jambes en l’air. Le maître et l’élève aperçurent dans un coin, près de cette église, un arbre, une forge, un chantier de bois de construction et un marchand de ferraille. Pourquoi le fragment de chaudière et la grande roue, qui se voyaient dans la cour du ferrailleur, étaient-ils à demi enterrés ? Nul n’en savait rien, et ne semblait désireux de l’apprendre, Comme le meunier de la chanson, ils ne s’inquiétaient de personne, et personne ne s’inquiétait d’eux.

Après avoir fait le tour de la place, et remarqué l’espèce de léthargie où ce square était plongé, comme s’il avait avalé du laudanum, Charles et Bradley prirent une petite rue, où de petites maisons s’élevaient d’un seul côté.

« C’est ici que doit demeurer ma sœur, dit Charles en s’arrêtant devant l’une des maisonnettes. Elle s’y est logée provisoirement, après la mort de mon père.

— Depuis cette époque êtes-vous allé souvent la voir ? demanda Bradley.

— Seulement deux fois, répondit Hexam avec embarras ; mais c’est autant sa faute que la mienne.

— Comment gagne-t-elle sa vie ?

— Elle a toujours été bonne ouvrière, et travaille pour une maison de confection où l’on fait des trousseaux de marins.

— Travaille-t-elle dans sa chambre ?

— Quelquefois ; je crois cependant qu’elle est plus souvent à l’atelier que chez elle. »

Le coup de marteau d’Hexam avait à peine retenti, que la porte s’ouvrit au moyen d’un ressort, dont le claquement se fit entendre. Une porte ouverte, au fond d’une petite entrée, laissa voir une petite pièce, et dans cette pièce un enfant, une naine, une petite fille, une créature quelconque, assise sur un petit fauteuil de forme antique, placé derrière une espèce d’établi.

« Je ne peux pas me lever, dit l’enfant ; j’ai le dos si malade et les jambes si faibles ! mais je suis la maîtresse de la maison.

— Il doit y avoir ici d’autres personnes ? demanda Charles d’un air étonné.

— Pas pour l’instant, répondit la petite fille d’un ton vif ; il n’y a ici que moi, la maîtresse de la maison. Que voulez-vous, jeune homme ?

— Je viens voir ma sœur.

— Beaucoup de frères ont des sœurs, retourna l’enfant ; comment vous appelle-t-on ? »

La drôle de petite personne, y compris son drôle de petit visage, qui n’était pas laid du tout, avec ses yeux gris et brillants, offrait un composé d’angles si aigus, et de lignes tellement acérées, qu’on devait s’attendre à ce que ses manières et ses paroles fussent piquantes et tranchantes ; impossible qu’il en fût autrement, sortant d’un pareil moule.

« Je m’appelle Hexam, répondit l’écolier.

— Je m’en doutais, dit la petite fille ; votre sœur rentrera bientôt. Je l’aime beaucoup, c’est ma meilleure amie. Asseyez-vous, monsieur. Et ce gentleman, quel est-il ?

— Mister Headstone, mon maître de pension.

— Asseyez-vous, monsieur ; et d’abord, veuillez fermer la porte ; je ne peux pas le faire moi-même, j’ai si mal au dos et les jambes si faibles ! »

La porte fermée, ils prirent chacun une chaise, pendant que la petite personne, qui s’était remise à l’ouvrage, étendait de la colle sur de petits morceaux de carton, ou de petites plaques de bois très-minces et de formes diverses, qu’elle assemblait ensuite. Les ciseaux et les couteaux, placés à côté d’elle, montraient que la petite personne avait taillé elle-même toutes ces plaquettes ; et les bouts de ruban, de soie et de velours qui jonchaient l’établi, annonçaient qu’après avoir été convenablement bourrés, les cartonnages seraient brillamment recouverts. Ses doigts agiles étaient d’une incroyable dextérité, et lorsque, rapprochant deux petites feuilles de carton, la petite ouvrière les réunissait en les faisant mordre un peu l’une sur l’autre, elle lançait à ses visiteurs, du coin de ses yeux gris, un regard où se concentrait tout ce qu’il y avait en elle de pénétration et de finesse.

« Je parie, dit-elle, que vous ne devinez pas quel est mon métier ?

— Vous faites des pelotes, répondit Charles.

— Et avec cela ?

— Des essuie-plumes, dit mister Headstone.

— Et puis encore ? Vous êtes maître de pension, mais vous ne devinerez pas.

— C’est quelque chose où il entre de la paille, répondit Bradley en désignant celle qui était sur l’établi ; seulement, je ne sais pas ce que c’est.

— Battus ! s’écria la petite personne ; je ne fais des pelotes et des essuie-plumes que pour utiliser mes rognures ; mais la paille appartient à mon vrai métier. Voyons ! essayez encore : qu’est-ce que je fais de ma paille ?

— Des paillassons de salle à manger.

— Oh ! des paillassons ! quelle réponse pour un maître d’école ! Voyons, je vais vous souffler : j’aime mon amie par C, parce qu’elle est charmante ; je la déteste, parce qu’elle est capricieuse ; je l’ai prise à l’enseigne du Cavalier d’Or ; je lui fais présent d’un chapeau ; je la nomme Coquette, et je l’envoie à Cythère. Maintenant, qu’est-ce que je fais de ma paille ?

— Des chapeaux de dame.

— Et de belles dames, encore ! s’écria la petite personne en faisant un signe affirmatif. Je suis habilleuse de poupées.

— Est-ce un bon état ? »

L’enfant haussa les épaules, et secoua la tête. « Non, dit-elle, on vous paye mal, et on vous presse tant ! J’ai eu, la semaine dernière, une poupée qui s’est mariée ; il a fallu passer les nuits, et ce n’est pas bon pour moi, qui ai le dos si malade et les jambes si faibles ! »

Ils regardaient la petite créature d’un air de plus en plus surpris.

« Je regrette, dit Bradley, que vos belles dames soient si exigeantes.

— Elles sont toutes comme cela, répondit l’habilleuse en haussant les épaules ; et si peu de soin de leurs affaires ! et changer de mode tous les huit jours. Je travaille pour une poupée qui a trois filles. Bonté divine ! il y a de quoi ruiner le mari. » La fine créature poussa un petit éclat de rire strident et malicieux, et regarda les visiteurs du coin de l’œil. Elle avait un petit lutin de menton singulièrement expressif, qui, au moment où elle lança ce coup d’œil, se releva comme s’il avait été mu par le même fil que les yeux.

« Êtes-vous toujours aussi occupée qu’aujourd’hui ? demanda Bradley.

— Souvent bien davantage. Ce soir, je n’ai rien qui me presse. J’ai fini avant-hier un deuil considérable ; une poupée, pour laquelle je travaille, avait perdu l’un de ses serins. » La petite personne poussa un nouvel éclat de rire, et hocha plusieurs fois la tête comme pour ajouter : Oh ! le monde ! le monde !

« Vous n’êtes pas seule toute la journée, reprit Bradley ; est-ce qu’il n’y a pas dans le voisinage quelques enfants ?…

— Miséricorde ! » s’écria la petite personne en poussant un cri aigu, comme si on l’avait piquée. « Ne me parlez pas des enfants, je ne peux pas les souffrir. Je connais leurs tours et leurs manières, » dit-elle, en agitant son petit poing qu’elle avait placé à la hauteur de ses yeux.

Peut-être n’y avait-il pas besoin de l’expérience de l’instituteur pour attribuer l’amertume de ces paroles aux infirmités de la pauvre créature. Dans tous les cas, le maître et l’élève le comprirent ainsi.

« Toujours courant et criant, jouant et se battant, poursuivit la petite infirme ; toujours saute, saute, sautant sur le trottoir, et le barbouillant avec de la craie pour leur marelle. Ah ! je connais leurs manières ! (Le petit poing s’agita de nouveau.) Et ce n’est pas tout ! disant des sottises au monde par le trou de la serrure, et contrefaisant le dos et les jambes des personnes. Oh ! je les connais bien ! je vous le promets. Il y a, sous l’église, des portes noires qui mènent dans des souterrains noirs ; je voudrais ouvrir un de ces souterrains, les y fourrer tous, puis fermer la porte, et souffler du poivre par le trou de la serrure.

— Du poivre ! À quoi bon ? s’écria Charles.

— Pour les faire éternuer, répondit-elle ; et pendant qu’ils seraient là, pleurant et rougissant, je me moquerais d’eux comme ils se moquent des autres. »

Un brandissement du petit poing, qui s’agita devant ses yeux, parut la soulager, car elle ajouta d’un air calme :

« Non, non, non, pas d’enfants ; de grandes personnes. »

Il était difficile de deviner l’âge de cette étrange créature. Son pauvre corps ne fournissait à cet égard aucune donnée, et son visage était à la fois si vieillot et si jeune, qu’il ne vous renseignait pas mieux. Douze ou quinze ans pouvaient approcher de la vérité.

« J’ai toujours préféré les grandes personnes, continua la pauvre infirme ; tant de raison ! puis si tranquilles. Elles ne sont pas toujours à danser, à cabrioler. Je ne veux pas en voir d’autres en attendant que je me marie. Je suppose que je me marierai un de ces jours ; il faudra bien que je m’y décide. »

Elle prêta l’oreille à des pas qu’elle entendait au dehors ; puis un coup léger fut frappé à la porte. « En voici une, par exemple, que j’aime de tout mon cœur, » dit-elle avec un sourire, tandis que sa main tirait le cordon. Et Lizzie, vêtue de noir, entra dans la chambrette.

« C’est toi, Charles, » s’écria-t-elle en le pressant dans ses bras, comme autrefois, ce dont il parut éprouver une certaine honte.

« Allons, chère, allons, dit-il, sois plus calme. Voilà mister Headstone qui a bien voulu m’accompagner. »

Les yeux de la jeune fille rencontrèrent ceux de Bradley. Celui-ci, évidemment, s’attendait à voir une personne bien différente. Ils se saluèrent en balbutiant quelques mots de politesse. Lizzie était troublée par cette visite inattendue ; Bradley n’était pas à son aise, mais jamais il n’y était complètement.

« J’ai dit à monsieur que tu n’étais pas installée, reprit l’élève ; il n’en a pas moins été assez aimable pour exprimer le désir de te voir ; je l’ai donc amené. Comme tu es fraîche ! »

Bradley paraissait être du même avis.

« N’est-ce pas ? s’écria la petite personne, qui avait repris son ouvrage, bien que le jour déclinât rapidement. N’est-ce pas, qu’elle a bonne mine ? vous le trouvez comme moi, je le crois sans peine. Mais parlez donc, vous autres.

Une, deux, trois,
Qu’on entende votre voix,
Et ne pensez plus à moi. »

Elle accompagna cet impromptu d’une pointe de son doigt effilé vers chacune des personnes présentes, et se remit à l’ouvrage.

« Je ne m’attendais pas à ta visite, dit la sœur. Je pensais que si tu voulais me voir, tu me donnerais rendez-vous dans ton quartier, comme tu as fait la dernière fois. Vous comprenez, monsieur, dit-elle à Bradley Headstone, qu’il m’est plus facile d’aller là-bas, qu’à lui de venir ici, puisqu’en sortant de l’atelier je me trouve à moitié chemin.

— Vous ne vous voyez pas souvent, répondit Bradley, toujours mal à son aise.

— Non, dit-elle, en secouant la tête d’un air triste. Vous êtes toujours content de lui, mister Headstone ?

— On ne peut pas davantage ; la carrière lui est ouverte, il n’a plus qu’à la suivre.

— Je l’ai toujours espéré ; mais que de reconnaissance ! C’est bien, Charley, continue. Il vaut mieux que je n’aille pas le voir, que je ne me place pas entre lui et son avenir, n’est-ce pas, monsieur ? »

Bradley, qui, avant de connaître Lizzie, avait conseillé à Charles de s’éloigner de sa sœur, et qui sentait que son élève attendait sa réponse, éprouva un redoublement de malaise.

« Votre frère, balbutia-t-il, est fort occupé ; vous le savez vous-même. Il faut qu’il travaille sans relâche ; on ne peut pas nier que moins il sera distrait, mieux cela vaudra pour ses études. Quand il se sera fait une position, qu’il aura pu s’établir… ce sera tout différent. »

Lizzie secoua la tête, et répliqua, en souriant avec douceur :

« C’est là ce que je lui ai toujours dit ; n’est-ce pas, Charley ?

— Ne parlons pas de cela, répondit l’écolier. Comment vont tes affaires, Liz ?

— Pas mal, chéri ; je ne manque de rien.

— Et tu loges dans cette maison ?

— Oui ; ma chambre est en haut ; une jolie chambre, bien claire, bien tranquille, bien gaie.

— Et la jouissance de ce parloir pour recevoir ses visites, » dit la petite ouvrière. Elle se fit une lorgnette de sa petite main osseuse, et y plongea un œil malicieux en rapport avec son menton. « N’est-ce pas, mignonne, toujours cette chambre à notre service pour recevoir nos visiteurs ? »

Un léger mouvement de Lizzie, qui agita la main comme pour faire taire l’habilleuse de poupées, fut remarqué de Bradley Headstone. L’habilleuse, à son tour, saisit la remarque de celui-ci ; elle se fit une jumelle de ses deux mains, la tourna vers l’observateur, et hochant la tête avec finesse :

« Ah ! ah ! s’écria-t-elle, je vous y prends, vous l’espionnez ! »

L’incident pouvait n’avoir aucune suite ; mais Bradley observa que la jeune fille, qui avait gardé son chapeau, proposa immédiatement d’aller faire un tour de square, et le fit avec un peu de hâte, comme pour échapper aux indiscrétions de la petite ouvrière. Le maître et l’élève souhaitèrent donc le bonsoir à l’habilleuse de poupées, qui, après leur départ, s’étendit dans son fauteuil, et croisant les bras, se mit à chanter d’une voix douce et rêveuse.

« Vous avez à causer, dit Bradley ; je vous laisse ; je vais flâner près de la rivière. »

Tandis que sa personne guindée s’éloignait à travers la brume, l’élève dit à sa sœur avec une certaine violence :

« Quand donc, Lizzie, demeureras-tu dans une maison décente ? Je croyais que tu l’aurais fait plus tôt.

— Je suis très-bien où je suis, Charley.

— Très-bien où tu es ! je suis honteux d’y avoir amené mister Headstone. Et cette petite sorcière, comment as-tu fait sa connaissance ?

— Par hasard, du moins je l’ai cru d’abord, mais il doit y avoir autre chose ; car cette enfant… Tu te rappelles les affiches qui étaient à la maison ?

— Que le diable les brûle ! Je veux les oublier, non m’en souvenir ; tu devrais en faire autant. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que cette enfant est la petite fille du vieil ivrogne.

— Quel ivrogne ?

— Tu sais bien : l’homme au bonnet de nuit et aux chaussons de lisière.

— Comment as-tu fait pour le savoir ? Tu es une singulière fille ! dit Charley en en grattant le nez d’une manière qui exprimait à la fois sa vexation de ce qu’il entendait, et sa curiosité d’en apprendre davantage.

— Le père de la pauvre enfant est employé dans la maison où je travaille, répondit la sœur ; voilà comment je l’ai su. Un malheureux, comme était le grand-père : tremblant de tous ses membres, ne se tenant pas, toujours ivre ; et cependant bon ouvrier dans sa partie. La mère est morte ; et cette pauvre enfant, chère petite créature ! si souffrante, si infirme, entourée d’ivrognes dès le berceau, en supposant qu’elle en ait eu un, s’est faite elle-même ce qu’elle est aujourd’hui.

— Cela ne me dit pas pourquoi tu es liée avec elle.

— Tu ne le vois pas, Charley ! »

L’écolier détourna la tête d’un air maussade. Ils étaient alors à Millbank, et avaient la Tamise à leur gauche ; sa sœur lui toucha l’épaule, et lui montra la rivière.

« Expiation, restitution, peu importe le mot, tu sais ce que je veux dire, reprit-elle ; c’est là aussi que notre père est mort, Charley. »

Pas une parole attendrie, pas un signe d’émotion ! Puis tout à coup, après un morne silence, et d’une voix mauvaise :

« Quand je fais tant d’efforts pour arriver, dit-il, ce serait bien dur, Liz, de te trouver sur ma route comme un obstacle.

— Moi, Charley !

— Oui, toi, Lizzie. Pourquoi revenir sur le passé ? Il faut rompre avec tout cela, comme le disait ce soir mister Headstone, à propos d’autre chose. Nous n’avons qu’un parti à prendre ; suivre une direction nouvelle, et marcher droit au but.

— Sans regarder en arrière, Charley ? pas même pour essayer de réparer le mal ?

— Tu rêveras donc toujours ! reprit l’écolier avec impatience. C’était bon autrefois, quand assis devant le feu, nous interrogions le vide qui était auprès de la flamme. Mais à présent, c’est le monde réel qu’il faut voir.

— Ah ! Charley, c’était bien la réalité que je découvrais alors.

— Non, Lizzie, tu es dans l’erreur ; je ne veux pas t’abandonner ; au contraire, je veux t’élever avec moi ; je n’oublie pas ce que tu as fait ; ce soir encore, je disais à M. Headstone : « c’est ma sœur qui l’a voulu. Eh ! bien, ne m’empêche pas de réussir ; ne me force pas à reculer, à redescendre ; je n’en demande pas davantage ; assurément ce n’est pas trop exiger. »

Sa sœur, qui, tout en l’écoutant, n’avait pas cessé de le regarder, lui répondit avec calme :

« Ce n’est pas par égoïsme que j’ai choisi cette maison, Charley ; si je n’écoutais que mon désir j’irais bien loin de la rivière.

« Jamais trop loin à mon avis, il faut t’en séparer, Liz ; pourquoi rester près d’elle, quand je m’en éloigne ? tu sais à quelle distance je veux m’en tenir.

— Si je reste dans son voisinage, dit-elle en se passant la main sur le front, c’est bien involontaire ; mais je ne crois pas devoir la quitter.

— Te voilà encore dans tes rêves, Liz ! À qui la faute si tu es près de la Tamise ? Qui a choisi cette maison où tu es avec un ivrogne, un tailleur (ou quelque chose comme cela) et une caricature d’enfant, ou de sorcière, on ne sait pas même ce que c’est ? Je te demande d’en sortir, et tu parles comme si on te condamnait à y vivre. Je t’en prie sois plus pratique. »

Elle s’était montrée pour lui assez pratique pendant tant d’années de lutte et de souffrance ; elle aurait pu le lui dire ; mais elle se contenta de lui frapper sur l’épaule deux ou trois fois d’une façon caressante. C’était ainsi qu’elle l’apaisait quand il était enfant, et que, ployant sous ce fardeau trop lourd, elle le promenait dans les rues. Les larmes vinrent aux yeux de Charley ; puis s’essuyant les yeux d’un revers de main :

« Je te jure, dit-il, que je veux être un bon frère, et te prouver que je n’oublie pas ce que je te dois. Je voulais seulement dire qu’il faudrait réprimer ton imagination. J’aurai plus tard un pensionnat ; tu viendras avec moi ; il ne faudra plus rêver alors ; pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Est-ce que tu es fâchée, Liz ?

— Non, Charley, non.

— Je ne t’ai pas fait de peine ?

— Non, Charley. »

Mais cette réponse fut moins vive et moins nette que la précédente.

« Je n’en avais pas l’intention. Voilà M. Headstone qui s’arrête, et regarde la marée ; cela signifie qu’il est temps de partir. Embrasse-moi, Liz ; je ne voulais pas te faire de peine ; embrasse-moi, et dis que tu le sais bien.

— Oui, Charley ; j’en suis sûre. »

Ils s’embrassèrent, et allèrent rejoindre mister Headstone.

« Notre chemin est celui de votre sœur, » dit le maître à l’écolier ; et de plus en plus gauche, il offrit avec raideur son bras à la jeune fille. Mais à peine y avait-elle posé la main, que Lizzie la retira vivement. Il regarda autour de lui, comme s’il eût pensé qu’elle avait aperçu quelque chose qui lui inspirait cette action.

« Je ne rentre pas encore, dit-elle ; puis vous avez une longue course à faire, et vous marcherez plus vite sans moi. »

Se trouvant alors près du pont du Wauxhall, ils se décidèrent à en profiter pour traverser la Tamise. Bradley tendit la main à la jeune fille ; Lizzie lui toucha le bout des doigts et le remercia des bontés qu’il avait pour son frère.

Le maître et l’élève marchaient rapidement et en silence ; ils étaient presque arrivés au bout du pont, lorsqu’un gentleman apparut, le nez au vent, le cigare à la bouche, l’habit largement ouvert, les mains derrière le dos. Quelque chose dans l’allure insouciante de ce personnage, dans l’air de flânerie arrogante avec lequel il s’avançait, prenant sur le trottoir deux fois plus de place qu’un autre, ce quelque chose frappa vivement l’élève. Quand passa le gentleman il l’examina avec intention, et s’arrêta pour le suivre du regard.

« Quel est ce monsieur ? demanda Bradley.

— Mais, répondit Charles en fronçant le sourcil d’un air préoccupé, c’est ce Wrayburn ! »

Le maître observait son élève non moins attentivement que celui-ci examinait le gentleman.

« Que vient-il faire de ce côté ? Pardon, monsieur ; mais j’en suis tout surpris. »

Bien que l’écolier se fût remis en marche, et qu’il semblât revenu de sa surprise, Bradley n’en remarqua pas moins qu’il retournait la tête, et que son visage reprenait l’air soucieux et intrigué qu’il avait eu d’abord.

« Vous ne paraissez pas aimer ce gentleman, dit Bradley.

— Je ne l’aime pas du tout, répondit Charles.

— Qu’a-t-il pu vous faire ?

— La première fois que je l’ai vu il m’a pris le menton de la manière la plus insolente.

— À propos de quoi ?

— Parce qu’en parlant de ma sœur, j’avais dit un mot qui lui déplaisait.

— Il la connaît donc ?

— Il ne la connaissait pas alors, répondit l’écolier toujours pensif.

— Et maintenant ? »

Charles était si absorbé qu’il ne songea pas à répondre, et que Bradley dut répéter sa question.

« Oui, monsieur, dit-il enfin.

— Je suis sûr qu’il va la voir, reprit le maître.

— Impossible, dit vivement Charley ; il ne la connaît pas assez pour cela. Je voudrais bien l’y prendre ! »

Ils hâtèrent le pas, et marchèrent quelque temps en silence ; puis le maître dit à l’élève, en lui serrant le bras au-dessus de coude :

« Vous alliez me parler de ce gentleman ; comment avez-vous dit qu’il se nommait ?

— Eugène Wrayburn, répondit Charles ; un avocat sans cause. La première fois qu’il a vu ma sœur, c’était du vivant de mon père, dans notre ancienne maison. Il venait pour affaire ; non pas une affaire à lui, car il n’en a jamais eu ; c’est un de ses amis qui l’avait amené.

— Et plus tard ?

— Autant que je sache il n’est revenu qu’une fois, à l’époque où mon père mourut par accident. Le hasard voulut qu’il fût au nombre de ceux qui découvrirent le corps. Je suppose qu’il flânait de ce côté-là, prenant des libertés avec le menton des autres. Toujours est-il que ce fut lui qui se chargea d’apprendre la nouvelle à ma sœur. Pour cela, il alla chercher miss Abbey, une de nos voisines. Personne ne sachant mon adresse, il fallut attendre que Lizzie eût repris connaissance ; et je n’arrivai que dans l’après-midi. Il rôdait alors autour de la maison, et, flânant toujours, il s’éloigna dès qu’il m’eut aperçu.

— Vous n’en savez pas davantage ? »

— Non, monsieur. »

Headstone lâcha lentement le bras de son élève, comme si les paroles qu’il venait d’entendre l’avaient rendu pensif ; et ils continuèrent à marcher côte à côte.

« J’imagine » reprit le maître après un long silence ; et il s’interrompit d’une façon curieuse, — « que votre sœur, » nouvelle pause, « a reçu quelque instruction ?

— Non, monsieur, aucune.

— Sans doute en raison des préjugés de votre père ? si j’ai bonne mémoire vous étiez dans le même cas. Cependant… votre sœur est loin d’avoir le langage et les manières d’une personne ignorante.

— Elle a beaucoup réfléchi, beaucoup songé, monsieur ; trop peut-être, n’ayant personne qui la dirigeât. Le foyer de la maison était son livre : j’avais coutume de le dire ; et quand elle était là, regardant brûler le charbon, il lui venait une foule d’idées, parfois très-surprenantes.

— Je n’aime pas cela, dit Bradley.

La vivacité avec laquelle cette observation était faite surprit un peu le frère ; mais il vit là une preuve de l’intérêt que lui portait son maître, et il aborda un sujet qui depuis longtemps lui tenait au cœur. « Je ne vous en ai jamais parlé, dit-il ; vous comprenez, monsieur, que jusqu’à présent cela m’était impossible. Toutefois il est cruel de songer que si je parvenais à me créer la position dont vous me donnez l’espoir, je serais… non pas déshonoré, le mot est trop fort, mais conduit à rougir d’une sœur qui a été excellente pour moi.

— Oui, répondit le maître en glissant rapidement de cette question à une autre. Il y a dans les choses possibles un point à considérer : un homme, qui aurait fait son chemin, pourrait admirer votre sœur, et avec le temps songer à l’épouser. Ce serait alors pour lui un obstacle réel, et un chagrin sérieux, si, passant par dessus l’inégalité de condition et de fortune, il se trouvait en face d’une pareille ignorance.

— C’est là ce que je voulais dire, monsieur.

— Oui, répliqua Bradley ; mais vous n’êtes que son frère, dans la supposition précédente le cas est bien plus grave. Ce serait un lien volontairement contracté ; de plus il faudrait le faire connaître ; tandis que rien ne vous y oblige. Ce n’est pas de votre faute ; vous ne vous pouvez pas empêcher qu’elle ne soit votre sœur ; au lieu que le mari n’était pas forcé de la prendre.

— Tout cela est vrai, monsieur. Depuis la mort de mon père, qui lui a rendu sa liberté, je me suis dit plusieurs fois qu’une femme comme elle acquerrait facilement les connaissances indispensables pour être au niveau des autres. Croyez-vous que miss Peecher…

— Non : ne vous adressez pas à miss Peecher, interrompit Bradley du ton décisif que nous lui avons déjà vu prendre à l’occasion de miss Hexam.

— Seriez-vous assez bon pour y songer, monsieur ?

— Oui, Charles ; j’y penserai sérieusement, soyez-en sûr. »

Le maître et l’élève gardèrent ensuite le silence jusqu’à la porte de l’institution. Il y avait de la lumière à l’une des petites fenêtres du pensionnat de jeunes filles. Dans le coin de cette fenêtre, Mary-Anne se tenait aux aguets, pendant que miss Peecher, assise auprès de la table, piquait le joli petit corsage qu’elle venait de se tailler sur un patron de papier brun.

(N. B. Miss Peecher et ses élèves étaient peu encouragées par le gouvernement dans l’art non-scolastique de la couture.)

Le visage tourné vers la fenêtre, l’élève favorite leva la main.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

— C’est mister Headstone qui revient de la promenade. »

Nouveau signe une minute après.

« Qu’est-ce que c’est, Mary-Anne ?

— Il est rentré, madame, et a fermé la porte. »

Miss Peecher étouffa un soupir ; et pliant son corsage, afin d’aller se coucher, elle en transperça d’une aiguille acérée à l’endroit où aurait été son cœur si elle l’avait eu sur elle.


  1. Mud-larks, enfants, jeunes filles, quelques hommes, et souvent de vieilles femmes qui s’abattent sur le bord de la Tamise, à la marée basse et qui piétinent la vase, y cherchant du bois, du charbon, des clous, enfin tout ce qui a pu tomber des embarcations voisines, tout ce que le fleuve a pu y déposer.
    (Note du Traducteur.)
  2. Tige de fève de Jack. Allusion à un conte populaire de l’autre côté du détroit : Jack a trouvé une fève, il la Jette sur le fumier ; il en sort une énorme tige, portant de nombreux échelons ; Jack l’escalade, arrive dans le palais d’un ogre, où une princesse est retenue prisonnière, délivre celle-ci et redescend avec elle.
    (Note du traducteur.)