L’Allemagne et la Guerre - Lettre d’Émile Boutoux

L’Allemagne et la Guerre - Lettre d’Émile Boutoux
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 385-401).
L’ALLEMAGNE ET LA GUERRE

LETTRE DE M. EMILE BOUTROUX

Je remercie bien sincèrement M. Emile Boutroux de la lettre qu’il a bien voulu m’écrire, et les lecteurs de la Revue s’associeront à ma gratitude, car la lettre s’adresse aussi à eux. Nul ne pouvait parler de l’Allemagne avec plus d’autorité que M. Boutroux : nul en effet ne connaît mieux que lui celle d’hier et celle de maintenant et n’est mieux à même d’établir entre l’une et l’autre une comparaison qui est pour l’Allemagne prussianisée d’aujourd’hui un jugement et une condamnation. La violence, la brutalité, la barbarie dont elle nous donne l’effrayant spectacle jaillissent sans doute spontanément des instincts les plus profonds de la race ; mais l’homme éprouve toujours le besoin de justifier sa conduite, et les Allemands sont de trop grands philosophes pour n’avoir pas cherché la justification de la leur dans un système scientifique, où ces doctrinaires d’un nouveau genre ont trouvé un encouragement à y persévérer sans aucun mélange de scrupule ni de pitié. M. Boutroux nous explique, nous fait comprendre le détestable sophisme qui, après avoir perverti l’âme allemande tout entière, a fait d’une nation que nos grands-pères ont admirée et aimée une création contre nature et, dans le sens latin du mot, un monstre dont l’égoïsme implacable pèse lourdement sur le monde. Mais nous laissons la parole à M. Boutroux.

FRANCIS CHARMES.


A Monsieur le Directeur de la Revue des Deux Mondes.


Paris, 28 septembre 1914.

Monsieur le Directeur et. cher Confrère,

Vous me faites l’honneur de me demander si, ayant vécu en Allemagne, ayant étudié quelques parties de la philosophie et de la littérature allemandes, je ne serais pas en mesure de vous soumettre, touchant la guerre actuelle, quelques observations. Je vous avoue que les paroles et même les pensées me paraissent bien peu de chose en ce moment ; que, comme tous les Français, je suis tout entier à la tâche présente, que tout mon intérêt va à notre généreuse et admirable armée, et que mon unique souci est de participer, fût-ce de la manière la plus modeste, à l’œuvre nationale. Il est vrai que, malgré que j’en aie, mille souvenirs, mille réflexions se pressent dans mon esprit. L’idée ne me fût pas venue de m’y arrêter et de les exprimer par écrit. Mais j’aurais mauvaise grâce à décliner votre aimable invitation. Vous voudrez bien supprimer ce qui, parmi les idées que je vais jeter sur le papier, est dénué d’intérêt.


Comment, en présence d’événemens tels que ceux qui se passent sous nos yeux, conserver sa liberté d’esprit ? Voilà donc, sommes-nous contraints de nous dire, ce qui est sorti de ce développement philosophique, artistique, scientifique, dont le monde proclamait la grandeur et le caractère idéaliste ! Voilà donc ce qu’il avait dans le ventre, ce barbet infernal, dit Faust voyant se muer en Méphistophélès le chien qui jouait à ses côtés. Quoi ! avoir déclaré insuffisante et médiocre la morale des Platon et des Aristote, avoir prêché le devoir pour le devoir, avoir établi la suprématie inconditionnée de la valeur morale, la royauté de l’esprit, pour aboutir à déclarer officiellement qu’un engagement qu’on a soi-même signé n’est qu’un chiffon de papier, et que les lois juridiques ou morales ne comptent pas, quand elles nous gênent et que nous sommes les plus forts ! Avoir fait entendre au monde une musique merveilleuse, où l’on croyait discerner les plus pures et les plus profondes aspirations de l’âme, avoir érigé l’art et la poésie en une sorte de religion, où l’homme communie avec l’Eternel par le culte de l’idéal, avoir exalté, comme la plus sublime des créations humaines, les Universités, temples de la science et de la liberté intellectuelle, pour en arriver à bombarder Louvain, Malines et la cathédrale de Reims ! Avoir assumé le rôle de représentant par excellence de la culture, de la civilisation sous sa forme la plus haute ; et, finalement, prendre pour but l’asservissement du monde, et tendre à ce but par le déchaînement méthodique et sans frein des forces brutes, de la méchanceté, de la barbarie ! Se vanter de réaliser la forme la plus élevée de la nature humaine, et se révéler comme les survivans des Huns et des Vandales !

Hier encore, l’Allemagne était, dans le monde, redoutée, certes, pour sa puissance, mais estimée pour sa science et son patrimoine d’idéalisme. Aujourd’hui, c’est, contre elle, d’un bout à l’autre de la terre, un même cri de réprobation et d’horreur. La peur est vaincue par l’indignation. De toutes parts on dit tout haut que la victoire de l’impérialisme et du militarisme allemands serait le triomphe du despotisme, de la brutalité, de la barbarie. Ces idées nous sont exprimées par des Américains du Nord et du Sud, par des Espagnols, par des Portugais, par des Italiens, par des Grecs, par des Suisses, par des Roumains, etc. La nation qui a brûlé l’Université de Louvain et la cathédrale de Reims s’est déshonorée.

Que penser du prodigieux contraste qui se manifeste entre la haute culture de l’Allemagne, et la fin qu’elle vise comme les moyens qu’elle emploie, dans la guerre actuelle ? Suffit-il, pour expliquer ce contraste, d’alléguer que, malgré toute leur science, les Allemands ne sont, au fond, que peu civilisés, qu’au XVIe siècle ils étaient encore grossiers et incultes, et que leur science, affaire de spécialistes et d’érudits, n’a pu pénétrer leur âme et influer sur leur caractère ?

Cette explication est justifiée. A part, certes, de notables exceptions, considérez, à la brasserie, dans les relations de la vie ordinaire, dans ses divertissemens, ce savant professeur, qui excelle à découvrir et à rassembler tous les matériaux d’une étude, et à en faire sortir, par des opérations mécaniques, et sans le moindre appel au jugement et au bon sens vulgaire, des solutions appuyées toutes sur des textes et des raisonnemens. Quelle disproportion, souvent, entre sa science et son degré d’éducation ! Quelle vulgarité de goûts, de sentimens, de langage, quelle brutalité de procédés chez cet homme, dont l’autorité est inviolable dans sa spécialité ! Transportez cet érudit, de sa chaire d’université, sur cette scène de la guerre où la force est à même de régner seule, et où les appétits les plus grossiers ont licence de se déchaîner : il n’est pas très surprenant que sa conduite se rapproche de celle des sauvages et des primitifs.

Ainsi en juge-t-on couramment, et non sans raison. Le savant et l’homme, chez l’Allemand, ne sont que trop souvent étrangers l’un à l’autre. Cette explication, toutefois, est insuffisante. Ce n’est pas seulement par suite d’une explosion de sa nature, demeurée grossière et violente, que l’Allemand, à la guerre, est inhumain ; c’est par ordre. La brutalité est ici calculée et systématisée ; c’est la vérification de ce mot de La Harpe : « Il y a une barbarie savante. » Lorsque l’Empereur allemand harangua, en 1900, ses soldats partant pour la Chine, il leur recommanda de ne rien laisser subsister derrière eux, et de se comporter comme des Huns.

Si donc les Allemands, dans la manière dont ils ont préparé et provoqué et dont ils conduisent cette guerre, violent, sans scrupule aucun, les lois du monde civilisé, ce n’est pas malgré leur culture supérieure, c’est en vertu de cette culture même. Ils sont barbares parce qu’ils sont supérieurement civilisés. Comment une telle réunion d’élémens contradictoires, une telle synthèse est-elle possible ?


Dans les fameux Discours à la Nation allemande que Fichte prononça à l’Université de Berlin pendant l’hiver de 1807-1808, le philosophe se donne le thème suivant : relever la nation allemande, en l’amenant à prendre conscience d’elle-même, c’est-à-dire de sa pure essence germanique (Deutschheit), afin de réaliser, quand il sera possible, cette essence au dehors, et de la faire régner sur le monde. L’idée générale qui doit guider l’Allemagne dans l’accomplissement de cette double tâche est la suivante : l’Allemand est à l’étranger comme le bien est au mal.

L’appel de Fichte fut entendu. Pendant le siècle qui suivit, l’Allemagne, d’une manière de plus en plus précise et pratique, d’une part, constitua la théorie du germanisme, ou Deutschtum, d’autre part prépara la domination du germanisme dans le monde.

Cette notion du germanisme fournit, si je ne me trompe, le principe de la déduction que je voudrais tenter, je veux dire l’explication de la solidarité inattendue que les Allemands établissent entre la culture et la barbarie.


Il serait intéressant d’approfondir cette notion et d’en suivre le développement.

Et d’abord, comment un peuple peut-il en venir à revendiquer pour ses idées, pour sa vertu, pour ses œuvres, non seulement le droit d’exister et d’être respectées par les autres peuples, mais le privilège d’être seules l’expression du vrai et du bien, tandis que tout ce qui émane des autres peuples ne représenterait que l’erreur et le mal ?

Le philosophe Fichte, après avoir constitué son système sous l’influence de Kant et des idées françaises, notamment sous l’influence de Rousseau, de qui il disait : « Paix à sa cendre, car il a agi ! », ne crut pouvoir mieux faire, pour réconforter l’âme allemande après Iéna, que de lui persuader qu’en elle-même et en elle seule se trouvait, avec le sens de l’idéal, la puissance de réaliser cet idéal dans le monde. Parti d’une certaine notion de l’absolu, il trouva, après Iéna, que cette notion même faisait précisément le fond du génie allemand.

Bientôt cette méthode mystique se confondit avec une méthode plus concrète, mieux adaptée à l’esprit positif des générations modernes. La science où se rejoignent toutes les connaissances et idées qui concernent la vie humaine est l’histoire. A cette science notre époque a voué un véritable culte. Or les Allemands ont tiré de l’histoire deux enseignemens de la plus haute importance. Le premier, c’est que l’histoire n’est pas seulement la suite des événemens qui marquent la vie de l’humanité : c’est le jugement de Dieu touchant les compétitions des peuples. Tout ce qui est veut être et durer, et lutte pour s’imposer. L’histoire nous dit quels sont les hommes et les choses que la Providence a élus. Le signe de cette élection, c’est le succès. Subsister, grandir, vaincre, dominer, c’est prouver qu’on est le confident de sa pensée, le dispensateur de sa puissance. Si quelque peuple apparaît comme désigné par l’histoire pour dominer les autres, c’est que ce peuple est le lieutenant de Dieu sur la terre, Dieu même, visible et tangible pour ses créatures.

Le second enseignement que l’érudition allemande a tiré de l’étude de l’histoire, c’est que l’existence actuelle d’un peuple chargé de représenter Dieu n’est pas un mythe, qu’un tel peuple existe, et que le peuple allemand est ce peuple. Depuis la victoire remportée sur Varus par Hermann (Arminius), dans la forêt de Teutoburg en l’an IX après Jésus-Christ, la volonté de Dieu est évidente. Tout le moyen âge en est la démonstration, et si, dans les temps modernes, l’Allemagne a paru s’effacer, c’est qu’elle se recueillait pour reprendre des forces et frapper plus fort. Quand elle n’était pas ostensiblement la première, elle l’était virtuellement. C’est en 1841 que Hoffmann von Fallersleben composa le chant national : Deutschland liber alles, über alles in der Welt : l’Allemagne au-dessus de tout, au-dessus du monde entier, l’Allemagne s’étendant de la Meuse au Niémen, de l’Adige au Belt.

Non seulement l’Allemagne est l’élue de la Providence, mais elle est seule élue, et les autres nations sont réprouvées. Le signe de son élection est l’anéantissement des trois légions de Quinctilius Varus ; et sa tâche est de se venger éternellement de l’insolence du général romain. « Nous partons pour livrer la bataille de Hermann, et nous voulons nous venger : » und wollen Rache haben ; ainsi s’exprime le célèbre chant national : Der Gott, der Eisen wachsen liess.

C’est en antagonisme avec la civilisation gréco-romaine que s’est développée la civilisation allemande. Adopter celle-ci, c’était, de la part de Dieu, rejeter celle-là. Donc la conscience allemande, réalisée sans entraves dans toutes ses puissances, n’est autre chose que la conscience divine. Deutschtum = Dieu, et Dieu = Deutschtum. Dans la pratique, il suffit qu’une idée soit authentiquement allemande, pour que l’on puisse et doive conclure qu’elle est vraie, qu’elle est juste et qu’elle doit prévaloir.


En quoi consiste, maintenant, dans ses dogmes essentiels, cette vérité, qui est allemande parce qu’elle est vraie, et qui est vraie parce qu’elle est allemande ? C’est ce que nous expliquent, plus clairement qu’on a coutume de le dire, les métaphysiciens allemands. Le premier devoir de cette vérité, c’est d’être opposée à ce que la pensée classique ou gréco-latine reconnaît comme vrai. Celle-ci s’est appliquée à discerner ce qui, dans l’homme, est proprement humain, et rend l’homme supérieur aux autres êtres, et à chercher les moyens de faire prévaloir de plus en plus, dans la vie humaine, l’élément supérieur sur l’élément inférieur, la raison sur l’impulsion aveugle, la justice sur la force, la bonté sur la méchanceté. Elle s’est donné comme tâche de créer, dans le monde, une force morale capable de gouverner et d’humaniser les forces matérielles. A cette doctrine, qui avait l’homme pour centre et qui était essentiellement humaine, la pensée allemande s’oppose comme l’infini au fini, l’absolu au relatif, le tout à la partie. Les disciples des Grecs n’avaient à leur disposition d’autre lumière que celle de la raison humaine : le génie allemand possède une raison transcendante qui pénètre les mystères de l’absolu et du divin. Or ce que découvre cette raison surhumaine, c’est que le non-être, la matière, le mal ont été, à tort, par la raison classique, dépouillés de leur valeur et de leur dignité, au profit de l’être, de l’intelligence et du bien. Que serait la lumière, sans l’ombre sur quoi elle se détache ? Comment le moi pourrait-il se poser, s’il n’y avait quelque part un non-moi auquel il s’oppose ? Le mal n’est pas moins indispensable que le bien dans la transcendante symphonie du tout.

Il y a plus : ce peut être une satisfaction pour un gréco-latin, entêté de sa logique médiocre, de prononcer : le bien est bien, le mal est mal. Mais ces formules naïves sont contraires à la vérité en soi. Le bien, par lui-même, est absolument impuissant à se réaliser : il n’est qu’une idée, une abstraction. C’est au mal seul qu’appartient la puissance, la faculté de création. En sorte que, si le bien doit être réalisé, ce ne peut être que par le mal, et par le mal entièrement livré à lui-même. Dieu ne peut être que s’il est créé par le diable. Et ainsi, en un sens, le mal est bon, et le bien est mauvais. Le mal est bon parce qu’il crée, le bien est mauvais parce qu’il est impuissant.

La loi suprême et véritablement divine, c’est précisément que le mal, livré à lui-même, le mal en tant que mal, donne naissance au bien, lequel, à lui seul, n’aurait jamais pu, d’idéal, devenir réel. Je suis, dit Méphistophélès, une partie de cette force qui toujours veut le mal et qui toujours crée le bien. Tel est l’ordre divin : qui prétend faire le bien par le bien ne fera que du mal. Ce n’est qu’en déchaînant les puissances du mal qu’on a chance de réaliser quelque bien.

De ces principes métaphysiques, les questions que soulève l’idée de civilisation reçoivent des solutions remarquables.

Qu’est-ce que la civilisation, au sens allemand et véritable de ce mot ?

Les nations en général, en particulier les nations latines, placent l’essence de la civilisation dans l’élément moral de la vie humaine, dans l’adoucissement des mœurs. A ceux qui entendent ainsi la culture humaine, les germanisans appliqueraient volontiers ces mots, que l’on lit dans le Brand d’Ibsen : « Vous voulez de grandes choses, mais vous manquez d’énergie : alors vous demandez le succès à la douceur et à la bonté. » Selon la pensée germanique, la douceur et la bonté ne sont que faiblesse et impuissance. Seule, la force est forte ; et la force par excellence, c’est la science, laquelle, mettant à notre disposition les puissances de la nature, multiplie notre force à l’infini. C’est donc la science qui doit être l’objet principal de nos efforts. De la science et de la culture de l’intelligence scientifique résultera nécessairement, par l’effet d’une grâce divine, le progrès de la volonté et de la conscience, ce qu’on appelle le progrès moral. C’est en ce sens que Bismarck disait : « L’imagination et le sentiment sont à la science et à l’intelligence ce que l’ivraie est à la bonne herbe. L’ivraie menace d’étouffer la bonne herbe, c’est pourquoi on la coupe et on la brûle. » La vraie civilisation est une éducation virile, visant à la force et employant la force. Une civilisation qui, sous prétexte d’humanité et de politesse, énerve et amollit l’homme, ne convient qu’à des femmes et à des esclaves.

Est-ce à dire que la notion de droit, qu’invoquent les hommes pour protester contre la force, n’ait, en réalité, aucun sens, et qu’un peuple hautement civilisé s’en désintéresse ?

Il importe de bien entendre le rapport qui existe entre la notion de droit et la notion de force. La force n’est pas le droit. Toutes les forces existantes n’ont pas un droit égal à subsister. Les forces médiocres ne participent, en effet, que faiblement de la force divine. Mais, à mesure qu’une force est plus considérable, elle est plus noble. Une force universellement victorieuse et toute-puissante ne ferait qu’un avec la force divine, et, par conséquent, devrait être obéie et honorée au même titre que cette force même. La justice et la force se touchent donc en un point, et en un point seulement, là où l’une et l’autre sont absolues.

Justice et force appartiennent, d’ailleurs, à deux mondes différens, le naturel et le spirituel. De celui-ci, celui-là est le phénomène et le symbole. Nous vivons, nous, dans le monde des symboles, et ainsi la force prépondérante est, pour nous, l’équivalent visible et pratique du droit.

Il est donc puéril d’admettre l’existence d’un droit naturel, inhérent aux individus ou aux nations, et manifesté par leurs aspirations, leurs vœux, leurs sympathies, leurs volontés. Les droits des peuples doivent être déterminés d’après une méthode purement objective.

Or, en ce sens, les peuples se distinguent en Naturvölker, Halbkulturvölker et Kulturvölker : peuples à l’état de nature, peuples à demi-cultivés, peuples cultivés. Ce n’est pas tout : il y a des peuples qui sont simplement cultivés, Kulturvölker, et des peuples qui sont entièrement cultivés, Vollkulturvölker. Or, c’est le degré de la culture qui détermine celui du droit. En face des Kulturvölker, les Naturvölker n’ont point de droits, ils n’ont que des devoirs : devoirs de soumission, de docilité, d’obéissance. Et, s’il existe un peuple méritant, plus que tous les autres, le titre de Vollkulturvolk, peuple de culture complète, à ce peuple appartient, sur la terre, la suprématie. Il a pour mission de courber tous les autres peuples sous le joug de sa toute-puissance, corrélative à sa culture supérieure.

Telle est l’idée de la nation-maitresse. La dialectique démontre que cette nation ne doit pas être simplement un type abstrait, mais qu’elle doit nécessairement se réaliser dans notre monde. En effet, l’esprit, forme suprême de l’être, veut nécessairement être, et, comme il est infini, il ne peut être réalisé qu’au moyen d’une force infinie elle-même. La nation capable d’imposer sa volonté à tous est l’instrument nécessaire de la volonté divine, en tant que celle-ci veut exaucer la prière évangélique : Père, que ton règne arrive, que ta volonté se réalise sur la terre, comme elle est accomplie au ciel !

Comme il faut, dans le monde, une nation-maîtresse, ainsi faut-il des nations subordonnées. Il n’y a pas de oui efficace sans un non décidé. Le moi, dit Fichte, est effort ; donc il suppose quelque chose qui lui résiste, à savoir : cela même que nous appelons la matière. La nation-maîtresse commande : donc il doit exister des nations faites pour lui obéir. Il faut même que ces nations, qui sont, à la nation-maîtresse, ce que le non-moi est au moi, résistent à l’action de cette nation supérieure. Car cette résistance est nécessaire pour permettre à celle-ci de développer et déployer ses forces et de devenir pleinement elle-même, c’est-à-dire de devenir le tout, en s’enrichissant des dépouilles de tous ses ennemis.

Ainsi se définit, par une déduction transcendantale, la nation idéale, et cette même déduction nous conduit à affirmer que cette nation doit être, non seulement une idée, mais une réalité. Or, il est évident que cette réalisation de la nation idéale s’opère sous nos yeux dans la nation allemande, qui représente la race la plus haute de la création, et qui l’emporte sur toutes les autres nations en science et en puissance. C’est à elle, et à elle seule, qu’incombe la tâche d’accomplir sur la terre l’œuvre de Dieu.

Pour y réussir, quels moyens doit-elle employer ?

Elle doit d’abord prendre pleinement conscience de sa supériorité et de son génie propre. Rien de ce qui est allemand ne se retrouve, avec la même excellence, dans les autres nations. Les femmes allemandes, la fidélité allemande, le vin allemand, la chanson allemande tiennent dans le monde le premier rang. Pour combattre Satan, c’est-à-dire les ennemis de l’Allemagne, les Allemands ont à leur service le vieux Dieu, le dieu allemand, der alte, der deutsche Gott, qui identifie sa cause avec la leur. Et, de même que tout ce qui est allemand est, par là même, unique et inimitable, de même, réciproquement, tout ce que le monde offre d’excellent appartient à l’Allemagne, de fait ou de droit. Rembrandt, Shakspeare, Ibsen, sont Allemands ; seul un cerveau allemand peut les comprendre et a le droit de les admirer. Il est douteux que Jeanne d’Arc, cette sublime héroïne, soit Française, de savans travaux allemands concluent à sa nationalité allemande. Si les Alsaciens et les Lorrains sont fidèles à la France, cela même prouve qu’ils doivent être sujets allemands, car la fidélité est une vertu allemande.

Comme l’Allemagne possède, en principe, toutes les vertus, toutes les perfections, elle se suffit, et ne saurait rien apprendre des autres peuples. A plus forte raison n’a-t-elle, à leur égard, aucun devoir de respect ou de bienveillance. Ce qu’on appelle humanité est dénué de sens pour l’Allemand, qui a conscience d’être, lui-même, l’homme par excellence. Le mot de Guillaume II : « L’humanité, pour moi, finit aux Vosges, » n’est pas seulement un témoignage d’égoïsme national. L’Empereur allemand sait que ce qui est actuellement hors de son empire n’acquerra de valeur que quand il y sera annexé.

Comment doit se comporter l’Allemagne à l’égard des autres nations ?

Il y a des peuples qui souhaitent de se faire aimer, qui croient qu’entre les nations comme entre les individus la politesse peut trouver place, et que ce serait un progrès pour l’humanité d’admettre que la justice et l’équité peuvent régler les relations internationales. Mais l’Allemand, à l’égard des autres nations, n’a pas à tenir compte de la justice ; il n’a que mépris pour cette sensiblerie féminine, qui caractérise particulièrement les races latines. Le sentiment, le souci de la justice et de l’humanité est une faiblesse, et l’Allemagne est et doit être la force. Wo Preussens Macht in Frage kommt, kenne ich kein Gesetz, disait Bismarck : « Là où la puissance de la Prusse est en question, je ne connais pas de loi. »

L’Allemand ne demande pas qu’on l’aime. Il préfère qu’on le haïsse, pourvu qu’on le craigne. Oderint, dum metuant. Il ne lui déplaît pas d’être entouré d’ennemis, il voit avec satisfaction qu’au sein même de l’Empire, certaines provinces annexées ne cessent de protester contre la violence qui leur a été faite. Le moi ne se pose qu’en s’opposant. L’Allemand a besoin d’ennemis pour se maintenir dans cet état de tension et de lutte qui est la condition de la vigueur. Il applique volontiers à lui-même ce que le Seigneur Dieu dit de l’homme en général dans le Prologue du Faust de Gœthe : « L’activité de l’homme n’a que trop de propension à se relâcher ; livré à lui-même, l’homme souhaite le repos. C’est pourquoi je lui donne pour compagnon un diable, qui l’excite et l’empêche de s’endormir. » Dans les voisins qu’elle menace, dans les sujets qu’elle opprime, l’Allemagne a la satisfaction de rencontrer ces diables providentiels dont la méchanceté stimulera son activité et sa vertu.

Non que l’Allemagne n’admette, à l’égard des autres nations, d’autre régime que celui de l’hostilité. Ce qu’elle vise, c’est la domination, seul rôle qui convienne au peuple de Dieu. Or, pour y parvenir, deux moyens s’offrent à elle. Le premier est évidemment l’intimidation, laquelle ne doit jamais se relâcher. Les faibles sont vite insolens quand on oublie de leur rappeler leur faiblesse. Il faut que les autres nations se sentent constamment menacées des pires catastrophes, si elles résistent à l’Allemagne. Mais, étant bien entendu que l’Allemagne est la plus forte, qu’elle ne cédera rien de ce qu’elle détient, fût-ce injustement, les bons procédés, les offres de services, les marchés avantageux, non seulement pour elle-même, mais encore, à l’occasion, pour l’autre partie, peuvent être des voies plus directes et moins onéreuses que la violence pour arriver au but. L’Allemagne sera donc, tour à tour, ou plutôt simultanément, menaçante et affable. L’amabilité elle-même peut être efficace, lorsqu’elle repose sur la haine, le mépris et la toute-puissance.

C’est donc, avant tout, la puissance qui importe. L’Allemagne doit posséder des armemens supérieurs à ceux de toutes les autres nations. La raison en est simple. L’Empire allemand est le rocher de la paix, der Hort des Friedens. Toutes les forces qu’il accumule ont pour objet unique d’imposer aux hommes la paix allemande, la paix divine. Puisque l’Allemagne représente la paix, quiconque s’oppose à l’Allemagne a en vue la guerre. Or, il est légitime que l’Allemagne s’arme le plus possible, parce qu’elle incarne la paix. Mais les adversaires de l’Allemagne, qui, s’opposant à l’Allemagne, s’opposent à la paix, ne sauraient avoir le même droit. L’Allemagne a le devoir de porter ses armemens au maximum. Les autres peuples n’ont le droit d’armer que dans la mesure où l’Allemagne les y autorise.

L’Allemagne ne cherche pas la guerre ; elle s’efforce, au contraire, en inspirant la terreur, de la rendre impossible. Mais, si quelque nation profite, ou est susceptible de profiter de son amour de la paix pour faire valoir des droits qui la contrarient, elle se résigne à sévir. Elle est affligée de la violence qui lui est faite et des rigueurs dont il lui faudra user envers la coupable ; mais, soldat de Dieu, elle ne peut faillir à sa mission. Une nation qui se refuse à faire la volonté de l’Allemagne prouve, par là même, son infériorité « culturelle, » et se rend coupable : elle doit être châtiée.

La méthode suivant laquelle l’Allemagne fera la guerre est déterminée par ces données. La guerre est le retour à l’état de nature. L’Allemagne se résout à cette rétrogradation temporaire, parce qu’elle a affaire à des peuples d’une culture inférieure, à qui il s’agit de donner une leçon, et parce qu’il importe de leur parler un langage qu’ils comprennent. Or, ce qui caractérise l’état de nature, c’est que la force y règne sans partage. Dans ce trait même réside la beauté sublime de cet état, sa grandeur et sa fécondité. Qu’on ne vienne pas nous parler de cette romanesque chevalerie qui prétendait, à la guerre, tempérer la violence des instincts malfaisans par l’intervention d’une sensiblerie féminine. La guerre est la guerre, Krieg ist Krieg. Ce n’est pas un jeu d’enfans, ce n’est pas un sport où il s’agit de doser de telle manière la barbarie et l’humanité, que l’on puisse les concilier et les harmoniser. C’est la barbarie elle-même, déchaînée le plus largement, le plus loyalement possible. Il n’y a point là de perversité. L’homme en tant qu’homme souffre même, à se refaire barbare, mais l’homme qui supplée Dieu refoule les faiblesses et les répugnances de la créature. Il se soumet à la loi mystérieuse et sublime en vertu de laquelle le mal est d’autant plus bienfaisant qu’il est accompli avec plus de résolution et de plénitude. Pecca fortiter !

Le premier article du code de la guerre, c’est donc la suppression de tout ce qu’on appelle sensibilité, pitié, humanité. La guerre a pour but de tuer et de détruire. Plus elle détruit et tue, plus elle se rapproche de sa forme idéale. Elle est, d’ailleurs, au fond, d’autant plus humaine qu’elle est plus inhumaine, puisque la terreur même qu’inspirent ses excès la rend plus brève, et, tout compte fait, moins meurtrière.

La guerre, en second lieu, ignore nécessairement les lois morales. Le respect des lois, des traités, des conventions, la loyauté, la bonne foi, le sentiment de l’honneur, les scrupules, la noblesse d’âme, la générosité sont des entraves : le peuple-dieu n’en admet point. Il violera donc, sans hésiter, le droit des neutres, s’il y a intérêt ; il usera du mensonge, de la perfidie, de la trahison. Il s’autorisera de prétextes futiles ou inventés pour commettre les actes les plus atroces : bombardement de villes ouvertes, massacres de vieillards, de femmes et d’enfans inoffensifs, supplices barbares, vol et assassinat, bestialité à l’égard des femmes, incendies scientifiquement organisés, destruction méthodique des monumens que leur antiquité, leur rôle historique, l’admiration de l’univers semblaient rendre inviolables. « On me l’a dit, il faut que je me venge, » cette raison suffit. On nous a dit que quelque habitant de cette ville ou d’une autre aurait manqué d’égards envers quelqu’un des nôtres, donc il nous faut brûler la ville et fusiller les habitans. Il s’agit, en définitive, de libérer, aussi parfaitement que possible, les énergies élémentaires de la nature, de dégager le maximum de force, et d’obtenir le maximum de résultat.

Cet effet doit, d’ailleurs, être psychologique, autant que matériel. Les actions que les hommes jugent horribles, et qui sèment l’épouvante sont des moyens recommandables, parce qu’elles brisent les âmes, alors même que ces actions sont sans valeur au point de vue militaire.

Au reste, ce qui révolte la morale vulgaire est, au fond, conforme à la morale transcendante. Les Allemands, à la guerre, ont pour mission de punir. Ils exercent la vengeance divine, ils font expier à leurs ennemis le crime de leur résister. Que si, après qu’ils ont pris une ville, l’ennemi a l’insolence de la leur reprendre, il est juste que, dès que la chose sera possible, ils saccagent cette ville, tuent les habitans et brûlent les plus beaux monumens.

Etant donné ce problème : déchaîner le plus largement possible toutes les puissances du mal, il est clair que le peuple de culture supérieure est, mieux que tout autre, armé pour le résoudre. En effet, la science, où il excelle, offre le moyen de consacrer à la destruction et au mal toutes ces forces que la nature ne sait employer qu’à créer de la lumière, de la chaleur, de la vie et de la beauté. Le peuple-dieu allie donc le maximum de science au maximum de barbarie. La formule de son action peut être ainsi énoncée : la barbarie multipliée par la science.


Tel est le dernier mot de la fameuse doctrine désignée sous le nom de germanisme. Or, entre ces conséquences ultimes de la doctrine et les traits que présente la guerre actuelle, l’identité est évidente, Le problème qui se pose devant nous est donc résolu. Si, contre toute vraisemblance, la barbarie, chez les Allemands, coexiste avec la culture, si même elle apparaît, dans la guerre actuelle, comme liée à cette culture même, c’est que la culture allemande diffère profondément de ce que l’humanité entend par culture et civilisation. La civilisation humaine cherche à humaniser la guerre elle-même. La culture allemande tend à en accroître à l’infini, par la science, la brutalité primitive.

Tout ce qui est allemand doit être unique : les femmes, le Dieu, le vin, la loyauté. La guerre que nous font les Allemands frappe le monde d’horreur et d’épouvante, parce que c’est, dans toute la force du terme, « la manière allemande, die deutsche Art, la guerre allemande. »


En même temps qu’il fait cette étonnante constatation, le monde se demande avec anxiété quels pourront être, par la suite, ses relations avec l’Allemagne. Sciemment et systématiquement, l’Allemagne aura opposé à notre civilisation hellénique, chrétienne, humaine, la fureur dévastatrice des Huns. Il est vrai qu’après la guerre, elle alléguera qu’en agissant ainsi, elle n’a fait autre chose que se conformer, non sans douleur, aux conditions de la guerre idéale et divine, et qu’elle paraîtra disposée à pardonner à ses ennemis les rigueurs qu’elle a eu mission d’exercer contre eux. Mais le monde refusera, décidément, d’admirer cette magnanimité redoutable, qui, à la moindre velléité de résistance, se change en sauvagerie. Tout voile, aujourd’hui, est déchiré. La culture allemande est, bien réellement, une barbarie savante. Le monde, qui entend désormais secouer tout despotisme, ne pourra composer avec le despotisme de la barbarie.

Quelle déception, pourtant, et quelle douleur ! Car c’est un fait que naguère l’Allemagne fut tenue pour une grande nation. Ses louanges étaient célébrées, en maint pays de solide et haute culture. C’est, il est aisé de s’en rendre compte, que la tradition allemande renfermait d’autres doctrines que celles que nous avons vues se développer sous l’influence de la Prusse. Tandis que le germanisme tel que les Prussiens le formulèrent consiste essentiellement dans le mépris des autres nations et dans la prétention de les dominer, un Leibnitz, par exemple, si estimé dans le monde latin comme dans le monde germanique, professait une philosophie qui n’appréciait l’unité que sous la forme d’une harmonie de puissances libres et autonomes. Leibnitz exaltait le multiple, le divers, le spontané. Entre les puissances rivales, il cherchait à établir des rapports qui les réconciliassent sans altérer ni diminuer la valeur et l’indépendance de l’une ou de l’autre. Tel son effort de réunion des Eglises catholique et protestante. Après Leibnitz, vint Kant, qui, très Allemand à coup sûr, n’en reconnaissait pas moins avoir appris de Rousseau à honorer, par-dessus le savant qui n’a n’autre mérite que la science, l’homme du vulgaire qui, sans être savant, possède la valeur morale. Et, posant en principe que toute personne, en tant que capable de valeur morale, est respectable, il appelle les hommes à créer non une monarchie universelle et despotique, mais une république des nations où chacune possédera une personnalité, libre et indépendante.

Cette disposition à mettre la liberté avant l’unité, à respecter, par conséquent, et à honorer la dignité des autres nations, en même temps que l’on sert la sienne propre, ne s’était pas éteinte en Allemagne avec Leibnitz et Kant. Permettez-moi, mon cher directeur, de vous faire part, à ce sujet, de quelques souvenirs personnels.

En janvier 1869, je fus envoyé à Heidelberg par le ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, pour y étudier, et pour y prendre connaissance de l’organisation des universités allemandes. L’Allemagne était pour moi le pays de la métaphysique, de la musique et de la poésie. Mon étonnement fut grand de voir qu’en dehors des cours il n’était question que de la guerre que la Prusse allait faire à la France. Invité à une soirée j’entendis chuchoter derrière moi. Vielleicht ist er ein franzôsischer Spion : « C’est peut-être un espion français : » tels furent les mots que je perçus. A la brasserie un étudiant s’asseoit près de moi. Il me dit : « Nous allons vous faire la guerre ; nous vous prendrons l’Alsace et la Lorraine. » La nuit, je voyais, de ma fenêtre donnant sur le Neckar, les étudians descendre la rivière, vêtus de leurs costumes corporatifs, sur un radeau illuminé, en chantant la fameuse chanson en l’honneur de Blücher, lequel « a appris aux Welsches la manière allemande. » Et, à l’Université même, les cours de Treitschke, où se pressait une foule surexcitée, n’étaient autre chose que des harangues enflammées contre les Français, des excitations à la haine et à la guerre. Voyant qu’il n’était question que de préparatifs de guerre, je revins à Paris dès les vacances de Pâques de cette année 1869, persuadé que les hostilités allaient éclater. Je retournai à Heidelberg peu de temps après, et appris à connaître d’autres personnes, d’autres centres d’idées. Je compris alors que l’opinion en Allemagne était partagée entre deux doctrines opposées. L’aspiration générale avait pour objet l’unité de l’Allemagne. Mais on ne s’entendait pas sur la manière de concevoir et de réaliser cette unité.

La thèse de Treitschke était : Freiheit durch Einheit, « la liberté par l’unité, » c’est-à-dire l’unité d’abord, l’unité avant tout, la liberté ensuite, plus tard, quand les circonstances permettraient d’y songer ; et, pour réaliser d’emblée cette unité, qui, actuellement, importait seule, l’enrôlement de l’Allemagne sous le commandement de la Prusse, en vue d’une guerre avec la France. Or, à la formule de Treitschke s’opposait celle de Bluntschli : Einheit durch Freiheit, « l’unité par la liberté. » Cette doctrine, qui comptait alors d’éminens représentans, tendait à sauvegarder d’abord l’indépendance et l’égalité des Etats allemands, et ensuite à établir entre eux, sur cette base, une union d’un caractère fédératif. Et, de même qu’elle préconisait, au sein de l’Allemagne, une union sans hégémonie, de même elle concevait l’unité allemande comme devant se réaliser sans porter ombrage aux autres nations, en particulier sans menacer la France. Ce devait être l’Allemagne libre dans le monde libre.

L’Allemagne, à cette époque, était placée dans un carrefour. Suivrait-elle sa propre tendance, encore vivante chez de nombreux et nobles esprits, ou s’abandonnerait-elle totalement, pour marcher, tête baissée, dans les voies où l’avait engagée la Prusse ? telle était la question. Le parti de la guerre, de l’unité comme moyen d’attaquer et de dépouiller la France, le parti prussien l’emporta, et le succès rendit sa prépondérance définitive. Depuis lors, les esprits qui ont prétendu demeurer fidèles à un idéal de liberté et d’humanité ont été, en fait, annihilés.

Reste-t-il possible que l’Allemagne, quelque jour, remonte jusqu’au carrefour où elle se trouvait encore avant 1870, et s’engage, cette fois, dans l’autre voie, celle des Leibnitz, des Kant, des Bluntschli, celle qui, d’abord, va vers la liberté des individus et des peuples et qui se dirige ensuite, seulement ensuite, vers une forme d’accord et d’harmonie où sont respectés, à titre égal, les droits de tous ?

Un mot du professeur écossais William Knight me revient en ce moment à la mémoire : The best things have to die and be reborn, « Les meilleures choses doivent mourir et renaître. » L’Allemagne qu’a respectée et admirée le monde, l’Allemagne de Leibnitz paraît bien morte : renaîtra-t-elle ?


Agréez, je vous prie, mon cher Directeur, l’assurance de mes sentimens bien cordialement dévoués.


ÉMILE BOUTROUX.