L’Alsace en 1814 et en 1914

L’ALSACE EN 1814 ET EN 1914


Écrire sur l’Alsace[1], à l’heure actuelle, semble une chose vaine quand des millions d’hommes s’affrontent dans une lutte formidable et sans précédent dont, pour nous, avec l’avenir de la France, l’Alsace-Lorraine est l’enjeu. Si, dans cette lutte, où tant d’autres offrent leur vie et leur dévouement, spectateurs inutiles, nous assemblons de pauvres paroles, de quoi, sinon d’elle, pourrions-nous parler ?

Depuis quarante-quatre ans, la question d’Alsace-Lorraine domine l’histoire du monde, comme elle commande nos propres destinées. On a dit chez nous ces mots, qui sont vrais pour l’époque où ils furent prononcés : pensons-y toujours, n’en parlons jamais. Que nous y ayons pensé ou non toujours comme il fallait, nous avons eu raison plus d’une fois de n’en point parler. Que nous en parlions bien ou mal, nous étions forcés d’y songer. Que le monde y fût disposé ou non, le monde était contraint de ne pas l’oublier. Il n’y a pas eu durant ces quarante-quatre années une détermination grave de la politique française et européenne, une combinaison à longue portée, dans laquelle, directement ou indirectement, originairement ou comme conséquence possible et lointaine, la question d’Alsace ne fût impliquée.

Elle se présentait à propos de cette politique coloniale où une Allemagne plus habile, l’Allemagne de Bismarck, nous avait vus autrefois nous engager volontiers, où aujourd’hui une Allemagne plus aveugle nous a, par des querelles continuelles, tenus constamment en haleine et mis finalement en disposition et en état de lui résister. Et par l’un de ces retours de la fatalité des choses, par l’une de ces lois de l’histoire, supérieures aux desseins et aux intentions des hommes, qu’un historien tel qu’Albert Sorel aimait à montrer, la politique coloniale, qui semblait devoir détourner nos regards de la ligne bleue des Vosges, nous y a ramenés. Elle avait paru avoir d’abord pour résultat de nous rapprocher de l’Allemagne, et c’est elle qui a aggravé, accéléré l’inévitable conflit. Au lieu d’éviter, comme on l’avait cru, la question d’Alsace-Lorraine, ou même d’en retarder la solution, c’est la politique coloniale, quoi qu’on puisse penser de la manière dont elle a été pratiquée, qui l’aura hâtée.

À côté, en dehors et au-dessus de nous, dans ce choc gigantesque où nous ne sommes qu’un des partenaires, dans ce heurt universel des intérêts dont on n’aperçoit pas les limites et la fin, et où l’Alsace n’apparaît qu’un point, ce point sensible et douloureux est à l’origine, à la base de tout. C’est à cause de l’Alsace que ces millions d’hommes se battent. C’est parce qu’il y a quarante-quatre ans, l’Allemagne a pris l’Alsace, où elle voyait une terre allemande à revendiquer, des frères allemands à faire rentrer, de leur gré ou contre leur gré, dans le giron de la grande Germanie reconstituée, où Bismarck voyait le « glacis d’empire » contre une France abattue et mutilée, c’est pour cela que le monde plie sous le poids d’une « paix armée » dont les charges écrasantes augmentent sans cesse. Quand vient le jour de la terrible échéance, la Serbie, attaquée par l’Autriche, opère le premier déclenchement qui détermine tous les autres. En apparence, la guerre est sortie de la question d’Orient : au fond et à l’origine, il y avait la question d’Alsace-Lorraine.

Et voici qu’en même temps la Pologne rentre dans l’histoire. Il n’y a rien de surprenant pour l’historien à ce que les deux questions se posent ensemble. Intimement liée, au XVIIIe siècle, à la question d’Orient, la question de Pologne l’a été plus d’une fois à la question d’Alsace. Une sorte de lien mystérieux est apparu entre elles plus d’une fois au cours de ces grandes guerres de la Révolution, ouvertes sur une question d’Alsace, où la question de Pologne a joué un rôle tel que sans elle on ne saurait les expliquer. C’est la Pologne qui, au début, a sauvé l’Alsace envahie par les armées de la Prusse et de l’Autriche, avec les dissensions qu’elle mettait entre elles, tandis que l’armée de Hoche, en décembre 1793, regagnait l’Alsace sur ces mêmes champs de Frœschwiller et de Wissembourg où, — l’ordre et l’importance des batailles étant renversés, — nous l’avons perdue au mois d’août 1870. C’est encore la Pologne qui, vers la fin, dans les premiers mois de l’année 1814, a sauvé l’Alsace, alors envahie avant et avec la France par les Alliés. De ces trois co-partageans, deux, la Prusse et l’Autriche, de nouveau alliés aujourd’hui, redoutaient surtout que la Russie ne reconstituât déjà une Pologne à son avantage ; pour l’empêcher, elles préférèrent renoncer à cette Alsace qu’on leur faisait miroiter comme une compensation. En revanche, un demi-siècle plus tard, c’est la convention du 8 février 1863, habilement et opportunément conclue par Bismarck avec la Russie au sujet de la Pologne, qui assurait à la Prusse la neutralité bienveillante de son puissant voisin de l’Est dans la série d’entreprises qui devaient aboutir à la constitution de l’Empire allemand à travers trois guerres. Cette fois, c’est la Pologne sacrifiée qu’on a pris comme instrument pour préparer la perte de l’Alsace.

Pologne, Alsace, deux grands noms généreux que l’histoire avait rapprochés souvent, qu’elle rapproche encore aujourd’hui par le geste libérateur de Nicolas II, qui ressuscite la Pologne à l’heure même où toutes nos préoccupations sont ramenées sur l’Alsace. L’Alsace-Lorraine et la Pologne unies par la communauté du sort sous le régime de l’oppression prussienne-allemande, nous pouvons maintenant les associer sans idée de troc ou d’échange, de marchandage ou de compensation, sans que l’une ait à payer pour l’autre.

|Il est un pays qui, pour nous, domine les vastes perspectives qui s’ouvrent de toutes parts, le champ illimité des bouleversemens qui vont transformer la face de l’Europe et du monde. Et il est un pays qui découvrait une perspective où, de quelque côté qu’il se portât, notre regard ne plongeait qu’avec admiration.

Entre les Vosges et le Rhin, des burgs féodaux aux forteresses de Vauban, il étageait ses forêts, ses vignes, ses moissons. Parmi les souvenirs du passé le plus lointain et ceux de deux siècles vécus dans la communauté française, il montrait des restes romains et païens, des églises romanes et gothiques, la splendide cathédrale, des maisons de la Renaissance, ses gracieuses architectures du XVIIIe siècle, les tombes de nos morts, un monument de la fidélité élevé hier aux flancs du Geisberg qui virent la victoire de Hoche en 1793 et la première défaite de 1870. Ici le choc des races et le croisement des cultures, sur ce sol fécond, tant de fois labouré par l’invasion, avaient formé à travers les âges la robuste individualité alsacienne qui avait pris conscience d’être, — mission à laquelle elle n’a point failli, même et surtout depuis quarante-quatre ans, — un rempart, un bastion, la défense avancée d’une civilisation. Ce pays avait ses hommes d’autrefois, ses militaires de toutes les époques, les héros des guerres de la Révolution, Kléber et la graine de Kléber, tous ces généraux, officiers et soldats qui ont peuplé et peuplent toujours notre armée ; il avait ses hommes d’aujourd’hui, bourgeois, paysans, plante forte et résistante qui a achevé de grandir dans la contrainte et l’oppression. Ainsi ce coin de terre enfermait pour nous l’horizon le plus beau ; il offrait aux yeux et à l’esprit le spectacle le plus attachant. Et si l’on s’efforçait lentement de la comprendre et de l’étudier, cette Alsace riche en profondeurs cachées, en émouvantes suggestions, comment ne pas sentir l’insuffisance de tout ce qu’on essaierait aujourd’hui pour l’embrasser ?

Embrasser l’Alsace ? J’ai vu cette image, un troupier français qui embrasse l’Alsacienne au large ruban noir, à peu près tout ce que beaucoup de nos compatriotes connaissaient de l’Alsace. J’ai goûté la joie de communier pleinement avec eux, dans cette heure historique, arrivant par des voies un peu différentes au même sentiment que le leur. L’Alsace du troupier français et de l’imagination populaire, la nôtre, c’est une seule Alsace. Et qui de nous n’envierait la chance du troupier français ?

« La magnifique Alsace, toujours pareille et toujours diverse, » dit, après Gœthe, M. Maurice Barrès qui ne s’offensera pas qu’on le nomme à la suite de ce troupier. Il est celui qui, chez nous, a le mieux parlé de l’Alsace, qui nous a appris à la voir, qui lui a presque appris à se voir elle-même dans la situation que le sort lui avait faite. « Demeurez, a-t-il dit aux Alsaciens, comme un caillou de France sous la botte de l’envahisseur ; subissez l’inévitable, et maintenez ce qui ne meurt pas. » L’Alsace a subi ; elle a maintenu. D’avoir un jour donné ce conseil, indiqué ce devoir à l’Alsace-Lorraine, c’est l’honneur d’un tel écrivain ; il est juste qu’on ne puisse parler d’elle aujourd’hui sans prononcer son nom.

Sur la montagne de Sainte-Odile, qui avait inspiré à Taine une méditation célèbre, à M. René Bazin, dans les Oberlé, une description d’un charme touchant, M. Barrès nous a présenté l’Alsace et la doctrine alsacienne vues du plus beau belvédère alsacien. Ces pages ont paru d’abord ici-même. Elles sont la partie capitale et essentielle de ce livre : Au service de l’Allemagne, dont la publication marque une date dans la façon dont l’Alsace a été comprise et sentie en France[2].

« La magnifique Alsace, toujours pareille et toujours diverse, » en vérité, il n’y a pas autre chose à dire d’elle, sous quelque aspect et à quelque époque qu’on l’envisage. C’est bien là l’idée qu’on doit rapporter de toute incursion dans son histoire, à n’importe quelle date de cette histoire. Prenons deux dates, 1814 et 1914. Un siècle les sépare, lui-même séparé en moitiés presque égales, par une date, 1870 : d’un côté, cinquante-six années de paix et de prospérité pour l’Alsace, de dépouillement continu dans sa richesse agricole et industrielle, d’indépendance réelle et vraie, sous une administration centralisée ; de l’autre, après la date fatale, c’est les quarante-quatre années du régime nouveau. Elles seraient plus longues à retracer que les cinquante-six premières. On verrait ici se vérifier le proverbe qui dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire. L’Alsace annexée a une histoire, et quelle histoire !

Pour l’Alsace d’aujourd’hui, les circonstances m’y ont conduit deux fois cette année, d’abord pendant l’affaire de Saverne, et, un peu plus tard, au moment où un autre gouvernement remplaçait celui dont l’affaire de Saverne avait amené la disparition. J’avais sous les yeux l’aboutissement de cette histoire, les résultats de ce régime nouveau, ce qu’il a fait de l’Alsace sous le joug du militarisme allemand et du fonctionnarisme prussien. On ne pouvait guère soupçonner, l’hiver dernier, comment s’achèverait, pour l’Alsace, cette année du centenaire de 1814. Il y a cent ans, l’Alsace, toute seule et presque abandonnée, résistait à l’invasion de l’étranger, mieux peut-être et plus résolument que le reste du pays français. Elle montrait très clairement ses sentimens à l’égard de l’Allemagne et des frères allemands qui tendaient déjà les bras pour l’étreindre à leur manière, des bras chargés d’armes contre la France. L’Alsace a défendu la France contre eux, d’instinct, et sans qu’on ait eu besoin de l’y pousser, sachant bien qu’elle se défendait elle-même. Elle a affirmé nettement, parfois héroïquement, sa fidélité française. Elle a prouvé fortement sa fusion achevée avec le génie, les destinées, la gloire et les revers d’un pays auquel l’attachaient des liens désormais indissolubles. L’étranger, qui fit peser alors sur elle une occupation relativement douce, trop brève à son gré, partit peu satisfait. Il est revenu.

Il est revenu plus dur, plus féroce. 1814, 1914, dates intéressantes à comparer, dût la comparaison être trop sommaire et hâtive : celui qui la hasarde ici sait mieux que personne combien elle le sera. Il était déjà suggestif de comparer l’occupation belliqueuse des premiers mois de 1814 à l’occupation des premiers mois de 1914, qui, pour le centenaire, correspondaient exactement. La comparaison n’était pas à l’avantage de l’occupant actuel. Comment le qualifier depuis, cet occupant, pour tous les actes dont une faible partie sans doute est arrivée jusqu’à nous ? Ce que nous savons nous emplit d’angoisse sur le sort de ceux dont nous préférons ne pas prononcer les noms. Dans les nobles victimes alsaciennes-lorraines que nous connaissons, notre immense espoir ne peut s’empêcher de saluer les généreuses prémices des suprêmes réparations.

1814, 1914. Le centenaire belliqueux, commencé pour l’Alsace-Lorraine dans une paix, que l’on qualifiait là-bas, il y a quelques années, de « paix de cimetière, » s’achève dans une guerre qui doit décider du sort de l’Alsace et du sort de la France.

Cette guerre a évoqué plus d’une fois des lieux où, il y a cent ans, s’était produite la résistance de l’Alsace à l’invasion de 1814. Elle en évoquera sans doute plus tard davantage. L’Alsace de 1914, que nous voudrions comparer à celle de 1814, ce n’est pas l’Alsace sous le coup d’une guerre formidable pour elle et pour nous, dont, dans une attente mêlée de confiance et d’anxiété, nous savons trop peu de choses, vers laquelle nous tournons des regards chargés de trop d’émotion. C’est l’Alsace des quelques mois qui ont précédé la guerre, avec ses quarante-trois années d’annexion. Laissons l’histoire s’écrire ; devinons le sens de l’histoire qui est écrite déjà.

L’histoire d’un siècle écoulé suffira souvent à nous expliquer celle d’à présent. On peut dire que, dès 1814, les destins de l’Alsace sont fixés. Fixés sur l’un des côtés du Rhin, sans que désormais aucune tentative ou pression de l’autre côté soit en état de les changer.

Ce qui rend en effet cette date de l’histoire d’Alsace, 1814, importante et intéressante et permet de la prendre comme une date type pour rapprocher l’Alsace qu’elle nous montre de celle que nous avons sous les yeux, c’est qu’elle nous présente, comme dans un miroir fidèle, une Alsace complète et qu’on peut appeler terminée : l’Alsace même que nous connaissons et aimons. Et sans doute la vie paisible, la vie prospère de l’Alsace pendant plus d’un demi-siècle de vie commune avec la France, ces années où la fusion apparaît intime et parfaite, plus encore les années différentes qui ont suivi, les années de lutte et de résistance, ont pu ajouter quelques touches à la belle et forte image de l’individualité alsacienne ; mais dès 1814, l’image est fixée dans ses traits essentiels. Elle l’est à jamais pour ce point capital, l’attitude entre la France et l’Allemagne, les sentimens alsaciens à l’égard des Français et des Allemands. L’Alsace a fait son choix, choix de raison, choix d’intérêt, choix de cœur. Quelques moyens qu’on emploiera, il faudra renoncer à l’en faire revenir.

Et il est bien vrai que ce choix, l’Alsace l’avait fait depuis longtemps, si elle ne l’avait jamais peut-être déclaré avec une aussi franche netteté. Le choix de l’Alsace est dicté par l’histoire, sa situation, le rôle qu’elle a joué dans le monde bien avant que ce nom, devenu pour nous si émouvant, ait apparu d’abord sous des formes diverses dans d’obscures chroniques du plus haut moyen âge. On a disputé sur l’étymologie de son nom comme sur toutes les époques de son histoire et même de sa préhistoire. « Terre contestée où se heurtent des races ennemies, » dit le meilleur de ses historiens, M. Rodolphe Reuss. Il y a des contestations d’érudits et d’anthropologues ; ce ne sont pas les moins féroces. Terre contestée où les sentimens de l’Alsace, qu’on n’a pas toujours consultés, se montrent incontestés aux époques décisives. Mais jamais peut-être ils ne se sont mieux manifestés qu’il y a cent ans ; jamais le choix de l’Alsace, qu’on pouvait lire par avance dans son histoire et ses traditions, n’a été plus éloquent.

Pour en revenir à l’étymologie d’un nom treize fois centenaire, qu’il désigne comme on le voudrait maintenant, non la vallée de l’Ill, mais le « pays des hommes en terre étrangère ; » que cette expression ait été appliquée par les Allemands de la rive droite du Rhin à ceux de leurs frères, ancêtres des « immigrés » d’aujourd’hui qui avaient passé sur la rive gauche, rive romaine, cela n’indique pas chez les premiers, à cette époque, la conception d’un pays très germain. Passons mille ans et plus, remplis par les disputes, à propos de l’Alsace, des hommes armés des engins de la guerre ou de ceux de l’érudition. Mille ans où il y a pour l’Alsace de fortes discussions. Elle a été sans conteste gauloise, romaine et franque. Elle a été longtemps germanique, d’une façon très particulière, avec plus de contestations. Voici un texte. Il est de l’année 1677, de l’époque où l’Alsace se détache bien facilement d’une Germanie fort différente de celle d’à présent, pour être rattachée peu à peu, par morceaux, grâce à une politique habile, à la France. Quatre ans avant l’annexion de Strasbourg par Louis XIV, un jésuite allemand de Fribourg, le P. Kœnig, écrit que les Alsaciens de son temps tiennent essentiellement « à ne pas être et à ne pas être appelés des Schwob, quia Alsatiæ hodie Suevones esse aut dici nolunt… » Depuis le P. Kœnig, en dépit de tout ce qu’on a tenté pour les y décider, — à s’en tenir aux temps récens, entre le bombardement de Strasbourg (exécuté par des compatriotes du P. Kœnig) et l’affaire de Saverne, — ils n’ont pas changé.

Ils ont peut-être plus changé à l’égard des Français que des Allemands. Jusqu’à ce même XVIIe siècle, à travers des contacts nombreux, des échanges divers, ils avaient tenu aussi à garder de ce côté et à marquer leur individualité. Les voilà rattachés politiquement à la puissante unité de la monarchie française. Celle-ci a l’intelligence et la sagesse de respecter leur langue, leurs privilèges, tout ce qui faisait du pays alsacien en France jusqu’à la Révolution quelque chose de si particulier, de les gouverner au moyen d’administrateurs éprouvés qui s’occupent de découvrir et de développer les richesses naturelles d’une terre épuisée par la guerre et l’invasion. Une France aimable, que l’on commence d’aimer, pénètre de plus en plus par l’esprit, les mœurs, les arts, durant le XVIIIe siècle qui a semé un peu partout en Alsace les chefs-d’œuvre les plus exquis. Puis vient la Révolution, avec sa continuation l’Empire, qui nulle part plus qu’en Alsace ne se présentent sous l’aspect d’un bloc uniforme et indissoluble. La France révolutionnaire et napoléonienne abolit les privilèges de l’Alsace, sauf celui de la langue ; elle les compense par l’unification territoriale du pays, par l’égalité et la gloire qui répondent si bien aux aspirations d’une race républicaine et militaire. La guerre, qui se décide à propos de l’Alsace et des princes étrangers possessionnés sur son sol, prolongée vingt-deux années pendant lesquelles l’Alsace verse son sang, donne ses hommes, tant de chefs célèbres, tant d’héroïques soldats, sur tous les champs de bataille, se termine en 1814 avec la résistance à l’envahisseur étranger. L’Alsace française est achevée.

Cette Alsace française de 1814 est l’aboutissement d’une très vieille histoire, de tout ce qui, depuis les temps de la Gaule et de Rome, l’avait tournée et fixée d’abord de ce côté, en la tournant déjà contre ce qui venait de l’Est, en masses barbares, sur l’autre rive du Rhin. Elle est l’aboutissement des échanges de civilisation et de culture qui continuèrent durant toute la période où l’Alsace paraît tournée vers l’Allemagne, s’en distinguant toujours essentiellement. Elle est encore plus l’aboutissement de la politique prévoyante et avisée de notre monarchie avec Henri IV, Richelieu, Mazarin, Louis XIV, de l’administration tolérante et éclairée des intendans du XVIIe et du XVIIIe siècle, du prestige et du charme de mœurs françaises qui ont agi sur l’Alsace si fort. Elle est enfin plus encore l’aboutissement de cette période de la Révolution, suivie de l’Empire, capitale comme couronnement de l’histoire d’Alsace dans le sens de l’union à la France. Ce n’est pas que la Révolution, qui a eu en Alsace des caractères originaux et particuliers, y ait été plus douce et plus inoffensive qu’ailleurs. Elle y a eu ses accès de folie, voire de férocité, dont, à vrai dire, les responsables ont été le plus souvent des révolutionnaires venus d’autres régions, ou même de l’étranger, notamment d’outre-Rhin. Mais par tous les souffles d’orage, de liberté et de guerre qui pouvaient mêler l’héroïsme à des sentimens moins purs, elle a été le creuset historique où, dans l’épopée et la tempête, l’Alsace s’est fondue avec la France[3].

Et comme la Révolution peut se montrer en Alsace avec des caractères à la fois généraux et particuliers, les événemens de 1814 se présentent à l’observateur avec une portée générale et une signification très particulière. Le vrai centenaire de 1814, que nous avons commémoré récemment, que l’histoire qui s’accomplit se charge de commémorer avec plus d’éclat, je serais capable de le placer en Alsace. Avec des faits bien plus menus, mais riches d’un sens historique très profond, il s’offre là sur un terrain où nous pouvons être tous plus facilement d’accord. Ailleurs, des événemens complexes et une situation confuse où le jugement hésite devant l’attitude des hommes, des partis, quelquefois de la collectivité d’un pays. Ici, point de partis, point d’intrigues, point d’ambitions qui cherchent leur intérêt, point même de questions de régime. L’Alsace, sentinelle laissée en arrière dans ses forteresses mal pourvues, se défend comme elle peut et tant qu’elle peut contre l’étranger. L’Alsace, qui n’a jamais eu la dévotion monarchique, l’Alsace républicaine foncièrement, avec ses petites garnisons impérialistes, se rallie pourtant aux Bourbons, parce qu’elle voit dans les Bourbons le meilleur moyen de rester française, la seule chose à quoi elle songe et qu’il lui importe d’assurer.

Car elle ne peut voir l’envahisseur qui foule son sol avec la complaisance qu’on a eue parfois ailleurs. Les « alliés » ne sont pas pour elle un intéressant sujet de curiosité, moins encore des bienfaiteurs qui apportent la paix après un régime de guerres dont on est las partout. Lasse ou non, l’Alsace sait bien ce que lui veulent ces étrangers, ces voisins, les Allemands. Elle ne veut pas d’eux, et c’est pourquoi elle résiste, pourquoi elle accepte les Bourbons. Consciente du péril pour elle, consciente de monter une garde sur le Rhin, l’Alsace de 1814 est demeurée fidèle à sa tradition historique. Et l’étranger, qui arrivait sur cette terre où il se croyait quelque droit, chez des gens qu’il jugeait être plus ou moins des frères, enivré à son tour de l’exaltation patriotique provoquée par le mouvement de 1813, a dû retourner dans son Allemagne, après avoir constaté les sentimens de l’Alsace et s’être rendu compte de l’effort qu’il lui faudrait faire pour en triompher.

Les Mémoires de Philippe de Ségur apportent un témoignage éloquent des sentimens et des dispositions des Alsaciens de 1814. En quelques pages vivantes, ils tracent un tableau de l’Alsace à la veille et au début de l’invasion. À la tête du 3e Gardes d’honneur, Ségur, depuis Mayence à travers les pays du Rhin, l’Alsace et la Lorraine, bat en retraite bien ordonnée ; nulle part la retraite ne s’effectue mieux et nulle part l’armée française n’est mieux traitée qu’en Alsace, grâce au dévouement des habitans. Ségur ne tarit pas d’éloges à leur adresse et, sous cette plume si française, ces éloges, ces attestations du patriotisme alsacien se lisent aujourd’hui avec émotion. « Ce que je me plais, écrit Ségur, à consigner ici avec ma vive gratitude, c’est le dévouement exemplaire de ces bons et braves Alsaciens dont nous traversâmes les villages ; ce sont, malgré leur désespoir de se voir en proie à l’invasion et à la ruine qui allait en résulter, les soins généreux dont ils nous comblèrent. En route et dans nos haltes, ils accouraient ; ils nous apportaient leur vin, leurs vivres et en refusaient le prix. Le soir, à notre arrivée dans les cantonnemens choisis, ils s’emparaient des hommes et des chevaux, ils se les disputaient… D’autres les aidaient à barricader les avenues du côté de l’ennemi et à les garder ; d’autres encore, des vieillards, leurs bourgmestres en tête, s’offraient, à pied et à cheval, à mes instructions ; et toute la nuit ils allaient aux nouvelles, ils poussaient au loin des reconnaissances. Leurs courses étaient rapides, leurs investigations audacieuses, leurs rapports exacts. Nous fûmes enfin bien mieux éclairés et gardés par eux que nous n’eussions pu l’être par nous-mêmes. Il n’y avait certes pas de meilleurs, de plus généreux, de plus braves Français dans toute la France. » Et Ségur, un peu plus loin, raconte l’histoire de cet exprès qui vient de Molsheim lui annoncer la retraite de Victor sur la Lorraine. « Je calculai la distance que ce paysan disait avoir parcourue. C’étaient douze grandes lieues en moins de cinq heures ! Cela me parut invraisemblable, quel que fût le zèle de ces braves gens, en sorte que, tout en donnant l’ordre aux régimens de se reployer sur la montagne, je fis garder à vue ce pauvre homme jusqu’à Saverne, où, son rapport s’étant confirmé, je lui rendis la liberté avec excuses, éloge, argent et tout ce qui pouvait le consoler[4]. »

Après la retraite de Victor, chargé par Napoléon de défendre l’Alsace, défense impossible avec les forces qu’il pouvait lui donner, l’Alsace se défendit seule par une guerre de bandes franches que le roman et la légende ont grossie. Elle se défendit surtout dans sa ligne de forteresses, de Landau à Belfort, dans les petites places des Vosges, dont deux, Phalsbourg et Bitche, sont, en Lorraine, aux confins du pays alsacien. Ces vieilles places, d’importance diverse, restaient en arrière de l’invasion, avec leurs faibles garnisons de hasard et de rencontre, sans armements ni ressources, délaissées depuis des années pour garnir et armer ces forteresses de l’Elbe, de l’Oder, de la Vistule qui étaient devenues les ouvrages avancés du « Grand Empire. » Rappelées à leur fonction historique de défense naturelle du sol français, elles avaient, pour y faire face et arrêter l’envahisseur, les travaux de Vauban et le courage, l’initiative, l’expérience de quelques hommes disséminés au milieu d’autres d’inégale valeur. Il faut lire, dans le beau livre de M. Chuquet et dans les documens qu’il a publiés depuis, les détails de cette histoire si intéressante par les mille petits faits qu’elle apporte, riche de psychologie alsacienne et humaine, et qui, dans son ensemble, fait tant d’honneur à l’Alsace et à la France.

De toutes ces places d’Alsace, dont l’investissement échelonné commence dans les derniers jours de décembre 1813 pour s’arrêter au second tiers d’avril 1814, deux ou trois semaines après la capitulation de Paris et l’installation du gouvernement provisoire, à travers les émotions et les péripéties des sièges plus ou moins rigoureux et mouvementés, les fausses nouvelles, les alternatives d’espoir et de découragement, à la fin le changement du gouvernement de la France, aucune ne capitula, à l’exception de Belfort. Celle-ci, après une longue et belle défense, renouvelée l’année suivante, prise cette fois par la famine, le fit dans les conditions les plus honorables. Strasbourg, Neuf-Brisach, Lichtenberg et Bitche n’ouvrirent pas leurs portes à l’étranger. Phalsbourg, la Petite-Pierre, Huningue, Landau, l’admirent, au nom de Louis XVIII, sur le même pied que la garnison et en chiffre égal. Le siège d’Huningue en 1814, un peu moins connu que celui de 1815, a été plus long et plus héroïque ; il est encore plus pittoresque. Ce qui nous intéresse surtout, c’est le côté alsacien de cette défense. Parmi les noms de lieux de cette histoire d’Alsace, écrite il y a cent ans, l’histoire d’aujourd’hui nous en a renvoyé déjà ; nous sommes confians que celle de demain s’apprête à nous en renvoyer d’autres.

Strasbourg est le plus grand, le plus beau de ces noms. Il évoque la sublime cathédrale, lieu saint pour toute l’Alsace, dont la flèche fut tordue, le 15 septembre 1870, par les boulets badois. Il rappelle le plus ancien monument de notre langue française connu sous ce vocable : « le serment de Strasbourg, » le chant héroïque et fier qui fut chanté là pour la première fois… En 1814, c’est à Strasbourg que se manifesta le mieux l’entente des défenseurs et de la population, des autorités militaires avec les autorités civiles.

Celles-ci qui coopérèrent étroitement à la défense avaient à leur tête le sénateur Roederer, Messin d’origine et à demi Strasbourgeois, envoyé par Napoléon avec le titre de commissaire extraordinaire, et l’admirable préfet Lezay-Marnésia, digne successeur en Alsace des intendans de l’ancienne monarchie. Grâce à sa connaissance parfaite du pays et à l’affection dont il y était entouré, Lezay put travailler efficacement à l’organisation de la résistance. Et ce ne fut pas trop ensuite de son habileté et de son prestige pour mener à bien la délicate négociation de la reconnaissance des Bourbons. C’est à cette reconnaissance, rapidement et opportunément proclamée, c’est à ses sentimens clairement et fortement affirmés, c’est au désaccord des alliés au sujet de la Pologne, que l’Alsace a dû alors de rester française.

Le traité du 30 mai 1814 décevait les espérances et les appétits de beaucoup d’Allemands. Ces appétits se manifestèrent, on sait avec quelle force, l’année suivante où l’empereur Alexandre s’entremit pour les arrêter. L’Alsace était déjà revendiquée par la voix des poètes et des publicistes d’outre-Rhin. Toute une polémique s’engagea à cette époque entre Alsaciens et Allemands à propos de l’Alsace, de ses destinées, de ses traditions, de son caractère et de sa culture, polémique littéraire, parfois poétique, écrite des deux côtés en allemand, singulièrement intéressante comme précédent, si l’on songe à celle que, dans d’autres conditions pour eux, les Alsaciens ont soutenue au cours de ces dernières années. Et des querelles fort vives avaient lieu entre Alsaciens et Badois : 1814 avait suffi à gâter tout à fait les rapports de ces voisins. La brève occupation des Allemands en Alsace laisse des deux côtés de fâcheux souvenirs. En dépit des conventions, quelques chefs militaires tentent de dégarnir les forteresses, d’enlever le matériel ; on s’irrite d’une mauvaise foi qui s’essaie timidement ; çà et là, l’attitude d’officiers évoque de petites affaires Forstner. Il ne fait pas bon en général pour le militaire allemand qui rentre en Allemagne de passer par l’Alsace. Les officiers doivent éviter Strasbourg ; le roi de Wurtemberg l’ordonne expressément. Dans une pièce qui s’intitule Chant de honte du soldat qui retourne au foyer, le poète Rückert a traduit d’une façon curieuse et significative les sentimens et l’humiliation du guerrier allemand parti pour la gloire et la conquête : « Ô honte ! Par les villages il faut défiler en rangs serrés, et, s’il manque un de nous, c’est qu’un paysan l’a tué. Notre marche victorieuse serait-elle une fuite ? Toute la France nous raille, et toi, Alsace, race dégermanisée, tu nous railles aussi, ô dernière des hontes[5] ! »

Il y a pour l’Alsace un aveu précieux, arraché par l’évidence, dans ce Schmachlied du poète allemand Rückert. Mais voyez-vous aussi poindre, avec l’irritation qu’elle doit susciter, cette moquerie de l’Allemand, qui est de date relativement récente, et qui, avec la caricature qu’elle a engendrée, a été souvent l’affirmation d’une culture, la revanche du vaincu et l’arme la plus redoutée du vainqueur ?

1814, 1914 : exactement novembre 1913. Cent ans plus tard, toujours l’Alsace et des guerriers allemands en Alsace. L’Alsace, qui n’a point sujet de rire, rit encore. Ces guerriers ne sont plus de passage ; à demeure, ils « occupent » vraiment. Comment ils occupent, l’affaire de Saverne, une affaire de rien du tout, une histoire de caserne et de petite ville, suffit à le montrer.

La plus paisible des petites villes d’Alsace, d’apparence la plus germanisée. La première, quand on venait de France. Du col de Saverne, découvrant la plaine d’Alsace, le Grand Roi aurait dit : « Quel beau jardin ! » Et Gœthe, montant la côte de Saverne, en sens inverse, a exprimé son enthousiasme. À l’entrée du jardin, on appelait Saverne la « cité des roses ; » on ne considérait pas en Alsace qu’elle dût apporter une très vigoureuse résistance à l’élément immigré allemand qui y était assez nombreux. La caserne, un château français du XVIIIe siècle, construit par les cardinaux de Rohan, évêques de Strasbourg. Dans les casernes, des recrues alsaciennes ; les officiers qui tiennent les propos que vous savez. L’Alsace, qui rit d’abord à Saverne, c’est quelques gamins.

Et Saverne a illustré pour le monde, par la plus éclatante des leçons de choses, sans que ceux qui l’auraient pu si facilement aient eu l’idée de l’empêcher ou de l’arrêter, la mentalité militaire allemande, la situation de l’Alsace vis-à-vis de l’Allemagne. On a répété à ce sujet le mot de Mirabeau sur la Prusse : « Ce n’est pas un peuple qui a une armée, c’est une armée qui a un peuple. » Ici, l’armée de Prusse a un peuple qui est le peuple d’Alsace. Cette armée prussienne, elle opère en ce moment selon le pur esprit de Saverne. Le peuple alsacien, race de soldats : celle de Kléber !

Il faut avoir vu l’effet de l’affaire de Saverne en Alsace. On venait de parler de « lois d’exception. » Il y avait eu, l’année précédente, l’affaire de Graffenstaden, un incident d’ordre économique, qui avait manifesté au grand jour la pression, de plus en plus forte, sur le terrain des intérêts matériels ; elle avait pu soulever le pays entier, elle n’avait pas atteint l’Allemagne, ni le reste du monde. Avant, c’était la longue affaire de l’autonomie et de la constitution, cette constitution que l’empereur menaçait, à Strasbourg, l’année d’après, de « réduire en miettes » si l’Alsace n’était pas sage. C’était l’agression des pangermanistes, continuelle et brutale, contre tout ce qui était tradition alsacienne et sentiment alsacien. C’étaient les débats pour ou contre le français, l’émotion provoquée par l’inauguration du monument de Wissembourg. C’étaient tous ces menus faits de la vie alsacienne, dont le plus petit a son importance et sa signification, dont l’ensemble est une histoire, la plus grande et la plus émouvante qui existe pour nous. C’était tout ce qui s’est passé en Alsace depuis 1870[6].

Ce peuple comprimé releva la tête avec le sentiment de sa force et de son union. Il faut avoir vu cette joie muette aux yeux et au cœur de l’Alsacien. Saverne restait une victoire alsacienne, même après que Saverne eut montré ce que l’Alsace pouvait attendre de l’Allemagne pour l’aider à secouer le joug du militarisme allemand. « Les deux Allemagnes » n’en faisaient qu’une, et surtout pour l’Alsace ; Saverne venait de le prouver éloquemment. Le premier résultat pour l’Alsace, après les procès militaires de Strasbourg et l’acquittement des héros de Saverne, après les débats du Reichstag et du Parlement alsacien, c’était le changement de son gouvernement qui avait paru si impuissant. En attendant le départ annoncé du statthalter, comte de Wedel, le ministère d’Alsace-Lorraine était complètement renouvelé. À l’Alsacien rallié, M. de Bulach, succédait le comte de Rœdern, qui venait de Potsdam à Strasbourg comme l’un des plus remarquables, disait-on, entre les fonctionnaires prussiens. On ne savait pas encore qui serait statthalter. Certains avaient l’impression, que les débuts administratifs de M. de Rœdern ne semblèrent pas d’abord démentir absolument, que ce régime prussien en Alsace-Lorraine pourrait n’être pas celui de l’aveugle répression. Deux mois plus tard, à Corfou, sous les lauriers roses de l’Achilléïon, l’Empereur, ayant près de lui son chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, signait la nomination, comme statthalter de l’Alsace-Lorraine, — le cinquième depuis l’année 1879 où la fonction fut créée, — de M. de Dallwitz, autre fonctionnaire prussien. Celui-ci s’installait à Strasbourg. Le nouveau régime s’accentuait dans le sens des mesures sévères qui en laissaient prévoir de plus sévères encore. L’Empereur, de Corfou, se rendait en Alsace, puis en Lorraine. Le programme, modifié presque à la dernière heure, de son séjour annuel dans la Terre d’Empire, se réduisait cette fois à la participation à de grands exercices militaires. Dans les environs de Colmar, où ils avaient été préparés avec un soin tout particulier par le général von Deimling, commandant le 15e corps d’armée, principal responsable de l’affaire de Saverne, il s’agissait, paraît-il, de décider la construction et l’emplacement de nouvelles fortifications. Il avait été décidé que l’Empereur n’aurait aucun contact avec la population civile d’Alsace-Lorraine ; dans cette courte visite, il a vu seulement les maîtres de l’Alsace, les militaires allemands.

Les mesures de rigueur se succédaient : procès, condamnations, arrestations, interdictions de séjour pour des Français. On ne pouvait savoir où elles s’arrêteraient. Quinze jours avant la déclaration de guerre, un Alsacien, près de la table où je trace ces lignes, disait tout ce qu’il redoutait pour son pays. Il termina sur ces mots forts dans la bouche de l’homme ferme et prudent qui les prononçait : « Nous attendons depuis quarante-quatre ans ! » Il fallait baisser la tête. Nous pouvons la relever aujourd’hui ; nous devons espérer de la relever encore davantage. Quant aux « mesures » prises par les autorités militaires en Alsace, comme en Lorraine, il est trop tôt, devant l’histoire, pour les qualifier en ce moment.

Je revois, en février dernier, au Landtag d’Alsace-Lorraine, M. de Rœdern, qui faisait ses débuts de secrétaire d’État, nouveau venu à Strasbourg, où il arrivait avec la tâche un peu lourde, dans des circonstances difficiles, d’administrer la Terre d’Empire pour le compte d’une Allemagne prussianisée. C’était un administrateur prussien remarquable, m’avait-on dit, habile autant qu’un administrateur prussien peut l’être. Je le regardais, assis à son banc, à la première place à droite du bureau, ayant auprès de lui ses collègues, un Bavarois, un Rhénan, un Hessois, et, derrière, l’armée imposante de ses fonctionnaires. En face, la représentation élue de l’Alsace-Lorraine, des bourgeois, des prêtres, quelques compagnons socialistes. (Un député socialiste de Metz au Reichstag, qui est Alsacien, s’est engagé dans l’armée française.) Et je songeais à la distance, plus grande que le mince espace entre eux et lui, qui les séparait. Ce n’est plus le type militaire ; c’est le fonctionnaire prussien aristocratique, correct et sérieux, le type de l’homme du monde dans une hiérarchie, dans une société particulière. Droit, élégant et grave, il compulsait ses dossiers, prenait des notes, se croisait les bras en écoutant. On parlait sur l’agriculture et le phylloxéra. M. de Rœdern ne prit pas la parole, qu’il laissa au sous-secrétaire d’État, compétent, M. de Stein, le Bavarois, un homme immense, familier, qui discourait en mettant quelquefois les mains dans ses poches… Et je songeais à Lezay-Marnésia, cet administrateur français modèle de l’Alsace. Ce marquis Adrien de Lezay-Marnésia, c’est un homme du monde de chez nous, intelligent, cultivé et aimable. Il a fréquenté la société de Pauline de Beaumont. Napoléon, qui le trouvait beau, en fit un diplomate, puis un préfet français en Allemagne avant de l’envoyer à Strasbourg où il fut adoré. Il est mort le 9 octobre 1814, des suites d’un accident de voiture survenu tandis qu’il escortait, en Alsace, le duc de Berry. L’Alsace, qui l’a pleuré alors, l’entoure encore de ses souvenirs et de ses regrets. Sa statue est à l’angle du Broglie et du quai qui porte son nom, adossée à son ancienne préfecture, depuis résidence du statthalter. Et dans quelques semaines tombera pour la France et l’Alsace le centenaire de la mort de Lezay-Marnésia, le meilleur administrateur sans doute que la France ait envoyé à l’Alsace.

Sa statue, élevée en 1855, est l’œuvre du sculpteur Grass, à qui l’on doit aussi la statue de Kléber, inaugurée en 1840, sur l’ancienne Place d’Armes, où l’on avait deux ans plus tôt transporté l’héroïque dépouille qu’elle devait surmonter. Et le soir même du jour où j’avais vu au Landtag de Strasbourg ce successeur prussien de Lezay en Alsace, M. de Rœdern, je pouvais assister au monôme traditionnel des étudians alsaciens autour de la statue de Kléber. Le marquis de Lezay-Marnésia, c’est un bon administrateur français en Alsace. Kléber, illustre enfant du peuple, né à Strasbourg, incarne la plus pure, la plus belle gloire militaire de son pays. Il est naturel que cette gloire alsacienne et française soit devenue, avec l’image qui l’évoque, le lieu sacré d’un culte alsacien. C’est spontanément, c’est d’elle-même que s’est établie, depuis vingt-cinq ans environ, depuis les mesures prises contre des sociétés alsaciennes d’étudians, la tradition de cette grave et émouvante manifestation. À la suite de leur banquet annuel, réunion simple et joyeuse, où ils ont invité quelques-uns de leurs aînés, tous, les vieux et les jeunes, défilent à minuit, tête nue, sans un mot, sans un geste, autour de Kléber.

Cette place, sombre et silencieuse à cette heure où ils vont paraître, est le centre de la vie strasbourgeoise. On aperçoit, par-dessus les toits conservés de quelques vieilles maisons, la flèche de la cathédrale, la tour du Temple Neuf qui fut détruit avec la Bibliothèque attenante dans les terribles nuits des 24 et 25 août 1870. Ce bâtiment de l’Aubette, avec le musée qu’il renfermait, fut aussi entièrement brûlé. Au bout, il y a le corps de garde : chaque jour à midi la relève de la garde se faisait, au son des fifres, avec l’exécution de cette « parade-marche, » caractéristique de l’armée allemande, ici devant la statue de Kléber. À l’extrémité opposée de la place où, plus d’une fois, j’ai vu déboucher ces soldats allemands, j’ai vu, à minuit, apparaître le cordon noir des étudians ; il s’allongeait devant l’Aubette pour se diriger vers la statue. On entendit, en tête du cortège, une bonne voix alsacienne, celle de M. Anselme Laugel, dire ces seuls mots : « Chapeau bas devant Kléber ! » Et le cordon muet se mit à s’enrouler autour de l’ancêtre. Dans le silence impressionnant, avec le bruit des pas sur le sol, il semblait qu’on perçût alors la Marseillaise instinctive qui chante au cœur alsacien. Ou plutôt, je pensais au geste de M. Maurice Barrès, peu de jours auparavant, aux funérailles de Déroulède, offrant à l’image de Strasbourg les fleurs du mort, comme ces Alsaciens défilaient ici à Strasbourg devant Kléber, sans parler.

Kléber, c’est le grand nom, c’est la plus haute figure militaire de l’Alsace. Et la vie d’un Kléber, ses exploits, ses mots, c’est ce que l’on peut trouver de plus authentiquement et fièrement alsacien. Mais Kléber a des compagnons, des frères d’armes ; Kléber a des fils ; le sang généreux n’est pas refroidi. Le peuple qui produit de tels héros a le droit de considérer comme il fait ceux de Saverne…

Pour sa défense contre les gens de l’autre côté du Rhin, la France avait fait mieux que de prendre l’Alsace et d’y élever les forteresses de son Vauban. Elle a voulu être aimée ; elle a pris les âmes. Il y a les territoires, et il y a les âmes. Ceux qui ont pris l’Alsace depuis n’admettent pas qu’il y ait les âmes. Répondant, en 1870, à l’historien Mommsen, qui avait affirmé un droit de propriété de l’Allemagne sur l’Alsace, l’historien Fustel de Coulanges, qui avait professé à Strasbourg, lui disait : « Strasbourg n’est pas à nous, Strasbourg est avec nous. » Avec nous, l’Alsace s’est formée de nous l’idée que, séparée de nous, elle devait en conserver. Par delà nos chétifs systèmes, nos divisions misérables, de toute la France qu’elle avait connue, l’Alsace, naturellement et simplement, a fait ce bloc, que nous avons retrouvé nous-mêmes à l’heure grave, qui est le bloc français. Et c’est pourquoi cette Alsace, dont on aurait tant voulu mieux parler, il faut la saluer pour hier, pour aujourd’hui et pour demain, comme le plus grand et le plus riche des enrichissemens français.

Pierre de Quirielle.
  1. J’écris Alsace et non Alsace-Lorraine, parce que le rapprochement historique de l’année 1814 et mes observations récentes en pays annexé portent sur l’Alsace. Bien des traits et des réflexions générales s’appliquent à l’Alsace-Lorraine dans sa totalité. Je ne voudrais pas être accusé de négliger dans mon culte et mon affection cette émouvante et admirable Lorraine, si attachante dans son caractère particulier, frémissante aujourd’hui sous une domination barbare qui s’y livre à des actes dont nous ne connaissons pas l’étendue. Dans l’ensemble complexe et douloureux qu’enserre encore l’oppression, la « Terre d’Empire, » il faut distinguer l’Alsace, la Lorraine (où la langue accuse déjà des différences) et l’Alsace-Lorraine, cette création de la conquête dont la communauté du sort, de la contrainte et de nos sentimens pour les deux provinces séparées ont fait une réalité.
  2. Les Bastions de l’Est. — Sainte-Odile (Revue des Deux Mondes, 1er  novembre 1904.) Les Oberlé ont paru trois ans plus tôt dans la Revue. — Pour la description et l’étude du pays d’Alsace, citons d’abord l’incomparable collection de la Revue alsacienne illustrée. On peut toujours utilement recourir à l’Alsace (Hachette, dernière édition, 1913) de Charles Grad (collaborateur aussi de la Revue des Deux Mondes), bon livre d’un bon Alsacien, dont le buste se voit avec plaisir au seuil de sa charmante ville de Turckheim d’où l’auteur part pour son voyage en Alsace. Il faut mentionner le volume de M. André Hallays, À travers l’Alsace, qui offre les indications précieuses d’un goût sûr et délicat, celui de M. Paul Acker, le Beau Jardin, dont des chapitres ont été publiés dans la Revue. On se reprocherait de ne pas signaler deux morceaux supérieurs par la science et la manière de l’exprimer, le chapitre sur l’Alsace (p. 220 et suiv.), dans l’admirable Tableau de la France de M. Vidal de La Blache, la remarquable conférence de M. Camille Jullian (faite à Strasbourg, reproduite dans le numéro de janvier 1913 des Cahiers alsaciens), Ce que l’Alsace doit à la Gaule, où la géographie se mêle à l’histoire, l’une des pages les plus suggestives qu’on puisse lire pour l’étude de l’individualité alsacienne.
  3. Voir surtout l’Histoire d’Alsace de M. Rodolphe Reuss, dans la collection d’histoires provinciales dirigées par M. Albert-Petit. M. Reuss a étudié plus particulièrement l’histoire de son pays pour les deux époques capitales sur lesquelles il a donné ces deux très importantes publications, l’Alsace au XVIIe siècle, l’Alsace pendant la Révolution française. Pour la dernière, on lira aussi sa Cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. On trouve d’excellentes indications sur l’histoire d’Alsace dans la Carte au liséré vert, de M. Georges Delahache, et dans la Question d’Alsace d’Heimweh ; une courte et admirable esquisse se trouve dans une brochure (à propos du livre d’Heimweh) de M. Ernest Lavisse, qui s’est toujours occupé avec amour de l’Alsace, plus spécialement dans ces derniers temps.
  4. Mémoires du général comte de Ségur (édit. de 1895, t. III, chap. V.) Le beau 1814 d’Henry Houssaye, le livre remarquable et actuel du commandant Lefebvre de Béhaine, Napoléon et les Alliés sur le Rhin, touchent à peine à l’Alsace. L’ouvrage capital de M. Arthur Chuquet, l’Alsace en 1814, auquel je ne saurais assez dire ici tout ce que je dois, est complété par une série de documens du plus haut intérêt sur l’Alsace d’alors publiés et commentés par l’historien dans le volume l’Année 1814 (Fontemoing, p. 213-277.) Les événemens alsaciens de 1814 forment le sujet de deux célèbres romans nationaux d’Erckmann-Chatrian, l’Invasion et le Blocus. M. Chuquet relève l’inexactitude qu’une histoire minutieusement documentée montre dans ces récits. Il a raison. Mais si le conteur populaire « romance » beaucoup, il apporte, pour la peinture de la vie, des sentimens et du caractère de l’Alsace, un document précieux même, pour l’histoire. Sur l’œuvre alsacienne d’Erckmann-Chatrian, je renvoie à une appréciation très juste de M. Paul Acker (ouv. cité.)
  5. Cité par Chuquet, l’Alsace en 1814, p. 373-374.
  6. Pour l’histoire contemporaine d’Alsace-Lorraine, on peut consulter, en dehors d’études excellentes et sûres comme celles de M. Delahache qui ne touchent guère aux questions récentes, la collection des Cahiers alsaciens, continuation et extension de la « Chronique » de la Revue alsacienne illustrée, celle du Messager d’Alsace-Lorraine, les notes sur l’Alsace parues sous la signature E. Hattner dans les Cahiers mensuels de la « Ligue internationale pour le droit des peuples. »