L’Allemagne du présent
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 376-403).
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L'ALLEMAGNE


DU PRESENT.




AU PRINCE DE METTERNICH.




IV.
GOETTINGUE.

Au. sortir de cette grande agitation que je laissais derrière moi, je fus tout étonné de trouver, en des contrées fort voisines, tant de silence et d’apathie. Je n’allais point droit à Leipzig par Erfurt, suivant la route ordinaire ; j’avais poussé plus au nord pour visiter Goettingue, et j’y arrivais assez lentement par Giessen, Marbourg et Cassel : c’étaient là des régions vraiment bien tempérées. Si l’Allemagne entière ressemblait à ce que j’en avais vu jusqu’alors, les politiques de vieille roche n’auraient plus qu’à se voiler la tête en attendant leur chute : ils devraient désespérer du succès de la résistance au milieu de ce mouvement universel, et leur meilleur parti serait d’abdiquer à temps ; mais il est encore des pays de bon exemple pour les encourager au maintien des saines traditions ; il est des endroits préservés, des gouvernemens corrects, des universités sages. Ainsi le Hanovre pourrait servir de modèle aux souverains embarrassés de leurs chartes, et je ne doute pas qu’il n’y ait partout d’honnêtes gens très heureux d’être au monde, où que le monde s’en aille ; ceux-ci donneraient assurément aux mécontens de toutes couleurs les plus précieuses leçons d’indifférence en matière de choses publiques.

Je me rappelle à ce propos une ou deux soirées que je passai, chemin faisant, dans la société quelque peu naïve d’un jeune théologien de Giessen. Fils d’un forestier de l’Odenwald, simple privat-dotent de la petite université, à peine élevé au premier degré de la hiérarchie académique, il s’était hâté de prendre femme et vivait très pacifiquement au fond de ses études et de son ménage. On connaît cette jolie comédie de Raupach dont le titre est, si je ne me trompe : Il y a cent ans (Vor hundert Jahren) ; je ne sache pas d’esquisse plus agréable des anciennes mœurs scolastiques. Il est surtout une scène que j’aime : c’est le dîner du vieux recteur entouré de sa famille, la nièce et la servante d’un côté, le famulus et l’élève favori de l’autre, un vertueux aspirant au saint ministère. Le recteur parle latin, la servante raconte les nouvelles du voisinage ; le famulus, un peu gris, chante le gaudeamus des étudians ; le savant candidat en théologie se brouille et se raccommode le plus tendrement et le plus maladroitement du monde avec la nièce de son maître, sa fiancée à la mode allemande. Le tout compose un charmant sujet d’intérieur : de la gaieté, du calme, une vie sereine, et sans trop de frais suffisamment occupée, le vrai modèle des douces vertus et des commodes loisirs du vieux temps. Il y avait de ce bonheur-là, il y avait beaucoup de ces modestes mérites chez mon jeune théologien de Giessen. Il était entièrement appliqué à la science qu’il enseignait, ne voyait rien au-delà, et, dans les intervalles de ses nombreuses levons, travaillait de tout son cœur à commenter le prophète Amos : difficile entreprise patiemment abordée par amour pour la gloire. Ce n’était point là l’esprit de Tubingue si vivement tendu vers les idées les plus actives d’à présent ; ce n’était point cet éveil généreux des vieillards de Heidelberg. Il semblait que le siècle, dans sa marche, eût dépassé sans y rien changer ce petit coin de la grande terre allemande.

« A Giessen, m’assurait mon digne cicerone, à Giessen seulement la jeunesse conserve encore la pureté du régime académique, et l’on serait tenté de se croire aux meilleurs jours de la Burschenschaft. » Le fait est qu’à Tubingue et presque partout, du reste, en Allemagne, j’entendais les anciens de l’école remarquer avec un certain chagrin la décadence profonde des us et coutumes du passé. « Le moyen-âge bat en retraite, les étudians ont été des premiers à lui dire adieu. » Voilà comme on parlait à Halle. Ni l’humeur ni le costume, rien ne reste. Ce robuste et grave garçon qui se prélassait par les rues, son bâton au poing, le cou libre et les cheveux au vent, ce sublime ferrailleur, contempteur innocent des faiblesses du genre humain, pour le trouver encore, il le faut chercher dans les moindres universités, à Marhourg, où il n’y a que deux cents élèves à Giessen, où l’on en compte à peine cinq cents. A Jena même, les derniers beaux duels datent déjà de 1840, et peut-être à Heidelberg y a-t-il maintenant une société pour les prévenir ; on s’associait jadis pour les provoquer. Giessen, grace à Dieu, n’en était pas là ; les gens s’y réunissaient toujours par corps de nation, et chacune gardait ses couleurs sans trop les cacher ; le gouvernement grand-ducal ne se fâchait point d’une liberté sous laquelle il n’y avait plus d’intention politique ; la politique a perdu pied en Hesse-Darmstadt depuis la conspiration manquée de 1833. D’ailleurs, le roi de Giessen, c’est M. Liebig, et les chimistes ne sont point des fauteurs de révolutions comme les idéologues. L’illustre professeur avait presque à lui seul créé la prospérité de son petit empire, il éclipsait naturellement ses collègues, et pas un bruit ne gênait cette absolue domination des sciences exactes. Philosophes et théologiens ne songeaient point à se disputer ; on ne connaissait parmi eux ni piétistes exaltés ni hégéliens destructeurs ; la paix était profonde, et celui qui nie la vantait n’avait guère envie de la troubler ; il se tenait trop content de sa simple destinée pour en élargir beaucoup l’horizon. Je me plais encore au souvenir de cette idylle germanique dont il était l’humble héros ; je me rappelle volontiers la pauvre maison sur le bord de la route, presque dans la campagne ; le petit salon propre et froid où nous nous assîmes, les quelques livres qui comptaient comme une bibliothèque, la lampe fameuse, la table boiteuse, et, pour seul luxe en cette agreste demeure, une gravure passable où l’on voyait Luther chantant noël avec sa femme et ses enfans rangés, suivant la vieille mode, autour de l’arbre vert illuminé. L’image était bien choisie : je regardais ces figures d’il y a trois siècles, si bonnes, si candides ; je regardais ensuite ces visages reposés de mes hôtes : on eût dit des contemporains.

C’est un charme que ce bonheur insouciant des existences médiocres, soit : rien n’est sombre comme le froid et l’inertie d’une existence violemment comprimée. Je m’en aperçus bien à Goettingue. La ville paraît déserte, elle est très certainement morne et ennuyée ; l’herbe pousse dans les rues ; le nombre des étudians diminue tous les jours ; l’enseignement baisse de valeur et de renommée ; les mêmes coups qui ont frappé les lois et les libertés publiques ont aussi ruiné la gloire des lettres. Elle était grande pourtant, et ce triste pays de Hanovre eut l’honneur de donner à l’Allemagne sa plus savante université. Goettingue, il est vrai, n’avait presque point pris de part au mouvement philosophique du siècle : Herbart, son seul représentant de ce côté-là, au milieu même de ses bizarreries, s’inspirait moins de Kant qu’il ne le combattait ; nais Goettingue régnait depuis long-temps sur l’histoire et la philologie. Après cette génération fameuse qui, commençant par Heyne, se terminait avec Heeren, était arrivée cette autre génération que l’exil a dispersée, Gervinus, Dahlman et les frères Grimm. Il ne reste maintenant que des hommes tout-à-fait isolés par la spécialité même de leurs études, M. Lücke, le doyen de l’exégèse orthodoxe, l’astronome Gauss, M. Ritter, l’habile et consciencieux historien de la philosophie. Pour ces forts esprits dont l’originalité seule a besoin d’indépendance, on n’en trouve plus à Goettingue ; ils seraient mal à l’aise dans un milieu si contraire à leurs inspirations. Ottfried Müller, le dernier qu’on possédât, est allé mourir en Grèce. A la manière dont sont à présent occupées les chaires d’où pourraient tomber des paroles inquiétantes, il est facile de croire qu’on a prévenu le danger ; on a beau annoncer des cours d’histoire et de politique, il y manque le savoir intelligent et fécond, il n’y faut plus attendre ni cette fierté d’aristocrate dorien qui caractérisait Müller, ni cette science constitutionnelle que popularisait Dahlman, l’auteur de la charte hanovrienne. On raconte les faits, on ne les juge pas ; on ne parle des pays libres que pour les rabaisser au profit des monarchies pures ; le programme est formel, et l’on s’y soumet, sauf à gémir tout bas : rude humiliation, plus rude encore en Allemagne que partout ailleurs.

J’ai dit le peu que valaient ces privilèges académiques dont on se glorifie tant au-delà du Rhin, et quel faible appui c’était contre les volontés des princes. Il est bon néanmoins de le reconnaître, la chaire du professeur, si mal abritée soit-elle en face du pouvoir, passe toujours dans l’opinion pour une sorte de sanctuaire, et demeure entourée d’une vénération d’habitude. Les établissemens universitaires sont chez les nations allemandes l’équivalent des institutions politiques dont on les a frustrées ; le patriotisme s’en mêle, et c’est un point d’honneur national de porter au plus haut l’excellence et la dignité de ce grand enseignement. Les gouvernemens attachent beaucoup de prix à toujours relever leurs écoles ; ils s’estiment heureux, quand ils peuvent les remplir par des choix illustres, et se piquent à cet endroit du même orgueil que leurs sujets, pour peu qu’ils ne craignent pas de se compromettre c’est là le plus clair de leur libéralisme. Les rigueurs du roi Ernest ont donc été d’autant plus sensibles qu’elles étaient plus extraordinaires. S’il convenait cependant d’oublier quelque part la morgue trop connue du duc de Cumberland, c’eût été certes envers ces objets accoutumés du respect public ; il sembla tout au contraire que le vieux tory fût pressé de fournir en Allemagne un trait de caractère, tant il commença vite à insulter, avec les façons de son pays et de son parti, tout ce qui vivait de la plume ou de la parole. Aussi les professeurs une fois chassés, il y eut du Rhin à l’Oder un bel éclat d’indignation, et les souverains s’en expliquèrent comme la foule. Le roi de Hanovre fut tenu pour un barbare ; le pédantisme germanique s’insurgea contre ce soldat sans lettres. La constitution violée, ce n’était là que demi-mal, encore eût-on dû s’y prendre avec plus de mesure ; mais le crime qui, de l’aveu des Athéniens de Berlin, signalait bien un tyran, c’était ce mépris crûment affiché pour les ministres de la science. Le superbe monarque ne s’y épargnait pas : « Il est, disait-il, trois sortes de personnes qu’on peut avoir pour de l’argent, des chanteurs, des danseuses et des professeurs. » Le mot a blessé l’Allemagne entière, et ce péché-là ne sera point remis. Vainqueur aujourd’hui de tous les obstacles qui l’irritaient jadis, Ernest-Auguste voudrait faire oublier les torts de sa colère ; il visite Gœttingue, il caresse les hommes distingués qui ne l’ont pas abandonné, il leur promet de dignes collègues, il enrichit l’université ; rien ne la rassure : on est honteux et découragé presque autant que si l’on enseignait à Dorpat sous le joug des Russes, et tel honorable recteur s’est trouvé parfois aussi embarrassé des complimens officiels auxquels il était obligé que s’il eût harangué le tsar au nom de la pauvre université livonienne.

Ces dégoûts sont maintenant toujours plus cruels à mesure qu’il y a moins de mécontens pour les partager, car il ne faudrait pas se figurer la situation morale du Hanovre d’après ces sourds murmures de l’élite studieuse de Gcettingue ; il s’est fait depuis deux ou trois années un grand apaisement, et les rancunes populaires se sont assoupies ou éteintes plutôt qu’on ne l’aurait supposé. La force heureuse a toujours quelque chose qui subjugue ; elle finit sans doute par payer son triomphe, mais il arrive un moment où ce triomphe est complet, et l’on croirait que la nature humaine s’y prête d’elle-même, n’étaient ces ames courageuses dont la constance ramène tôt ou tard le vulgaire à la sûre notion du droit méconnu. Dans tout état de civilisation et de société, le vulgaire devient aisément complaisant pour qui l’a une fois dompté ; il s’excuse de sa propre bassesse en rehaussant son idole, et, le piédestal ainsi dressé, il n’est plus lâcheté si misérable qui ne passe pour adoration pieuse. On confesse avec une humilité volontaire sa grande indignité ; qu’eût-on fait vraiment de la chose publique ? On n’entendait plus à personne, et chacun tirait à soi ; le maître s’est présenté ; il était, ou si glorieux, ou si paternel, ou si fin ! Comment ne l’eût-on pas suivi ? et plus avant on le suivra, plus on exaltera ces perfides talens auxquels on obéit avec une docilité si méritoire. Peu s’en faut qu’on ne dise, comme dans la comédie : Et s’il ne plaît à moi qu’il me batte ? Tout au moins juge-t-on fort étranges ceux qui ne veulent pas être battus. C’est là pour l’instant l’esprit général de la population hanovrienne, et le caractère particulier du pays aide encore à la maintenir dans ces dispositions. Je ne crois pas qu’il y ait deux catégories parmi les nations, les unes faites pour la liberté, les autres pour la dépendance : le gouvernement de l’homme par lui-même est en tous lieux le droit commun de l’avenir ; mais la vie politique ne s’établit pas en tous lieux aussi facilement, et dans ces contrées écartées, sous l’empire de coutumes encore primitives, le régime constitutionnel avait besoin pour s’introduire d’une plus longue épreuve que celle qui lui a été donnée.

Il n’y a presque, en Hanovre, ni industrie ni commerce, par conséquent point de bourgeoisie riche ; il n’y a guère, dans les campagnes, de très grands propriétaires, par conséquent point d’odieuse pauvreté ; les paysans, à peine affranchis de leurs redevances féodales, grace aux événemens de 1831, jouissent d’un certain bien-être matériel, sans avoir beaucoup changé leurs anciennes mœurs. Dans les villes, presque toutes les familles de classe moyenne tirent leur subsistance de l’état, qui leur demande ses fonctionnaires, et se les attache ainsi très strictement par les places qui les nourrissent. L’agitation devait donc manquer partout, faute d’agitateurs, faute même de foyers où elle pût s’allumer. Les habitudes sociales du nord de l’Allemagne sont bien autres que celles du midi, et le mouvement des idées se ressent de cette différence. En Hanovre comme en Prusse, la famille se retire en elle-même, et demeure très renfermée ; le père ne la quitte point chaque soir pour aller rejoindre ses amis dans quelque endroit public, auberge, cercle ou cabaret, à la Kneipe, nom populaire de la taverne souabe. Qui n’a point un peu respiré l’atmosphère enfumée de ces réunions tout allemandes, qui n’a point goûté la franchise cordiale de ces bruyantes causeries, celui-là ne saurait imaginer avec quelle vivacité la langue et la pensée s’y jouent et s’y aiguisent ; vivacité profitable, parce qu’elle tourne aux choses sérieuses, et ne s’amuse point aux frivolités : elle y réussirait trop mal. Je voyais venir à Tubingue, dans la grande salle de l’unique hôtellerie que possède peut-être la savante bourgade, les plus honorables membres du corps académique, et l’université siégeait là presque entière avec son recteur et ses doyens, sauf quelques dissidens qui prêchaient l’élégance des salons français. C’était un sénat de bonne et tranquille humeur, où l’on avait de l’esprit à son aise, chacun, la pipe en main, devant sa bouteille, payant honnêtement son écot à la conversation. Ce rapprochement de tous les jours entre hommes qui se valent, cet échange familier de leurs opinions en toutes matières, cette sorte de publicité qui propage leur parole, ce sont là des causes réelles d’excitation politique, souvent même de développement moral. Dans le nord, en Prusse, en Silésie, on a bien senti ce qu’on perdait à s’engourdir ainsi, famille par famille, autour de la table à thé. Il n’y avait pas d’institutions positives qui rompissent cette languissante monotonie. On a fondé des sociétés bourgeoises, pour remédier, par des assemblées régulières, aux influences fâcheuses de l’isolement domestique. Ces espèces d’athénées furent bientôt populaires, il s’y débitait solennellement des lectures et des discours, on avait à peu près là l’enseignement de la Kneipe, sous forme plus officielle et plus disciplinée ; mais, s’annonçant ainsi d’une manière trop expresse, cette libre éducation ne pouvait échapper à la censure, et, aussitôt que les circonstances l’ont rendue suspecte, elle a été interdite par le cabinet de Berlin. En Hanovre, la sphère étroite de la vie intime est toujours restée plus infranchissable encore, parce que l’instruction est moins répandue, parce qu’il y a moins d’événemens généraux auxquels le pays s’intéresse ; personne ne songe à sortir de l’ombre du parloir, et rien n’attire ailleurs : la vie extérieure, n’ayant point de place où s’installer, n’a pris pied nulle part. Athènes eût-elle été Athènes sans les rendez-vous du Pnyx et les entretiens du jardin d’Académus ? Le toit hospitalier de la Kneipe invite et protège tous ceux qui aiment à parler en commun des affaires communes ; c’est un portique du Forum ou de l’Agora : il y viendra des orateurs ; en attendant, il y naît des poètes. « Uhland, Kerner, Schwab, Moerike, s’écrie M. Vischer dans sa curieuse notice sur Strauss, pourriez-vous oublier ces ravissantes soirées, ces chansons, cet heureux enthousiasme, cette fraternité de la taverne, sans retrancher un grand morceau de votre vie ? » A Goettingue, tout cela manquait, et pourtant on avait osé faire une révolution. C’était semer en un maigre terrain.

L’insurrection de 1831 ne fut qu’un éclair : les étudians, réunis aux bourgeois, n’eurent pas plus tôt déclaré la ville en état de siège, qu’il fallut la livrer aux troupes rangées sur les hauteurs qui la commandent ; mais telle était alors la situation universelle de l’Europe, qu’on ne pouvait nulle part en décliner l’ascendant : le duc de Cambridge, vice-roi de Hanovre pour le roi Guillaume IV, dut signer une charte qui, tout en n’étant pas précisément démocratique, assurait cependant au pays les plus essentielles libertés, et reconnaissait le contrôle des assemblées délibérantes. Un article spécial frappait le souverain de déchéance en cas d’incapacité physique ou morale. Le duc de Cambridge croyait ainsi réserver à sa famille la succession de son frère, le duc de Cumberland, qui, appelé avant lui à la royauté de Hanovre par l’ordre de la naissance, n’avait qu’un fils aveugle pour tout héritier. A peine en possession d’un trône dont on ne lui laissait que l’usufruit, Ernest-Auguste voulut régner à titre moins précaire, et fonder une dynastie ; ce fut là tout le mobile du coup d’état de 1837 : il effaça la clause de déshérence qui atteignait le prince royal, et, pour mieux garantir l’autorité future du monarque, en dépit de son infirmité, il prétendit le faire absolue George IV, encore régent, avait, en 1819, octroyé un parlement à ses sujets de Hanovre, mais il s’était expressément réservé le droit d’en modifier la constitution d’après les enseignemens de l’expérience ou les résolutions de la diète. Ernest-Auguste recourut bravement à ce droit-là, et mit en place d’une charte véritable ces simples lettres-patentes de 1819 ; ce fut ainsi qu’il s’éleva lui-même au-dessus du concours des chambres, et les réduisit à lui servir de conseil, sa volonté devant y prédominer toujours, puisqu’une partie des électeurs était à sa nomination. Enfin il maria son fils avec une princesse d’Altenbourg, comme pour nier plus hardiment et ruiner même dans l’avenir les espérances de la maison de Cambridge, qui avait refusé son assentiment à la contre-révolution dont elle était la première victime. On se rappelle l’irritation que causèrent d’abord ces violences ; j’ai assez expliqué comment elle a naturellement cessé. Les députés de 1841 protestèrent bien encore par un dernier élan ; leur adresse était même d’une vigueur remarquable. « Il n’y a, disaient-ils, qu’un petit nombre parmi les sujets sincèrement dévoués au trône qui croie à la légalité et à l’urgence de toutes les mesures prises depuis le 1er novembre 1837 pour annuler la constitution de 1833 ; il n’y a qu’un petit nombre qui admette que les élections de 1838, 1839 et 1840, sorties elles-mêmes de cet état de choses, aient pu lui donner quelque droit et quelque fixité. » Malheureusement cette énergie n’avait plus alors ni d’imitateurs ni d’échos ; la première chambre ne voulut point s’associer à la seconde, et tout le pays, excepté Goettingue, où l’on souffrait davantage de ce régime tyrannique, s’est insensiblement habitué à l’obéissance.

Il est cependant beaucoup d’intérêts négligés à force de lenteurs administratives, beaucoup de besoins méconnus à force de méfiances pour cette ombre de pouvoir parlementaire qui semble encore subsister. Ainsi, par exemple, les chambres formulent des vieux et votent des fonds pour l’accroissement de l’instruction primaire, le gouvernement n’exécute rien. La seule industrie qui puisse peut-être prospérer dans le pays, c’est la fabrication du fil et de la toile ; mais le roi n’a pas grande envie de faire concurrence à l’Angleterre, et professe comme maxime suprême que le Hanovre est et doit rester purement agricole : malgré les instances et les offres des députés, il ne se presse ni d’aider ni de protéger ces ateliers naissans. On n’est pas plus soigneux du bien des campagnes, si dévoué qu’on se dise aux populations rustiques ; on laisse debout tous les vieux abus qui survivent là comme y survit toujours le calendrier julien. Il n’y a de législation obligatoire ni pour les cours d’eau, ni pour les défrichemens, ni pour les pâtures ; le gouvernement paraît uniquement préoccupé de fortifier la propriété aristocratique, ébranlée par la constitution qu’il a détruite sans en pouvoir supprimer tous les effets ; il voudrait revenir sur les concessions accordées aux paysans à partir de 1833, et, s’il ne rétablit point les dîmes et les corvées, il s’y prend de son mieux pour que les anciens seigneurs regrettent moins leur dépossession. Les charges publiques ne sont point également réparties, et, tandis qu’il demande aux pauvres l’emploi de leur temps et de leurs bras pour l’entretien des routes, il s’abstient, sous un prétexte ou sous l’autre, d’imposer les contributions pécuniaires auxquelles la charte de 1833 soumettait en compensation les anciens privilégiés. Il y a pis encore : on ne régularise aucun des droits civils qui sont issus du nouvel état des tenanciers affranchis par le rachat des redevances féodales, et le domaine royal d’une part, les seigneurs de l’autre, profitent de cette confusion pour intervenir dans les testamens et dans les héritages de leurs débiteurs d’autrefois. Enfin l’on éternise la confection d’un code hypothécaire, ce grand tourment de toute aristocratie. Ajoutons maintenant à cette inertie plus ou moins systématique du gouvernement hanovrien cette sorte de proscription dont il a dernièrement frappé les Juifs, en leur vendant la bourgeoisie au prix d’un serment injurieux à leur foi : nous comprendrons bien alors quelles vues étroites, quels préjugés arriérés conduisent sa politique.

Le vieux roi n’en passe pas moins aujourd’hui pour un très sage prince ; il a converti à sa fortune la grande majorité de ses sujets ; on lui prête les meilleures intentions du monde, il croit peut-être lui-même les avoir ; il a fait preuve d’audace et de persistance. « C’est un homme de tête, disent les bonnes gens, et qui sait bien ce qu’il veut. » Il était trop sincère Anglais pour accéder à l’union des douanes allemandes, et d’ailleurs, dans un pays pauvre qui n’a pas beaucoup d’avenir industriel, les prohibitions du Zollverein auraient renchéri la plupart des objets de consommation, sans qu’il y eût jamais de dédommagement fort assuré dans la production indigène. Le peuple est très reconnaissant de l’opiniâtre fermeté avec laquelle son roi a repoussé les instances de la Prusse, et il met là comme de l’orgueil national. Les finances sont assez régulièrement administrées pour que la dette publique ait été progressivement amortie ; l’impôt ne pèse pas trop lourdement, et l’on s’en réjouit sans aviser plus loin ; on n’en est guère à songer que les droits des citoyens sur l’état sont en raison des obligations de l’état vis-à-vis des citoyens. La seule charge qui soit sensible, c’est le service militaire ; le seul reproche adressé maintenant au monarque, c’est qu’il veuille entretenir une armée trop nombreuse pour ses ressources et la dresser sur le modèle de l’armée prussienne. Encore cette émulation qui l’anime lui-même par rapport à la Prusse descend-elle dans toutes les classes, et les Hanovriens ne regardent pas à dépenser pour leurs soldats, sentant bien qu’ils prennent ainsi plus de consistance vis-à-vis d’un voisin trop redoutable. La Prusse entraîne si naturellement le Hanovre dans son orbite, que celui-ci aura fort à faire pour n’être point absorbé par quelque grande commotion plus ou moins imprévue. Aussi est-il toujours en garde et prêt à résister ; il ne possède pas cependant une nationalité très originale, mais il a cette force de cohésion politique qui résulte nécessairement de la longue habitude d’une même administration : c’est assez pour se tenir à part. Cette appréhension singulière d’une fusion avec la Prusse m’était une preuve de plus après tant d’autres qui m’avaient déjà démontré combien l’Allemagne, si désireuse d’unité fraternelle, serait elle-même effrayée d’en devoir quelque chose à l’établissement d’une hégémonie absolue. Tout ce qui peut confirmer au pays une existence propre, tout ce qui peut susciter l’amour de son indépendance est accueilli d’enthousiasme jusque chez cette race flegmatique du nord. On célébrait alors la naissance d’un prince héréditaire, et je ne puis rendre l’élan merveilleux de la joie universelle. Il y avait donc enfin une dynastie qui s’asseyait en Hanovre et régnerait en Hanovre ; on prodiguait les témoignages de gratitude, les félicitations les plus touchantes. On se répandait en protestations de fidélité pour le roi, dont la Providence couronnait les projets ; pour son fils aveugle, dont l’avènement ne serait point troublé par des prétentions désormais inutiles ; pour la pieuse princesse, dont on voyait avec bonheur le dévouement récompensé : ce n’était pas seulement de l’exaltation monarchique, c’était presque du patriotisme ; les mécontens de Goettingue eussent été bien mal venus d’oser dire en un pareil instant que le plus sûr fondement des trônes, c’est toujours le respect de la loi.


ERFURT.

Ce fut ici surtout une station de paix et d’oubli. En Hanovre, j’avais trouvé comme une résurrection de l’Allemagne féodale ; à Erfurt, le hasard d’une rencontre me reporta d’un coup au milieu même de l’ancienne Allemagne philosophique, et grace aux souvenirs, grace aux spirituelles causeries d’un ami que m’avait donné ma bonne étoile, je me sentis ramené de vingt-cinq ans en arrière. Je me laissai faire assez volontiers ; j’avais pris quelque goût à ce grand repos qui m’entourait partout depuis mes dernières étapes, et, le passé s’entr’ouvrant ainsi devant moi d’échappées en échappées, ces vues soudaines m’aidaient par comparaison à mieux saisir le présent. La comparaison ressortait d’elle-même à mesure que mon hôte d’Erfurt me racontait les obscures péripéties de sa longue existence.

C’était un modeste instituteur, un de ces serviteurs dévoués qui sont l’honneur et la vraie vertu de l’Allemagne, tant ils apportent dans leurs humbles fonctions de sagesse, de savoir et de bonté. Arrivé presque au déclin de l’âge, il dirigeait encore une école de province après être resté nombre d’années à Berlin même, du temps des héros, entre Hegel et Schleiermacher. Il avait toujours été très indolent en affaires, très peu soucieux de ses intérêts, très occupé de réfléchir ; il aimait à se regarder vivre, et il avait beaucoup appris en songeant ainsi au fond de lui-même. Que de traces précieuses fidèlement gravées dans sa mémoire ! Il avait observé d’un œil vigilant cette bataille intellectuelle livrée pour ainsi dire à sa porte au meilleur de sa jeunesse ; il s’était vite aperçu que sa propre conscience répétait les échos de la lutte publique, et il avait jugé des systèmes en les éprouvant sur cette scène ignorée de son cœur plutôt qu’en les étudiant sur la scène éclatante du dehors, Ce n’était donc pas un érudit ou un philosophe de profession qui m’expliquât froidement des constructions métaphysiques à leur date et suivant leur ordre : c’était une nature curieuse et passionnée qui avait souffert par elle-même toutes les alternatives de ce règne impérieux de la science abstraite, et redisait naïvement ses impressions personnelles ; il n’y avait pas là de critique générale et indifférente ; il y avait le contre-coup d’une époque sur un individu ; cette biographie intime d’un maître d’école, c’était toute l’histoire de deux générations.

Du plus loin que M. S… se souvînt, au début même de ses premières années, il retrouvait l’influence rigoureuse d’un pur rationalisme. L’éducation avait commencé pour lui sous ces graves auspices ; son oncle le pasteur, un admirateur zélé de Fichte, l’éleva de bonne heure dans les principes qu’il avait embrassés. L’enfant s’extasiait parfois quand le bonhomme, se promenant à pas lents dans sa bibliothèque et fumant majestueusement sa grande pipe, vantait, les larmes aux yeux, cette puissance adorable de la raison humaine qui portait tout l’univers en elle, et créait les choses par cela seul qu’elle les connaissait. Cette superbe doctrine du moi de Fichte ravissait le jeune prosélyte ; quelle plus belle pâture pour cet orgueil primesautier d’une ame qui prend son essor ! Mais celle-ci était tendre et profonde plutôt qu’ardente ; un nouveau souffle allait l’amollir. Les livres de Schleiermacher tombèrent entre les mains de ce rêveur et le touchèrent : c’en fut assez ; ni Kant ni Fichte ne le tinrent davantage, et du rationalisme philosophique il alla presque à la foi religieuse. L’émigration n’était peut-être pas si complète qu’elle le lui paraissait, et l’orthodoxie de l’éloquent pasteur avait trop de séductions pour être parfaitement sévère. Schleiermacher triomphait alors dans toute la sérénité de son noble cœur et jouissait doucement du plus glorieux instant de sa vie. Fixé bientôt à Berlin, M. S… ne devait perdre aucune des vicissitudes qui attendaient encore son maître de prédilection. Il les partagea les unes après les autres ; mais, saisi de cette impression générale qu’une grande figure laisse toujours dans les esprits, il passait sur bien des différences pour ne voir qu’un même homme et une même doctrine là où il y en avait eu plusieurs. Il oubliait ainsi cette verve critique par laquelle débuta le futur apôtre ; il oubliait même un peu ce fonds de panthéisme sur lequel reposa toujours sa pensée, lors même peut-être qu’elle devint le plus chrétienne. Pour lui, la doctrine, l’homme était tout en un point, et ce point unique ’enchantait : Schleiermacher avait élevé la sensibilité par-dessus la raison.

De 1815 à 1822, la parole de Schleiermacher eut une autorité prodigieuse dans la vieille Prusse et dans la Marche ; il succédait à Fichte, dont le rôle politique venait de finir. Il sut attirer à lui la tête même du pays, toutes ces illustres familles que les idées du XVIIIe siècle avaient pénétrées de part en part. Ces idées conservaient en Allemagne la sécheresse que leur avait inculquée Frédéric ; elles avaient de plus emprunté la rigueur mathématique de la méthode kantienne ; elles s’étaient hérissées de formules, affublées de pédantisme. Tant de ronces et d’épines n’arrêtèrent point le zèle du nouveau docteur. Il entama ce fécond enseignement qu’il poursuivit jusqu’à sa mort à travers les phases de son génie, et de progrès en progrès, de changement en changement, il atteignit cette religion d’amour qui, d’abord très philosophique, devait presque aboutir chez lui à la régularité méthodiste. Les convertis se pressèrent à l’envi sur ses pas : les pères redevinrent humbles et croyans en même temps que les fils ; soixante pasteurs de la Marche écrivirent et signèrent que la prédication de Schleiermacher les avait ramenés au giron de l’église ; il ne resta plus que quelques vieillards, indomptables contemporains de Frédéric, pour parler de ces anciens jours où la pensée, disaient-ils, avait recouvré son audace légitime et sa sublimité native. Comment tant de miracles s’étaient-ils accomplis ? Le cœur avait tout fait. C’était le cœur qui réclamait contre l’austère gouvernement de la raison critique. Schleiermacher entreprenait au sein du protestantisme ce que Frédéric Schlegel tentait à sa mode avec le catholicisme des jésuites : il voulait sauver le moi de cette mortelle solitude dans laquelle Fichte l’avait intronisé ; il retirait l’homme de cet égoïsme intellectuel où il s’abîmait, pour le rendre à la réalité par l’expansion de la vie morale. Le dessein était pieux et la méthode savante.

Schlegel maudissait le moi, il le déclarait ennemi de Dieu et le condamnait à dépouiller tout ce qu’il avait d’humain, à s’annuler en Dieu même, dernier terme de son progrès ; pour en arriver là, il exigeait la vertu d’obéissance ; pour ne pas dévier, il avait besoin d’une autorité infaillible qui l’appuyât ; il demandait à Saint-Martin le secours de la théosophie, à De Maistre celui de la théocratie ; il ne pouvait jamais trop s’assurer contre la doctrine d’impénitence et d’orgueil qui découlait de Kant. Jacobi se contentait d’affirmer l’incapacité misérable de ce moi naguère encore si victorieux ; il le montrait enfermé dans le fini sans qu’il pût de lui seul s’élever à l’infini ; il fallait que l’infini descendît dans le fini par une communication immédiate, par une révélation dont on ne connaissait rien qu’avec la foi. Schleiermacher n’était ni un désespéré comme Schlegel, ni un croyant à la mode radicale de Jacobi ; il conspirait aussi contre le règne abusif du moi, mais avec plus de tolérance, avec plus d’habileté scientifique ; il lui gardait sa place en la limitant. Le moi de Fichte avait prétendu s’assimiler le monde par la dialectique ; n’admettant aucune existence en dehors de la sienne, s’élevant d’emblée au-dessus des contradictions naturelles des choses, il embrassait le non moi par un tour de force impraticable et formait ainsi je ne sais quel monstre métaphysique où il ne restait plus du vrai moi que le nom ; il était à lui seul l’absolu qu’il contemplait. En face de ces aberrations de la pensée qui détruisaient l’individu tout en semblant si démesurément l’agrandir, Schleiermacher venait nier à la pensée la suprématie qu’elle s’arrogeait, il l’accusait d’impuissance et de stérilité ; dût-il ne pas réussir, il cherchait un autre ressort qui mît l’homme à portée de l’absolu sans mettre l’absolu lui-même dans le cerveau de l’homme, sans confondre les deux. C’était par le sentiment qu’il espérait ouvrir ces sphères nouvelles ; le sentiment, tel était l’unique salut, la loi suprême de l’être humain.

La pensée se produit chez tous d’une manière toute pareille ; il n’y a pas deux procédés pour bâtir un syllogisme, et sous cette uniformité de la pensée commune l’individu disparaît. Le sentiment au contraire est individuel et divers ; chacun, sentant à sa façon et pour son compte, se trouve ainsi une personne distincte. Or, le premier fait senti dans cet isolement, c’est justement une relation nécessaire avec l’ensemble général des êtres ; la première perception de l’être particulier, c’est un sentiment de dépendance (Abhangigkeits Gefühl). Il porte en lui quelque chose qui appartient à tous ; il soupire après l’universel dont il a conscience et dont il est partie. La plus sublime portion de l’ame vit dans la communauté des autres ames et demeure attachée. Cette attache constitue un dogme qui lie et oblige ; ces ames liées entre elles composent à elles toutes la divinité même, l’esprit, l’être absolu ; la dépendance, c’était là pour Schleiermacher le dernier mot de la religion et de la philosophie ; c’était par cette communication continuelle du tout et de l’individu que celui-ci s’apprenait à aimer l’univers. L’amour rentrait ainsi dans le monde d’où la science l’avait banni, le profond amour de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. La science proclamait l’empire du sentiment, et le sentiment entraînait les êtres particuliers à la glorification de l’être général qu’ils constituaient par leur collection et dont ils dépendaient par leur nature. Il était excellemment vertueux, il était saint, il était réellement divin, celui qui se plaisait par-dessus tout à cette dépendance mystique, celui qui s’offrait le plus volontiers comme un pur miroir où le grand esprit de tous vînt se représenter. Changeons de langage et parlons théologie, celui-là sera le Christ avec son immense charité, le Christ idéal à jamais incarné dans la race humaine, et que sait-on ? peut-être le Christ divin de l’histoire qui vécut en Judée pour y mourir sur la croix. Il n’est pas de contradictions capables d’arrêter un esprit plus passionné que logique, et l’extase d’un cœur ravi se contente mal du vide d’un symbole.

Pour nous qui analysons froidement et à longue distance de cette époque maintenant effacée, pour nous la doctrine de Schleiermacherr n’est qu’un pas de plus sur la pente fatale où se précipitaient depuis. Kant les méditations des beaux génies de l’Allemagne ; quelle que soit la réserve avec laquelle il touchait lui-même à l’écueil, nous voyons trop bien qu’il était au fond plus près de Spinosa que de l’Évangile, et nous sommes fort embarrassés de trouver cette distinction qu’il avait cru si solidement établir entre la conscience et l’absolu. Ce Dieu dont chaque homme possède une parcelle, ce Dieu qui s’adore pour ainsi dire lui-même par l’intermédiaire de l’homme dans l’ensemble de ses fragmens, c’est le Dieu du panthéisme ; cette dépendance des existences individuelles par rapport à l’existence suprême, ce n’est, à regarder sévèrement, ni de l’humilité, ni de l’amour : c’est la relation mécanique des parties intégrantes avec le tout qu’elles composent, c’est une nécessité de fait déguisée quand même par la sensibilité qui l’embellit. Écartons le souvenir des dernières années de Schleiermacher, rapprochons ses idées les plus essentielles des systèmes qui l’avoisinent, il en diffère moins qu’il ne leur emprunte ou ne leur prête. Il ne lui sert à rien de briser l’implacable unité du moi pensant de Fichte pour obtenir la multiplicité des moi sentans ; qu’est-ce que cet esprit du monde qui remplit ou absorbe tous les esprits particuliers, sinon toujours le moi unique et absolu ? Vainement même l’ardent évangéliste dépensera son cœur à fonder sa singulière orthodoxie, il n’a pu s’empêcher de trop user du jugement critique contre l’ancienne, et sa méthode d’ironie, la vieille ironie de Socrate, éveillera pour la première fois l’humeur inquiète, l’audace agressive de Strauss. Strauss l’avoue franchement, et doit, dit-on, à l’étude de Schleiermacher l’inspiration de la Vie de Jésus.

Schleiermacher et Strauss ! il n’y a cependant qu’une bien stricte rigueur, qu’une justice bien injuste qui puisse réunir ces deux noms, et l’éloquent orateur du christianisme restauré serait lui-même fort étonné de se trouver si près d’un si terrible destructeur. Ni lui ni ses contemporains ne doutaient de la valeur religieuse de son enseignement ; tout le monde alors, sous sa direction, s’occupait avec une pleine foi de gagner le ciel par l’église. Le bon S… repoussait du plus vif de son ame ces analogies menaçantes qui ne l’avaient jamais alarmée ; il se sentait fort de sa conscience et sûr de sa dévotion. Ce serait toujours sage de ne voir dans les idées d’une époque ou d’un homme que ce que l’homme ou l’époque y voit, et c’est souvent mal raisonner de vouloir que les principes contiennent à priori toutes leurs conséquences. Je me plais à penser que dans l’évolution d’une doctrine ou d’un événement il est des suites qui devaient arriver et qui n’arrivent pas, des conjonctures qui se présentent et qui ne relèvent pas du point de départ ; il me semble que, si peu que le drame s’allonge, on diminue beaucoup le mérite ou le démérite des personnages du dernier acte en chargeant les premiers arrivés sur la scène d’une responsabilité trop exclusive. Plus il y a de personnes responsables le long du chemin où passe une idée, plus l’idée est humaine et vivante. Laissons donc à chacun le vrai caractère qu’il eut en son temps, et n’imputons point le présent au compte du passé. On lit aujourd’hui Schleiermacher à la lumière de toutes les théories dont la filiation embrasse la sienne ; on l’écoutait jadis parler sous la seule influence de ses propres pensées, sous le coup de son autorité personnelle et originale, au milieu des circonstances qui rendaient.sa propagande significative. On songeait bien alors à s’effrayer du panthéisme ! on renaissait à la vie morale et à Dieu. L’église extérieure était devenue toute matérielle ; le sens même du protestantisme s’y perdait dans l’immobilité de la lettre, dans l’uniformité de la hiérarchie, et voilà qu’un prêtre inspiré annonçait du haut de la chaire que tout individu était prêtre comme lui et prêtre divin ; il reconnaissait à chacun le droit d’exprimer son sentiment religieux, parce que le sentiment religieux était l’essence même de la nature ; il apportait dans le culte officiel de Berlin l’enthousiasme et la spiritualité d’un frère morave. Ce n’est pas tout. Les sources vives du cœur s’étaient taries ; un scepticisme glacial avait desséché les ames ; il n’y avait plus dans la société que des émotions factices ou misérables, et voilà que ce simple pasteur en appelait aux émotions profondes. Il frappait ces durs rochers, et l’eau salutaire recommençait à jaillir ; il enseignait au nom de l’amour chrétien ; il prêchait la vertu de l’association fraternelle ; il demandait au fidèle de vivre tout à tous et en tous. Cette ampleur d’affection, c’était vraiment la paix de Dieu ; cette intime union de tous en un, c’était la béatification, c’était, à proprement parler, le Verbe qui se faisait chair ; et le premier qui avait assez aimé l’humanité pour la sentir tout entière palpiter au fond de lui-même, celui-là méritait d’être nommé le sauveur.

La mémoire de cette tendre et sublime éloquence demeurait encore fraîche après bien des années, et le disciple qui m’en racontait les merveilles semblait toujours assister à ce travail de régénération. Ce fut le plus pur des triomphes. La foi de Schleiermacher avait tout vaincu, et sa nouvelle démonstration chrétienne s’était élevée par-dessus tous les obstacles. Les vrais orthodoxes, les défenseurs entêtés d’un Évangile littéral lui déclarèrent la guerre ; mais ce mouvement religieux qu’ils n’avaient pas su produire était trop fort pour qu’ils pussent en arrêter le cours. Il y avait alors un M. Harets, sur qui M. Hengstenberg semble aujourd’hui prendre modèle. Schleiermacher., poursuivi par ses invectives, murmurait tranq illement, avec cette bonhomie malicieuse qui était un côté de son esprit : « Mon Dieu ! délivrez-nous de Harms ; libera nos à malo (harms, misère, affliction). » Il y avait bien aussi des rationalistes opiniâtres qui repoussaient la loi du sentiment, et, ne voulant point d’une dogmatique si passionnée, criaient à l’hypocrisie. De ceux-là, Schleiermacher ne s’inquiétait même pas. Pour qui l’avait une fois entendu, pour qui avait contemplé dans la chaire apostolique sa figure rayonnante du feu de la vérité, il n’était pas permis de croire qu’il ne fût point convaincu. Au moment où son fils unique expirait, il se jeta la face sur celle de l’enfant, et, déchiré jusque dans cet embrassement suprême par l’angoisse d’un chrétien, il lui dit avec toute son ame : Nathaniel, aimes-tu ton Sauveur ? Et comme la voix mourante avait encore pu répondre, il confessa que sa douleur était pleine d’espérance. Qui donc appelait-il de ce grand nom de Sauveur ? Était-ce un héros qui se sacrifiait pour apprendre à ses frères comment il se fallait tous chérir ? Était-ce un homme-dieu qui rachetait sa créature par les mérites du sang répandu ? Nul ne sondera jamais le dernier repli d’une ame exaltée, quand elle est à la fois sincère et profonde : ajoutons seulement que Schleiermacher se plaisait dans sa vieillesse à montrer le catéchisme aux petits enfans ; ç’avait été la dernière joie du mystique Gerson.

Ces pieux souvenirs, qui animaient toute la conversation de mon docte ami, m’aidaient à me faire de son temps, et j’en comprenais mieux les idées en en voyant vivre les hommes ; souvent, à l’écouter, il me semblait lire les Tischreden de Luther. Je n’ai jamais mieux senti la fascination jadis exercée par l’œuvre hégélienne qu’en remontant d’anecdote en anecdote, au milieu même du monde qu’elle fascina. M. S… avait encore été le spectateur très intéressé de cette révolution nouvelle ; il me racontait détail par détail comment le règne de Hegel avait éclipsé à Berlin celui de Schleiermacher, et j’admirais, dans un des derniers témoins qu’elle eût laissés après elle, cette étrange Allemagne du passé où les vicissitudes de la métaphysique occupaient l’imagination populaire comme les victoires d’un conquérant.

De 1815 à 1822, Schleiermacher avait gouverné sans rival cet empire des intelligences si glorieusement enlevé à la tyrannie de Fichte et de Frédéric. Dans les dix années qui suivirent, la logique battit en brèche la philosophie du sentiment, et à côté de celle-ci Hegel installa solennellement la philosophie de l’idée. Berlin avait passé de Fichte à Schleiermacher bien plutôt que de Fichte à Schelling. M. de Schelling n’avait pas alors voulu venir en Prusse, et ses premières inventions n’y jetaient pas autant d’éclat qu’ailleurs. Son rang une fois négligé dans la généalogie des philosophes, l’autorité de Hegel était d’autant plus saisissante, qu’elle semblait plus entièrement nouvelle. Hegel descendait en droite ligne de Fichte, auquel Schleiermacher avait voulu se dérober par l’élan de son cœur. Il était en intime conformité avec les plus intimes tendances du génie allemand ; il n’ambitionnait rien moins que la science absolue de l’être en soi ; il prétendait l’apporter aux hommes. Schleiermacher avait un instant donné le change : ce qu’il y a de vif et de personnel dans la doctrine du sentiment avait un peu dissimulé le fond toujours immuable où elle se perdait. On n’avait plus ni discuté, ni raisonné ; on avait marché par l’amour à la possession de l’être absolu au lieu d’y marcher par la dialectique ; le chemin étant plus ondoyant et plaisant davantage, on s’était moins préoccupé de l’arrivée. Venait maintenant Hegel, qui, écartant avec dédain ces inutiles agrémens de la route, entrait de plain-pied dans la solution du problème, et l’exposait si majestueusement qu’il n’y avait plus moyen de résister. L’énigme éternelle, c’est le rapport de la pensée à l’être, du sujet à l’objet, énigme dévorante pour qui succombe à l’entraînement des systèmes. Depuis long-temps déjà l’Allemagne l’avait tranchée : elle avait proclamé que ces deux contraires apparens n’étaient qu’une même essence ; mais cette essence, personne encore n’en avait parcouru les immensités et mesuré les abîmes. C’était là ce que Hegel promettait, c’était là l’espoir et la récompense de sa méthode ; il se posait comme le souverain législateur de ces espaces infinis, il réglait à jamais les mystérieuses évolutions de la substance pure, et rien ne pouvait être, rien n’avait été qui ne s’accommodât à cet ordre universel dont on possédait enfin le secret.

Plus l’événement avait de grandeur, plus je m’intéressais aux détails de son histoire. Là où il est curieux d’observer l’œuvre du génie, c’est en le suivant aux traces qu’il laisse dans la vie ordinaire ; on peut souvent le mesurer à ces secrètes influences qu’il exerce en passant sur toute la génération qui l’accompagne. Le digne S… avait été surpris comme par un torrent dans le calme de ces douces croyances qu’il devait à la parole pénétrante de Schleiermacher ; il se fit tout d’un coup autour de lui une vraie tempête, et la doctrine hégélienne envahit les ames. Son avènement fut même chose politique. Schleiermacher tomba dans la disgrace, et les faveurs du pouvoir allèrent chercher l’école naissante au milieu de l’austère isolement qu’elle affectait. Pour être d’accès difficile, le temple n’en fut pas moins honoré, l’enthousiasme des dévots s’accrut de tout le mal qu’ils se donnaient. Il n’y eut jamais pareille ivresse, jamais plus superbe naïveté. Le monde s’illuminait enfin jusque dans ses profondeurs ; on embrassait le monde (Weltumarmung), on savait ce qu’il signifiait et comment il se produisait. On ne s’amusait plus à dire avec Fichte que le non-moi n’était qu’une création du moi ; ni le moi ni le non-moi n’étaient des existences réelles ; ce qui existait réellement, c’était cette idée souveraine qui les enveloppait et les joignait l’un et l’autre, idée impersonnelle et immuable dans la mobilité même de ses manifestations, parce qu’elle n’était pas seulement idée, mais substance. La logique n’avait encore valu jusqu’ici que comme instrument de méthode, comme procédé de raisonnement. La logique de la nouvelle école était avant tout la science de l’être, parce qu’elle était l’être en soi dans sa plus pure et sa plus complète acception, l’être abstrait identique au néant. La logique décrivant les lois générales du développement de l’idée, ce n’était pas autre chose que l’idée elle-même se développant suivant ces lois. La règle et l’objet de la règle se confondaient de sorte qu’il ne pouvait pas y avoir plusieurs règles, mais une seule, de sorte que l’enseignement hégélien n’était pas une philosophie après tant d’autres, mais la philosophie unique et perpétuelle, un fait absolu. La jeunesse se précipita donc sur ces augustes fonctions de la dialectique, avec laquelle on entrait si avant au cœur de l’idée pour en analyser la marche, qu’on devenait soi-même l’idée marchant et analysant. L’exaltation du sentiment ne garda plus assez d’empire pour distraire l’esprit de cette béatitude que lui procurait la science. La pensée logique du génie allemand devait l’emporter peu à peu sur le christianisme sentimental de Schleiermacher, et, si l’on ne quitta point sa chaire pour celle de Hegel, il y eut pourtant deux autels élevés l’un contre l’autre, deux camps aux prises. « La religion, s’écriaient les adeptes avec l’énergique expression de la langue kantienne, c’était la catégorie de l’amour ; il fallait l’abandonner à qui ne pouvait s’élever jusqu’à la catégorie de la raison ; c’était une forme confuse sous laquelle on atteignait l’absolu, quand on n’était pas doué d’un organe plus simple et plus direct. » Cette dépendance religieuse que Schleiermacher imposait à l’individu comme vertu suprême, comme condition première de son existence morale, Hegel l’accablait de ses plus lourds mépris. Dépositaire de l’idée universelle, l’homme de Hegel la conduisait jusqu’à la connaissance réfléchie d’elle-même par une série d’équations métaphysiques ; au dernier terme, il s’y trouvait enfin compris et assimilé. L’homme de Schleiermacher, ne renfermant en lui qu’une portion de cette idée souveraine, se reconnaissait incapable de la concevoir entière avec son raisonnement, et ne pouvait atteindre à la possession du tout sans une aspiration passionnée qu’on appelait le sentiment de la dépendance. Il y avait un monde entre cette certitude de la foi et la certitude de la démonstration, et, quoique de part et d’autre l’intelligence fût réellement elle seule le dieu qu’elle adorât, il était impossible que le dieu conquis par l’effort de la science ressemblât jamais à ce dieu désiré dans l’élan de la sensibilité. « Il faudra bien un jour, disait Schleiermacher à ses amis, que j’écrive sur ces sottises hégéliennes un petit livre à la manière de Platon. » L’esprit des Dialogues ne lui aurait pas manqué ; il était beaucoup le sien ; on le savait très habile dans l’art d’accoucher les intelligences, et il passait à bon droit pour railleur. Si par hasard les deux illustres adversaires avaient voulu se rencontrer, comme on se rencontrait dans l’Athènes de Socrate, la scène eût été grande, et probablement Hegel n’eût pas eu l’avantage. La sécheresse de cet austère génie n’aurait rien pu contre les illusions où se plaisait le cœur de Schleiermacher, et, pour résister lui-même à l’entraînement de cette vive éloquence, il eût été peut-être embarrassé de la dureté de son langage ; ses admirateurs vantaient en effet la rigueur avec laquelle il avait brisé l’enveloppe des mots pour mieux montrer la pensée toute nue, telle qu’elle s’élaborait dans son sein. C’était ainsi qu’il parlait, froidement et sévèrement, sans attrait, sans charme, d’une voix creuse, lente et balbutiante. Balbutia nobilis, le nommèrent une fois les étudians.

Mon cher hôte avait alors vivement ressenti toute cette rudesse de l’enseignement hégélien, et, si imposante que fût la doctrine, il n’avait pu se défendre de la trouver aride ; il avait gémi, il gémissait encore sur ce triomphe égoïste de l’intellect pur. J’aimais cette bonne histoire allemande qu’il me racontait si joliment : la femme de son cousin le docteur regardait un soir le calme d’un beau ciel étoilé, le docteur ferma la fenêtre de pitié, parce qu’elle ne pouvait point admirer assez, ne sachant pas comment tout cela s’était fait. M. S… lui-même avait éprouvé cette universelle ambition de tout savoir, et il avait voulu, comme les autres, devenir hégélien. Ce furent de longs combats. Il restait des journées entières penché sur ces livres qui remuaient l’Allemagne, et travaillait avec eux à violenter son esprit pour le guinder de la catégorie de l’amour à la catégorie de la raison. Quand il avait ainsi bien rêvé, bien lutté, il se couchait tristement, et tout en s’endormant, le cœur vide et la tête brouillée, il ne pouvait s’empêcher de murmurer : Du lieber Gott ! Les larmes lui venaient aux yeux, et cette fois encore Schleiermacher reprenait son empire, le disciple fidèle retournait à Dieu par le sentiment. « C’était, me disait l’excellent homme, comme si j’eusse tiré des deux mains pour ouvrir un ressort ; aussitôt que les mains fatiguées lâchaient prise, le ressort se refermait tout seul. »

Il faisait bon entendre de pareils récits dans le silence monotone d’une petite ville de province, et, comme M. S… n’était pas plus un politique de ce temps-ci qu’il n’était un moderne philosophe, tout me semblait aller à l’avenant. Je vécus ainsi quelques jours dans ces vagues horizons, au milieu de ces nuages flottans des opinions d’autrefois, goûtant fort cette diversion inattendue, trop sûr de la voir cesser au premier relais. On suppose toujours volontiers une sorte de correspondance entre l’homme et les lieux qu’il habite. Toute cette histoire du passé m’aurait peut-être moins agréé ailleurs ; ici elle me charmait. Il y a tant de calme et de primitive innocence dans ce beau pays de Thuringe ! « Que pourrais-je donc faire à ces bonnes gens dont ils ne soient pas toujours contens ? » disait une fois le président du cercle. Sa majesté prussienne n’a pas de plus fidèles sujets ; la nature est là toute portée à l’obéissance, non point par servilité, mais par dévouement presque féodal ; la terre est plantureuse, la vie facile, la chère abondante ; on jouit doucement et gaiement de ces heureux dons, en remerciant sans plus songer le ciel et le roi. Je rêvais un peu de toute cette félicité qui s’offrait là si bien à qui en voulait prendre, il me semblait que j’allais déjà l’envier ; mes yeux tombèrent par hasard sur quelques pièces d’artillerie rangées dans un coin de la place d’armes ; je m’approchai machinalement ; il y en avait une qui était de fabrique française ; elle portait sa date et son nom ; elle s’appelait la Solide, et elle avait été coulée à Douai en 1813. Elle ne dut pas beaucoup servir. C’était sans doute un trophée de la fatale campagne. La vue de ce pauvre canon expatrié me changea tout en un moment, et m’ôta par magie du plus beau de mes méditations pacifiques. Je me rappelai ce qu’il avait fallu d’agitations, de douleurs, de travaux et de batailles pour amener ce bronze, maintenant inoffensif, jusqu’au cœur de l’Allemagne ; je me mis à penser que sans cet effort laborieux, sans ce cruel déchirement qui l’avait poussé si loin, sans ces puissantes idées dont il avait été l’instrument ou l’avant-coureur, l’Allemagne entière dormirait encore de ce précieux sommeil que je contemplais ici. Dormir loin de la vie politique, à l’abri de la sainte vertu d’ignorance, ou tout au plus se bercer au branle solennel des systèmes philosophiques, est-ce mieux que veiller, et souffrir, et combattre, pour sentir toujours soi-même et toujours faire sentir hors de soi cette force triomphante de l’activité humaine, pour s’employer patiemment aux réalités, pour s’appliquer à la conduite des gens et des choses ? Est-ce mieux, est-ce plus doux ? En vérité, non. Agir, ce n’est pas seulement la destinée de l’homme, c’est son plus noble bonheur.


LEIPZIG.

On n’a peut-être pas déjà si fort oublié cette mauvaise humeur, ce sourd mécontentement qui dominait tout ce qu’il y avait d’opinions politiques dans la bourgeoisie parisienne vers 1830. La bourgeoisie, sans doute, n’allait point elle-même aux émeutes, mais elle ne les empêchait guère et s’en affligeait peu ; elle ne pensait point à d’éclatantes batailles, mais elle gardait si âprement les intimes griefs qu’elle nourrissait contre le pouvoir, elle semblait si sombre jusqu’au milieu de ses malices, que cette grande colère rentrée lui donnait l’air le plus déterminé du monde. Qu’on essaie seulement de se représenter aujourd’hui la sorte d’irritation qui suivit, en 1827, le licenciement de la garde nationale, ces esprits en proie à toutes les impatiences, ces émotions violentes sur toutes les figures : c’était de la honte, du chagrin, que l’on eût voulu dévoyer, c’était une satisfaction singulière, un courroux menaçant, que l’on eût voulu crier et signifier du haut des toits. On se réjouissait d’avoir été assez brave pour provoquer par une impertinence solennelle cette imprudente vengeance du ministère ; on s’attristait du fâcheux avenir qui menaçait un trône et une dynastie dont les honnêtes gens se croyaient toujours les serviteurs ; on se sentait humilié de la façon cavalière avec laquelle le gouvernement s’était privé de ces services désormais suspects ; on jurait (et l’on ne savait pas si bien tenir parole), on jurait fièrement qu’on le réduirait à porter la peine de ce fâcheux affront. Si, maintenant, vous imaginez, au lieu de cette mouvante physionomie de la vie parisienne, les pesantes allures de la race saxonne, au lieu de ces bourgeois voltairiens et persifleurs, de graves kantiens qui s’indignent bonnement, et ne plaisantent jamais pour plaisanter ; si vous mettez, à la place de cette verve enragée du Français qui se dépite, la colère mouillée de l’Allemand qui gronde en pleurant, une grosse fureur dans laquelle il y a des larmes comme dans un rire sentimental, tout est dit, vous avez là l’exact portrait des gens de Leipzig, tels que les faisait l’irritation encore fraîche de la nuit du 12 août 1845, cette nuit sanglante, où la majesté du prince fut pour la première fois, en Allemagne, aussi hardiment méconnue qu’elle devait être cruellement vengée.

C’était bien l’aspect le plus bruyant et le plus animé que j’eusse encore trouvé sur mon chemin. La foire finissait à peine ; les étudians commençaient à rentrer, les gardes communales renommaient leurs chefs, on signait des pétitions, on tenait des conciliabules, il y avait presque des clubs organisés. La population de Leipzig se prête mieux qu’aucune autre en Allemagne à tous ces mouvemens de la vie publique, elle est plus souvent renouvelée, elle est composée d’élémens plus irritables et plus forts. Les vrais citadins, qui font la masse sédentaire, jouissent de l’indépendance et des lumières qu’assure un grand commerce ; le gouvernement saxon, dans son propre intérêt, est obligé de leur tenir moins tendues ces lisières légales dont les gouvernemens germaniques sont tous si bien pourvus ; il leur souffre des libertés que je n’avais vues nulle part aussi amples. La presse, le théâtre, les assemblées, ne sont point en principe affranchis de la censure ou de la police ; mais quand on arrive à Leipzig, en sortant de Prusse et pour rentrer en Prusse, à parcourir seulement les rues, à lire les titres des livres affichés, à regarder les caricatures, à entendre causer tout haut, on serait tenté de croire qu’il n’y a ni police, ni censure. Cette puissante librairie, qui couvre l’Allemagne de ses œuvres, ne laisse pas de donner toujours des inquiétudes sérieuses aux maîtres du petit état qu’elle enrichit. C’est l’atelier d’où partent et se répandent ces idées qui remuent sans cesse, pour le plus grand ennui des cabinets : l’effervescence de la production intellectuelle bouillonne là comme dans un foyer ; mais gêner cette fabrication, éteindre ce foyer, ce serait blesser la monarchie saxonne au cœur, et lui supprimer une grosse branche de son budget ; la Saxe sans Leipzig, ce n’est plus que Dresde, une belle ville morte ; on tolère donc beaucoup, on fait la part du feu. Les marchands de Leipzig ne sont pas après tout de bien terribles démagogues ; ils ne gardent pas même vis-à-vis du trône cette raideur bourgeoise qui se montre parfois en Hollande, et, chez les plus fermes, on sent encore un peu de cette humilité invétérée qui saisit l’Allemand en face de son seigneur. Ils ont seulement pour se relever un trait qui les distingue, un amour de la constitution nationale plus expressif peut-être qu’il ne l’est partout ailleurs dans l’Allemagne constitutionnelle ; puis ils désirent vivement mériter aussi comme citoyens ce véritable respect dont l’Allemagne savante et libérale entoure leur industrie ; puis enfin les nécessités même de cette industrie fameuse les mettent en rapport avec tous les agens de la pensée ou de l’opinion, et c’est un terrible entourage, ce sont de dangereux auxiliaires que le pouvoir surveille avec dépit, qu’il brise en un moment d’humeur ou d’effroi, sans jamais réussir à les empêcher de revivre toujours, et toujours menaçans.

Je veux surtout parler du litterat. Dans la population flottante de Leipzig, le type original, ce n’est pas l’étudiant bavarois ou saxon, ce n’est pas l’Oriental qui vient pour la foire du fond de l’Arménie, le Juif de Pologne, le Russe d’Arkhangel ou d’Astrakhan, c’est le litterat. Le litterat ne saurait exister qu’à Leipzig ; toute manufacture produit autour d’elle une classe sociale appropriée à son service ; elle réduit l’homme à l’état d’instrument et le façonne suivant ses besoins ; l’ouvrage appelle et crée l’ouvrier. Le litterat est donc le produit de la grande manufacture des libraires. Il y a cent trente libraires dans cette ville de quarante mille ames, et le catalogue annuel de leurs publications prouve assez leur activité. Ces publications ne sont pas toutes, bien entendu, des œuvres originales, des œuvres de goût, d’esprit et de génie, des œuvres d’intelligence ; le travail intellectuel, surtout quand il est forcé, quand il est entreprise vénale et commerciale, se transforme vite en travail mécanique. Il faut cependant encore des artisans pour que la machine fonctionne. On a besoin de réimpressions, d’annotations, de corrections, de traductions ; tout cela n’est qu’un labeur matériel, une tâche ingrate et servile nécessairement mal rétribuée, parce que le bas prix du salaire permet de vendre la marchandise à meilleur compte, parce que le peu de capacité qui suffit à gagner cet infime salaire amène trop facilement de nouveaux concurrens pour le disputer et le prendre au rabais. Ce travailleur au rabais, ce serf des industries de la pensée, correcteur, annotateur ou traducteur à gages, on l’appelle un litterat. Il n’est pas d’histoire plus triste et plus amère que celle du pauvre litterat de Leipzig, cet enfant déshérité de la grande famille des gens de lettres, si opulente ailleurs. C’est d’ordinaire le fils d’un maître d’école de campagne qui en possède cinq ou six autres ; il a reçu au village cette instruction classique dont l’Allemagne est si prodigue ; il n’est plus bon à la terre, il est un demi-savant ; on l’envoie à l’université de compagnie avec le hasard et la misère ; il a quelque seize ou dix-huit ans ; il faut déjà qu’il travaille pour vivre au lieu de travailler pour étudier ; tout au plus arrive-t-il à gagner ce titre de docteur dont la conquête est maintenant chose si vulgaire ; quelquefois même il le prend et le porte sans pouvoir en justifier ; il est docteur de par sa maigre mine et ses doigts tachés d’encre ; il n’entrera jamais dans un corps universitaire ; il ne saurait passer par la route difficile, par la porte étroite du privat-docent ; son savoir, son existence, tout est au jour le jour, et il ne peut s’aventurer dans ces ambitieuses pensées d’un long avenir. Il tombe ainsi dans les mains du libraire qui le traite en corvéable, et sous le poids de cette fastidieuse besogne, sans laquelle manquerait le pain du jour, il assiste lentement, au dépérissement de lui-même.

La jeunesse pourtant ne s’éteint pas ainsi sans lutte et sans secousse, elle n’accepte pas si vite une si froide mort. Cette nature qui se consume dans les basses fonctions d’un manœuvre, elle était peut-être ardente et caractérisée ; elle s’opiniâtre à vouloir vivre. La journée allemande est bien longue ; elle n’est jamais coupée de cette façon dont le caprice nous coupe la nôtre ; une fois sa nourriture gagnée, le litterat trouve encore du temps pour redevenir son maître et laisser le champ libre à sa pensée. A quoi va-t-il employer ces quelques heures bienfaisantes ? Il n’a ni études positives ni méditations assidues ; quand il descend au fond de lui-même, il y trouve des instincts et des sentimens plutôt que des idées claires ; il veut le bien de tous avec cette noble passion d’une ame qui n’est pas flétrie ; il ressent les misères du siècle avec cette involontaire aigreur des infortunés ; comment dire tout cela, comment se dire lui-même ? car c’est là le grand bonheur, le vrai soulagement pour cet esprit toujours occupé à copier ou à traduire les autres : Le litterat fait des pamphlets, c’est sa seule récréation, des pamphlets gros ou petits, philosophiques ou politiques, envers ou en prose ; il est tout pénétré des impressions générales sous lesquelles passe le monde ; son métier même est d’en multiplier les échos par une reproduction quotidienne ; il faut qu’il fasse plus de bruit s’il prétend qu’on l’entende : aussi le voit-on s’élancer toujours à l’avant-garde du mouvement social et combattre en éclaireur, plus souvent même en aventurier. Il y a là toute une nuée de journalistes prêts à éclore au premier jour où l’Allemagne aura la liberté de la presse ; il y a là bien certainement en germe cette armée de publicistes qui sortit de terre comme par un coup de baguette après 89 ; publicistes de tous les étages, Desmoulins et Prudhomme, mais aussi peut-être Hébert et Marat. Je n’hésite pas à dire que cette révolution sérieuse et profonde qui s’accomplit dans l’Allemagne du présent n’a nulle part de plus périlleux appui, de soldats dont elle doive se garder davantage, tant ils dépasseraient le but ou par violence ou par ignorance. Qu’on les plaigne pourtant plutôt que de les condamner ; qu’on leur facilite l’accès d’une existence meilleure ; qu’on donne un débouché légitime aux intelligences trop vives pour cet esclavage du libraire ; qu’on leur pardonne surtout leurs emportemens, leurs aveugles théories, leur jactance de communisme et d’athéisme. Ce sont des enfans qui souffrent et se plaignent sans même connaître le mal qui les blesse ; ce sont les victimes impatientes d’une indigence sans remède et sans distraction. Le cœur se serre à la pensée de cette douloureuse pauvreté qui n’a jamais les gaietés de l’espérance ; on ne l’imaginerait pas tout entière. Chassés de Leipzig après l’événement du 12 août, la plupart n’avaient pas l’argent d’une journée de route ; ils allaient de boutique en boutique offrir à perte leurs manuscrits, et j’en sais un qui, jeté provisoirement en prison, resta sept jours de trop sous les verrous, parce qu’il n’avait personne à qui emprunter deux ou trois écus pour payer les frais de conciergerie.

Le ministère saxon déployait alors la plus excessive rigueur contre ces malheureux ouvriers de la presse, il les accusait hautement des tumultes de cette nuit de meurtres qui lui donnait maintenant tant d’embarras ; il ne se trompait pas tout-à-fait. On n’oubliera de longtemps en Allemagne cette sanglante histoire, et je n’ai pas besoin d’en rappeler ici les détails. On n’ignore point non plus les antécédens et les causes secrètes de cette soudaine échauffourée. La maison royale de Saxe est catholique, et le prince Jean, frère du roi, l’héritier présomptif de la couronne, compte partout pour adversaire déclaré de la liberté de conscience ; on l’annonce comme le champion du principe d’autorité en matière religieuse. Il ne pense pas sans doute à violenter un peuple protestant au nom de l’autorité catholique ; mais on lui reproche de servir avec passion dans le protestantisme ce parti de la lettre morte et du dogme immuable qui veut s’imposer au protestantisme lui-même, dont l’essence le repousse. Ce parti ne sera jamais le plus fort en Saxe, et lorsque le cabinet de Dresde se prononça contre les Amis de la Lumière, lorsqu’il publia sa déclaration du 17 juillet contre leurs assemblées, l’indignation publique s’exalta vivement ; elle remonta jusqu’au prince Jean, et lui imputa le tort de ces mesures réactionnaires comme un grief personnel. Mille bruits fâcheux circulèrent ; on parla de menées jésuitiques, on supposa plus ou moins gratuitement que le futur souverain allait envoyer, son fils à Bologne étudier sous les révérends pères ; on redoubla de bonne volonté pour les nouveaux catholiques, minorité d’une autre minorité, puisque les coreligionnaires de la famille royale ne sont dans le pays qu’au nombre de trente mille. Leipzig s’arma de toutes les défiances protestantes, de tout l’entêtement du vieux génie saxon, de toutes les colères de ses lettrés philosophes, qui voyaient se dresser devant eux je ne sais quel fantôme d’obscurantisme.

Lorsque le prince arriva, suivant l’usage annuel, pour passer la revue des gardes communales, les enfans des rues disaient, depuis deux jours, qu’il serait sifflé. Pareille violation de la majesté du sang royal, c’était une énormité sans exemple ; on l’avait pourtant exprès concertée ; le mot était donné, et les bourgeois eux-mêmes se promettaient à l’avance de manquer au vivat de rigueur. Il n’y avait que les honnêtes magistrats de la ville qui eussent voulu tout ignorer. Ils perdirent bel et bien la tête au milieu de la bagarre, moins occupés d’arrêter le trouble que d’empêcher le prince de s’en apercevoir. Un jeune officier commanda le feu par hasard, des innocens tombèrent, Leipzig fut en insurrection, et le frère du roi, presque chassé, partit à la hâte et sans bruit. Le moment dut être curieux ; il est certes très significatif pour l’instruction des puissances allemandes qui seraient moins affermies que le gouvernement saxon ou commettraient des violences plus délibérées. A peine quelques coups de fusil tirés, à peine quelques victimes frappées, pour une minute de violence illégale, toute la population se souleva, moins indignée du malheur même que de l’oppression brutale dont il paraissait l’indice. On n’eût point dit une émeute, mais une révolution. Tout fut organisé, tout fut prêt en un clin d’œil ; les étudians prirent des armes et se joignirent aux gardes communales pour maintenir l’ordre en dirigeant le mouvement ; les soldats furent enfermés dans leurs casernes, les magistrats s’effacèrent ou remirent l’autorité municipale aux délégués populaires, le peuple eut ses chefs, ses favoris, et le gouvernement de Leipzig fut pendant deux ou trois jours aux mains de l’un d’entre eux, de Robert Blum ; enfin on adressa au roi une pétition solennelle pour demander le renvoi des troupes, et une enquête judiciaire contre les auteurs de l’attentat. La foule courroucée ne craignait pas d’élever l’accusation jusqu’au prince Jean, et s’obstinait à croire qu’il avait autorisé le feu pour venger ses injures. La poésie parlait comme la foule. Freiligrath faisait apparaître la nuit de la Saint-Barthélemy dans une sombre chanson qui courait manuscrite, et dont chaque couplet se terminait par ce refrain funèbre : « Me voici, moi, la nuit de la Saint-Barthélemy ! mon pied est sanglant, ma tête est enveloppée de voiles ; un prince en Allemagne m’a fêtée cette année douze jours trop tôt. »

Une crise si violente ne devait certainement pas durer. Le roi reçut très mal la députation qui lui portait une adresse énergique ; il déclara que la bourgeoisie de Leipzig n’avait plus sa confiance ; les étudians furent congédiés un mois avant les vacances ordinaires ; le roi de Bavière interdit à ses sujets la fréquentation de l’université ; la commission d’enquête dirigea son instruction bien moins contre les meurtriers que contre les émeutiers ; l’officier que l’on voulait poursuivre devant la justice criminelle ne se vit pas même traduit devant la justice militaire, et continua son service à Leipzig. La seule satisfaction que l’on s’appliquât à donner aux ressentimens de l’opinion publique, ce fut de lui prouver que la volonté du prince Jean n’avait été pour rien dans la catastrophe, et il sembla que le but unique des commissaires eût été simplement d’écarter d’une auguste tête cette impopularité nouvelle. Vint enfin la résipiscence des bourgeois eux-mêmes, et, pour conjurer toutes les tracasseries qui les menaçaient, ils se confondirent en protestations de dévouement ; leur première supplique était moins humble que menaçante ; ils en firent une seconde où certes l’humilité ne manquait point. Je trouvai là d’ailleurs un trait curieux de naturel : la plupart étaient vraiment et filialement affligés du déplaisir royal, et croyaient faire acte d’indépendance en persistant à se déclarer fidèles sujets malgré le doute injurieux que le monarque affectait pour leur loyauté.

Cette loyauté débonnaire n’allait pas cependant jusqu’à l’oubli complet de leurs droits ou de leurs devoirs : ils voulaient toujours se comporter en libres citoyens d’un état constitutionnel, et de moment en moment il arrivait quelque soubresaut dans leur humeur, qui ne demeurait pas au fond des plus pacifiques. On témoignait dans la société toute espèce de froideur envers les officiers ; des marchands refusaient de vendre aux soldats, et les renvoyaient de leurs boutiques ; un bataillon de la garde communale, complimenté par circulaire ministérielle pour sa bonne conduite pendant la soirée du 12 août, repoussait officiellement ces éloges qui le rendaient suspect. Des deux conseils qui gouvernent à peu près toutes les municipalités allemandes, le plus nombreux, le plus populaire (Stadtverordnete) blâmait énergiquement la mollesse du sénat (Stadtrath), et pétitionnait en son particulier pour ne point s’abaisser avec lui. On voulait même féliciter solennellement un des membres qui n’avait point signé la dernière adresse, tout d’un coup désavouée par le cri public. On en provoquait une d’un bien autre goût : on prétendait exprimer à Robert Blum la reconnaissance générale qu’on lui gardait pour les bons offices de son éphémère royauté.

Cette importance de Robert Blum prouvait assez l’excitation toute nouvelle du sentiment public ; ce n’était pas dans des circonstances ordinaires que la bourgeoisie allemande, toujours un peu gourmée dans sa modestie, eût subi si volontiers un ascendant par trop plébéien. La seule histoire de ce tribun improvisé témoignait clairement de cette révolution qui pénètre jusqu’aux dernières classes de la société germanique : c’était un pauvre ouvrier, qui, de métier en métier, de misères en misères, avec une inébranlable patience, avec une intelligence droite et nerveuse, avait assez appris pour arriver à une position meilleure ; il était depuis quelque temps caissier du théâtre de Leipzig, et il avait acheté une petite maison qui lui donnait droit de cité. À travers tous les apprentissages manqués de sa jeunesse, il avait beaucoup lu, quelquefois écrit, toujours observé ; il était ainsi devenu supérieur à son entourage ordinaire, et bon à monter plus haut. Le flot du moment le portait ; il en est toujours ainsi lorsque la vie publique devient chose réelle ; le vent qui pousse ou remue la société entr’ouvre les profondeurs qui cachaient des hommes, et ils apparaissent à la surface. Robert Blum avait le don de la parole, et par un heureux accord il était à la fois puissant et raisonnable. Ayant opiniâtrement lutté contre la mauvaise fortune pour asseoir enfin son existence, ayant à peu près réussi selon ses vœux et par son seul courage, il ne donnait pas dans les chimères, et s’occupait peu d’abstractions sociales. C’était un orateur de carrefour qui faisait de la politique positive. Leipzig était peut-être la ville d’Allemagne qui convenait le mieux au développement de cette singulière nature. Depuis qu’aux journées d’août les magistrats avaient eux-mêmes appelé Robert Blum sur le balcon de l’hôtel-de-ville pour qu’il haranguât la multitude à leur place, son autorité avait toujours grandi, et l’on saluait partout sa présence avec respect. Il était l’ame de ces assemblées qui depuis deux mois tenaient tout le monde en haleine, et, quand on voyait sa lourde personne s’installer carrément dans quelque tribune de rencontre, il y avait aussitôt pour lui plus de silence et d’attention que pour aucun autre, fût-ce un professeur. Je le trouvai justement dans une de ces réunions populaires. Il s’agissait de protester contre le rapport publié par les ministres sur les événemens du 12 août. La scène m’intéressa vivement ; on y sentait tout de suite le bon ordre et la bonne foi. Quinze cents personnes convoquées dans la grande salle de l’hôtel de Pologne écoutaient, applaudissaient ou désapprouvaient, sans tumulte et sans distraction, avec une sorte de gravité passionnée. Il me semble encore avoir devant les yeux un honnête marchand, d’âge déjà mûr, qui, au souvenir sans cesse rappelé de la nuit fatale, serrait les poings, et murmurait à côté de moi d’une voix entrecoupée : C’en est trop, c’en est trop ! Zu hart ! zu hart !

C’est aujourd’hui là vraiment le cri de l’Allemagne, non pas un cri de colère aveugle, mais la parole vibrante et résolue d’une volonté de sang-froid. On l’entend de toutes parts dans cet éveil universel de la pensée politique, et, si elle résonnait à Leipzig plus haut qu’ailleurs, c’est qu’il était moins facile d’en étouffer le bruit au milieu des circonstances que j’ai racontées. Je me promenais dans les rues encore encombrées des boutiques de la foire ; à toutes les vitres des libraires pendaient de ces images significatives qui sont comme les flèches volantes de l’opinion. La caricature péchait quelquefois par le goût, elle se relevait bien par l’intention, et j’admirais cette liberté presque anglaise avec laquelle l’intention s’étalait. Il n’y avait guère qu’un sujet, le contraste du présent tel qu’on le subit, de l’avenir tel qu’on le désire : un pauvre diable étranglé entre deux portes, la bouche cadenassée, ou bien encore une chambre législative, dont le président bâillonné imposait silence à grands coups de sonnette aux orateurs bâillonnés qui le troublaient seulement de leurs gestes ; en face et comme par représailles, une assemblée nationale délibérant en paix, tandis qu’à ses portes se presse une foule enthousiaste. J’allais au théâtre, j’y saisissais le même esprit perçant à chaque pièce nouvelle, et toute cette société, venue des quatre coins de l’Allemagne, était si bien dominée par les mêmes espérances, que pas une allusion n’échappait. Un soir, je ne sais quel chanteur de chansonnettes débitait d’assez jolis couplets brodés sur quelque vieille maxime ; tout d’un coup sa voix s’affermit et devient grave, il n’y a plus ni folie ni naïveté qui tienne ; le vaudeville jette en passant une verte leçon aux peuples et aux princes : « Que les peuples ne se fient pas trop à la bonhomie des princes ; que les princes ne se fient pas trop à la bonhomie des peuples ! » On applaudit à tout rompre. C’était encore le mot de mon voisin de l’hôtel de Pologne : Zu hartu zu hart ! C’était une de ces notes sérieuses que Béranger laissait tomber parmi ses plus gais refrains, lorsque sa muse fabriquait de la poudre pour les vieux fusils qui abattirent un trône.