L’Alsace et la Lorraine au lendemain de la délivrance

L’Alsace et la Lorraine au lendemain de la délivrance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 855-869).
L’ALSACE ET LA LORRAINE
AU LENDEMAIN DE LA DÉLIVRANCE

L’Alsace et la Lorraine désannexées semblent être en ébullition. Les anciens partis y reprennent leur action encore un peu désordonnée ; de nouveaux groupements essayent de se constituer. La politique française a quelque mal à s’implanter dans des provinces, qui ne la connaissent qu’imparfaitement. Les étiquettes nouvelles ne correspondent pas aux habitudes du pays. Même chez les socialistes l’accommodation se fait difficilement. A part quelques radicaux, qui se sont trouvés immédiatement à l’aise dans l’ancien programme anticlérical du parti français, les autres groupes cherchent leur voie et ne trouvent, dans le Parlement français, sous sa forme actuelle, aucun groupe frère. De là une confusion étrange, dont il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure ; car le temps seul pourra opérer le tassement nécessaire et les accommodations inévitables.

Pour l’heure, ce manque d’harmonie, entre ce qui fut et ce qui fatalement sera, produit une recrudescence de l’esprit particulariste. Les Alsaciens et les Lorrains voudraient rester chez eux, ou plutôt entre eux. Ils rêvent d’un régionalisme quelque peu exclusif. Maintes choses les surprennent dans le milieu où ils sont appelés à vivre désormais. Ils seraient désireux de s’y créer une sorte de domaine réservé, où il leur serait loisible de maintenir leurs traditions et de régler à leur guise leurs intérêts particuliers.

Il y a surtout, dans cette revendication, une grande crainte de l’inconnu, que la vie en commun fera disparaître, mais dont on aurait tort de ne tenir aucun compte. Pour apprécier la mentalité d’un peuple, il importe de se rappeler les épreuves qu’il a traversées. Les Alsaciens-Lorrains ont toujours témoigné à la France une affection sincère, enthousiaste. Encore ont-ils vécu, pendant près d’un demi-siècle, en dehors de la vie française. Ils se défendaient avec un rare courage et une endurance remarquable contre l’emprise germanique. Celle-ci ne s’en est pas pas moins fait sentir à la longue, et dans les habitudes de tous les jours, et dans la formation intellectuelle, et surtout dans les pratiques et le langage de la vie publique.

La France est un pays unifié. Sans doute, les régionalistes y sont de plus en plus nombreux. Les provinces revendiquent une certaine autonomie dans le cadre de l’unité nationale. Il n’y aurait donc aucun inconvénient à faire en Alsace et en Lorraine une expérience, que les circonstances favoriseraient et dont d’autres régions françaises pourraient bénéficier.

Malheureusement bon nombre d’Alsaciens et de Lorrains ont de l’autonomie provinciale un concept qui dépasse de beaucoup les revendications coutumières. Je suis loin de leur en faire un reproche. Sous la domination allemande, nous n’avions pas d’autre ressource, pour nous défendre contre une absorption complète, que de développer les aspirations autonomistes, je dirais presque séparatistes, de notre population. C’est Charles Grad qui nous avait légué la devise : « L’Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains ! » Compris en son sens le plus restrictif, ce mot d’ordre créait (et la constitution de l’Empire se prêtait à cette création) une nationalité nouvelle, là où, auparavant, il n’y avait que les habitants de deux provinces françaises.

Nous avions fait ainsi naître un peuple. Ce peuple a cru à son existence propre et distincte de celle des nations voisines. Il est difficile aujourd’hui de lui enlever, d’un seul coup, cette « foi artificielle, » si je puis m’exprimer de la sorte. On y arrivera, et je suis assuré qu’il mettra la plus grande bonne volonté à s’affranchir de ses préjugés nationaux. Encore était-il nécessaire d’expliquer pourquoi la fusion s’opérera fatalement avec une certaine lenteur et pourquoi il serait imprudent de vouloir la précipiter.


Quand je fais remarquer à mes compatriotes, demeurés au pays, que dorénavant toute la France leur est ouverte, ils me répondent, avec une apparence de raison, qu’ils n’ont pas une pratique suffisante de la langue française pour bénéficier de cet avantage. Mieux vaut d’ailleurs, pour bien délimiter la discussion, donner en raccourci les récriminations qu’on entend journellement à Strasbourg et à Metz :

« Nous luttions jadis contre la domination étrangère, disent les mécontents. Notre situation a-t-elle changé ? Les fonctionnaires qu’on nous envoie ne connaissent souvent ni notre langue, ni notre législation, ni nos mœurs locales. Il eût été facile de recruter sur place la plus grande partie du personnel administratif.

« Notre Parlement local a modifié la législation française d’avant 1871, en l’adaptant à nos besoins particuliers. On porterait une grave atteinte à nos intérêts et à nos droits acquis si, sans nous consulter, on voulait nous imposer, dans toute son étendue, la législation française actuelle, à la transformation de laquelle nos représentants n’ont pas collaboré.

« Il n’y a pas de notre faute si nous ne parlons pas couramment la langue française. Même quand nous l’aurons apprise, nous ne renoncerons pas à parler notre dialecte. La nouvelle politique scolaire, qui supprime en fait l’enseignement de l’allemand, est un non-sens, dans un pays comme le nôtre. Nous avons le droit d’exiger qu’au moins pendant la période transitoire, qui sera longue, les fonctionnaires comprennent la langue de leurs administrés. Impossible de s’entendre devant les tribunaux, si l’office d’un interprète est nécessaire. Et puis, pourquoi les actes notariés ne seraient-ils pas rédigés dans la langue que parlent les clients des études ? »

Dans toutes ces revendications, c’est toujours le même esprit particulariste qui s’affirme. Je m’empresse d’ajouter qu’il a sa justification dans le fait que, pendant leurs quarante-huit années d’exil, les Alsaciens-Lorrains, qu’on ne saurait à aucun titre rendre responsables de l’abandon dont ils furent les victimes, ont été obligés d’organiser leur maison à leur guise et que, de retour au foyer familial, ils doivent fatalement s’y sentir d’abord quelque peu désorientés. On aurait tort d’ailleurs de s’exagérer la portée du différend. Celui-ci ne saurait être profond, car le cœur est gagné d’avance à la cause française. Les malentendus (et il ne s’agit pas d’autre chose) disparaîtront, dès qu’on se sera loyalement expliqué et que le gouvernement, soutenu par les Chambres, aura pris les mesures d’attente qui s’imposent.

La grande erreur, qu’on commit au début de l’occupation de l’Alsace et de la Lorraine, fut de vouloir les gouverner de Paris, avec des méthodes purement françaises. Les provinces reconquises auraient dû, d’abord, de toute nécessité, être placées sous une administration locale. Or, c’est un bureau civil du ministère de la guerre qui en prit la direction et qui fit le choix des premiers fonctionnaires, sans s’être tout d’abord préparé à sa mission. Surpris par les événements, qui s’étaient précipités, M. Jeanneney dut se livrer en hâte à un travail d’improvisation, dont le mieux qu’on puisse dire est qu’il ne fut pas heureux.

Je m’abstiendrai de juger les personnes. Le système lui-même était défectueux. Attributions mal définies de fonctionnaires mi-civils, mi-militaires, choisis au hasard, superposition au haut-commissariat d’un office d’Alsace-Lorraine qui ne pouvait prendre aucune décision sans en référer au cabinet du ministre, lenteurs résultant du fonctionnement de cet appareil compliqué, crainte des responsabilités à tous les étages de la maison, tout devait contribuer à créer le désordre dans les provinces retrouvées.

Comment avait-on pu supposer qu’un haut-commissaire sans pouvoirs, dépendant d’un ministre sans compétence, pourrait maintenir l’ordre et la discipline dans un pays qu’il ne connaissait pas ? On prête à M. Maringer le propos suivant : « Jusqu’ici tout était verboten, maintenant tout est permis. » Conception enfantine d’une mission particulièrement ardue et délicate.

Dieu me garde de récriminer ! J’explique simplement pourquoi mes compatriotes, qui étaient venus le cœur débordant d’enthousiasme à la France, éprouvèrent une pénible surprise quand ils virent à l’œuvre ses premiers représentants. Ceux-ci commirent encore une faute grave en maintenant d’abord, un trop grand nombre de fonctionnaires allemands dans leurs emplois. Les Alsaciens-Lorrains, qui étaient surtout heureux d’être débarrassés de ceux qui les avaient tant fait souffrir, ne comprirent pas qu’on leur imposât de continuer à obéir à leurs anciens maîtres. L’administration avait une excuse, mais qui ne faisait qu’aggraver son cas : elle n’avait rien prévu, pendant les derniers mois de la guerre, et, dès lors, elle ne disposait pas du personnel entraîné, qu’il lui eut été facile de recruter, si elle s’y était prise à temps, comme les Alsaciens et les Lorrains résidant en France l’en avaient si souvent et si instamment priée.

Le fonctionnaire allemand est, vis-à-vis de ses supérieurs, d’une souplesse prodigieuse. Il n’en reste pas moins un adversaire sournois de la France. Ayant trouvé des subordonnés aussi maniables, certains chefs de service ne se donnèrent aucun mal pour chercher des remplaçants, surtout parmi les fonctionnaires indigènes, qui, sous le nouveau régime, croyaient avoir quelque droit à un avancement. C’est surtout dans l’administration des chemins de fer, où, sur 40 000 employés, il y avait plus de 4 000 Allemands, que la première direction refusa d’éliminer les indésirables : « Je défends mes Boches le revolver au poing, » tel est le propos qu’aurait tenu l’ancien chef du service. De fait, la plupart des emplois importants de la direction générale étaient encore, plusieurs mois après l’armistice, occupés par des Allemands, pangermanistes notoires. Chefs de gare et chefs d’équipe allemands, maintenus en fonction, étaient également très nombreux. De là un mécontentement croissant dans la population indigène et surtout dans le personnel des chemins de fer.

Les Allemands, immigrés ou enfants d’immigrés, étaient, en 1913, 400 000 environ, alors que le chiffre global de la population d’Alsace-Lorraine était de 1 886 000 habitants. Or, ces Allemands, du moins ceux d’entre eux qui appartenaient aux classes cultivées, avaient tous accepté la mission de germaniser les « Marches » de l’Ouest. Ils étaient donc pour la France, rentrée chez elle après une absence de quarante-huit ans, les moins assimilables de tous les sujets de l’Empire. Leur laisser une part d’influence très large, c’était s’exposer aux pires mécomptes. L’événement a prouvé que, sans se livrer à une agitation directe, qui aurait pu entraîner pour eux des conséquences fâcheuses, ils surent donner à tous les malentendus, inévitables pendant une période de transition, un caractère anti-national. Je ne citerai qu’un exemple. Il y avait à Colmar un chef de traction allemand, du nom de Ziegler, qui était (le croirait-on ?) préposé à l’examen des candidats au secrétariat des chemins de fer. Or, à la mère d’un de ces candidats, qui l’interrogeait sur les résultats de l’examen de son fils, il fit, fin mars, la réponse suivante : « Votre fils a très bien passé son examen, mais il ne sera néanmoins pas engagé, car il a commis l’imprudence d’écrire, dans sa demande, qu’il avait pendant la guerre volontairement abandonné les lignes allemandes et s’était engagé dans l’armée française. Or, comme mon chef le dit fort bien, qui fut une canaille (Schuft) chez les Allemands, le sera également chez les Français. » Sans commentaires, n’est-ce pas ?

Les Alsaciens-Lorrains eurent ainsi à subir, même après la victoire des troupes alliées, la morgue et l’insolence des fonctionnaires allemands. S’ils en marquèrent quelque impatience, ceux-là seuls le leur reprocheront qui ignorent ce qu’ils eurent à souffrir, pendant près d’un demi-siècle, d’être livrés sans défense à ces maîtres étrangers.

Bon nombre d’Allemands ont été expulsés d’Alsace-Lorraine, m’objectera-t-on. C’est exact. Environ 50 000 de ces indésirables sont partis ou ont été priés de s’en aller. Il en reste cependant beaucoup trop. Et ici je ne puis pas épargner à mes compatriotes un reproche qui n’est que trop justifié. Les autorités militaires auraient procédé à un nettoyage plus sérieux du pays, si les indigènes d’origine française ne s’y étaient pas souvent opposés : « Toutes les fois que je veux expulser un Allemand, me disait un officier chargé de cette besogne, vingt Alsaciens me demandent en grâce de l’épargner. Qu’on chasse tous les autres, mais pas celui-là, » Relations d’amitié ou d’affaires, petits services personnels rendus jadis, quelquefois liens de parenté par mariage, autant de motifs qui paraissent suffisants à des hommes, trop enclins à substituer leurs petits intérêts privés à l’intérêt général, pour arrêter l’œuvre nécessaire d’épuration.

Ces interventions sont regrettables. Depuis que le mouvement des expulsions s’est ralenti, depuis surtout qu’on a mis en perspective à la plupart des Allemands l’obtention prochaine de la nationalité française, l’audace de ces derniers s’accroît. Ils commencent à relever la tête et à parler en maîtres. On retrouve leur main dans tous les mouvements ouvriers et leur inspiration dans toutes les campagnes anti-françaises. Lors de la grève des tramways de Strasbourg, des officiers français furent maltraités et, sur la place de la gare, un groupe de perturbateurs entonna le Deutschland über alles. On ne me fera jamais croire que des Alsaciens aient pu, sans y être poussés par des Allemands, se livrer à ces déplorables manifestations.

Quant au « neutralisme », qui, sans atteindre les masses profondes de la population, exerce ses ravages dans certains milieux instruits, le doute n’est pas permis. Il est inspiré directement par l’Allemagne, qui a trouvé, en Alsace-Lorraine, des complices agissants. Durant les derniers mois, les tracts neutralistes se sont multipliés. Ils sortent de deux officines, celle de Francfort et celle de Baden-Baden, où quelques Alsaciens dévoyés se sont mis au service de « l’Empire républicain » pour essayer de détacher nos deux provinces de la France. J’ai là, sur son bureau, une dizaine de manifestes. L’un d’entre eux, le plus violent, est adressé aux instituteurs d’Alsace-Lorraine. On y prêche ouvertement la révolte. Or, ces excitations à la haine et à l’émeute sont confiées à la poste française, à Strasbourg et à Mulhouse, comme en font preuve les timbres oblitérés ici. Les neutralistes d’outre-Rhin ont donc des comparses en Alsace. Comment se fait-il qu’on ne les ait pas encore découverts et que la poste continue, malgré les avertissements de la presse, à mettre ses services à leur disposition ?

Qu’on ne s’y trompe pas, cette agitation malsaine exerce une action déprimante. Si on aime la France, dans les provinces retrouvées, on n’y a pas, dans tous les milieux, une admiration sans bornes pour ses institutions. Il est relativement facile, en agitant par exemple le spectre de la séparation de l’Eglise et de l’Etat et celui de la neutralité scolaire, de soulever les méfiances d’une population très croyante. Il n’est pas davantage malaisé de faire croire aux ouvriers qu’ils perdront prochainement le bénéfice des lois allemandes d’assurances et de protection du travail. Les neutralistes ont trouvé des formules dangereuses : « Pourquoi l’Alsace-Lorraine ne formerait-elle pas un Etat autonome sous le protectorat de la France, sans charges financières, sans service militaire, sans fonctionnaires étrangers ? » Je ne discute pas ces niaiseries (car c’est le seul mot qui convienne), je me borne à les relater, pour bien montrer par quels moyens déloyaux l’Allemagne battue essaye de reprendre sa proie.

La neutralisation de l’Alsace-Lorraine n’a plus aucune chance d’aboutir. Pourquoi dès lors les Allemands ont-ils entrepris cette déconcertante campagne ? Simplement pour que la question alsacienne-lorraine reste ouverte ; pour que, demain, quand ils auront été admis dans la Société des Nations, les impérialistes de Berlin puissent la soulever à nouveau ; pour que, dès aujourd’hui, l’Allemagne, humiliée, mais non résignée à sa défaite, soit persuadée que les « frères de race, » qui habitent entre les Vosges et le Rhin, subissent, en protestant, une domination étrangère.

L’Allemagne a été atteinte dans son orgueil encore plus que dans ses intérêts matériels, par la perte des deux provinces qu’elle avait brutalement annexées. Elle a horriblement souffert en lisant les descriptions des fêtes de la délivrance en Alsace-Lorraine. Ah ! si les élections pouvaient lui assurer un semblant de revanche ! De là ses efforts désespérés à l’effet de provoquer une réaction, dont elle pourrait s’enorgueillir. Ne dédaignons donc pas cette agitation. Elle n’atteint pas le cœur des Alsaciens-Lorrains, mais elle aggrave les malentendus et agit sur les esprits que l’unitarisme français inquiète.


Et cela m’amène tout naturellement à parler d’une des revendications primordiales, et celle-là pleinement justifiée, des Alsaciens-Lorrains, amis de la France, c’est-à-dire, de la nécessité absolue d’un régime transitoire dans les provinces reconquises.

Il est impossible d’introduire en bloc en Alsace-Lorraine la législation française. Trop d’intérêts matériels et moraux légitimes seraient compromis. Une période d’accommodation plus ou moins longue doit donc être prévue. Comment procéder ? Deux systèmes ont trouvé des défenseurs. On peut, en effet, imaginer que les départements d’Alsace et de Lorraine étant rattachés à un ministère, celui de l’intérieur par exemple, les Chambres françaises seraient appelées à voter les dérogations au droit français dont la nécessité aurait été reconnue Ce serait là un appareil lent et pesant, qui ne fournirait que de très mauvais travail. Mieux vaut incontestablement (la preuve en est faite) confier le pouvoir législatif, en Alsace-Lorraine, à un Commissaire général qui, appartenant au ministère, est, par le fait même, soumis au contrôle constant du Parlement. En effet, de quoi s’agit-il ? De créer un droit nouveau ? Non ! mais de préparer, par voie de décrets, l’accommodation progressive de la législation alsacienne-lorraine à celle de la France. Nul mieux qu’un représentant officiel de la République, résidant à Strasbourg, en perpétuel contact avec la population, familiarisé avec les usages du pays, ne peut juger du moment où l’adaptation devient partiellement possible et la préparer. Je ne vois pas les Chambres s’occupant de ces mille détails et obligées d’étudier des problèmes si nombreux et si compliqués. Ceux qui souhaitent la fusion la plus rapide des deux législations devraient donc être les premiers à demander que les pouvoirs les plus larges fussent accordés au Commissaire général. Le Parlement l’a d’ailleurs compris. Il a donné une sanction légale au Commissariat.

Le Commissariat général a cru devoir s’entourer des conseils de quelques personnalités de la vieille France et de l’Alsace-Lorraine. C’est là ce qui a donné naissance au Conseil supérieur, qui siège tous les deux mois à Strasbourg et qui n’a d’ailleurs que voix consultative. Les Alsaciens et les Lorrains ont, à ce propos, fait entendre des critiques justifiées. Les membres du Conseil supérieur sont désignés par le gouvernement, ils ne sont pas élus par la population. On ne pouvait pas, de toute évidence, organiser des élections pendant les premiers mois de l’occupation du pays. Encore eût-il été possible de choisir les membres du Conseil parmi les députés, élus au suffrage universel, de la Chambre alsacienne-lorraine. Rien ne s’opposerait d’ailleurs à ce qu’on donnât encore sur ce point satisfaction à l’opinion publique. Je ne verrais pas non plus, pour mon compte, le moindre inconvénient à ce que le Conseil supérieur fût, après les élections prochaines, composé de conseillers généraux des trois départements nouveaux.

Ce serait là un essai de régionalisme très intéressant et on ne pourrait plus faire à cette assemblée le reproche de ne pas représenter l’opinion moyenne du pays. Toujours est-il qu’il est désirable, pendant la période transitoire, que le Commissaire général prenne l’avis de ses administrés dans des questions vitales intéressant les deux provinces.


Parmi ces questions, une des plus irritantes est incontestablement celle de la langue. Je m’y attarderai quelque peu, à cause même de la grande importance qu’y attachent l’administration d’un côté, la population indigène de l’autre. La bourgeoisie alsacienne-lorraine parle couramment le français, qui fut, depuis plus d’un siècle, et qui resta, sous la domination allemande, la langue des classes cultivées Dans ce milieu, seuls, quelques jeunes hommes des dernières générations font exception à la règle générale. On trouve également, surtout dans les villes et les villages du vignoble, un grand nombre d’agriculteurs et de simples artisans qui ont encore une connaissance et une pratique suffisantes, pour ne pas dire davantage, du langage d’autrefois. 70 à 80 p. 100 de la population d’Alsace (en Lorraine la proportion est moins forte) n’emploient cependant, dans leurs relations de tous les jours, que le dialecte alsacien. On peut le regretter, mais le fait indéniable est là.

Les gouvernements de la Restauration, de la monarchie de Juillet, et du Second Empire ne s’étaient-ils pas montrés négligents dans la question de la langue en Alsace et dans la Lorraine alémanique ? On l’a prétendu ; mais la discussion rétrospective de cette carence officielle ne présente plus aucun intérêt. Les Allemands n’eurent en tous cas aucune peine à faire disparaître les vestiges très superficiels de l’enseignement français. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’ils s’y employèrent avec leur brutalité coutumière. Nous nous trouvons donc, en bien des communes, en présence d’une population pour laquelle le français est une langue complètement ignorée. Il est cependant de toute nécessité que les réintégrés ne croupissent pas indéfiniment dans une ignorance qui les priverait, même au point de vue de leurs intérêts matériels, de tous les avantages du retour à la Mère-Patrie.

Reste à savoir comment on arrivera le mieux et le plus rapidement au résultat souhaité, en tout premier lieu, par les habitants des provinces retrouvées. On a créé des cours d’adultes, mais en nombre insuffisant. Quant à l’école, qui a, elle avant tout, la mission de propager la langue nationale, une polémique ardente s’est engagée sur les méthodes à employer.

Deux théories sont en présence. Les partisans de l’une préconisent l’emploi exclusif de la méthode directe. Les défenseurs de l’autre voudraient qu’on donnât d’abord l’enseignement grammatical dans la langue maternelle et puis que, par voie de comparaison, on en vînt ensuite à l’enseignement du français.

En faveur de la méthode directe semble militer le fait que, dans les cent dix communes alsaciennes occupées depuis 1914 par les troupes françaises, elle a donné d’excellents résultats. La situation, dans ces communes, était cependant exceptionnelle. Il s’y trouvait, pendant les cinq années de guerre, plus de soldats que d’habitants civils, autant de précepteurs pour les enfants, qui, ainsi que l’expérience l’a prouvé, parlent plutôt la langue de la rue que celle de la famille. Or, dans les communes rurales de l’Alsace et de la Lorraine retrouvées, il n’y aura pas de garnisons. Dès lors l’oreille des enfants ne pourra pas s’accoutumer à une langue dont l’emploi leur restera par ailleurs complètement étranger.

Un autre élément vient compliquer le problème. Le corps des instituteurs, étant composé presque entièrement d’Alsaciens-Lorrains d’origine française, l’administration a fort sagement maintenu tous ces fonctionnaires dans leur emploi. Or, bon nombre de ces instituteurs n’ont qu’une connaissance rudimentaire du français. Ils mettent une évidente bonne volonté à combler les lacunes de leur éducation ; mais leurs progrès seront lents et leur enseignement en souffrira. La langue ne doit d’ailleurs pas être l’unique préoccupation du maître. Celui-ci peut-il utilement enseigner l’histoire, la géographie, les mathématiques en se servant d’un autre véhicule que celui de la langue maternelle ? Le clergé ne consentira pas, lui non plus, à donner l’enseignement religieux, qui repose sur des concepts abstraits, en une autre langue que celle qui est d’usage courant dans le pays.

Ces objections, présentées par les partisans de l’enseignement donné d’abord en allemand, sont défendables. Il est de toute évidence qu’on ne pourra pas transformer l’Alsace-Lorraine en un pays de langue française par un coup de baguette magique. Là encore il faudra beaucoup de patience et des expériences répétées pour arriver au but que tous désirent.

Cette question angoissante de la langue ne se pose pas seulement à l’école. La grève des cheminots lorrains l’a prouvé. Un chef de dépôt, venant de France, avait, disait-on, invité à passer le Rhin des subordonnés indigènes, dont l’attitude lui déplaisait. Il s’est depuis lors défendu d’avoir tenu les propos qu’on lui prêtait ; mais il faut bien reconnaître que si, en l’occurrence, il fut innocent, d’autres Français de la vieille France ont souvent singulièrement abusé de l’expression blessante de « Boche » lorsqu’ils se querellaient avec des Alsaciens-Lorrains d’origine française. Ces excès de langage produisent, sur l’ensemble de la population, un effet désastreux.

A Metz l’affaire devait avoir des conséquences très graves. Le syndicat des cheminots exigea le renvoi de l’employé accusé d’avoir insulté les mécaniciens, et, comme on ne lui donna pas satisfaction immédiate, la grève fut proclamée et tout le trafic suspendu pendant plusieurs jours sur le réseau lorrain. L’administration finit par céder. Or, voilà que les cheminots demandent qu’on ne leur donne plus de chefs ignorant la langue allemande. C’est là une prétention excessive et qui est en contradiction flagrante avec une autre revendication du syndicat, la nationalisation du réseau d’Alsace-Lorraine. En effet, si ce réseau devient réseau d’Etat, c’est sur les lignes de l’Ouest qu’il faudra recruter le personnel supérieur et il y a tout lieu de supposer que les employés parlant l’allemand doivent y être peu nombreux. Les mêmes cheminots sont, d’un autre côté et à bon droit, désireux de voir disparaître les fonctionnaires allemands qui les commandent. L’administration se trouve dès lors devant un problème insoluble.

Il est certain que les employés moyens qui entrent en relations directes avec le petit personnel, devraient déjà, dans l’intérêt du service, parler la langue de ce dernier. En cherchant bien, surtout sur le réseau de l’Est, où les Alsaciens sont très nombreux, il eût été facile de donner satisfaction, sur ce point, aux cheminots des deux provinces reconquises. Peut-être s’est-on laissé entraîner, là comme ailleurs, à subir le régime des recommandations, au lieu de s’occuper exclusivement des compétences. Et puis, n’a-t-on pas négligé de donner de l’avancement, quand cela était possible, au personnel indigène ? Je pose simplement ces questions, sans essayer d’y répondre.

Il faut, de toute nécessité, tenir compte du fait que les petits fonctionnaires, en Alsace-Lorraine, n’ont pas la pratique courante de la langue française. Ils y arriveront ; mais qu’on leur laisse le temps de l’acquérir. Toute précipitation, toute impatience ne pourrait que nuire au but qu’on se propose.

Cela posé, je tiens à protester contre les entreprises des germanophiles sournois qui voudraient se servir du problème linguistique pour se livrer à la plus pernicieuse agitation. Quand, par exemple, ces théoriciens de « l’Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains » exigent que les sentences des tribunaux et les actes notariés soient rédigés en allemand, ils dépassent la mesure. Le français est devenu la langue officielle du pays : il le restera. J’admets fort bien qu’on choisisse, comme juges de bailliages (l’équivalent approximatif des juges de paix français), des juristes qui parlent le dialecte alsacien. Je trouve encore tout naturel que, dans les tribunaux régionaux, il y ait des magistrats capables d’interroger les prévenus et les témoins dans leur langue maternelle. Il est indispensable qu’un notaire de campagne puisse s’entretenir avec ses clients sans recourir à l’office d’un interprète. Mais les actes officiels doivent être rédigés en français. Rien n’empêchera, pendant un certain temps, de délivrer, à ceux qui en exprimeront le désir, une traduction certifiée conforme à l’original.

Il est tout aussi dangereux de vouloir prétendre que l’Alsace et la Lorraine, étant des pays frontières, doivent rester indéfiniment des pays de « double culture, » et d’essayer de donner, sous ce fallacieux prétexte, un caractère linguistique mixte à l’enseignement secondaire et supérieur.

En ces questions, qui intéressent avant tout la vie nationale, on ne saurait procéder avec trop de mesure, mais aussi avec une logique trop rigoureuse. Bon nombre d’Alsaciens et de Lorrains ne possèdent pas encore suffisamment la langue française. On devra largement tenir compte de cette lacune, dont ils ne sauraient être rendus responsables. Mais le but à poursuivre méthodiquement est et doit rester de leur assurer cette connaissance par les moyens les plus appropriés et dans les délais les plus courts. L’intérêt des désannexés, comme celui de la France l’exigent.

Pour l’heure, de même qu’une législation transitoire s’impose, le Commissariat général devra, autant que cela sera possible, faire appel, pour le recrutement du personnel administratif, à la « main-d’œuvre » indigène, et cela pour deux motifs : d’abord parce que les fonctionnaires venant du reste de la France ignorent tout des institutions de nos deux provinces, et ensuite parce qu’il est indispensable que les représentants de l’autorité puissent s’entretenir avec leurs administrés. Les échanges de personnel, qui se font couramment entre les autres départements, deviendront possibles plus tard, quand l’assimilation sera plus complète.

On m’objectera peut-être qu’avec ce système l’assimilation souhaitable et souhaitée sera plus lente. C’est probable ; mais ne devons-nous pas désirer qu’elle se fasse sans heurts ? Il faut avant tout qu’une opposition d’intérêts ne devienne pas une opposition nationale. Or, au train où nous allions pendant les premiers mois qui ont suivi l’armistice, la France aurait payé les frais des maladresses de ses représentants.


Je considère, d’ailleurs, comme un devoir, de proclamer hautement que, depuis l’arrivée de M. Millerand à Strasbourg, l’administration a fait preuve de la plus grande bienveillance, vis-à-vis de la population indigène. La France a sacrifié plus de deux milliards pour la valorisation de la monnaie allemande circulant dans les deux provinces reconquises et des dépôts ouverts se trouvant dans les banques d’Alsace-Lorraine. Ont été nommés à des postes de juges et de notaires tous les jeunes juristes du pays, même ceux qui, d’après le droit allemand, n’avaient pas toutes les qualifications exigées pour ces emplois. Professeurs et instituteurs ont été titularisés. Le ravitaillement du pays a été remarquablement organisé. Le fonctionnement des lois sociales est assuré.

En somme, s’il y a des tâtonnements, il ne faut pas oublier que tout était nouveau, en Alsace-Lorraine, pour ceux qui avaient été appelés, sans préparation, à administrer le pays, et qu’on ne saurait mettre en doute le zèle qu’ils ont apporté à s’adapter à ce milieu d’eux inconnu. La France a retrouvé ses provinces perdues à une heure particulièrement difficile. Elle saignait par mille plaies. Sa fortune était atteinte, les meilleurs de ses enfants avaient disparu. Le problème financier se compliquait de celui de la vie chère et de celui de la crise de production. Elle ne pouvait pas se donner tout entière à son œuvre de restauration dans les provinces enfin retrouvées. Par ailleurs, l’Alsace-Lorraine sortait elle-même d’une longue période de servitude qui, pendant les cinq années de guerre, avait dépassé le dernier degré de l’ignominie. Elle avait trop souffert pour ne pas trop espérer de sa libération définitive.

Il est deux éléments qu’il ne faut jamais perdre de vue, quand on étudie la situation actuelle entre les Vosges et le Rhin. L’exercice de la liberté exige un certain apprentissage. La presse alsacienne-lorraine qui, sous le régime allemand, était soumise à un contrôle très rigoureux, a pu, du jour au lendemain, juger les hommes et les choses sans plus risquer ni amendes, ni prison, ni suppression. Elle en a parfois abusé. Il lui est arrivé, au lieu d’éclairer ses lecteurs sur les difficultés du moment, d’exciter les passions et les convoitises, sans souci du contre-coup que pourraient avoir ces critiques violentes sur l’opinion publique en Allemagne et même en France. La surenchère électorale n’est, sans aucun doute, pas étrangère à ces excès de plume. Ceux-ci n’en sont pas moins regrettables.

L’attitude des partis politiques en Alsace-Lorraine s’explique encore par une autre considération d’ordre général. Dans l’Allemagne impérialiste, (et c’est la seule qu’aient connue les Alsaciens-Lorrains), les programmes étaient rigides, intransigeants, absolus. Pourquoi ? Parce que les partis n’étaient jamais appelés à les appliquer pratiquement, le gouvernement ne sortant pas des majorités parlementaires. Dès lors, chacun pouvait s’offrir la fantaisie de construire l’Etat idéal de ses rêves. Cette constatation n’est pas de moi, je m’empresse de le dire, elle est du prince de Bülow. La démocratie française ignore les gouvernements autocratiques. Les partis peuvent tous arriver au pouvoir. De là l’impérieuse nécessité, pour ceux qui ne renoncent pas à l’exercer, de présenter aux électeurs des programmes réalisables, dans le lieu et dans le temps, s’il m’est permis de m’exprimer de la sorte.

On ne l’a peut-être pas encore compris en Alsace-Lorraine, où les anciens théoriciens, faisant foin de ce qui existe, continuent à se livrer à des spéculations sur ce qui, idéalement, devrait être. Un peu de réalisme serait nécessaire. On y viendra. Les deux provinces de l’Est traversent ce que les Allemands appellent une « crise d’enfance ». Avec le bon sens qui caractérise leur population, elles auront tôt fait d’en triompher.


E. WETTERLÉ.