L’Alsace-Lorraine à la veille de la délivrance

L’ALSACE-LORRAINE
À
LA VEILLE DE LA DÉLIVRANCE


On ne saurait trop le répéter, la Prusse, partie de rien, est arrivée, en deux siècles, à occuper le premier rang parmi les grandes puissances uniquement par l’affirmation de la force brutale. C’est par droit de conquête qu’elle a procédé à tous ses agrandissemens territoriaux. Silésie et Posnanie, provinces du Rhin et Hanovre, Sleswig-Holstein et Alsace-Lorraine, autant de territoires arrachés par les armes à leurs légitimes propriétaires. L’hégémonie prussienne en Allemagne fut elle-même la conséquence d’une guerre heureuse. Aucune province, aucun État ne s’est donné librement à la Prusse. Partout les Hohenzollern ont dû en appeler au droit du plus fort pour établir leur domination.

Or, la Prusse, après une longue et minutieuse préparation, pensait pouvoir, en 1914, consommer son œuvre d’accaparement progressif de la richesse mondiale. L’entreprise n’a heureusement pas donné les résultats attendus. Bien mieux, la politique agressive des annexeurs professionnels a provoqué une réaction générale. Parce que le chancelier de l’empire avait proclamé que les traités n’étaient, à son appréciation, que « des chiffons de papier ; » parce qu’il avait dit que « nécessité ne connaît pas de loi, » l’Angleterre s’est jetée dans la mêlée, et parce que l’Allemagne, violant toutes les conventions internationales, a déchaîné la guerre sous-marine sans merci, les États-Unis, respectueux de la parole donnée, ont affirmé leur volonté agissante de rétablir le principe des nationalités.

Et c’est ainsi que, pour avoir voulu asservir le monde, les Allemands ont provoqué la liquidation complète et définitive de tous les attentats, commis par eux contre le droit qu’ont les peuples de disposer d’eux-mêmes. Il ne s’agit plus, à l’heure actuelle, d’un conflit limité à deux puissances rivales. C’est l’opposition de deux théories, celle de la force primant le droit et celle de la liberté des groupemens ethniques et nationaux qui domine la grande guerre et trouvera sa solution intégrale dans la paix imposée par les Alliés aux naufrageurs germaniques. Polonais, Tchèques et Moraves, Yougo-Slaves, Italiens et Roumains voient, après des siècles d’esclavage, poindre à l’horizon l’aurore de leur délivrance et saluent d’avance avec enthousiasme l’indépendance reconquise.

Les Alsaciens-Lorrains ne sont pas les derniers à se réjouir de l’écrasement de leurs persécuteurs. Depuis près d’un demi-siècle, ils attendaient avec impatience le retour à la mère-patrie. Ployés sous le joug le plus dur, ils n’avaient renoncé ni à leurs regrets, ni à leurs espérances. Leur fidélité à la France, momentanément absente de leurs foyers, trouvera sa juste récompense dans la restauration prochaine du droit indignement violé par un vainqueur sans pitié.

Il est utile de le rappeler, Bismarck avait prévu que l’annexion de nos deux provinces à l’empire germanique s’opposerait à tout rapprochement entre la France et l’Allemagne. L’état-major prussien lui força néanmoins la main. De Moltke voulait, à tout prix, pouvoir constamment menacer Paris de la crête des Vosges et des bastions de Metz.

Ce que le chancelier de fer avait redouté devait se produire. La France humiliée et meurtrie n’oublia pas la mutilation de son territoire et, prévoyant de nouvelles exigences et de nouvelles agressions, elle se prépara, non pas à la guerre de revanche, mais à la guerre de défense, qu’instruite par des événemens tragiques, elle voyait venir. L’Allemagne, pour garder le bien mal acquis, se vit elle-même entraînée à des armemens ruineux. De part et d’autre, sans en convenir, on chercha des alliances qui, toutes, étaient dominées par le souci ou de maintenir ou de réparer l’injustice commise. Et c’est ainsi que la question d’Alsace-Lorraine, dont on ne parlait plus, mais à laquelle chacun pensait toujours, fut, depuis 1871, le pivot de toute l’activité diplomatique mondiale.

Les Allemands s’étaient d’ailleurs appliqués à sans cesse reposer l’angoissant problème par la brutalité de leurs procédés administratifs, dans les provinces annexées. L’énumération des mesures de rigueur, dont l’Alsace-Lorraine fut accablée, déborderait le cadre d’un article de revue. Nous ne pourrons que mentionner les principales : pouvoirs dictatoriaux des gouverneurs, expulsions, suppressions de journaux, passeports, refus de permis de séjour, interdiction de l’enseignement de la langue française, postes administratifs réservés aux immigrés allemands, application rigoureuse des ordonnances sur les cris et emblèmes séditieux. Il faudrait des volumes pour raconter le long et douloureux martyre d’une population, dont le seul crime était de ne pas vouloir subir l’emprise germanique et de ne pas consentir à renier un passé glorieux.

Or, parce que l’Allemagne abusait ainsi constamment de sa puissance, la plainte des annexés ne permettait pas à la France d’oublier l’injure faite à sa dignité et l’atteinte portée à sa richesse.

Le parti militaire prussien avait commis une autre erreur. Uniquement préoccupé de préparer les guerres de l’avenir, il avait exigé que l’Alsace-Lorraine formât, dans la confédération germanique, une province distincte des États et restât dès lors sous la tutelle presque exclusive de la grande monarchie du Nord. Bismarck exprimait fort bien cette préoccupation de l’état-major, quand il disait que l’Alsace-Lorraine était le « glacis, » la zone militaire de l’empire. Quand on veut exprimer un jugement motivé sur la politique allemande dans les provinces annexées, il faut toujours se rappeler ces paroles du chancelier de fer. Elles sont le leitmotiv de toute la législation barbare appliquée entre les Vosges et le Rhin depuis les incidens qui marquèrent, en 1872, le départ des optans, jusqu’à ceux qui, lors de l’affaire de Saverne, en 1913, révélèrent au monde surpris et l’odieuse tyrannie du militarisme prussien et la merveilleuse endurance de ses victimes.

Il eût été d’une politique habile que le Haut-Rhin fût annexé au grand-duché de Bade, le Bas-Rhin à la Bavière, la Lorraine à la Prusse. Séparés les uns des autres, vivant sous des législations différentes, administrés par des fonctionnaires originaires de pays à cultures et à mœurs dissemblables, les Alsaciens-Lorrains n’auraient pas pu coordonner leurs efforts, et leur résistance à la germanisation méthodique de leur vie nationale en eût été considérablement amoindrie. Heureusement le parti militaire veillait. Il était avant tout préoccupé d’organiser le « glacis » en vue des conquêtes que, dès cette époque, il prévoyait et souhaitait. Et pour qu’il fût possible d’arriver à ses fins, sans que le particularisme des États y mît obstacle, il fallait que l’Alsace-Lorraine fût dotée d’une autonomie relative et que le roi de Prusse y exerçât le pouvoir souverain.

Bismarck, après quelques hésitations, devait d’ailleurs se résigner aisément à une combinaison qui lui permettait, tout en assurant la sécurité de l’empire, d’établir entre tous les États allemands une sorte de solidarité dans le crime. En faisant de l’Alsace-Lorraine la propriété collective des princes confédérés et en y attribuant le pouvoir législatif au conseil fédéral, il s’assurait les concours les plus décidés et les plus durables. Le « pays d’empire » devenait le symbole de l’unité allemande restaurée sous l’hégémonie prussienne. En voulant y porter atteinte, on s’attaquait à l’ensemble des États, désormais complices d’un crime devenu collectif.

Ce fut là l’idée maîtresse qui présida, pendant les quarante-quatre années qui séparèrent les deux guerres, à l’évolution du statut national de l’Alsace-Lorraine. L’histoire des provinces annexées se subdivise, pendant ces quarante-quatre années, en trois périodes nettement définies.

Jusqu’en 1879, l’Alsace-Lorraine n’a aucun droit. Le pouvoir est exercé par l’Empereur, qui délègue une partie de ses attributions souveraines à un gouverneur. Une sorte de conseil général agrandi examine le budget, mais celui-ci est voté par le Reichstag. Le gouverneur est armé de pouvoirs dictatoriaux. Il peut, d’un trait de plume, expulser les indigènes, supprimer les journaux, dissoudre les associations, faire procéder à des perquisitions de jour et de nuit.

En 1879, premier essai de loi constitutionnelle. Un parlement est créé à Strasbourg. Ses membres sont élus en partie par les conseils généraux des trois départemens, en partie par les conseils municipaux des quatre grandes villes et par les délégués des conseils municipaux des autres communes, à raison d’un député par arrondissement. Le Landesausschuss (c’est le nom de cette assemblée) vote le budget et les lois du pays. La présentation est faite par le gouverneur, ou Statthalter, au nom du conseil fédéral. C’est le Bundesrath qui approuve les lois que l’Empereur promulgue. À tout moment le souverain-délégué peut intervenir pour suspendre l’action législative. De plus il peut en appeler, quand bon lui semble, du Landesausschuss au Reichstag, qui alors siège comme Chambre particulière pour l’Alsace-Lorraine.

En 1911, nouvelle transformation. Le Conseil fédéral et le Reichstag sont éliminés de la législation de l’Alsace-Lorraine. Deux Chambres sont créées dans les pays annexés. La seconde est élue au suffrage universel, direct, égal et secret, à raison d’un député par canton. Elle comprend soixante membres. La première, ou Sénat, se compose, par moitié, de membres nommés directement et pour la durée d’une législation par l’Empereur, de sept membres de droit (fonctionnaires supérieurs) et de onze sénateurs élus par des corporations officielles. L’Empereur exerce tous les pouvoirs souverains. Il nomme et révoque à sa guise le Statthalter et ses collaborateurs du ministère, dispose d’un droit de veto absolu, peut, en cas de conflit entre le gouvernement et le parlement, suspendre l’action législative et prélever les impôts, comme engager les dépenses sur la base de l’exercice précédent, enfin promulguer des décrets qui ont force de loi jusqu’au moment où les Chambres seront de nouveau réunies. Cette Constitution a d’ailleurs un caractère très net de précarité, puisqu’elle reste une loi d’empire réformable et que Bundesrath et Reichstag peuvent la modifier quand bon leur semblera.

À noter que, jusqu’en 1911, le Statthalter conserva tous ses pouvoirs dictatoriaux, c’est-à-dire que l’Alsace-Lorraine fut régie par la loi française sur l’état de siège de 1849. Lorsque l’affaire de Saverne eut ravivé toutes les vieilles oppositions nationales, le comte de Wedel pensa un moment à rétablir la dictature. La publication anticipée du projet de loi, qu’il avait déjà déposé au Conseil fédéral, empêcha heureusement ce projet d’aboutir.

Jusqu’en 1914, l’Alsace-Lorraine fut encore gratifiée d’une législation particulière sur la presse, en dérogation de la loi d’empire. Pendant la période dictatoriale, nos journaux, toujours menacés de suppression arbitraire, ne reflétaient qu’imparfaitement l’opinion publique. Même quand leur existence fut assurée, ils continuèrent à être soumis à l’obligation de dépôt d’un cautionnement. De plus les autorités administratives pouvaient à tout moment supprimer le débit aux feuilles étrangères.

La Constitution de 1911 ne représentait, en aucune manière, un progrès dans la voie de l’autonomie de l’Alsace-Lorraine. En France, la création de nos deux Chambres, dont l’une était nommée au suffrage universel, avait produit une impression favorable. On ne s’était pas rendu compte de la portée des restrictions qui, de fait, devaient complètement paralyser l’action du parlement. Les Alsaciens-Lorrains, eux, ne s’y étaient pas trompés, et ils considéraient à bon droit la transformation des institutions constitutionnelles comme un recul nettement accusé. Cela m’amène à parler du mouvement autonomiste qui fut si mal compris en dehors de notre petit pays.

Pendant les années qui suivirent l’annexion, les Alsaciens-Lorrains, repliés sur eux-mêmes, tout entiers à la douleur de la séparation, escomptant une délivrance prochaine, ne demandaient à leurs représentans que de porter à Berlin l’expression de leur révolte contre la violence dont ils avaient été les victimes. Ce fut l’époque de la protestation héroïque, qui se prolongea jusqu’en 1887.

Lorsque, après les élections du septennat, fut inauguré dans nos provinces le régime de la répression à outrance, lorsque, suivant l’expression énergique de Preiss, « la paix des cimetières » régna sur le pays terrorisé, la plate-forme électorale fut modifiée. Les Alsaciens-Lorrains, se rendant compte que la protestation ouverte, violente, telle qu’ils l’avaient pratiquée jusque là, était stérile et faisait le jeu de leurs oppresseurs, qui en prenaient prétexte pour rendre chaque jour leur joug plus écrasant, adoptèrent une solution intermédiaire. Celle-ci devait permettre aux Français des provinces annexées de conquérir, dans le cadre de la Constitution de l’empire, les libertés dont ils comptaient faire le plus judicieux usage et, du même coup, de sauvegarder les traditions historiques et les aspirations nationales de la population indigène.

C’est ainsi que devait naître le parti autonomiste, ce parti qui fut d’abord celui des ralliés, et qui, plus tard, devint celui des protestataires.

À l’étranger, on s’est complètement mépris sur la signification de cette évolution purement apparente. Que de fois n’ai-je pas entendu des observateurs superficiels en tirer les conclusions, pour nous, les plus inattendues : « L’Alsace-Lorraine ne demande plus qu’une autonomie semblable à celle des États de la Confédération germanique. Elle sera parfaitement satisfaite de son sort, le jour où elle l’aura enfin obtenue. » Rien de plus inexact. Les Allemands, qui pourtant sont des psychologues détestables, ne commettaient pas cette grossière erreur. Ils savaient fort bien que nous souhaitions de nous gouverner nous-mêmes, uniquement pour pouvoir nous soustraire à l’emprise germanique. S’ils n’avaient pas eu cette persuasion, peut-être se seraient-ils décidés à relâcher un peu les liens qui nous enserraient.

Pour nous la lutte pour l’autonomie nous permettait d’évoluer librement. Deux hypothèses se présentaient en effet devant nous : ou bien l’empire, désireux d’écarter enfin la question d’Alsace-Lorraine, nous permettrait de former un État indépendant, et alors nous profiterions des libertés conquises pour renouer la chaîne de nos traditions françaises ; ou bien il opposerait à nos justes revendications une fin de non-recevoir absolue, et alors nous pourrions arguer de son refus pour entretenir dans notre population l’esprit d’opposition irréductible, tout en ne sortant pas des voies légales.

Voici donc comment nous raisonnions : « Vous avez, disions-nous à nos maîtres, fait de nous des Allemands, bien que notre attachement à la France vous fût connu. Encore exigeons-nous que vous nous accordiez les privilèges dont jouissent tous les groupemens nationaux de l’Allemagne. L’empire est une fédération d’États qui, tous, jouissent de l’indépendance la plus complète. L’Alsace-Lorraine seule est propriété collective de tous les souverains allemands. Cette exception ne saurait se justifier que par la volonté de nous traiter en Allemands de seconde classe. Tant que vous ne nous ferez pas bénéficier des libertés communes, n’attendez pas que nos sentimens à votre égard se modifient. » Le raisonnement était inattaquable. Pour en détruire l’effet, les pangermanistes étaient obligés de ressasser constamment la vieille théorie bismarckienne de l’Alsace-Lorraine « glacis » ou « zone militaire de l’empire, » à la grande joie des protestataires de notre pays, qui prenaient acte de ces déclarations pour entretenir le mécontentement de leurs compatriotes. L’Allemagne était ainsi acculée par les autonomistes à un dilemme dont les deux termes étaient également dangereux pour elle : accorder aux annexés une indépendance dont elle prévoyait qu’ils abuseraient, s’obstiner à la leur refuser, et augmenter ainsi l’hostilité des provinces frontières. Toujours est-il que les autonomistes de la période allant de 1888 à 1914, n’acceptèrent jamais, dans leur ensemble, le fait accompli ; mais qu’ils se contentèrent d’en tenir compte, comme d’une nécessité inéluctable, pour édifier sur cette base fragile leurs revendications temporaires.

Une autre raison, celle-là plus sérieuse, les avait décidés à modifier le programme purement négatif des premiers protestataires. De gré ou de force, peu importe, nous appartenions à un organisme étatique, dont la législation intérieure exerçait une action directe sur nos intérêts matériels et moraux. Il ne pouvait pas nous être indifférent que notre industrie et notre agriculture fussent protégées, que les lois sociales s’améliorassent, qu’on élargît les libertés publiques. Nos électeurs, ouvriers, artisans, commerçans et industriels, avaient fini par exiger de leurs représentans que ceux-ci prissent une part plus active à l’élaboration des lois de l’empire et surtout de celles de l’Alsace-Lorraine. Et ce n’était que justice, car, si nous attendions toujours notre libération d’événemens lointains, il était de notre devoir d’accommoder à notre convenance la maison qu’on nous obligeait d’habiter.

Je me plais d’ailleurs à le reconnaître, nos revendications autonomistes devaient faciliter certaines abdications, dont quelques-unes allèrent jusqu’à la trahison complète. Tandis que, pour l’ensemble de notre population, l’autonomie ne représentait que la solution provisoire, l’expédient, la pierre d’attente, les ralliés tentèrent de la transformer en une formule définitive de leurs aspirations nationales. Des interviews retentissantes donnèrent, sur ce point, le change à l’étranger.

Il est vrai que, même chez quelques-uns de nos transfuges, les derniers événemens de la grande guerre ont opéré des miracles. J’en connais, et des plus notoires, qui, après nous avoir créé pendant des années les pires embarras, par leur zèle de néophytes du germanisme, s’épuisent maintenant en protestations d’amour pour la France. Pour ma part, loin de m’en indigner, je m’en réjouis sincèrement, car, de cette conversion subite et quelque peu indiscrète, je tire les conclusions les plus consolantes. Tertullien disait jadis que l’âme est naturellement chrétienne. De même j’affirmerai, en voyant nous revenir tous ces anciens résignés, que l’âme alsacienne-lorraine est naturellement française. Les ralliés, dont l’Allemagne s’enorgueillissait, n’étaient donc allés à elle que par crainte ou par intérêt. Dès qu’ils se sont sentis libérés de leurs faiblesses par la victoire française, ils ont retrouvé, dans leur subconscient, les vieilles inclinations natives.

Je me hâte d’ajouter que mes compatriotes, dans leur imposante majorité, n’ont pas eu à procéder à cette évolution tardive, parce qu’à aucun moment ils n’ont connu les mêmes défaillances.

Les Allemands, qui savaient à quoi s’en tenir sur la signification du mouvement autonomiste, ne cessaient de nous traiter de verkappte protestler (de protestataires masqués). Pendant toutes nos campagnes électorales les journaux officieux ou les Allemands qui assistaient à nos réunions publiques nous posaient toujours la même question :

— Acceptez-vous le traité de Francfort ?

Notre réponse était également toujours la même :

— Nous n’avons pas à accepter ou à renier individuellement un traité passé, sans que nous ayons été consultés, entre l’Empire germanique et la République française. Ce traité nous a fait Allemands, nous ne le savons que trop. Voulez-vous savoir si la population alsacienne-lorraine est satisfaite de son changement de nationalité ? Consultez-la en un plébiscite loyal. Quant à l’avenir, il appartient à Dieu. Il n’est pas en notre pouvoir d’en disposer à notre gré.

Je tiens à bien souligner ici que même les candidats ralliés au régime allemand s’abstenaient, avec le plus grand soin, de porter la lutte électorale sur le terrain national, tant ils étaient sûrs qu’à vouloir faire consacrer par un vote populaire l’occupation allemande du pays, ils allaient au-devant d’un échec éclatant. En revanche, l’épithète de protestataire, que la presse gouvernementale prodiguait aux candidats de l’opposition, loin d’être nuisible à ceux-ci, était pour eux la meilleure recommandation. On peut donc affirmer, sans crainte d’être contredit, que la politique de répression inaugurée et suivie par les autorités allemandes en Alsace-Lorraine, n’avait donné que des résultats absolument négatifs.

Et pourtant, avec leur habituelle lourdeur d’esprit, les germanisateurs professionnels des provinces annexées ne cessaient pas de répéter inlassablement les argumens qu’ils croyaient de nature à exercer une action sur les sentimens des « frères retrouvés. » On a souvent cité, durant les derniers mois, la phrase célèbre de Frédéric II : « Je commence par m’emparer d’une province, il se trouvera toujours des pédans pour établir ensuite que j’en avais le droit. » Les Allemands ont procédé de même en Alsace-Lorraine. Ils ont d’abord occupé le pays, puis ils ont tenté de prouver que, par droit ethnique et par droit historique, nos provinces leur appartenaient.

Que de fois n’avons-nous pas lu, dans les journaux d’outre-Rhin, que les habitans de l’Alsace-Lorraine étaient de race germanique ? Rien de plus inexact. La population de nos provinces est celto-ligurique. La prédominance marquée des crânes brachycéphales, des yeux et des cheveux noirs, comme aussi du développement de la cage thoracique ne laisse aucun doute à ce sujet. Quelques savans allemands ont daigné le reconnaître. Quant au dialecte alémanique, parlé par une partie des habitans de l’Alsace, son emploi s’explique par l’évolution historique du pays. Il fut un temps où le même dialecte se parlait à Toul, à Verdun, à Montbéliard, dont les habitans l’ont complètement désappris, ce qui prouve que la langue parlée ne saurait être invoquée comme un signe certain des origines de race.

L’argument historique, dont les Allemands abusent, est tout aussi fragile. Le Rhin fut, jusqu’au traité de Verdun, la frontière naturelle de la Gaule et de la Germanie. Les hasards du partage de l’empire de Charlemagne entre ses trois héritiers en disposèrent autrement ; mais il n’en reste pas moins vrai que toute la région cisrhénane était gauloise. Argentoratum (Strasbourg), Noviamagus (Spire), Barbotomagus (Worms), Magentiacum (Mayence), Confluentes (Coblence), Colonia Agrippina (Cologne), Aquae (Aix), Colonia Augusta Trevirorum (Trêves), autant de villes dont les noms ou romains ou gaulois latinisés nous renseignent sur la nationalité de leurs fondateurs et de leurs premiers occupans. Si donc, nous voulions, à notre tour, user de l’argument historique, il nous serait facile d’affirmer les droits de la France sur des territoires qui déborderaient même de beaucoup les frontières de l’Alsace-Lorraine.

Durant tout le moyen âge les liens qui attachèrent nos provinces au Saint-Empire furent d’ailleurs très ténus et très lâches. L’Alsace, en particulier, n’était nullement un fief impérial. Strasbourg formait un État, Mulhouse était rattachée à la Suisse, dix villes libres, Colmar, Turckheim, Munster, Kaysersberg, Schlestadt, Obernai, Rixheim, Haguenau, Wissembourg, Landau, formaient une fédération à constitution républicaine. À côté de la Décapole et l’entourant, des seigneuries indépendantes, des abbayes à droits souverains, des bailliages dépendant du duc de Wurtemberg et de l’évêque de Bâle. Tous ces petits États payaient ou ne payaient pas de redevances à l’empire. Celui-ci, en revanche, protégeait fort mal un pays qui lui marquait si peu d’attachement. Ce fut précisément l’abandon de l’Alsace par les troupes impériales pendant la guerre de Trente Ans qui décida les habitans de notre province à solliciter l’intervention de la France. Dès 1635, Colmar, par le traité de Rueil, accepta ainsi de recevoir une garnison française, en échange de la protection que lui assuraient les Bourbons.

J’insisterai d’ailleurs particulièrement sur le fait suivant. Jusqu’à l’occupation de l’Alsace par la France, cette province, qui se composait d’une poussière d’États, n’avait pas, ne pouvait pas avoir conscience de la solidarité nationale de sa population. On n’y trouvait pas de patriotisme collectif. Divisées entre elles, guerroyant les unes contre les autres, les petites principautés qui la formaient n’étaient pas liées par un sentiment commun. Le patriotisme ne devait s’affirmer qu’après l’unification du pays sous une seule autorité souveraine. Or, c’est la France qui, lentement, mais avec méthode, procéda, pendant le siècle qui suivit le traité de Westphalie, à cette unification. C’est à la France qu’allèrent les premières manifestations de l’attachement général d’une population qui lui devait et l’idée de la Patrie et le sentiment de la solidarité.

Est-il encore nécessaire de rappeler que le traité de Westphalie (1648) fut confirmé par le traité de Nimègue (1678) et qu’en 1679, le marquis de Monclar, grand bailli du roi, reçut le serment des villes de la Décapole ? L’acte de cession était donc parfaitement régulier. Comme il répondait encore aux vœux nettement exprimés des habitans de l’Alsace, les savans allemands sont mal venus à invoquer l’histoire pour justifier l’attentat dont Guillaume Ier et ses complices se rendirent coupables lorsque, contre la volonté des Alsaciens-Lorrains, ils incorporèrent de force à leur empire un territoire sur lequel ils n’avaient aucun droit.

Il est d’ailleurs assez curieux de constater que c’est au bénéfice de la Prusse qu’on fait valoir l’argument historique. Or, l’empire germanique actuel, d’où la Prusse a chassé l’Autriche en 1866, n’est nullement l’héritier du Saint-Empire, qui s’attribuait des droits sur l’Alsace-Lorraine. À aucun titre, les Hohenzollern ne sauraient revendiquer nos provinces.

Bien mieux, les Prussiens ne sont même pas des Germains. Le Brandebourg, berceau de leur monarchie, était habité par des Wendes et des Masures. Les chevaliers teutoniques imposèrent leur domination à ces Slaves et en firent un peuple de guerriers. Je me souviens qu’un jour, au Reichstag, le vice-président de la Chambre hessoise, un bon géant aux yeux bleus, me désignant d’un geste très large les bancs où siégeaient les conservateurs prussiens, me dit, avec une moue dédaigneuse :

— Ça, des Germains ? allons donc ! Des Slaves germanisés ! C’est nous autres. Allemands du Sud, qui sommes les vrais Germains.

Et il avait raison. Les Prussiens sont, de toutes les nationalités qui forment l’empire, les moins qualifiés pour parler au nom du germanisme. Ni par la race, ni par le consentement des peuples qu’ils ont asservis, ils ne sauraient établir leur droit de dominer l’Allemagne et de recueillir l’héritage des anciens empereurs. Ils se moquent donc de nous quand, pour légitimer leurs conquêtes, ils prétendent faire appel à une communauté d’origine démentie par l’histoire.

Mais à quoi bon s’attarder à ces discussions rétrospectives ? Prenons les faits connus, indéniables. Ils suffiront largement pour prouver que la France, en reprenant l’Alsace-Lorraine, ne fera que rentrer dans son bien.

Le 7 juillet 1789 les citoyens de Strasbourg envoient aux États généraux une adresse où se trouvent les phrases suivantes :

« Les citoyens de Strasbourg partagent, à l’extrémité du pays, l’allégresse générale sur la réunion des représentans de la nation française de tous les rangs, de toutes les classes et dignités en un seul faisceau qui réunit force et lumière. Nous et nos neveux nous reposerons tranquillement à l’ombre de cet arbre majestueux qui doit reprendre une vie nouvelle. »

Dans le même temps, les gardes nationales de Metz déclarent « que la Constitution nouvelle ne leur laisse rien à regretter de l’ancienne existence de la République, et qu’au contraire, leurs pères seraient sans doute jaloux de leur bonheur, s’il leur était possible de le contempler. »

L’Alsace et la Lorraine s’associèrent avec enthousiasme aux guerres de la Révolution et du premier Empire. Faut-il rappeler ici les noms de Fabert, de Custine, de Kléber, de Richepanse, de Lasalle, de Kellermann, de Ney, de Lefèvre, de Rapp, d’Éblé, de Mouton ? Dans toutes les maisons, dans toutes les chaumières de nos provinces, on conserve précieusement les reliques de l’épopée impériale.

Jusqu’en 1870, l’Alsace et la Lorraine partagent toutes les destinées de la France, à laquelle leur population ne cesse de témoigner l’attachement le plus profond. On aurait bien surpris les habitans de l’Est si, à cette époque, on leur avait dit qu’ils étaient de race germanique et que l’Allemagne avait des droits historiques sur leur territoire… Aussi quelle ne fut pas leur douleur quand, après l’Année terrible, ils apprirent qu’ils allaient être la rançon de la Patrie humiliée !

Des élections pour l’Assemblée nationale ont lieu en territoire envahi en 1871. À d’écrasantes majorités les Alsaciens-Lorrains élisent, sous la botte prussienne, les députés qui seront chargés de protester contre l’abandon de leurs provinces. Tout le monde connaît aujourd’hui la déclaration de Bordeaux, ce document tragique, qui, pendant les quarante-quatre années d’exil, est resté la charte des annexés. Il est nécessaire cependant de constamment en citer les passages principaux, ceux qui affirment les droits imprescriptibles de la France sur les territoires, qui lui ont été violemment arrachés :

« En foi de quoi, nous prenons nos concitoyens de France, les gouvernemens et les peuples du monde entier à témoin que nous tenons d’avance pour nuls et non avenus tous actes et traités, vote ou plébiscite, qui consentiraient abandon en faveur de l’étranger de tout ou partie de nos provinces de l’Alsace et de la Lorraine.

« Nous proclamons, par les présentes, à jamais inviolable le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la nation française et nous jurons, tant pour nous que pour nos commettans, nos enfans et leurs descendans, de le revendiquer éternellement et par toutes les voies, envers et contre tous usurpateurs. »

Notons en passant que Keller, chargé par les députés de lire cette magnifique déclaration, s’inscrivait d’avance en faux contre tout « plébiscite. » Il prévoyait en effet que le moment viendrait où, acculés aux pires difficultés internationales, les Allemands pourraient en venir à organiser une consultation populaire truquée pour faire ratifier après coup la violation du droit par les annexés eux-mêmes. Et d’avance il rappelait que ceux-là seuls étaient autorisés à formuler leur protestation, qui avaient été les victimes de l’attentat.

À quelques années de là, les Alsaciens-Lorrains élisaient leurs premiers représentans au Reichstag. Quel fut de nouveau le premier acte des quinze députés des pays annexés ? La protestation, une protestation à la fois énergique et touchante, dont les rires épais et les grossières interruptions des Allemands ne firent que relever l’incomparable dignité. De ce document je ne retiendrai de nouveau que les phrases essentielles :

« Votre dernière guerre, terminée à l’avantage de votre nation, donnait incontestablement à celle-ci des droits à une réparation. Mais l’Allemagne a excédé son droit de nation civilisée en contraignant la France vaincue au sacrifice d’un million et demi de ses enfans. Au nom des Alsaciens-Lorrains, vendus par le traité de Francfort, nous protestons contre l’abus de la force dont notre pays est victime…

« Arguerez-vous de la régularité du traité qui consacre la cession, en votre faveur, de notre territoire et de ses habitans ? Mais la raison, non moins que les principes les plus vulgaires du droit, proclame qu’un semblable traité ne peut être valable. Des citoyens ayant une âme et une intelligence ne sont pas une marchandise dont on puisse faire commerce ; et il n’est pas permis dès lors d’en faire l’objet d’un contrat. D’ailleurs, en admettant même, ce que nous ne reconnaissons pas, que la France eût le droit de nous céder, le contrat que vous nous opposez n’a pas de valeur. Un contrat, en effet, ne vaut que par le libre consentement des deux contractans. Or, c’est l’épée sur la gorge que la France, saignante et épuisée, a signé notre abandon. Elle n’a pas été libre ; elle s’est courbée sous la violence, et nos codes nous enseignent que la violence est une cause de nullité pour les conventions qui en sont entachées. » (Séance du Reichstag, du 18 février 1874.)

Ici de nouveau le problème est posé avec une netteté saisissante. Le traité de Francfort ne saurait avoir aucune valeur : d’abord parce que les Alsaciens-Lorrains n’acceptent pas la contrainte qu’il leur impose, et puis parce que la France n’avait pas signé ce traité en toute liberté. Toute la théorie des droits qu’ont les peuples de disposer d’eux-mêmes, cette théorie qui est aujourd’hui celle de toutes les nations alliées, se trouve formulée dans la déclaration de Teutsch et de ses collègues.

Reconnaissons que les Allemands ont fini par ne plus insister sur leurs droits historiques. À mesure que leurs ambitions se développaient et qu’il leur devenait plus malaisé de les accorder avec les données de l’histoire, ils ont, avec une souveraine impudeur, créé une nouvelle doctrine : les peuples à forte natalité, surtout lorsqu’ils sont doués du génie de l’organisation, peuvent et doivent déborder les frontières, entre lesquelles ils étouffent, pour mettre en valeur les richesses que les peuples sans enfans ne sauraient exploiter normalement.

C’est au nom de cette doctrine que la Prusse prétend aujourd’hui n’abandonner, sous aucun prétexte, les territoires qu’elle a conquis en 1871. Et quand je dis la Prusse, j’entends bien la Prusse-Allemagne (Preussen-Deutschland) tout entière. Car les socialistes, ceux du Sud, comme ceux du Nord, élèvent les mêmes prétentions. Voici en effet ce qu’on lit dans les journaux d’outre-Rhin : « Si nous n’avions pas disposé du fer des mines de Lorraine, nous n’aurions pas pu tenir plus de six mois. La potasse de la Haute-Alsace est indispensable à l’agriculture et à la fabrication des munitions. Nous ne saurions l’abandonner à nos ennemis d’aujourd’hui, à nos rivaux de demain. Et que serions-nous devenus si nous avions été privés des pétroles de Pechelbronn ? Ce n’est certes pas par amour pour les Alsaciens-Lorrains que nous avons annexé leur pays. Nous ne leur demanderons pas davantage s’il leur convient que nous le gardions. »

Cet article de la Gazette du Rhin et de Westphalie a l’avantage de bien poser le problème. Il nous donne la clé de toute la politique prussienne. Le fer de Briey permettrait de développer l’industrie métallurgique de l’Allemagne. Donc les Allemands sont en droit de s’en emparer. Le blé de la Lithuanie et de la Pologne russe est nécessaire à l’alimentation des sujets de Guillaume II. Donc l’Empire est parfaitement autorisé à se l’assurer. Ce raisonnement de pillards traîne dans toutes les gazettes allemandes. Il est accessible à toutes les intelligences et cela nous explique comment, non seulement les intellectuels, mais encore et surtout les masses populaires, l’ont fait leur.

L’Alsace-Lorraine, il faut le reconnaître, est un morceau de choix. Les mines de fer du bassin de Thionville ont fourni aux Allemands près de 80 pour 100 de la fonte et de l’acier dont ils se sont montrés si prodigues pendant la guerre actuelle. On estime entre 40 et 60 milliards la valeur des gisemens de potasse du Haut-Rhin. Privé de ces ressources prodigieuses, l’empire germanique verrait sa puissance industrielle décliner rapidement. Quant à la France, elle trouverait, dans ces mines nationalisées, le moyen de récupérer une forte part de ses dépenses de guerre.

Tout concorde donc pour justifier le retour à la patrie des provinces qui lui furent arrachées : l’origine ethnique de la population autochtone, l’histoire et l’intérêt national.

L’âme populaire française l’a fort bien compris dès les premiers jours de la guerre. Si quelques diplomates attardés s’embarrassent encore des clauses du traité de Francfort, le peuple a, depuis le 2 août 1914, considéré ce traité comme virtuellement aboli. La France n’avait pas recherché ce conflit, elle l’avait si peu voulu qu’elle s’y était imparfaitement préparée, malgré la menace qui sans cesse grandissait à l’Est. Mais, du jour où, malgré son amour pour la paix, elle fut contrainte de tirer l’épée par la plus sauvage des agressions, elle se dégagea des liens qui l’entravaient depuis l’Année terrible. Elle ne proclamait certes pas que les traités ne sont que des chiffons de papier ; mais elle ne se croyait plus tenue à respecter ceux que l’ennemi avait lui-même déchirés.

Aussi, dès le mois de septembre 1914, le généralissime français, s’adressant aux maires des communes alsaciennes occupées par les troupes françaises, leur disait : « Vous êtes Français pour toujours. » Et, à quelques semaines de là, le président de la République employait la même formule. Pour les soldats du front, comme pour les civils de l’arrière, la paix avec l’Allemagne ne sera possible qu’après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, l’Alsace-Lorraine de 1792, pas celle de 1871, soit dit en passant, car quatre-vingts ans de servitude supplémentaire ne comptent pas dans la vie des peuples et la prescription ne saurait couvrir les vols organisés par des collectivités.

Innombrables ont été les manifestations de l’opinion publique. Je ne retiendrai que l’ordre du jour qui, après de longues séances en comité secret, a été voté par la Chambre française, par 453 voix contre 55, au mois de juin dernier :

« La Chambre des députés, expression directe de la souveraineté du peuple français, adresse à la démocratie russe et aux démocraties alliées son salut. Contresignant la protestation unanime qu’en 1871 firent entendre à l’Assemblée nationale les représentans de l’Alsace-Lorraine, malgré elle arrachée à la France, elle déclare attendre de la guerre qui a été imposée à l’Europe par l’agression de l’Allemagne impérialiste, avec la libération des territoires envahis, le retour de l’Alsace-Lorraine à la mère-patrie et la juste réparation des dommages. Éloignée de toute pensée de conquête et d’asservissement des populations étrangères, elle compte que l’effort des armées de la République et des armées alliées permettra, le militarisme prussien abattu, d’obtenir des garanties durables de paix et d’indépendance pour les peuples, grands et petits, dans une organisation, dès à présent préparée, de la société des nations. Confiante dans le gouvernement pour assurer ces résultats, par l’action coordonnée, militaire et diplomatique, de tous les alliés, elle repousse toute addition et passe à l’ordre du jour. »

Cet ordre du jour, confirmé par celui du Sénat, a trouvé une éclatante confirmation dans le discours prononcé par le président du conseil, M. Ribot, au banquet franco-américain du 4 juillet 1917, où nous trouvons le passage suivant :

« En même temps qu’ils (les États-Unis) entraient dans la lutte, ils ont défini par l’organe du président les conditions de la paix future de telle façon que l’accord s’est fait tout aussitôt entre eux et nous de la manière la plus complète. S’agit-il de cette question d’Alsace-Lorraine, qui tient si fort à notre cœur, les États-Unis ont compris qu’aucun sophisme ne pourra nous empêcher de revendiquer le bien qui nous a été ravi par un abus de la force et qu’il n’est besoin d’aucune consultation pour nous créer un titre à cette revendication. La protestation des représentans de ces provinces arrachées à la France résonne aujourd’hui avec la même force qu’il y a quarante-cinq ans. Voilà un procès jugé. »

Cette déclaration était nécessaire. En effet, quelques vagues théoriciens du pacifisme avaient, durant les dernières semaines, accepté l’idée d’un plébiscite comme condition préalable du retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Ils reconnaissaient d’ailleurs eux-mêmes les difficultés contre lesquelles se butterait la réalisation de leur plan.

Quels seraient les électeurs autorisés à prendre part à la consultation populaire ? Permettrait-on aux Allemands immigrés, établis dans les provinces annexées, de voter au même titre que les habitans autochtones du pays ? (Ils représentent un peu plus du cinquième de la population, 400 000 sur 1 million 800 000 âmes.) Et puis, ne serait-il pas juste de recueillir les voix des Alsaciens-Lorrains, qui, pour se soustraire au joug de l’Allemagne, avaient d’avance émis leur vote en émigrant ? Or, c’est par centaines de mille qu’on compte ces amis de la France, qui ont jadis tout sacrifié, fortune, situations, relations de famille et d’amitié, à leur patriotisme. Deux cent mille Alsaciens-Lorrains quittèrent leur pays avant le 31 décembre 1872. Depuis lors l’émigration n’avait jamais cessé, comme le prouvaient les milliers de condamnations d’insoumis et de réfractaires prononcées chaque année par les tribunaux allemands d’Alsace-Lorraine.

Autre question. Qui présiderait aux opérations du plébiscite ? Celui-ci pourrait-il loyalement être organisé sous la domination allemande ? Non ! car nous voyons déjà les germanisateurs à l’œuvre pour préparer, à l’aide de leurs méthodes habituelles, le truquage de la consultation populaire qu’ils escomptent comme leur dernière ressource. Les otages arrêtés en 1914 sont autorisés à rentrer en Alsace-Lorraine ; les journaux officieux s’attachent à démontrer que les pays annexés n’ont plus de relations commerciales et industrielles qu’avec l’Empire et que, dès lors, un changement complet d’orientation économique entraînerait la ruine du pays. Du même coup la presse allemande insinue que les Alsaciens-Lorrains, qui, pendant la guerre, ont été contraints de servir sous les drapeaux du Kaiser, seront, en cas de retour de leurs provinces à l’ancienne patrie, l’objet de constantes suspicions, et que les mutilés et les familles des disparus ne toucheront aucune pension.

Que si le plébiscite ne devait avoir lieu qu’après la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France, les Allemands le considéreraient comme nul et non avenu, parce qu’ils accuseraient les libérateurs du pays d’avoir exercé sur les anciens annexés une pression déloyale.

Mais ce ne sont là que des considérations accessoires. Ce qui domine tout le débat, c’est la nécessité de réparer l’injustice commise en 1871. 1 500 000 Français ont été en ce temps-là dénaturalisés contre leur volonté nettement exprimée. La France vaincue a dû, le couteau sur la gorge, consentir à la prise d’un territoire qui lui appartenait depuis plus de deux siècles. Les Allemands n’ont consulté officiellement la population ni avant l’annexion, ni durant les quarante-quatre années qui l’ont suivie. La fidélité des Alsaciens-Lorrains à la France s’est constamment et nettement affirmée, malgré les pires persécutions. Et on imposerait à la France, on nous imposerait à nous-mêmes l’humiliation d’une consultation populaire avant que le droit puisse être restauré ! On donnerait à l’Allemagne annexionniste, à l’Allemagne qui dénie le droit à l’existence aux nationalités trop faibles pour se défendre, cette satisfaction d’amour-propre de ne la priver du fruit de ses rapines qu’après un plébiscite de ses victimes ! Mais ce serait sanctionner, après coup, la violation du droit des gens, dont elle s’était jadis rendue coupable. Ce serait reconnaître la légitimité, au moins précaire, de son titre de propriété !

Les théoriciens du pacifisme ont une singulière façon d’affirmer leurs principes, puisqu’ils ne font valoir ceux-ci qu’au bénéfice du peuple qui les a délibérément et constamment violés. Ils semblent monter la garde autour du bien mal acquis, en voulant entourer les nécessaires restitutions de formalités dont, seuls, les voleurs pourraient tirer quelque avantage.

La France reprend son bien, les Alsaciens-Lorrains retournent à leur Patrie perdue. Un point, c’est tout. La réintégration de nos provinces dans le territoire national n’aura sa pleine signification morale que si elle s’opère simplement, normalement, par le seul jeu des événemens.

L’Alsace-Lorraine allemande, c’est la frontière ouverte et Paris découvert, c’est la constante affirmation du droit du plus fort, c’est le symbole de cette unité artificielle de l’empire germanique qui se dresse comme une perpétuelle menace devant les faibles, c’est, depuis un demi-siècle, l’Europe en armes. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier quand on aborde le problème, dont la solution intéresse au même titre tous les peuples alliés.

Un journal allemand, la Freie Zeitung, rédigé par des démocrates de la vieille école, réfugiés en Suisse, a consacré à la question d’Alsace-Lorraine des articles curieux dont voici la conclusion :

« Il est donc établi :

« 1o Que l’Alsace n’a pas été volée par la France. Elle a passé, comme d’autres territoires, des mains d’une dynastie à celles d’une autre, à une époque où cela semblait tout naturel, comme par exemple le Tessin fut donné à la Suisse. Dans ce bon vieux temps, on changeait plus facilement de nationalité que de chemise.

« 2o Au point de vue des races, l’Alsace ne revient à personne (?), car il n’y a plus aujourd’hui de races pures dans aucun pays civilisé, en Alsace moins qu’ailleurs. D’ailleurs, la question de race n’a rien à voir dans les destinées politiques d’un pays, comme le prouve le mieux l’exemple de la Suisse.

« 3o Au point de vue linguistique, l’Alsace occupe une situation spéciale. De même que l’Alsacien est obligé d’apprendre le haut allemand pour pouvoir le parler, de même il pourra apprendre le français pour être à même, comme autrefois, de s’élever aux plus hautes situations administratives et militaires. La question des langues ne joue de nouveau aucun rôle dans les destinées politiques d’un peuple et nous citerons à ce propos encore une fois la Suisse.

« 4o L’Alsace a vécu avec et dans la France les jours de la proclamation des Droits de l’homme et en a bénéficié. Par là, elle est devenue partie intégrante du pays. Les cœurs de ses habitans sont devenus complètement français, parce que précisément être Français signifie jouir de la liberté, de la démocratie et de la dignité humaine.

« 5o L’annexion de l’Alsace à l’Allemagne, en 1871, a été une violation criante des Droits de l’homme par une dynastie qui a toujours montré la plus grande réserve dans l’octroi de ces droits a son propre peuple.

« 6o L’Alsace veut redevenir libre. Et elle ne trouvera la liberté que là où elle est née, et non pas là où on l’a toujours ligotée. Elle veut faire retour à sa mère, à la belle et douce France. Elle tournera volontiers le dos au souverain et aux sujets qui se sont toujours comportés comme des seigneurs en Alsace. »

Il était intéressant de signaler ce curieux article. Si quelques Allemands affranchis parlent seuls de la sorte aujourd’hui, qui sait si, après la déchéance des Hohenzollern et des hobereaux prussiens, les anciens républicains de 1848, enfin libérés de l’emprise pangermanique, ne tiendront pas bientôt le même langage ?

Ni l’Allemagne officielle, ni les fractions politiques de toutes nuances du Reichstag n’en sont cependant encore venues à cette conception sereine du droit des Alsaciens-Lorrains. Bien au contraire, déconcertés par l’hostilité croissante d’une population, dont les lois d’exception et les pires mesures de rigueur n’avaient pas diminué la résistance, les Allemands de tous les partis annoncent qu’après une guerre victorieuse la question d’Alsace-Lorraine devra trouver une solution définitive dans le partage des trois départemens et leur rattachement aux États voisins. De plus, une partie de la population devra être déportée de l’autre côté du Rhin. Enfin il faudra, pendant un certain nombre d’années, envoyer de force les enfans des provinces annexées dans les écoles d’outre-Rhin, afin de leur donner une éducation plus foncièrement patriotique.

Ces projets s’étalaient largement dans les feuilles de toutes nuances, même dans les journaux démocratiques, il y a quelques semaines à peine. Depuis qu’on parle d’un plébiscite, on n’y fait plus que de rares allusions ; mais les Alsaciens-Lorrains savent que le gouvernement impérial les reprendra, dès qu’il se croira en mesure de les réaliser.

N’ont-ils pas gardé le souvenir cuisant des odieuses persécutions auxquelles l’autorité militaire les a soumis, depuis le début des hostilités ? Déjà, au lendemain de l’affaire de Saverne, le préfet de police de Berlin écrivait dans une lettre rendue publique : « Les officiers en garnison dans le pays d’empire ont l’impression de camper en pays ennemi. » Nous trouvons la même formule dans un ordre du jour adressé aux troupes badoises, qui traversaient le Rhin, au mois d’août 1914 : « Vous entrez en pays ennemi (l’Alsace) et vous traiterez les habitans en conséquence. » Quelques mois plus tard, le général Gaede, s’adressant à ses troupes, à Kaysersberg, leur dit : « Le pays me plaît ; mais il faudra anéantir sa population (aber die Bevölkerung muss vernichtet werden). »

Au lendemain de la proclamation de l’état de guerre, un millier de paisibles citoyens sont, en Alsace-Lorraine, arrêtés, incarcérés, maltraités, transportés de l’autre côté du Rhin et internés dans des villes du centre et du nord. En deux ans, les conseils de guerre distribuent 3 000 années de prison aux annexés pour manifestation de sentimens francophiles. Le nombre des condamnés est parfois si considérable que les prisons sont trop petites pour les recevoir. Il faut attendre son tour pour purger sa peine dans ce que les indigènes appellent plaisamment : « l’hôtel de France. » Des exécutions capitales ont lieu après des jugemens sommaires.

Le village de Burzwiller et celui de Sewen sont incendiés. Interdiction absolue est faite de parler français dans les rues. Un simple « bonjour » est puni de huit jours de prison. On mobilise des enfans de quinze ans pour travailler aux tranchées. Nulle part les réquisitions de vivres ne s’exercent avec plus de rigueur. Des milliers de dénationalisations ont lieu, afin de permettre au fisc de séquestrer les fortunes. Les Alsaciens-Lorrains, même les vieillards et les impotens, qui se sont réfugiés en Suisse, sont sommés de rentrer, sous peine de voir leurs biens confisqués ; car il s’agit bien d’une confiscation, les séquestres ayant l’ordre de vendre les valeurs et de les transformer d’office en titres des emprunts de guerre. Tous les trésors artistiques du pays sont transportés de l’autre côté du Rhin. Il en est de même du matériel des usines. C’est ainsi que les machines des importans établissemens métallurgiques de Mulhouse (ateliers de constructions mécaniques), sont envoyées à Munich. On brise et on transporte dans les usines de guerre toutes les cloches des églises. Il semble bien que la Prusse s’apprête à réaliser la menace de Guillaume II : « Si je suis contraint de restituer l’Alsace-Lorraine à la France, je la laisserai nue comme la main (kahl wie die Hand). »

Et devant tous ces criminels attentats, quelle est l’attitude des persécutés ? Ils se taisent ; mais ils se groupent aussi plus étroitement pour organiser la résistance passive. Toutes les querelles de partis ont disparu : les victimes de la barbarie allemande font bloc. La Strassburger Post le reconnaît. Même les jeunes hommes « à formation académique, » ceux qui ont tout à perdre d’un changement de nationalité, ne font plus aucun mystère de leurs sympathies françaises. La Gazette de Francfort proclame, elle aussi, la banqueroute complète de la germanisation. La Gazette populaire de Cologne, le grand organe catholique, accepte et demande même le démembrement du pays d’empire. La presse pangermaniste va plus loin : aucune répression ne sera jamais assez dure pour punir les révoltés qui, après quarante-six ans de servitude, relèvent encore la tête.

Avant l’ouverture de la dernière session du parlement alsacien-lorrain, le chancelier vient de Strasbourg. Il faut que les deux Chambres affirment leur attachement à l’Empire. Sudekum, le socialiste gouvernemental, accompagne M. de Bethmann-Hollweg. Il est chargé de « cuisiner » les onze députés de l’extrême-gauche. Les présidens des deux Assemblées, le traître Ricklin et le rallié de la première heure Hœffel, acceptent de prononcer des discours qui resteront la honte de leur vie parlementaire, pourtant déjà si riche en défaillances. Qu’arrive-t-il ? Pendant qu’ils parlent, les salles de séances se vident. Ils parlent devant les banquettes que les députés ont désertées. Les deux évêques de Strasbourg et de Metz (ce sont pourtant des Allemands) refusent de déclarer que leurs diocésains veulent à tout prix rester sujets de l’Empire. Leur conscience leur interdit de proférer ce mensonge. Une fois de plus la grossière manœuvre, préparée par les metteurs en scène de Berlin, ne donne que des résultats négatifs.

Et tandis que, derrière la ligne de feu, les civils donnent ces preuves éclatantes de leur attachement à la France, 20 000 jeunes hommes, qui ont réussi à passer la frontière avant l’ouverture des hostilités ou à s’évader de l’armée allemande, servent volontairement sous les drapeaux de la République. Les Allemands se méfient de ceux qui, surpris par les événemens, ont dû endosser l’uniforme détesté. Ordre est donné par les généraux de les tenir rigoureusement éloignés de tout poste de confiance. On ne les envoie bientôt plus sur le front français, parce qu’ils y cherchent et y trouvent trop d’occasions de déserter. Les officiers qui les commandent sur le front oriental ont ordre de les placer toujours au premier rang, et, en cas d’attaque, on les encadre solidement pour prévenir toute défection.

Voilà l’Alsace-Lorraine, la vraie, celle qui, depuis tant d’années, n’a connu aucune abdication.

Jamais on n’aura assez d’admiration pour ce peuple merveilleux. C’est à lui, et à lui seul, collectivité anonyme, dont les souffrances ne seront jamais décrites, dont l’héroïsme ne connaîtra pas la gloire des apothéoses individuelles, que je demande aux Français de réserver leur admiration et leur reconnaissance. Je l’ai vu à l’œuvre, j’ai pu personnellement surprendre les délicatesses de son esprit et de son cœur, et j’accomplis aujourd’hui un devoir de justice en disant : « Le peuple alsacien-lorrain, pris dans son ensemble, a tenu plus que ne promettaient ses représentans, aux heures douloureuses de la séparation en 1871, et, malgré les pires persécutions, il est resté ce qu’il était depuis deux siècles, le plus ferme, le plus décidé champion de l’idée française. »

Il attendait avec une patience, qu’aucune déconvenue ne faisait fléchir, l’heure marquée par la Providence pour son affranchissement. Il savait que le droit violé aurait, tôt ou tard, sa revanche, et il voulait que la France retrouvât ses enfans perdus, tels qu’elle les avait laissés, avant leur exil, dévoués, confians, n’ayant au cœur qu’un seul amour, celui de la vraie, de l’unique Patrie.

Les sentimens des Alsaciens-Lorrains se révéleront au grand jour, dès que les Allemands n’auront plus le pouvoir d’en étouffer l’expression sous le boisseau de leur tyrannie. La France sera joyeusement surprise alors de constater que près d’un demi-siècle d’éloignement n’a rien changé au cœur des exilés, mais que l’amour de ceux-ci pour leur ancienne patrie n’a fait que grandir et que s’affiner à la flamme de la longue et douloureuse épreuve.

L’aurore du jour béni de la délivrance point à l’horizon. L’Allemagne, dans sa démence mégalomane, a déchaîné sur le monde la guerre de conquête, qui, pour la France, est devenue la guerre de la Revanche. Hier encore l’Alsace-Lorraine se consolait en se berçant de lointaines espérances. Aujourd’hui c’est dans l’assurance de l’affranchissement définitif qu’elle salue l’arrivée prochaine de ses libérateurs. Fière, heureuse jusqu’à l’ivresse, elle renoue la tradition de son histoire violemment déchirée par les événemens qui firent d’elle la rançon de la Patrie tant aimée. La protestation prophétique de Bordeaux, cette traite que Keller, Grosjean et leurs vaillans compagnons avaient tirée sur l’avenir, arrive à échéance. La confiance tenace des annexés n’a pas été trompée. La France, elle non plus, je m’en porte garant, n’éprouvera pas de déconvenue ; car, dans ses provinces reconquises, elle trouvera, joyeux et décidés, les fils de ceux qui, au lendemain de l’année terrible, avaient « proclamé à jamais inviolable le droit des Alsaciens-Lorrains de rester membres de la Patrie française ! »

E. Wetterlé.