L’Allemagne et ses nouvelles tendances politiques

L'ALLEMAGNE
ET
SES NOUVELLES TENDANCES POLITIQUES

Un des plus grands intérêts politiques du présent est pour la France d’observer les résultats de la révolution opérée en Allemagne l’année dernière, et de discerner les directions suivant lesquelles peuvent s’accomplir les développemens de l’unité germanique. Dans quel sens vont marcher les choses de l’autre côté du Rhin ? Est-ce l’Allemagne qui absorbera la Prusse ? est-ce la Prusse qui absorbera l’Allemagne ? Suivant l’élément auquel appartiendra la plus grande force d’assimilation, des effets bien divers devront se produire pour l’Allemagne elle-même, pour les nations, voisines, pour la paix et pour la guerre, pour la civilisation progressive du continent. Y a-t-il déjà dans la situation intérieure créée à l’Allemagne par les événemens de l’année dernière des symptômes qui ouvrent quelque jour sur l’avenir ? Nous le croyons, si l’on en juge sur une étude écrite par un voyageur français qui vient de parcourir l’Allemagne, et qui est un observateur politique aussi impartial que sagace. Nous publions cette étude, qu’on a bien voulu nous communiquer. C’est une première reconnaissance exécutée sur la nouvelle Allemagne ; on y verra des perspectives qui peuvent donner bonne espérance aux amis de la liberté et de la paix.

20 juillet 1867.

Avant de partir pour l’Allemagne, je vous ai promis de vous écrire les impressions que j’en aurais rapportées. C’est pour ne pas vous manquer de parole que je prends la plume, car d’une part mon voyage a été si rapide que ces impressions doivent être, bien incomplètes ; d’autre part, elles sont si diverses, je dirais presque si contradictoires, que je crains d’être entraîné au-delà des limites raisonnables d’une lettre. En effet, les esprits en Allemagne ne sont pas encore remis du trouble profond dans lequel ils ont été jetés par les événemens de l’année dernière. Situations, idées, principes même, tout a été bouleversé, et personne ne sait au juste ce que dans l’état nouveau il faut craindre ou espérer.

Un fait cependant est accepté comme irrévocablement accompli, l’unité de l’Allemagne sous la suprématie de la Prusse. Chacun s’y soumet bon gré mal gré. Le dualisme et la triade ont été relégués parmi les monumens historiques à côté de l’empire germanique et de son antique constitution. Sans doute l’unité de l’Allemagne n’est pas encore complète ; elle n’est surtout point définitivement établie. Rien n’empêche de supposer que les états méridionaux rentreront à leur tour dans le sein de la nation germanique, et le jour n’est peut-être pas éloigné où les possessions allemandes de la maison d’Autriche y retrouveront elles-mêmes une juste part d’influence ; mais quant à présent la volonté et l’initiative appartiennent exclusivement à la Prusse. C’est elle qui a décapité à Sadowa cette hydre à cent têtes que l’on plaisantait déjà du temps de La Fontaine ; victorieuse et restée seule, elle a entraîné à sa suite le corps germanique tout entier avec les cent queues du dragon. Un si grand succès a fasciné tous les Allemands. C’est moins le triomphe même de la Prusse qui les frappe que le mélange de prévision et d’audace qui a caractérisé la politique, de ses hommes d’état et la stratégie de ses généraux. Ils ont comparé ces rares qualités aux lenteurs, aux imprudences, aux funestes illusions de la cour de Vienne, à la ridicule impuissance de la diète germanique, et leur amour-propre national, profondément humilié dans ces derniers temps, leur a fait s’écrier : « Là est notre guide ! »

On ne se figure pas assez en France tout ce qu’ont eu de pénible pour l’Allemagne les souffrances d’amour-propre qu’il lui a fallu dévorer depuis nombre d’années. Jusqu’en 1849, le mouvement libéral avait été, sous une forme d’abord légale, puis révolutionnaire, l’expression des sentimens unitaires. Depuis qu’il a été comprimé, l’Allemagne a toujours attendu en vain cette grandeur extérieure que les gouvernemens, despotiques ne manquent jamais de promettre aux peuples asservis, et chaque fois qu’une grande question européenne s’est décidée en dehors de l’Allemagne, celle-ci y a vu une insulte personnelle. Pendant la guerre de Crimée, où ses sympathies étaient avec nous, elle a vu son influence neutralisée par l’antagonisme de la Prusse et de l’Autriche. Plus tard, en 1859, elle voulut intervenir contre nous ; mais il fallut des mois pour mettre en mouvement les rouages de la confédération, et lorsque celle-ci fut enfin prête à agir, l’Autriche, toujours jalouse de la Prusse, s’empressa de lui en enlever l’occasion en signant la paix de Villafranca. Depuis que M. de Bismark est aux affaires, les Allemands ont senti qu’il y avait une politique allemande. De là sa popularité. La question du Holstein, dégagée des nuages juridiques qui l’avaient enveloppée jusqu’alors, a été posée carrément comme une affaire d’ambition nationale, et résolue par la force en dépit des protestations de presque toute l’Europe. Indifférens au mode étrange de procéder, les Allemands saluèrent cette violente solution comme une éclatante revanche des traités de 1856 et de 1859. Il y avait désormais une politique allemande ; mais quel en serait le représentant ? L’Autriche, aussi ambitieuse, quoique moins habile que la Prusse, prétendait à ce rôle. Pour ne pas le laisser à sa rivale, elle avait renoncé à continuer la lutte après Solferino ; elle avait, à Francfort, tenté depuis un grand effort pour se mettre à la tête du mouvement unitaire. En 1864, elle s’était entendue avec la Prusse afin d’écarter la diète germanique comme un manteau trop usé pour couvrir désormais les deux athlètes qui se combattaient sous ses plis. Le moment était arrivé où devait s’engager patiemment le duel inévitable. De ce jour-là, du jour où les deux adversaires se prirent corps à corps, l’édifice de la confédération germanique, ébranlé sous leurs coups, tomba à terre, et la journée de Sadowa rompit définitivement l’équilibre sur lequel toutes les affaires allemandes avaient jusqu’alors été fondées. Depuis, M. de Bismark a pu donner aux Allemands ce qu’ils ambitionnaient par-dessus tout : la satisfaction de se voir comptés en Europe. Les allures hautaines de la Prusse, insupportables aux Allemands eux-mêmes lorsqu’ils ont à les subir, flattent leur orgueil lorsqu’elles s’adressent à l’étranger. Autrefois l’habitant de la Thuringe ou des principautés de Reuss se croyait humilié en présence d’un Français ou d’un Russe ; il lui semblait que ceux-ci s’élevaient au-dessus de lui de toute la grandeur de leur pays. Aujourd’hui, tout en conservant une affection vague et poétique pour sa patrie étroite[1], il est fier de porter le fardeau d’un gouvernement fédéral influent dans les conseils de l’Europe. Il se croit d’autant plus digne personnellement d’inspirer la considération, le respect et la crainte. Ceux-là mêmes qui ont le plus perdu à la formation de la nouvelle confédération partagent ce sentiment, et il adoucit pour eux les plus amers sacrifices.

L’unité de l’Allemagne peut donc être considérée comme faite ; mais l’Allemagne absorbera-t-elle la Prusse, ou la Prusse absorbera-t-elle l’Allemagne ? Telle est la grave question nettement posée aujourd’hui. Par la Prusse, il faut entendre le gouvernement prussien avec ses traditions bureaucratiques et son vieux fonds d’absolutisme, avec son armée, qui, quoique recrutée d’une manière démocratique, est entre les mains d’un corps d’officiers essentiellement aristocratique, — gouvernement actif et intelligent, mais formaliste et despotique par goût, et très disposé à se ranger sous la bannière de l’école césarienne ; car le peuple prussien, le premier de l’Europe par l’instruction, peuple actif et très industrieux, possédant au plus haut degré l’esprit d’association, ne saurait être solidaire d’un gouvernement si peu conforme à ses mœurs et à ses instincts. Quant à l’Allemagne, c’est une fédération manquée. L’esprit fédéraliste y subsiste sous le nom pédant de particularismus. Il représente non-seulement des idées et des traditions, mais surtout des intérêts puissans et variés : c’est, outre l’indépendance, la vie locale et la conservation de ces nombreux petits centres à la fois d’intelligence et d’affaires qui ont si grandement contribué aux progrès de l’Allemagne. Il subsiste même en Prusse, car un Rhénan, un Westphalien, n’ont de Prussien que le nom et l’uniforme qu’ils endossent au service du roi Guillaume. Ils sont à la fois très particularistes et très Allemands, et quoique l’administration prussienne, au mépris de tous les dogmes centralisateurs, les ait ménagés jusqu’à leur laisser les lois qu’ils tenaient de la France, ils s’obstinent à ne voir dans sa domination qu’une transition désagréable, et à attendre le moment où le nom de Prussien disparaîtra devant celui d’Allemand.

Nos relations futures avec le plus puissant des peuples voisins de la France dépendent de la manière dont sera résolue cette question entre la Prusse et l’Allemagne. L’Allemagne absorbant la Prusse, c’est le centre de l’Europe occupé par une nation que ses intérêts, ses habitudes et ses idées porteront naturellement vers la pratique des institutions libérales, qui nous en donnera peut-être l’exemple, et qui certainement nous suivra avec passion dans cette voie, si nous sommes assez heureux pour l’y précéder ; c’est un corps social possédant tous les élémens nécessaires pour faire un peuple libre et composé d’intérêts trop divers pour être jamais agressif, une nation probablement plus militaire et moins belliqueuse que nous. Sa prospérité intérieure développée, sa légitime influence reconnue à l’extérieur, peuvent devenir avec le temps un gage de paix pour l’avenir. Je crois qu’il nous faudra les accepter de bonne grâce quand même nous regretterions un peu l’ancien morcellement de l’Allemagne. En tout cas, nous devons préférer cette combinaison au partage pur et simple de l’Allemagne entre la Prusse et l’Autriche, partage qui aurait mis sur nos frontières deux puissances toujours prêtes à nous compromettre dans leurs luttes pour nous abandonner aussitôt et finir par s’unir contre nous de peur de paraître chacune moins allemande que sa rivale.

La Prusse absorbant l’Allemagne, c’est au contraire le césarisme établi dans toute l’Europe centrale. Le poids même de ce régime, ce qu’il a de contraire aux mœurs allemandes, les nombreux intérêts qu’il froissera, la nécessité d’endormir les vraies aspirations libérales en flattant les exagérations de l’amour-propre national, tout l’obligera à suivre vis-à-vis de l’étranger une politique inquiète, menaçante et agressive. Ce sera tout à la fois un danger permanent pour la paix de l’Europe et un rude échec pour la cause libérale.

Dans quel sens cette question sera-t-elle résolue ? Sans prétendre deviner la solution future, l’on peut en indiquer les divers élémens. Le système prussien a pour lui le prestige du succès, le droit de la victoire, la confiance dans l’avenir et l’extrême division de tous les élémens qui lui sont opposés. Le triomphe de M. de Bismark a désorganisé les partis non-seulement en Prusse, mais dans toute l’Allemagne. Ce ministre a d’abord sapé la base du parti même qu’il représentait. En effet, lui qui se sert du suffrage universel, qui parle quelquefois des droits des nations et qui a osé donner la main à l’Italie, était le chef avoué du parti féodal ou des hobereaux. On conçoit l’horreur des légitimistes prussiens pour la politique de leur leader ; mais l’obéissance au roi étant le premier de leurs principes, une fois que celui-ci soutenait M. de Bismark, ils n’avaient plus qu’à le suivre. Hostiles à tout ce qu’ils désignent sous le nom générique de révolutionnaires, hostiles au royaume italien, hostiles aux agrandissemens de la Prusse, qui doivent affaiblir leur influence particulière, ils se sont vus annulés par celui-là même qu’ils avaient porté au pouvoir. M. de Bismark s’est alors tourné vers le parti libéral et lui a arraché des mains les armes avec lesquelles ce parti l’avait jusqu’alors combattu. Pendant trois ans, il avait impunément bravé la chambre des députés, où les libéraux avaient la majorité. Celle-ci n’avait répondu que par de vaines paroles au ministre qui foulait aux pieds ses privilèges constitutionnels. Après avoir montré au monde combien le parti libéral était faible dans l’action, il a trouvé utile de prendre un beau jour sa place. Tout en regardant les idées libérales comme une manie dont le XIXe siècle est la victime, il a reconnu la nécessité de flatter cette manie, et il a choisi pour cela l’heure du triomphe. Le lendemain de Sadowa, lorsque le pays, encore sous l’émotion des impressions guerrières, venait de refuser ses suffrages aux hommes qui avaient jusqu’alors le plus constamment soutenu ses droits, on a vu M. de Bismark venir demander au parlement un bill d’indemnité. C’était un hommage rétrospectif par lequel le ministre prussien achetait l’asservissement de ses anciens adversaires. Le bill fut voté, et par-dessus le marché une riche dotation en faveur du ministre. Allant plus loin dans cette voie, M. de Bismark fit hardiment appel au suffrage universel pour l’élection de la constituante. Pour le coup, les libéraux furent désarmés. Habitués par des discussions stériles et abstraites à ne plus distinguer les formes des principes, ils avaient tellement abusé des mots de suffrage universel et d’unité nationale, qu’ils n’ont pas vu tout ce qu’il y avait de captieux dans les procédés du premier ministre prussien. Le parti qui se donnait le nom de libéral et de national s’est trouvé presque en entier entraîné à sa suite. La puissante association du National-Verein n’a plus été entre les mains de M. de Bismark qu’un instrument aveugle et promptement usé[2]. En même temps, il cherchait à couper la racine des gouvernemens auxquels il délivrait des certificats de vie en échange de leur entrée dans sa nouvelle confédération. Il ébranlait leur popularité en leur imposant les mêmes charges militaires qu’aux provinces prussiennes. Les dépenses des petits états allemands se sont trouvées presque triplées du coup. Ainsi le duché de Saxe-Cobourg avait fait, il y a quelques années, une convention avec la Prusse pour lui donner son contingent militaire. Le duché payait annuellement à la Prusse 80 thalers ou 300 francs pour l’entretien de chacun de ses hommes ; mais ce chiffre était un rabais accordé au duché comme une sorte d’appât pour les autres à l’époque où la Prusse pouvait craindre encore la surenchère de l’Autriche. Aujourd’hui elle demande au duché 170 thalers ou 637 francs 50 centimes pour le même entretien. Le contingent imposé par la confédération germanique au grand-duché de Saxe lui coûtait environ 240,000 thalers, ou 900,000 francs par an ; pour soutenir le nouvel état militaire que l’on exige de lui, il lui faudra désormais dépenser près de 800,000 thalers ou 3 millions de francs. Les petits gouvernemens allemands avaient su se concilier les populations en leur évitant les charges écrasantes qui pesaient sur leurs plus puissans voisins. Le premier soin de la Prusse a été de leur retirer cet avantage et cette raison d’être.

Au milieu d’un si grand trouble, le système prussien, confiant dans la force de son organisation, se présente comme une nécessité qui s’impose à l’Allemagne. Cependant il aura à lutter contre deux mouvemens tout à fait dissemblables, mais également contraires à sa domination, l’un dans le nord, qui résiste à la centralisation, — l’autre qui attire le sud vers la nouvelle confédération.

Le premier s’explique facilement. La position actuelle de l’Allemagne a satisfait l’amour-propre national. Une fois cette position acquise, on ne voit pas la nécessité de sacrifier toutes les traditions et les institutions locales, les intérêts particuliers à l’uniformité du système prussien. Ceux donc qui ont le plus ardemment souhaité l’hégémonie prussienne trouvent aujourd’hui qu’il est temps de s’arrêter dans cette voie, et l’annexion pure et simple à la Prusse compte moins de partisans dans les petits états depuis que ceux-ci, de gré ou de force, sont entrés dans la confédération du nord ; Leurs capitales savent tout ce qu’elles perdraient à devenir des sous-préfectures prussiennes. Les universités elles-mêmes, qui ont toujours été les principaux foyers de l’idée unitaire, ne veulent pas baisser pavillon devant Berlin. Dans les petites armées, vous trouverez contre l’armée prussienne des sentimens, soit de rancune soit de jalousie. Enfin le nombreux personnel des administrations sait très bien que le résultat de l’annexion serait de l’éloigner de ses foyers pour n’occuper que des places inférieures et laisser partout les plus élevées aux fonctionnaires d’origine prussienne. Quant à la masse du pays, elle hésite. La Prusse semble lui dire : « Puisque vous avez toutes les charges des sujets prussiens, mieux vaut le devenir tout de bon et en avoir aussi tous les avantages ; » mais l’on redoute les allures despotiques de son administration, et les difficultés de tout genre qu’elle rencontre dans les provinces qu’elle s’est appropriées n’encouragent pas dans les pays voisins les partisans de l’annexion, En effet, il n’y a point dans les petits états de la confédération du nord cette grande machine administrative nécessaire à l’établissement d’un despotisme centralisateur, et celle-ci ne saurait s’y établir niaisement ni rapidement.

Le mouvement de l’opinion est en sens contraire dans les états du sud de l’Allemagne, auxquels pèse cruellement l’isolement qui leur a été imposé par le traité de Prague. La ligne du Mein, tracée sincèrement par M. de Bismark, qui craignait de trop délayer l’élément prussien, n’a jamais été prise au sérieux par les Allemands. Elle n’aurait été possible qu’avec des factionnaires prussiens sur une rive et autrichiens sur l’autre ; mais, la puissance autrichienne une fois écartée, les stipulations de Prague n’étaient pour les états du sud qu’une sorte de pénitence, qu’une mise au piquet, comme disent les collégiens, dont tôt ou tard ils doivent être relevés. Les Allemands du sud auraient-ils pu combattre la domination militaire de la Prusse en se faisant les champions de la cause libérale en Allemagne, et imiter la Suisse et la Belgique, qui, à côté de puissans voisins, rachètent leur infériorité matérielle par la supériorité de leurs institutions ? Il est permis d’en douter. Pour faire flotter un drapeau, même celui de la liberté, il faut un certain vent, et aucun souffle ne serait venu déplier celui que les états du sud auraient élevé en face de la Prusse. En tout cas, leurs gouvernemens n’ont pas songé un instant à tenter une expérience aussi hardie. L’Allemagne du nord et celle du sud ne font qu’une seule et même nation, Ce n’est pas la question religieuse qui les divise.

Prenez en effet, par exemple, la vallée du Rhin et les provinces adjacentes ; dans le sud, le pays de Baden, Darmstadt et le Wurtemberg sont en grande partie protestans, tandis que dans le nord les provinces rhénanes et la Westphalie sont presque entièrement catholiques. Le sud de l’Allemagne vit par ses liens avec le nord. Ses capitales factices, Carlsruhe, Stuttgard et Munich, ses villes impériales, Ratisbonne, Augsbourg et même l’industrieuse Nuremberg, son unique université de Heidelberg, ne suffisent pas à lui donner une vie propre. Au point de vue commercial, le sud ne peut davantage se séparer du nord, où sont les cités grandes et prospères, les centres industriels, enfin les débouchés maritimes ; il le peut encore moins au point de vue intellectuel, car il en reçoit presque toutes les inspirations. Tout porte donc le sud à se réunir au nord ; il le veut à tout prix, et accepte pour l’heure la suprématie prussienne plutôt que de rester dans la situation actuelle. La demande inconsidérée d’une rectification de frontière, adressée par la France à la Prusse en août dernier, a suffi pour faire sentir aux gouvernemens du sud combien ils avaient besoin de la protection de cette dernière puissance, et ils se sont empressés de conclure avec elle cette alliance qui met à sa disposition toutes leurs forces militaires. Lorsqu’il s’est agi de reconstituer le Zollverein, plutôt que d’y renoncer, les états du sud ont accepté toutes les conditions de la Prusse, — entre autres le veto qu’elle s’est réservé dans le futur congrès douanier. Cette union douanière n’est qu’une transition éphémère préparant l’union intime du nord et du sud. — Berlin va avoir le privilège unique de posséder à la fois trois parlemens qui représenteront pour le citoyen prussien ses trois patries : sa patrie étroite, la Prusse ; sa patrie politique, la confédération du nord, et sa grande patrie, l’Allemagne, déguisée sous le nom de Zollverein. Un pareil échafaudage ne peut durer, même en Allemagne, et le parlement de la confédération ne tardera pas à voir s’asseoir sur ses bancs des représentans de toute l’Allemagne ; mais c’est aujourd’hui la Prusse qui voudrait différer ce moment. Elle s’est hâtée de faire voter la constitution de la nouvelle confédération, afin de n’avoir à la discuter qu’avec la portion de l’Allemagne qu’elle y avait admise et pouvoir plus tard l’imposer en bloc aux états qui s’y joindront. Cependant cette garantie ne lui suffit pas. Le gouvernement de Berlin n’ose pas s’opposer ouvertement au mouvement qui amène le sud vers lui ; mais il voudrait le retarder jusqu’au moment où il aura prussifié ses confédérés actuels. Il veut manger l’artichaut feuille à feuille. Il sent bien que l’admission des états du sud apporterait dans les conseils de la confédération un tel renfort aux résistances qu’il y rencontre déjà, qu’au lieu de faire la loi il serait obligé de la subir. Au point de vue français, pour les mêmes motifs, nous devons donc souhaiter que cette union complète se fasse le plus tôt possible. En effet, dans les affaires européennes, elle est déjà faite par les traités, et plus encore par la force même des choses. Les états du sud sont désormais les auxiliaires obligés de la Prusse dans toutes les guerres qu’il lui plaira d’entreprendre. Par l’union politique avec le sud, elle ne gagnera donc pas un soldat : elle trouvera un frein et un contre-poids à son influence dans la direction des affaires allemandes.

Mais, pour que ces résistances puissent s’organiser et s’opposer aux efforts que fera la Prusse pour absorber l’Allemagne, il ne faut pas de guerre extérieure. Peut-on espérer le maintien de la paix ? L’affaire du Luxembourg a posé nettement cette question il y a peu de mois, et elle a fait réfléchir sérieusement tous ceux qui se sont crus alors à la veille d’une guerre terrible. Un faux pas sur le bord de l’abîme rend la prudence aux plus téméraires. Il en a été ainsi entre l’Angleterre et les États-Unis, qui sont devenus bien plus circonspects après avoir failli se quereller à propos de l’affaire du Trent. Parfois sans doute un peuple qui se sent mal à l’aise chez lui est tourmenté du besoin de faire diversion à ce mal aux dépens de ses voisins. Telle n’est pas aujourd’hui la disposition des esprits en Allemagne. La dernière guerre a été, il est vrai, rapidement terminée ; mais les souffrances qu’elle a causées ne pouvaient être effacées d’un trait de plume. Les balles et le choléra ont fait de nombreuses victimes dans toutes les classes de la société ; le deuil est entré partout. L’appel de tous les hommes valides a porté dans l’agriculture, l’industrie et le commerce un trouble dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui. La perspective d’une nouvelle guerre répugne bien plus aux Allemands depuis qu’ils ont appris dans la dernière quelles horreurs elle entraînerait avec elle. Cette soif de batailler que l’on suppose devoir animer tout soldat n’est même pas générale dans les armées allemandes. Le souvenir de cette dernière campagne est encore trop récent chez celles qui ont combattu alors les Prussiens pour qu’elles désirent aujourd’hui servir sous leurs ordres. Quant à l’armée prussienne, elle se vante moins de Sadowa en 1867 que de Düppel en 1865 : c’est que jusqu’à l’année dernière sa valeur, dont elle avait le sentiment, n’était pas généralement reconnue en Europe. Elle avait besoin de l’affirmer, et seule n’avait pas trouvé l’occasion de le faire dans une grande guerre européenne. Plus les lauriers cueillis dans le Danemark étaient maigres, plus elle sentait le besoin de les faire valoir. Aujourd’hui au contraire qu’elle a gagné la bataille la plus décisive depuis Waterloo, qu’elle est le point de mire des militaires du monde entier, et qu’en même temps elle sait par expérience combien sont grands les hasards de la guerre, son langage a changé. Enfin dans toute la nation allemande prise en masse ceux qui espèrent quelque avantage d’une nouvelle lutte sont bien peu nombreux ; ceux qui ont gagné aux derniers événemens veulent en recueillir à loisir les fruits, ceux qui ont perdu attendent du maintien de la paix l’occasion de réparer leurs pertes.

Mais, si les Allemands désirent achever tranquillement l’œuvre de leur unité nationale, ils sont pour cela même très jaloux de toute ingérence dans leurs affaires intérieures. L’idée de reprendre l’Alsace et la Lorraine ou d’annexer la Hollande n’a jamais passé aux yeux des Allemands que pour une chimère sortie du cerveau de quelque professeur d’histoire ; mais ils ont aussi leur doctrine Monroë : « l’Allemagne pour les Allemands, » et quiconque y portera atteinte, non-seulement en s’emparant d’une partie de ce territoire, dont l’ensemble compose leur grande patrie, mais même par une simple intervention dans leurs affaires intérieures, est assuré de les réunir tous contre lui. C’est un fait qu’il serait inutile et absurde de se dissimuler. De là une susceptibilité qui peut à chaque instant être exploitée par le gouvernement prussien, si celui-ci cherche l’occasion d’une rupture. Quand M. de Bismark, après avoir approuvé l’achat du Luxembourg, a dégagé sa parole en alléguant l’opinion allemande, soulevée contre ce marché, on l’a accusé de mauvaise foi, on a prétendu que ce mouvement d’opinion était factice et improvisé par lui. Cette fois on l’a calomnié, l’explosion était réelle ; mais c’est le jour où il avait promis sa connivence que M. de Bismark peut bien n’avoir pas été sincère, car il savait que le sentiment allemand se prononcerait énergiquement sur ce point et au besoin lui forcerait la main.

L’affaire du Luxembourg a été résolue, il n’y a plus qu’un petit nombre d’Allemands qui regardent l’évacuation de la forteresse comme une humiliation nationale ; mais le souvenir de toute cette affaire a fortifié en Allemagne une idée déjà ancienne, et qui peut d’un jour à l’autre devenir funeste au maintien de la paix : c’est la conviction que l’empereur Napoléon est décidé à faire la guerre, et qu’il n’attend pour cela qu’une occasion favorable. Cette idée s’est emparée de tous les esprits depuis 1859 ; auparavant l’auteur de la guerre de Crimée était regardé comme le champion des opprimés, comme le protecteur de l’Allemagne contre la Russie. Les faiblesses du gouvernement français en 1866 n’ont pas ébranlé cette conviction, on savait qu’il n’était pas prêt, et la défiance du germanisme a été bientôt confirmée par les vaines tentatives du cabinet des tuileries pour acquérir successivement Mayence, Landau ou Luxembourg. Les Allemands, plus occupés chez eux, connaissent moins la France depuis quelques années. L’admirable éloquence de M. Thiers a naturellement eu un grand retentissement au-delà du Rhin ; mais les Allemands n’ont retenu de ses discours que les expressions les plus absolues contre le mouvement unitaire, sans songer qu’elles eussent été sans doute bien différentes, si ce mouvement n’avait pas eu pour auxiliaire la force et la violence, et sans tenir compte ni du point de vue particulier auquel s’était placé le grand orateur, ni du reste de la discussion illustrée par ses paroles. Après avoir cherché la pensée du gouvernement dans les articles du Constitutionnel, les Allemands ont cru trouver dans les colonnes de quelques feuilles fondées récemment à Paris le sentiment unanime de toutes les nuances du parti libéral français ; on a cru, on croit encore que, si l’empereur est personnellement désireux de faire la guerre à l’Allemagne, il y est également poussé par les passions belliqueuses du peuple français, et on se dit alors que, si la guerre est inévitable, mieux vaut l’avoir tout de suite, mieux vaut la faire courte et bonne pour sortir de l’inquiétude actuelle que d’acheter une tranquillité éphémère par des concessions à un voisin qui n’est pas de bonne foi. De là non pas le désir de provoquer la guerre, mais nul esprit de conciliation pour l’éviter. Tout en la déplorant, on s’y résigne comme à un mal nécessaire, et une fois commencée, pour en avoir fini plus tôt, on la fera avec passion. L’Allemagne ne pousse pas M. de Bismark à la guerre, elle lui sera même reconnaissante s’il l’en dispense ; mais elle lui met entre les mains les moyens de l’allumer et de la soutenir.

La paix de l’Europe dépend donc aujourd’hui des intérêts de la politique prussienne. Quelle est cette politique ? M. de Bismark veut que l’on croie qu’il a usé jusqu’aux dernières limites de son influence pour empêcher la guerre d’éclater à propos du Luxembourg. De même l’année dernière il a su persuader aux souverains dépossédés par la Prusse que leur spoliation avait été accomplie par les ordres de son roi en dépit de ses remontrances. Sur ce point, il est difficile de démêler la vérité de la comédie. Quoi qu’il en soit, les motifs qui devaient lui faire souhaiter une guerre au printemps et les raisons qu’il devait avoir au contraire de la redouter sont faciles à reconnaître. L’état des forces prussiennes, mieux préparées et armées, plus nombreuses que les nôtres, couvertes du prestige de la victoire, et le désir de cimenter l’unité de l’Allemagne au feu d’une guerre étrangère semblaient lui conseiller de précipiter la crise. Cependant après bien des hésitations le gouvernement prussien a sincèrement voulu la paix.

Il avait senti qu’il fatiguerait l’Allemagne en lui imposant déjà une nouvelle et grande guerre. Un instant exaltée, l’opinion publique ne s’était rapidement calmée qu’au moment même où le conflit semblait le plus imminent. Les états du sud, empressés à signer les traités d’alliance, l’étaient beaucoup moins à en exécuter les stipulations. Ils n’avaient encore transformé leur état militaire qu’en le désorganisant. On ne pouvait attendre de leur part un concours efficace. Le Hanovre était travaillé par une vaste conspiration qui n’attendait, paraît-il, pour éclater que la présence du drapeau français aux bouches de l’Elbe. Sans doute elle aurait avorté ou succombé devant le sentiment national, avant tout hostile à l’étranger ; mais il était impossible de n’y pas voir un grave symptôme et le prélude de grandes difficultés en cas de revers. Les ennemis déclarés de la Prusse en Allemagne étaient ceux qui poussaient le plus à la guerre, comme s’ils eussent attendu d’une défaite sur le Rhin le renversement de sa domination. Il y avait là de quoi réfléchir : la guerre fut évitée. La situation sera la même l’année prochaine. La Prusse aura les mêmes difficultés à combattre, les mêmes problèmes à résoudre. Les états du sud seront sans doute mieux organisés, mais leurs progrès ne compenseront pas ceux de l’armée française durant la même période. La Prusse n’aura donc pas plus intérêt à faire la guerre qu’elle ne l’avait il y a trois mois : au contraire les motifs pour l’éviter seront pour elle plus solides ; en un mot, les peuples y sont résignés, mais nullement disposés : le gouvernement y sera peut-être conduit par un enchaînement accidentel, mais il est loin de l’avoir résolue. Elle est donc possible, mais nullement inévitable, et j’hésite même encore à la dire probable.

Si la guerre venait à éclater, elle finirait peut-être par miner tout l’édifice de la domination prussienne ; son premier effet serait d’anéantir toute résistance à cette domination et d’accomplir l’union du sud et du nord, non pas au profit de l’Allemagne, mais uniquement de la Prusse, seul représentant de la puissance militaire nationale. Si au contraire, grâce au maintien de la paix, grâce à la prompte admission des états du sud dans la confédération, l’Allemagne trouve assez de forces pour tenir tête au système prussien et absorber la Prusse au lieu d’être absorbée par elle, c’est au nom et au moyen des idées libérales qu’elle peut obtenir cet heureux résultat. C’est autour du parti libéral reformé et fortifié que peuvent se grouper tous les élémens de résistance à l’établissement du césarisme ; ce parti en effet a été désorganisé, mais il n’est pas détruit pour cela, et au milieu de la confusion de tant d’opinions et d’intérêts divers que la constituante a fidèlement reflétée, ses contours se sont déjà nettement dessinés. Pour former cette assemblée, M. de Bismark a eu recours au suffrage universel direct, dont il attendait des résultats plus favorables que du système à deux degrés, adopté dans la constitution prussienne. Ce mode d’élection a, comme cela se voit presque partout, envoyé à la nouvelle assemblée des hommes appartenant aux opinions extrêmes, et les nuances intermédiaires se sont trouvées réduites à une insignifiante minorité. L’ancien parti libéral, qui dominait dans le parlement prussien, a été complètement battu.

Dans les anciennes provinces prussiennes, les collèges ruraux, sous la double pression des grands propriétaires et de l’administration, ont nommé des députés conservateurs, tandis que presque toutes les villes ont élu des candidats radicaux ou républicains. La ville de Berlin elle-même, peu touchée des avantages et de la position que les événemens de l’année dernière lui ont assurés, a eu le courage de refuser ses voix à M. de Bismark et au général de Roon pour les donner à deux hommes connus pour le rôle qu’ils ont joué en 1848 dans les rangs du parti républicain. Dans les nouvelles provinces prussiennes, sauf peut-être le Nassau, la majorité des députés élus s’est trouvée hostile au gouvernement prussien, l’aversion pour ce nouveau maître ayant fait faire cause commune aux libéraux et aux anciens conservateurs. Dans les états confédérés, les divers gouvernemens ont laissé le suffrage universel agir à sa guise, et il a donné naturellement les résultats les plus divers. La ville de Hambourg s’est montrée annexioniste ; dans le Mecklembourg, le suffrage universel est tombé au milieu d’un système féodal religieusement conservé : là, ce sont les paysans, encore soumis à des restes de servage, qui ont été chercher les candidats qu’ils croyaient devoir être le plus désagréables à leurs seigneurs. Ils ont naturellement choisi des radicaux. En général, les intérêts particuliers ont primé les opinions politiques, mais la somme des élections, dans tous les pays qui n’étaient pas prussiens avant Sadowa, a donné une forte majorité contre M. de Bismark.

Grâce à la représentation des anciennes provinces prussiennes, les deux partis se sont à peu près balancés dans l’assemblée constituante. M. de Bismark, qui ne pouvait compter absolument ni sur l’un ni sur l’autre, a voulu manœuvrer avec eux, comme il avait fait dans les chambres prussiennes. Aux conservateurs, qui le regardent comme un apostat, il a montré la volonté royale ; aux libéraux, il a mis le marché à la main, et leur a offert en bloc sa constitution. « Vous pouvez vous réunir pour voter contre moi, leur a-t-il laissé entendre ; mais vous ne vous accorderez jamais lorsqu’il faudra produire quelque chose, et, votre impuissance une fois constatée, l’Allemagne entière vous rendra responsables de la confusion dans laquelle vous l’aurez jetée en entravant son organisation. » Enfin sa bonne fortune lui a offert à point nommé l’incident du Luxembourg, qu’il a eu soin d’entretenir aussi longtemps qu’il a eu besoin de fermer la bouche à ses adversaires au nom de l’honneur national. Cette tactique a fait passer la constitution à peu près telle que l’avait proposée M. de Bismark ; mais elle n’a pas empêché tous les élémens encore disparates d’une puissante opposition de se compter et de se rapprocher. La victoire du premier ministre prussien a été incomplète, et malgré les défaillances du parti libéral quelques-unes des luttes parlementaires auxquelles la discussion rapide de la constitution a donné lieu sont d’un bon augure pour l’avenir. M. de Bismark a retrouvé devant lui cette fameuse question militaire, cause de sa longue querelle avec la chambre prussienne, et l’acharnement avec lequel on s’est disputé, sans qu’aucun parti remportât le succès, prouve qu’elle sera désormais en Allemagne la pierre de touche qui distinguera les gouvernements constitutionnels des gouvernements absolus. Cette question est assez importante pour que la suprématie du despotisme ou des idées libérales dépende de la solution qu’elle recevra.

Il s’agit de savoir si le contingent militaire sera fixé par la constitution même, et si, une fois ainsi fixé, le roi pourra, sans l’intervention du parlement, lever chaque année les hommes et l’argent nécessaires au maintien de l’armée, ou si, comme cela se pratique même dans les états les moins parlementaires, le contingent et le budget de la guerre seront votés annuellement par les représentans de la nation. C’est en dernière analyse la question de prépondérance entre le parlement et le pouvoir exécutif, entre la volonté d’un seul et la volonté populaire, entre le gouvernement personnel et le gouvernement national. Sur le terrain ainsi élargi, la Prusse n’a pu faire consacrer le principe absolutiste par l’assemblée malgré tous les ressorts qu’elle a mis en jeu. Par une transaction qui retardé la question sans la résoudre au fond, la loi militaire a été votée pour cinq ans. L’avenir du parti libéral a été ainsi sauvegardé, et dans cinq ans, s’il est plus fort, il pourra, sur le terrain ainsi préparé, faire triompher définitivement ses principes.

Ce demi-succès, qui est tout ce qu’il pouvait obtenir aujourd’hui, prouve qu’il n’est pas mort, qu’il peut se reconstituer et rentrer dans l’arène, plus fort même qu’il n’a jamais été, grâce à l’unification de l’Allemagne, grâce à la tâche plus grande et plus difficile qui lui est désormais imposée. Pour cela, il peut rallier des recrues sur lesquelles il n’avait pas le droit de compter il y a un an. Le parti conservateur a été encore plus désorganisé que lui. Beaucoup d’honnêtes gens blessés dans leurs sentimens et troublés dans leurs convictions par la politique du roi de Prusse, qu’ils regardaient comme la personnification de leurs idées, sont franchement devenus libéraux. Des intérêts puissans demanderont à la cause libérale aide et protection contre les envahissemens du despotisme prussien. Les princes vassaux du roi Guillaume pourront, s’ils savent le faire à temps et sincèrement, lier à cette cause le maintien de ce qu’il leur reste d’autorité et de prestige.

Tels sont les élémens divers qui commencent à se dégager au milieu du bouleversement produit en Allemagne par la dernière guerre. Ce qui était possible l’année dernière, ce que la France eût pu désirer, ce qui aurait alors convenu à nos voisins est aujourd’hui condamné sans retour. L’unité allemande, qui se préparait depuis longtemps, non-seulement est faite, mais faite par la force et le prestige des armes. Des complications extérieures ou des accidens intérieurs peuvent précipiter ou modifier le cours naturel des événemens. Une guerre peut éclater et faire taire toutes les résistances naissantes qui entravent quelque peu la domination du système prussien. Le vent révolutionnaire peut souffler sur l’Allemagne, et, après s’être servi successivement de tous les partis sans inspirer de confiance à aucun, le roi de Prusse peut apprendre un jour qu’il ne s’est élevé si haut qu’en retirant de ses propres mains les supports naturels de son trône. Si au contraire un calme prolongé succède à l’orage de Sadowa, il est permis d’entrevoir déjà, au milieu même de la transformation de l’Allemagne, les idées libérales se réveillant, retrouvant leurs anciens défenseurs, en ralliant de nouveaux, et luttant contre le débordement du césarisme sur l’Europe centrale. Si le vent populaire les soutient, qui sait même si elles ne compteront pas un jour NL de Bismark parmi leurs plus zélés serviteurs ?

Quoi qu’il en soit, on ne peut aujourd’hui pénétrer un avenir plein d’incertitudes, mais notre rôle n’a jamais été celui de ces admirateurs aveugles du succès qui ne songent qu’à le deviner pour l’adorer de loin. En présence d’une profonde révolution comme celle que l’Allemagne traverse en ce moment, sans nous fatiguer soit à sonder l’obscurité des futurs contingens, soit à regretter un passé qui ne ressuscitera point, ne devons-nous pas nous attacher plutôt à juger équitablement le présent ? Peut-être même pouvons-nous dès maintenant reconnaît, de quel côté, comme Français, comme libéraux, et je pourrais ajouter comme amis sincères de l’Allemagne, il nous appartient de porter nos sympathies……


Qu’ajouter à ces considérations fines, ingénieuses, réunies et exposées avec une scrupuleuse et honnête sincérité ? On n’a que des vœux à former pour que, des deux grandes tendances qui se manifestent au-delà du Rhin, la force d’absorption allemande l’emporte sur la force d’absorption prussienne. Il faut proclamer sans cesse que, pour que les destinées de l’Allemagne s’accomplissent par la liberté et par la paix, il importe que la France reprenne l’initiative libérale, et fasse succéder aux manœuvres de la politique des cabinets l’émulation des peuples recouvrant le droit de se gouverner eux-mêmes.


E. FORCADE.

  1. En allemand : Das engere Vaterland.
  2. Un seul homme parmi toutes les illustrations du parti libéral a eu le courage de ne pas faire de concessions à l’engouement du jour : c’est M. Jacoby. Sa voix s’est perdue dans le désert, et ceux qui l’ont abandonné s’excusent en l’appelant un penseur, ein Denher. C’est chose bien nouvelle en Allemagne de voir ce nom de penseur appliqué comme une critique à un homme public. Les Allemands croient prouver ainsi qu’ils sont devenus pratiques ; ils montrent seulement que l’admiration du succès remplace chez eux la foi politique.