L’Allemagne depuis la guerre de 1866/09

L’Allemagne depuis la guerre de 1866
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 850-874).
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L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

IX.
LE CONCORDAT AUTRICHIEN.

Parmi les difficultés que rencontré la régénération de l’Autriche, l’une des plus grandes est celle qui naît du règlement des rapports de l’église et de l’état. L’antagonisme des nationalités semblait menacer l’empire de dangers plus imminens, de luttes plus redoutables ; mais déjà les anciennes rivalités, naguère soigneusement entretenues par le despotisme et aggravées par l’ignorance, commencent à se dissiper sous la bienfaisante influence des lumières et de la liberté. Sans doute tous les griefs ne sont pas oubliés, toutes les hostilités ne sont pas éteintes : en Bohême, les Tchèques résistent toujours ; en Galicie, les Polonais réclament une autonomie plus complète ; en Hongrie, en Croatie, en Transylvanie, des minorités nombreuses et ardentes protestent contre les compromis acceptés par les diètes. Il n’en est pas moins certain qu’un grand apaisement s’est produit[1]. L’attention générale se tourne vers les questions économiques. De toutes parts, on se jette avec un entrain inouï dans les affaires industrielles. Les sociétés naissent en foule : qu’il s’agisse de banques, d’usines, de chemins de fer, les capitaux accourent, les souscriptions d’actions sont couvertes au décuple. Il semble qu’on ait hâte de réparer le temps perdu pour mettre en valeur les richesses dont la nature a comblé l’empire. Tel qui ne cessait de faire retentir les plaintes des nationalités opprimées ne parle plus que des bienfaits des voies ferrées et demande des concessions. Si le gouvernement autrichien a la sagesse de rester fidèle à la politique de paix qu’il suit avec fermeté et habileté depuis deux ans, ce remarquable mouvement de progrès matériel continuera malgré la crise momentanée qui suivra probablement les excès des spéculations actuelles, A mesure que le bien-être se répandra, que les relations des différentes provinces et des races diverses deviendront plus fréquentes, plus intimes, plus fructueuses, les vieilles préventions s’effaceront, les rancunes séculaires disparaîtront. Allemands, Hongrois, Croates, Tchèques, Polonais, Roumains, comprendront qu’ils ont mieux à faire qu’à s’opprimer, se haïr et s’exterminer, qu’ils ont un même intérêt, jouir en paix d’institutions libres assurant protection égale aux droits et aux intérêts de tous. L’Autriche, enrichie, éclairée, affranchie, de ses dissensions intérieures, appuyée sur l’amour de tous les citoyens pour la commune patrie, pourra désarmer, et devenir alors une grande Suisse danubienne, dont l’intervention conciliatrice sera aussi utile à l’Orient qu’à l’Occident.

Malheureusement les résistances que l’église catholique oppose à l’application des réformes réclamées par la civilisation ne cesseront pas en même temps que celles des nationalités, La même cause qui assoupit celles-ci enflamme celles-là. La diffusion du bien-être et de l’instruction, qui réconcilie les races, aggrave le différend entre l’église et la société laïque, car elle porte les peuples à pratiquer de plus en plus toutes les libertés que Rome condamne. C’est là un très grand mal ; mais il ne semble pas qu’aucune nation catholique y puisse échapper. Cette hostilité entre le catholicisme et la société moderne frappe aujourd’hui tous les yeux/ M. de Broglie la signalait récemment ici même[2], et s’efforçait d’en découvrir la cause. Il y a peu de jours, un prédicateur en renom, du haut de la chaire de Notre-Dame, en indiquait parfaitement les étonnans caractères. Cette hostilité semble avoir quelque chose de surnaturel, disait le père Félix, et elle ne s’adresse qu’au catholicisme. Elle est perpétuelle et universelle. Jamais elle ne cesse, et vous la rencontrez partout. Parcourez tous les pays, entrez jusque dans le moindre village, dans le palais des riches comme dans la chaumière du pauvre ; vous rencontrerez cet antagonisme contre les principes catholiques. Jamais institution n’a provoqué semblables haines. Les siècles passent, les générations se succèdent, les idées, les sentimens des hommes changent : seule, cette hostilité reste toujours aussi violente, aussi implacable. — Tout cela est très vrai. Ce n’est pas en Autriche seulement que la lutte contre l’église trouble et ébranle la société. En France, elle s’envenimera nécessairement aux élections prochaines, puisque le clergé offre son appui au gouvernement en échange de concessions dont l’indépendance du pouvoir civil et la liberté feraient les frais ; en Belgique, elle met aux prises deux partis presque également puissans qui se disputent le pouvoir avec une âpreté croissante ; en Espagne, dans ce pays qu’on aurait cru soumis à Rome par une obéissance séculaire, elle éclate avec une surprenante violence, et provoque de sanglantes représailles et d’horribles attentats ; en Italie, elle est comme le ferment de la vie politique et le mot d’ordre de toute la jeunesse militante ; dans le Wurtemberg, à Constance, en Suisse, de différens côtés, à Saint-Gall, à Berne, à Fribourg, en Thurgovie, elle se réveille avec une fureur qui rappelle l’époque du Sonderbund. Si donc l’Autriche, dans son œuvre de régénération, se trouve entravée par l’inflexible opposition de l’église, elle ne fait, semble-t-il, que subir la loi commune. Seulement cette opposition est pour l’Autriche plus gênante et plus périlleuse que pour les autres nations catholiques, parce qu’elle envenime les divers maux dont elle souffre. En Bohême, le clergé s’allie au parti tchèque le plus intraitable, et le pousse jusqu’aux limites de l’insurrection ; en Croatie, il allume les colères des mécontens par des prédications si incendiaires qu’elles provoquent souvent des répressions judiciaires ; en Tyrol, dans cet éden de la piété fanatique jusqu’à l’intolérance, il n’a nulle peine à communiquer ses passions hostiles ; en Galicie, encouragé par la présence et la voix du légat pontifical en tournée, il appuie le mouvement séparatiste ; enfin, entretenant les appréhensions, les regrets, les rancunes qu’inspire à la noblesse la perte de son ancienne prédominance, s’efforçant de déconsidérer par d’incessantes attaques M. de Beust, l’auteur de tout le mal, essayant de détourner l’empereur de la voie libérale par un appel pathétique à ses souvenirs, à ses alarmes, à ses sentimens religieux, il met tout en œuvre pour faire sombrer le régime nouveau dans l’anarchie qui résulterait du déchaînement de tant d’antagonismes aujourd’hui contenus. Telles sont les circonstances qui donnent maintenant un si grand intérêt à l’étude des rapports de l’église et de l’état en Autriche. Cet examen offre encore un autre genre d’utilité. Lorsque l’on ne considère que la France, il est impossible de se rendre compte des causes de cette hostilité contre le catholicisme, que le père Félix et M. de Broglie dépeignent en termes si émouvans. Aussi les explications qu’ils en donnent sont-elles évidemment insuffisantes. En Autriche, où la lutte est engagée d’une manière bien plus vive et sur des points mieux déterminés, nous pourrons peut-être saisir la vraie cause d’un fait si général et si extraordinaire.


I

Tandis que je parcourais les différentes provinces de l’empire-royaume, m’enquérant des causes des difficultés intérieures, je recevais très fréquemment pour réponse : Tout le mal vient du concordat. Si nos ressources naturelles ne sont pas exploitées, me disait-on, si notre industrie languit, si nos finances sont en désordre, si nos soldats se sont montrés sur le champ de bataille inférieurs à ceux de nos adversaires, si, en un mot, nous sommes sous tous les rapports en retard relativement aux nations de l’Occident et du Nord, c’est que nous manquons d’initiative, d’énergie et d’instruction. Et si nous manquons de tout cela, c’est parce que le concordat nous a empêchés d’avoir un enseignement à la hauteur des besoins du temps présent. Si nous ne secouons pas cette chape de plomb qui nous écrase, comme dans l’Enfer de Dante, c’en est fait de l’Autriche. Quoique cette appréciation me fût confirmée par beaucoup d’étrangers[3], notamment par des voyageurs et des diplomates anglais, observateurs si judicieux, j’avoue que la déduction de cause à effet me parut un peu forcée. Néanmoins, avant de se prononcer, il faut se rappeler l’histoire ecclésiastique de l’Autriche, l’origine, les dispositions du concordat, et en apprécier l’influence.

Depuis la fin du XVIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Autriche et l’Espagne ont été gouvernées dans le même esprit. Ferdinand II est le pendant de Philippe II. L’éducation des deux princes avait été la même ; Ferdinand II, l’élève docile des jésuites, avait aussi pour devise : « plutôt un désert qu’un pays peuplé d’hérétiques. » Il la mit en pratique d’une manière inexorable. Les dissidens furent dépouillés de leurs biens, égorgés, réduits à abjurer ou à fuir. Ces impitoyables persécutions et les guerres qui suivirent enlevèrent à la Bohême et aux provinces héréditaires les deux tiers de la population. On estime que cinq millions de personnes périrent dans les supplices, dans les combats, ou moururent de misère. L’orthodoxie triompha. Ferdinand mérita le titre de « très vaillant défenseur de lai foi. » Il avait toujours l’un de ses deux confesseurs près de lui, et il ne faisait rien sans l’avoir consultée A partir de ce moment, l’Autriche devient un véritable état théocratique. Le clergé règne en maître. A la cour, l’étiquette castillane transforme les hommes en machines. Une sorte d’apathie léthargique envahit le pays : l’industrie languit ou meurt, l’agriculture reste stationnaire ; les esprits semblent s’engourdir. — Pas un monument remarquable, pas un homme d’élite ne date de cette époque. Ce qui empêcha l’Autriche de tomber aussi bas que la fière et malheureuse Espagne, c’est la communauté de langue avec l’Allemagne du nord, qui, malgré toutes les proscriptions, lui fit prendre part au mouvement d’idées du XVIIIe et du XIXe siècle. Néanmoins la faiblesse de l’Autriche était si grande qu’elle eût péri sous Marie-Thérèse sans la vaillance des Hongrois, qui avaient, eux, échappé au joug de l’absolutisme cléricale

Joseph II comprit qu’il fallait porter remède à une situation aussi grave. Il s’y appliqua avec un zèle qui lui fait le plus grand honneur, mais avec une hâte, une impatience fébrile, qui compromirent ses réformes. Il poursuivait un double but : il voulait à la fois soustraire la société civile à l’influence exclusive du clergé et modifier chez le clergé lui-même les principes du moyen âge par l’action des idées modernes. Les lois fameuses qui portent son nom forment encore aujourd’hui le champ de bataille des partis, comme les principes de la (révolution en France, et elles font que sa mémoire est vénérée par les uns, maudite par les autres. C’est lui, c’est son esprit qui revit, dit-on, en Autriche maintenant, et quand au parlement on vient à le nommer, la gauche applaudit et la droite murmure. Par l’édit de tolérance du 13 octobre 1781, Joseph II établit la liberté des cultes[4]. Il fit du mariage un contrat civil soustrait à l’arbitraire du clergé catholique. Il défendit qu’aucune bulle ou pièce ecclésiastique fût publiée sans être revêtue du placet, c’est-à-dire sans l’approbation du gouvernement. Il supprima plus de la moitié des couvens, et fit de leurs biens un fonds destiné à pourvoir aux nécessités de l’église et de l’instruction. Les couvens riches qui furent conservés furent tenus d’ouvrir des écoles normales, et des moines, avant de prononcer leurs vœux, durent passer des examens.

Catholique sincère, Joseph II voulait purger le catholicisme des abus qui, suivant lui, en (diminuaient l’efficacité. Il prohiba les pèlerinages, réduisit le nombre des fêtes, enleva aux images saintes ces ornemens aussi riches que hideux, qui en font des idoles asiatiques. Il fit traduire la Bible en langue vulgaire et composer un catéchisme moral et politique à l’usage des écoles primaires. Son but final était d’introduire dans son royaume une sorte d’église catholique nationale semblable à celle que les jansénistes et plus tard l’abbé Grégoire rêvaient pour la France. Dans cette voie, il faut bien le dire, le succès était impossible. En mettant le pied dans le domaine religieux, il excédait les limites de sa compétence en tant que dépositaire du pouvoir civil. Il heurtait de front l’autorité du pape. S’y soumettait-il, il lui fallait retirer la plupart de ses mesures. La rejetait-il, il tombait dans le schisme et dans l’hérésie. Vouloir réformer le catholicisme sans ou malgré le pape est une contradiction flagrante, le pape étant l’interprète infaillible de la religion catholique. Aussi n’est-ce pas sans quelque raison que les ennemis de Joseph II se sont moqués de ce qu’ils appelaient sa politique de sacristain.Fourvoyé dans une tentative sans issue, calomnié, attaqué du haut de toutes les chaires par ceux dont il voulait éclairer l’esprit et accroître l’influence, impuissant à faire comprendre ou exécuter ses idées, ne récoltant pour prix de son dévoûment au bonheur de son peuple qu’ingratitude, haines et révoltes, ce grand homme de bien, ce monarque modèle mourut le cœur brisé de douleur, et ainsi succomberont, il faut le craindre, tous ceux qui tenteront de concilier l’église avec les principes modernes, condamnés par les conciles, anathématisés par les souverains pontifes.

Sous les successeurs de Joseph II, la plupart des lois joséphines, sans être abolies, cessèrent d’être mises à exécution. Le clergé reprit son ancien empire, et les pèlerinages leur primitive splendeur. Celui de Mariazell était pour les populations des campagnes le but suprême de l’existence. Les écoles normales et le fameux séminaire-général fondé par Joseph II se fermèrent. L’instruction primaire se réduisit à la récitation du catéchisme. les universités tombèrent bien au-dessous du niveau qu’elles avaient atteint au moyen âge. Une douce obscurité se fit partout, aussi favorable à l’exaltation du mysticisme qu’à la facilité des mœurs. Le gouvernement s’en félicitait. « J’ai besoin non de savans, mais de fonctionnaires, » répondait l’empereur François Ier à une députation qui demandait l’autorisation d’établir une faculté nouvelle. Les fonctionnaires et les prêtres semblaient seuls en effet vivre, vouloir, agir ; le reste de la nation était comme assoupi. Élevés par les jésuites, les enfans de la noblesse, aimables, élégans et superficiels, briguaient des places à la cour ou dans l’administration, et ne demandaient qu’à servir. L’aristocratie, même la plus haute, n’exerçait plus aucune influence politique. L’Autriche était devenue un grand Paraguay. Tout le monde y était heureux ; c’était comme le vestibule du paradis. L’ébranlement de 1848 vint troubler cette universelle quiétude et révéler tout ce qu’elle cachait de faiblesse réelle et d’élémens hostiles.

Quand la révolution et les nationalités soulevées eurent été vaincues, que l’ordre se trouva rétabli, on rechercha les causes qui avaient amené tous ces troubles. Les lois de Joseph II parurent alors être l’une de celles qui demandaient le plus prompt remède. Ces lois, inspirées par le funeste esprit du XVIIIe siècle, avaient, assurait-on, répandu dans le peuple le ferment de l’irréligion et de la révolte. Aujourd’hui on tient encore le même langage à propos de l’Espagne. Si la révolution y a triomphé, si la péninsule est en proie à des troubles périodiques, c’est parce que l’état n’a pas voulu accorder à l’église les pleins pouvoirs dont elle a besoin pour façonner les peuples à l’ordre et à l’obéissance. Durant la période de réaction commencée en 1850, la plupart des gouvernemens européens crurent qu’ils augmenteraient leur force de compression en s’appuyant sur l’église. L’église représente la tradition, le passé. Ceux qui veulent ramener les peuples en arrière sont donc conduits à conclure avec elle une intime alliance. C’est ce que fit l’Autriche sous le ministère Bach, et de là est né le concordat du 18 août 1855. Depuis 1849, le clergé travaillait à en préparer les bases. Profitant des sentimens de piété du jeune empereur et de l’effet produit sur son esprit par les épreuves qu’il venait de traverser, ils parvinrent à obtenir de lui le sacrifice de toutes les mesures de précaution que, depuis le moyen âge, le pouvoir civil avait cru devoir prendre pour se garantir des empiétemens de l’église. Dans la négociation, il fut tenu peu de compte des droits de l’état ; il n’y a point lieu de s’en étonner, car celui qui se trouvait chargé de les défendre n’était autre qu’un prince de l’église, M. Rauscher, archevêque de Vienne. Les deux prélats, M. Rauscher et le cardinal Viale-Prela, crurent qu’en livrant l’Autriche à la direction du sacerdoce ils assuraient le bonheur des peuples et la stabilité de l’empire.


II

Examinons maintenant les principales dispositions du concordat. Il faudra entrer à ce sujet dans quelques détails qui paraîtront peut-être arides ; mais la prochaine réunion d’un concile œcuménique donne un intérêt très actuel à tout ce qui permet de se rendre compte du but que l’église poursuit. L’article premier renferme l’essence même du traité ; il est ainsi conçu : « la sainte religion catholique romaine sera toujours conservée dans l’empire d’Autriche et dans tous les pays qui le composent, avec tous les droits et privilèges dont elle doit jouir en vertu de l’ordre divin et des lois canoniques. » Chacune de ces paroles mérite l’attention. Non-seulement le catholicisme est déclaré culte privilégié ; mais il sera maintenu éternellement, ce qui exclut la liberté religieuse. Cette liberté est d’ailleurs condamnée par les lois canoniques, qui doivent être toujours maintenues en vigueur. La liberté de conscience n’est pas proscrite ici en termes exprès, sans doute pour ne pas alarmer les dissidens, assez nombreux dans l’empire ; mais le texte montre clairement que le but à atteindre est le rétablissement de l’unité de la foi avec l’appui du bras séculier, quand les circonstances le permettront. Quelques apologistes des actes du saint-siège, comme M. l’évêque d’Orléans et M. l’abbé Gratry[5], ont nié que tels fussent les desseins de l’église. En contestant un fait certain, ils ont méconnu la vérité historique et mal interprété les actes de la papauté. Il faut rendre cette justice au Vatican qu’il a toujours proclamé hautement ses véritables principes sans hypocrisie, sans faiblesse, sans crainte de choquer les opinions dominantes. Il n’a cessé de répéter que la liberté de conscience était une erreur impie, un délire, et, dans tous les traités où le pouvoir civil a cédé à ses désirs, il a fait inscrire que tous les cultes autres que le catholicisme seraient proscrits. Dans les derniers concordats conclus par Pie IX avec les républiques de l’Amérique centrale, le pape a fait insérer un article qui interdit l’exercice de tout culte dissident, et, dans le concordat de 1851 conclu avec l’Espagne, Pie IX avait eu soin d’inscrire également que la religion catholique serait seule tolérée dans ce pays. On se souvient des persécutions odieuses auxquelles cette stipulation donna lieu. En imposant ainsi l’intolérance à différens états, le doux pontife qui occupe maintenant le siège de saint Pierre a sans doute fait violence à la bonté de son cœur ; mais il doit maintenir les lois de l’église et s’efforcer de les faire triompher. Le dernier des pères, Bossuet, a formulé la doctrine orthodoxe avec sa précision ordinaire. « Le prince doit employer son autorité pour détruire dans son état les fausses religions. Ceux qui ne veulent pas que le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. »

Ces maximes ayant été implicitement[6] consacrées par l’article 1er du concordat autrichien, on comprend les inquiétudes que ce traité devait faire naître. En effet, la persécution des dissidens n’est pas en Autriche un souvenir du XVIe ou du XVIIe siècle. Il y a quelques années, en plein XIXe siècle, on a vu se reproduire des scènes qui rappelaient le temps de Ferdinand II. Dans les montagnes du Zillerthal vivaient quelques familles protestantes qui, perdues dans un repli écarté des Alpes tyroliennes, avaient échappé au zèle des convertisseurs. Elles ne faisaient nulle propagande. Tout ce qu’elles désiraient, c’était de pouvoir conserver leur foi, ignorées de tous. C’était trop ; elles souillaient de leur présence le sol orthodoxe du Tyrol, où l’hérésie ne doit point être soufferte. Elles furent obligées de quitter leurs foyers, de vendre à vil prix ce qu’elles possédaient et de chercher un refuge dans l’exil. Des faits pareils étonnent, on voudrait en douter. Cependant ils ne sont que l’application de lois naguère encore en vigueur à Naples, à Florence, en Espagne, dans tous les pays qui ont tenu à mettre leur législation en harmonie avec les canons de l’église.

Joseph II avait décrété qu’aucune pièce émanant de la cour de Rome ne serait publiée dans ses états sans être revêtue du placet, c’est-à-dire sans l’autorisation du pouvoir civil. En France, le premier des articles organiques contient une stipulation exactement semblable. Même sous l’ancien régime, la plupart des états catholiques avaient cru devoir se garantir par ce moyen contre les entreprises hostiles du saint-siège. La France ne semble pas vouloir y renoncer, car le ministre dirigeant a déclaré, dans la séance du 10 juillet 1868, que le gouvernement français disposait encore des mêmes armes que sous l’ancien régime, et qu’il en ferait usage contre la doctrine du Syllabus, « qui est contraire aux principes sur lesquels s’appuie la constitution de l’empire. »

L’article 2 du concordat autrichien supprime complètement le placet. L’église a considéré cette suppression comme un grand triomphe. Dans son allocution du 3 novembre 1855, le pape s’en félicitait. « En raison de notre droit divin de primauté, disait-il, on a écarté, radicalement éliminé et fait complètement disparaître du concordat l’opinion fausse, perverse, extrêmement funeste et tout à fait contraire à cette primauté divine et à ses droits, opinion toujours condamnée, proscrite par le siège apostolique, et d’après laquelle le placet ou l’exequatur du gouvernement civil devrait être obtenu pour ce qui concerne les choses spirituelles et les affaires ecclésiastiques. » Parmi les défenseurs des droits du pouvoir civil, il s’en trouve beaucoup qui veulent maintenir ou rétablir le placet. Permettre à un souverain étranger d’abroger les lois, de délier les citoyens de leur serment, de leur commander la désobéissance aux autorités légitimes en vertu d’un prétendu droit divin de primauté, c’est, suivant eux, sacrifier l’indépendance de l’état et préparer la guerre civile. Ce danger n’est que trop réel, l’histoire le démontre ; mais ce n’est plus avec le placet qu’on peut le conjurer. Rien ne fera que le souverain des consciences ne soit pas le vrai souverain. Dans tout pays catholique où la foi est générale et ardente, le pape sera le maître, quelque précaution qu’on prenne. Quand M. Rouher a parlé des armes que lui fournissaient les articles organiques, les journaux religieux l’en ont plaisanté, et non sans raison. Ces armes rouillées ne sont pas plus efficaces que ne le seraient les haches de jade du temps de la pierre. Vous interdisez la publication d’une bulle ; mais défendrez-vous aux journaux de l’insérer ? Ne parviendra-t-elle pas ainsi à la connaissance de tous les fidèles, et ceux-ci, s’ils sont vraiment les enfans de l’église, ne conformeront-ils pas leur conduite aux décisions du chef infaillible de leur religion ? Et si tous les évêques, bravant la défense du gouvernement, publiaient de commun accord une bulle défendue, que ferait-on ? Les suspendre, les mettre en prison ? mais ce serait augmenter leur pouvoir en leur donnant le prestige du martyre. D’ailleurs, ou le peuple est ardemment attaché à son culte, et dans ce cas le gouvernement est exposé à tomber en persécutant le clergé, ou bien l’indifférence est plus répandue que la foi, et alors les bulles papales ne sont pas très à craindre. Je crois donc que le concordat autrichien a eu raison de supprimer le placet. Il n’abolit qu’une formalité vaine, une précaution inutile, et, coupant un des liens qui attachent l’église à l’état, il en prépare indirectement la complète séparation.

Par les articles 5, 6, 7 et 8, l’enseignement est placé sous la haute direction de l’épiscopat. L’église a toujours bien compris que celui qui a l’instruction tient les âmes, et elle en a réclamé le monopole, parce qu’elle est seule l’organe de la vérité, et que seule elle a reçu de Jésus-Christ la mission de la communiquer au monde. Dans tous les concordats avec les états fidèles, elle a pris soin de faire reconnaître ses droits. Le concordat autrichien dit : « L’instruction de toute la jeunesse catholique, dans toutes les écoles publiques que privées, sera conforme à la doctrine de la restant catholique. Les évêques, en raison de leurs fonctions pastorales, dirigeront l’éducation religieuse de la jeunesse dans tous les établissemens d’instruction publics ou privés, et ils veilleront avec le plus grand soin à ce que rien, dans aucun enseignement, ne soit contraire à la religion catholique ou à la pureté des mœurs. » L’enseignement primaire est placé sous la surveillance du clergé. La foi des instituteurs doit être à l’abri de tout soupçon. Quiconque s’écarte du droit chemin sera aussitôt renvoyé. Le parti qui défend en France les intérêts religieux réclame très bruyamment la liberté de l’enseignement, de l’enseignement supérieur surtout, et j’estime, qu’en le faisant il soutient une bonne cause ; mais ses adversaires soutiennent qu’il ne réclame la liberté que pour les opinions orthodoxes, et que, si le clergé était le maître, il interdirait impitoyablement la manifestation de toutes les doctrines contraires aux siennes. Or, en présence des articles du concordat autrichien et des autres concordats plus récens, il est impossible de nier que telle serait la loi, s’il était permis à l’église de la dicter. Seulement on peut croire que la liberté donnée à tous permettrait peut-être de rendre douteuse la victoire du clergé.

Le concordat autrichien avait livré à l’omnipotence épiscopale non-seulement les écoles publiques, dont à la rigueur l’état pouvait disposer, mais, chose qu’on a peine à croire, les écoles privées, les établissemens fondés par les particuliers[7], sur lesquels l’état n’avait aucun droit. Tout l’enseignement, dans toutes ses branches, devait y être conforme à la religion catholique, et c’étaient les évêques qui jugeaient de l’orthodoxie des leçons et des livres. Ainsi donc nul refuge pour la liberté. L’histoire, la chimie, la géologie, doivent se conformer au dogme. Partout où l’on enseigne, personne ne s’en écartera.

La liberté de la presse et des lectures n’était pas plus respectée que celle de renseignement. D’après l’article 11, « les archevêques, les évêques et tous les ordinaires exerceront en toute liberté le droit qui leur appartient de flétrir de leurs censures les livres dangereux pour la religion ou les bonnes mœurs, et de détourner les fidèles de la lecture de ces ouvrages. De son côté, le gouvernement veillera à ce que de pareils livres ne se propagent pas dans l’empire, et il prendra pour cela des mesures convenables. » Ainsi donc l’église condamne, l’état exécute ; l’index signale les livres, la police les proscrit. C’est comme au bon temps : les familiers désignaient les victimes, le pouvoir civil ne se réservait que le soin d’allumer le bûcher. Certes le clergé doit avoir le droit de condamner les écrits qu’il juge mauvais et celui de détourner les fidèles de les lire ; mais que l’état soit obligé par un traité de prêter main-forte à de semblables condamnations, c’est ce que notre temps aura peine à admettre. Pour y préparer les générations nouvelles, il faudrait leur mieux inculquer les maximes en vigueur à Rome. Il est vrai qu’on y travaille.

A entendre les Autrichiens, rien n’a été plus funeste à leur pays que cette domination absolue du clergé dans tout le domaine intellectuel, et quand on a visité l’Autriche, on est disposée croire qu’ils ont raison. Le despotisme du pouvoir civil, quoique toujours très défavorable à l’activité des esprits lorsqu’il dure, peut cependant se concilier pendant un certain temps avec le développement des sciences ; tant qu’on respecte l’autorité, un despote même se montre assez tolérant pour le reste. Avant 1848, la Prusse ne jouissait pas d’une très grande liberté ; néanmoins les recherches scientifiques, fût-ce en matière théologique et philosophique, n’étaient guère entravées. Les Russes sont loin d’être aussi libres que leurs bons amis les Américains ; il ne semble pas cependant que les livres de science soient plutôt proscrits à Saint-Pétersbourg qu’à New-York. Le despotisme de l’état peut être dur et lourd ; mais il est ordinairement peu clairvoyant et borné dans le cercle de son action. S’il lui arrive de frapper fort, il touche rarement juste, et presque jamais il n’atteint le but qu’il vise. Le plus souvent, il donne plus de puissance aux idées qu’il veut comprimer, parce que, n’atteignant pas l’homme dans l’intérieur de son âme, il ne brise pas, il trempe plutôt le ressort qui doit le renverser quand l’heure de la délivrance sonne. Le despotisme de l’église au contraire, doux, prévoyant, paterne, paternel même depuis qu’à son ordre les bûchers ne s’allument plus, énerve bien autrement les peuples, car il s’étend à tout, et peu à peu se rend maître de l’homme intérieur. Ce n’est pas aux actes seulement qu’il commande, c’est aux pensées, à l’esprit. Les recherches de la géologie et de l’anthropologie l’alarment autant que celles de l’histoire, ou de l’exégèse, et, quand le bras séculier lui obéit, il élève dans toutes les directions des obstacles au progrès peu visibles, mais infranchissables. Il ne brûle plus et frappe à peine ; il endort plutôt et engourdit. Plus est pesante la tyrannie civile, moins elle a chance de durer. Il en est autrement de la tyrannie ecclésiastique. S’est-elle appesantie lourdement sur un peuple, il faudra des siècles à celui-ci pour se relever, et il est des nations qui probablement n’en reviendront pas.


III

L’église a toujours soutenu que, de droit divin, c’était à elle qu’il appartenait de juger les clercs et les causes ecclésiastiques. Cette prétention, le concordat autrichien l’a pleinement reconnue. « Toutes les causes ecclésiastiques relevant uniquement du for de l’église, porte l’article 10, c’est le juge ecclésiastique qui doit en connaître. » Le clergé constitue ainsi un corps privilégié, supérieur aux lois de l’empire et ne relevant que de Rome. La souveraineté suprême est au pape. D’autre part, les prêtres sont privés de leurs droits de citoyen et livrés à l’arbitraire des évêques. « Les évêques, dit l’article 11, auront toute liberté d’infliger les peines portées par les saints canons ou d’autres qu’ils jugeront convenables aux clercs qui ne porteraient pas un costume clérical en rapport avec leurs fonctions, ou qui d’une manière quelconque seraient dignes de blâme, et de les enfermer dans des monastères ou dans d’autres lieux à ce destinés. L’auguste empereur, si besoin est, prêtera main-forte pour que les jugemens, des évêques contre- les prêtres oublieux de leurs devoirs reçoivent leur exécution. » Ainsi un vicaire de paroisse porte un costume ou émet une doctrine qui déplaît à l’évêque. Aucune loi civile dans aucun pays ne punit un fait semblable comme un délit. N’importe, si l’évêque condamne le prêtre à être enfermé dans un in pace[8], le pouvoir laïque est tenu de mettre cet arrêt à exécution. Il est de maxime universelle que tout délit doit être spécifié, et que la peine doit être arrêtée d’avance. Ici point. L’autorité épiscopale crée le délit postérieurement, et le frappe de la peine « qu’elle juge convenable. »

« Eu égard aux circonstances, » le pape permit que les causes civiles des clercs et les crimes et délits ordinaires commis par eux seraient déférés au juge civil ; mais, conformément aux décisions du concile de Trente, les évêques ne pouvaient être soumis à la même juridiction. On peut conclure de cet article que, si les circonstances étaient plus favorables, le clergé tout entier serait soustrait à l’action répressive des tribunaux laïques. C’est en effet ce que décide le concordat du 22 avril 1853 conclu avec la république de l’Équateur, et qui permet de saisir, mieux encore que le concordat autrichien, le régime dont le saint-siège poursuit partout la mise en pratique. D’après l’article 8, « seront déférées aux seuls tribunaux ecclésiastiques toutes les causes qui concernent les ecclésiastiques, soit pour leurs intérêts civils, soit pour des délits qui tombent sous le coup de la loi pénale. Le magistrat civil assurera l’exécution de tous les jugemens rendus par les ecclésiastiques, ainsi que l’infliction des peines édictées, par tous les moyens qui seront en son pouvoir. » Ici du moins le système est consacré dans son entier, sans les exceptions auxquelles l’église avait dû consentir en 1855, eu égard à certaines défiances de l’esprit joséphite, non encore complètement extirpé en Autriche.

Les dispositions du concordat autrichien sur l’immunité des évêques donnent lieu en ce moment à une difficulté grave. Aussitôt après l’adoption des nouvelles lois confessionnelles par le parlement cisleithanien, l’évêque de Linz, M. Rudigier, crut devoir publier une lettre en réponse à la circulaire du ministre de l’intérieur au sujet de l’agitation cléricale. Dans cette pièce, que le journal catholique le Volksfreund nommait un modèle de franchise apostolique, l’évêque, défenseur zélé des prérogatives de l’église, rappelle que l’empereur a promis d’exécuter le concordat, tandis que maintenant il sanctionne des lois qui sont en opposition formelle avec ce traité. Il ajoute que les lois civiles n’ont pas de force obligatoire, et qu’on n’est pas tenu d’y obéir quand elles sont contraires aux principes de la religion. Le prélat proclame ouvertement qu’il se verra forcé de combattre toute loi contraire aux dogmes de l’église, attendu qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Dans une circulaire du 23 juin 1868, il donne des instructions à son clergé, et s’exprime à peu près dans les mêmes termes. Malgré le ton séditieux de ces publications, et quoiqu’on pût y voir peut-être un appel à la révolte contre la loi, le gouvernement ne songea point à sévir. Seulement il y eut un moment où la justice dut intervenir. D’après les nouvelles lois confessionnelles, le clergé était obligé de délivrer à l’autorité civile les actes matrimoniaux dont il avait eu jusque-là le dépôt exclusif. Beaucoup d’ecclésiastiques, l’évêque de Linz entre autres, se refusèrent à obéir. Il fut condamné à l’amende ; mais il alla en appel, et invoqua l’immunité des évêques, consacrée par le concordat conformément au canon V de la session 24 du concile de Trente. On opposa à l’évêque que le pouvoir civil, se souvenant des cas si fréquens où le clergé excitait le peuple à la révolte, avait pris certaines mesures de précaution dans un article secret ainsi conçu : « Bien que sa majesté soit convaincue qu’aucun évêque ne prendra jamais part à des projets qui menaceraient la tranquillité publique, l’empereur est obligé de se réserver, pour le cas où, — ce que Dieu veuille empêcher ! — un évêque se rendrait coupable du crime de lèse-majesté ou de haute trahison, le droit de prendre, même avant de s’être entendu avec le saint-siège au sujet des poursuites judiciaires à intenter, les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité de l’empire, sans préjudice toutefois des dispositions de l’article 14. » Les journaux catholiques ont fait remarquer avec raison que cet article secret donnait seulement le droit de prendre des mesures de sécurité, non de mettre un évêque en jugement, que d’ailleurs il pouvait être invoqué seulement pour réprimer la haute trahison, non pour un délit correctionnel comme celui qui donnait lieu aux poursuites contre l’évêque de Linz, que, le concordat n’étant pas aboli, l’article 14 devait être respecté. Il faut l’avouer, si l’on s’en tient à la lettre, ce raisonnement est sans réplique. Malgré cela, le jugement du premier tribunal a été confirmé, et dans toutes les provinces de l’empire les évêques et les prêtres qui refusaient d’obéir à la loi ont été condamnés à de fortes amendes. Les juges ont estimé que dans l’Autriche régénérée ce sont les décisions du pouvoir législatif et non les canons du concile de Trente qui doivent être appliqués. Néanmoins l’obéissance aux nouvelles lois confessionnelles est encore loin d’être généralement obtenue.

L’une des grandes forces de l’église, c’est la fidélité ; à ses traditions. Jamais elle ne renonce à aucun de ses privilèges. Ceux dont elle a joui au moyen âge, elle les réclame encore au XIXe siècle, quelque étranges qu’ils puissent paraître. S’il en est un qui soit de nature à scandaliser notre époque, c’est sans contredit le droit d’asile, qui au moyen âge déjà soulevait de si vives réclamations. Le concordat autrichien n’en rétablit pas moins ce droit exorbitant « pour l’honneur de la maison de Dieu, qui est le roi des rois et le seigneur des seigneurs, » dit le texte. Soustraire des criminels à la justice paraît une singulière façon d’honorer Dieu. C’est pourtant une prérogative à laquelle le saint-siège tient beaucoup. Elle est garantie aussi par les autres concordats conclus après celui de 1855. Je trouve dans celui de la république de l’Equateur : « L’immunité des temples sera respectée ; néanmoins lorsque les exigences de la sécurité publique l’exigeront, le saint-siège consent que l’autorité ecclésiastique accorde au gouvernement, sur sa demande, l’autorisation de saisir ceux qui se seraient réfugiés dans des édifices consacrés. » Les termes de cet article font bien voir comment on entend à Rome la souveraineté des nations. Ce n’est pas elles qui doivent commander sur leur propre territoire : le vrai souverain, c’est le pape. C’est lui qui « consent » à ce que les magistrats arrêtent les criminels, bien entendu après en avoir obtenu l’autorisation du prêtre compétent. Le droit d’asile doit être encore en vigueur en Autriche, car le concordat n’a pas été aboli ; mais je doute qu’il en soit fréquemment fait usage.

Après l’école, c’est le mariage sur lequel l’église a toujours le plus tenu à exercer son empire. Par le mariage, source de la famille, elle s’empare de la société. Elle ne reconnaît plus aujourd’hui que l’union consacrée par le sacrement ; elle seule par conséquent décide qui peut se marier et à quelles conditions. Autrefois elle admettait comme valable, paraît-il, le contrat naturel, auquel venait s’ajouter ensuite la bénédiction nuptiale, qui est l’un des sept sacremens[9]. Le mariage civil n’est plus maintenant à ses yeux qu’un abominable concubinage ; matrimonim civile omnino abominandum, comme s’exprime Pie IX dans une lettre du 30 avril 1868. En France et dans les pays où les lois de la révolution sont depuis longtemps en vigueur, on considère le mariage civil comme une conquête définitive et comme le fondement nécessaire des sociétés modernes. On ne se doute pas que cette institution est en opposition avec les dogmes de l’église, et que celle-ci n’a cessé de la condamner comme une usurpation impie de ses droits inaliénables. Dans une lettre au roi Victor-Emmanuel, datée du 19 septembre 1852, Pie IX a clairement exposé la doctrine catholique sur cette matière. Il l’a parfaitement résumée aussi dans la protestation qu’il a adressée au conseil fédéral suisse, lors de l’introduction de la loi française sur le mariage dans le canton du Tessin. « L’élévation du mariage à la dignité de sacrement est un dogme de l’église catholique, dit le pape ; c’est donc à l’église seule qu’il appartient d’en régler la validité par les conditions qui doivent le précéder et l’accompagner. L’église enseigne en outre que le sacrement n’est pas une qualité accidentelle surajoutée au mariage. Il en est l’essence même, de sorte que ceux qui se marient sacramentellement contractent seuls une union valide et légitime, tandis que ceux qui rejettent le sacrement vivent dans le concubinage. Telle est la doctrine de l’église que tous les états catholiques doivent respecter et admettre comme base de leurs lois à cet égard. Une loi civile qui prétend déterminer les conditions nécessaires à la validité du mariage empiète sur le droit imprescriptible de l’église de régler tout ce qui appartient à l’administration des sacremens, et viole le dogme de la foi catholique d’après lequel toutes les causes matrimoniales appartiennent aux seuls juges ecclésiastiques. » Le raisonnement, il faut en convenir, paraît très serré, et les conséquences qui en découlent sont plus graves qu’on ne pourrait d’abord le supposer. S’il n’y a de mariage que par le sacrement, il en résulte que, pour se marier, c’est-à-dire pour recevoir le sacrement, il faut être en état de grâce et avoir reçu du prêtre l’absolution de ses péchés. Donc, sans l’agrément du prêtre, sans qu’on se courbe sous sa main, point d’union conjugale. Donc aussi pas de mariage pour tous les non-catholiques, protestans, philosophes, libres penseurs, quel que soit le nom qu’ils se donnent. Cela paraît exorbitant ; pourtant qui ne sait qu’en France, avant 89, il n’y avait pas d’état civil pour les protestans, pas plus qu’il n’y en a encore pour eux en Espagne ? Comment auraient-ils eu le droit de se marier, puisqu’ils n’avaient même pas celui d’exister ? Ainsi le veulent les saints canons, et tel est le régime qu’il faudra rétablir partout où l’on voudra mettre la législation civile en harmonie avec les principes orthodoxes.

L’application du droit canonique, même dans la mesure restreinte admise par le concordat de 1855, ne laissa pas de soulever en Autriche de sérieuses résistances. D’après l’article 10, « le juge ecclésiastique devait seul connaître des causes relatives au mariage conformément aux sacrés canons et surtout aux décrets du concile de Trente, parce que tout ce qui concerne la foi, les sacremens et les fonctions religieuses est de la compétence exclusive du tribunal ecclésiastique. » Cette disposition, qui sanctionnait toutes les prétentions du saint-siège, devait alarmer à la fois et les dissidens, nombreux dans certaines parties de l’empire, en Hongrie surtout, et les partisans de l’ancienne législation, qui maintenait l’indépendance du pouvoir civil. Par le célèbre édit de 1784, Joseph II, précédant la révolution française, avait posé le vrai fondement de la vie civile et des sociétés modernes en des termes d’une précision et d’une vigueur telles qu’on oserait à peine les employer maintenant. Ces termes font si grand honneur au gouvernement autrichien du XVIIIe siècle qu’il peut être utile de les reproduire dans les circonstances actuelles. « Le mariage considéré comme contrat civil, les droits et les liens civils qui en résultent, tenant leur existence et leur force entièrement et uniquement de la puissance civile, la connaissance et la décision des différends relatifs à ces objets et tout ce qui en dépend doit appartenir aux tribunaux civils exclusivement. Nous interdisons en conséquence à tout juge ecclésiastique, sous peine de nullité absolue, d’en prendre connaissance en aucune manière, qu’il s’agisse de la validité ou de la non-validité du mariage, de la légitimité ou de l’illégitimité des enfans, de promesses de mariage, de fiançailles ou de tel autre chef que ce puisse être ayant du rapport à ce contrat ou à ses effets. » On le voit, l’édit de Joseph II repoussait d’une façon aussi absolue que l’a fait depuis la législation française le dogme catholique qui, considérant le mariage comme une institution purement religieuse, le soumet à la juridiction exclusive du clergé. Sur ce point encore, le concordat restaura le moyen âge en donnant force de lois aux décisions des conciles. C’était pour les dissidens une source d’inquiétudes et de tourmens à cause des mariages mixtes. Quand deux dissidens se mariaient, leur union était prononcée par le ministre du culte auquel ils appartenaient ; mais comment faire quand l’un des deux conjoints était catholique et l’autre protestant ? Le traité de Westphalie avait décidé que le mariage se ferait devant le curé et devant le pasteur, et que les enfans du sexe masculin seraient de la religion du père, ceux du sexe féminin de la religion de la mère. Ces prescriptions étaient suivies dans la plus grande partie de l’Allemagne ; mais, depuis une trentaine d’années, le clergé catholique a décidé qu’il ne s’y soumettrait plus. Il refuse son concours, à moins que la partie dissidente ne s’engage à permettre que tous les enfans soient catholiques. Or, d’après le concordat, l’intervention du curé était indispensable du moment que l’un des deux conjoints était catholique. Il s’ensuivait que les protestans étaient obligés, dans tout mariage mixte, de subir les exigences de l’église catholique. C’était une atteinte grave à la liberté de conscience, et cette disposition devenait fréquemment la cause des plus pénibles déchiremens au sein des familles.

La question des mariages mixtes a souvent été en Allemagne l’occasion des luttes les plus violentes entre l’état, qui défend les droits des dissidens, et l’église, qui prétend imposer l’intolérante rigueur de son dogme. Celle-ci comprend bien tout le parti qu’elle peut tirer de ses sévérités. Elle y trouve un moyen de propagande lent, mais infaillible. Si les enfans issus d’un mariage mixte sont tous catholiques, l’hérésie perd sans cesse du terrain, et à la longue elle s’éteint faute de représentans. Le pasteur protestant accorde en tout cas sa bénédiction ; le curé catholique au contraire la refuse, si on ne souscrit pas à ses conditions. Ce dernier l’emporte d’ordinaire, parce que, en consentant à ce qu’il veut, les deux parties obtiennent la bénédiction religieuse, tandis qu’en lui résistant le conjoint catholique doit s’en passer. Dans des conflits avec l’autorité ecclésiastique, si l’on veut absolument arriver à un accord, c’est toujours l’église qui l’emporte. Le plus intolérant finit par triompher de celui qui l’est moins, parce que le premier invoque ses dogmes inflexibles, tandis que le second ne parle que de justice et de convenance.


IV

L’une des questions les plus graves et les plus difficiles que présentent les rapports de l’église et de l’état est celle de la propriété ecclésiastique. Peut-on, doit-on reconnaître à l’église ou aux églises le droit de posséder ? Sur ce point, la doctrine catholique est formelle. L’église a reçu de Dieu même le droit de posséder. C’est un droit divin que nul ne peut méconnaître. Quiconque l’attaque ou le nie tombe sous l’anathème prononcé par les conciles, et récemment encore parle vingt-sixième article du Syllabus. L’état, en mettant une limite aux acquisitions de l’église, excède sa compétence, et cette défense est nulle comme attentatoire aux volontés de Dieu. La propriété ecclésiastique est la plus légitime de toutes, car c’est la seule qui trouve sa sanction dans l’Écriture sainte et dans la volonté de Dieu même. Faut-il faire remarquer que la doctrine orthodoxe est en opposition absolue avec les principes juridiques aujourd’hui généralement admis ? D’après ces principes, le droit naturel de posséder ne revient qu’à l’individu. Une corporation est un être fictif, une personne civile, que la loi soutient de son autorité et peut par conséquent anéantir. Les individus composant les églises, fidèles ou prêtres, peuvent posséder à titre personnel ; mais les églises n’ont point par elles-mêmes d’existence légale. Si elles existent comme corporations, c’est uniquement parce que l’état leur en a conféré le privilège, et par conséquent il peut en tracer les limites ou même y mettre un terme. Le pape prétend qu’il tient de Dieu même la propriété du sol ; mais si d’autres ministres du culte élevaient la même prétention en se fondant sur le Koran ou sur le Zendavesta, quel moyen l’état aurait-il de trancher le différend ?

Ce ne sont point les principes modernes que le concordat autrichien a reconnus, c’est la doctrine canonique qu’il a sanctionnée. « L’église jouira de son droit d’acquérir librement de nouveaux biens à tout titre légitime ; la propriété de ce qu’elle possède en ce moment ou qu’elle acquerra par la suite lui sera solennellement assurée d’une manière inviolable. » On a eu soin de mettre « son droit » afin de bien marquer que ce droit ne lui est pas concédé par l’état, qu’il existe antérieurement, absolument. Pour accroître plus rapidement le patrimoine ecclésiastique, tous les prêtres auront la faculté de disposer de leurs biens, conformément aux a saintes lois de l’église. » Les évêques pourront aussi introduire et établir dans leurs diocèses des ordres religieux et des congrégations des deux sexes, conformément aux sacrés canons. Rien n’est plus logique. Si l’église en effet existe de droit divin et si elle n’est pas soumise à la juridiction civile, on ne voit pas où l’état puiserait le droit d’interdire l’existence des corporations religieuses.

Ce n’est pas tout encore. Quand on parle du rétablissement de la dîme, il semble qu’on veuille évoquer un souvenir du moyen âge. Il faudrait pourtant se rappeler que pour l’église le passé est le présent, et que contre elle la prescription ne court pas. Selon le concile de Trente, le paiement des dîmes est dû à Dieu, décimarum solutio débita Deo, et quiconque les refuse ou les envahit est frappe d’anathème. Contre la société laïque, la revendication est éternelle, œterna auctoritas. Aussi les dîmes ne sont-elles pas oubliées dans le concordat autrichien. Elles continueront à être perçues partout où elles n’ont pas été abolies. Là où elles l’ont été, « le pape permet qu’à titre de compensation le gouvernement impérial assigne des domaines ou des rentes sur l’état. » Ainsi donc le droit de percevoir les dîmes est maintenu dans son entier, et si l’église n’en réclame point partout, comme en Autriche, le rétablissement ou l’équivalent, c’est par égard pour la difficulté des circonstances. » Si donc les circonstances devenaient plus favorables, si les peuples, revenus de leurs erreurs, reconnaissaient l’autorité de l’église, la dîme serait rétablie, et les ecclésiastiques exemptés de l’impôt, conformément aux lois canoniques.

Sommes-nous enfin arrivés au terme des dispositions destinées à anéantir l’œuvre de Joseph II et l’indépendance du pouvoir civil ? Non : il reste un dernier article à citer. Quoiqu’on ait tout livré à la discrétion de l’épiscopat, le mariage, l’instruction, l’imprimerie, la propriété, il eût pu se faire que quelques manifestations de la vie individuelle eût échappé à la domination sacerdotale. Un article général y a pourvu. « Tout ce qui a rapport aux personnes ou aux intérêts ecclésiastiques et qui n’est pas déjà réglé précédemment sera dirigé selon l’enseignement de l’église et les décisions du saint-siège. » On comprend que la généralité de ces termes ait effrayé les Autrichiens. Quel est l’acte qui ne touche pas aux intérêts de l’église et auquel on ne puisse appliquer les arrêts des papes et des conciles ? N’ont-ils pas déclaré que l’état doit être soumis à l’église, comme le corps est à l’âme ? La fameuse constitution Unam sanctam ne décide-t-elle pas que les successeurs de saint Pierre disposent à la fois du glaive spirituel et du glaive temporel ? Les théologiens n’enseignent-ils pas partout, en France et en Allemagne comme en Autriche, que la vraie souveraineté appartient à l’église, parce que seule elle connaît la vérité, qui est l’unique source d’un pouvoir légitime ? Ce sont là, dira-t-on, des chimères empruntées aux temps passés, et dont il n’y a plus lieu de s’occuper au XIXe siècle. On oublie qu’aucune de ces prétentions, qui paraissent si surannées, n’a été abandonnée par ce corps puissant à qui appartient le gouvernement des consciences, et que toutes ont été explicitement ou implicitement consacrées par le concordat qui est encore en vigueur en Autriche aujourd’hui.

Cet important document nous permet de voir quel serait le sort des nations qui, renonçant à lutter contre l’influence sacerdotale, accepteraient des mains du saint-siège l’organisation que Rome déclare être conforme aux saints canons. D’abord l’état serait soumis au contrôle du pape, qui annulerait toute loi contraire à ce qu’il appelle les droits de l’église. C’est un pouvoir qu’il exerce chaque fois que l’intérêt ecclésiastique semble menacé. Parlant de lois votées en Espagne, en Italie, en Suisse, au Mexique, le pape a toujours dit : « Nous condamnons, réprouvons et déclarons absolument nuls et de nul effet tous les actes que le pouvoir civil a faits avec un si grand mépris de l’autorité apostolique. » C’est donc le pape qui décide quelles sont les lois qui seront exécutées et celles qui ne le seront pas. L’église est reconnue propriétaire de droit divin. Rien ne s’oppose plus à l’extension indéfinie de la mainmorte, que, même sous l’ancien régime, des souverains comme Philippe II et Marie-Thérèse voulaient contenir dans certaines limites. Grâce au concordat, recevant toujours et ne rendant jamais, elle envahirait peu à peu tout le territoire. La plus grande partie de la richesse passerait aux mains de congrégations qui ont fait vœu de pauvreté. La crainte du purgatoire et le testament sont une source intarissable de libéralités pieuses, car qui ne donnerait volontiers une partie au moins de ce que la mort va lui ravir en échange d’une éternité bienheureuse, récompense assurée des bienfaiteurs de l’église ? Les corporations religieuses ayant obtenu la personnification civile et la liberté d’acquérir, il est inévitable qu’elles finissent par tout posséder. Un être qui ne meurt jamais doit infailliblement hériter à la fin de tout ce que possèdent des familles qui passent et s’éteignent. Devenue ainsi propriétaire unique de tous les biens, l’église dirigerait à la fois les intérêts temporels et spirituels des populations. La vie économique serait soumise à la même autorité que la vie religieuse. Dans les champs, dans l’atelier, l’homme obéirait au même maître que dans le temple. L’unité de commandement serait rétablie[10]. Les libertés modernes seraient nécessairement proscrites. Comme le disait récemment une publication en tout approuvée par le Vatican, la Civittà cattolica, ces libertés sont une peste et un délire : or comment pourrait-il être licite d’introduire la peste dans un pays ? La liberté des cultes surtout est contraire et aux divins enseignemens et à l’intérêt de l’état, et les princes sont tenus de la repousser par tous les moyens dont ils peuvent disposer. Force de loi serait donc donnée à l’Index, et tous les ouvrages condamnés, y compris Bossuet, livrés aux flammes. L’enseignement tout entier serait aux mains du clergé. Les jésuites élèveraient les enfans des riches, les curés ceux du peuple. Rien dans aucune science ne pourrait être dit qui fût considéré par l’autorité ecclésiastique comme contraire à ce qu’elle juge vrai. Ainsi qu’autrefois, les dissidens n’auraient de choix qu’entre l’abjuration et l’exil, car les évêques s’engagent par serment à les poursuivre, et, étant les maîtres absolus, ils seraient tenus de remplir leur promesse. Le mariage, les testamens, tous les actes de la vie civile, seraient réglés par le prêtre. Enfin l’absolutisme remplacerait le régime parlementaire, incompatible avec la mise en pratique des lois canoniques. Est-ce un tableau de fantaisie que nous venons de tracer ? Non, c’est celui d’un état organisé selon l’esprit du concordat autrichien, et telle était la condition qui allait être faite à l’Autriche sans les événemens qui, au prix de pénibles échecs sur les champs de bataille, lui ont valu du moins l’émancipation dans sa vie civile et politique.

Quand on considère que voilà le régime que le saint-siège voudrait imposer à tous les peuples, parce qu’il est seul conforme aux dogmes catholiques, on cesse de s’étonner de la résistance, de l’hostilité que l’église rencontre partout, et on est moins disposé à y voir, avec le père Félix, un fait surnaturel. Il se peut que certains esprits et certains peuples soient faits pour vivre sous la main du sacerdoce. Plus j’étudie les faits contemporains, plus je me sens porté à admettre qu’il est des nations qui ont été si complètement pliées à ce joug, que tenter de les en délivrer, c’est hâter leur décadence. Soumises au clergé, elles restaient stationnaires ; révoltées, elles déclinent, car, à peine affranchies, elles tombent dans une anarchie irrémédiable. Néanmoins les sociétés actuelles n’accepteront pas volontairement une domination que le moyen âge supportait à peine, et elles maudiront ceux qui les contraindront à s’y soumettre. L’église prétend leur ravir ces libertés d’où sort la civilisation moderne ; est-il singulier qu’ils s’élèvent contre l’église ? M. A. de Broglie croit que l’antagonisme entre le catholicisme et la société actuelle a pour seule cause le caractère abstrait et philosophique que la France, par l’organe de ses divers législateurs depuis 1789, a toujours affecté de donner aux principes politiques qu’elle adopte. Je rencontre cette hostilité bien autrement violente en Autriche qu’en France, et cependant l’Autriche, loin d’accepter les principes de la révolution française, n’a cessé de les combattre. Depuis la réaction contre Joseph II et surtout depuis le concordat de 1855, ce sont au contraire les principes de l’église qu’elle a adoptés et mis en vigueur. Ce ne sont donc point les maximes absolues de 1789 qui sont ici la cause du mal. Ne faut-il pas plutôt admettre que la raison de ce regrettable antagonisme est qu’aucun des peuples autrichiens, ni les Allemands, ni les Hongrois, ni les Slaves, ni les Italiens, ni les Valaques, aucun, sauf les Tyroliens peut-être, ne veut subir plus longtemps la domination d’une autorité ecclésiastique qui prétend proscrire la liberté des cultes, de l’enseignement, de la presse, de la parole, pour rétablir l’inquisition et l’index ? En France, ce régime n’alarme personne, parce que l’on a cessé, à tort peut-être, d’en craindre le retour ; mais en Autriche il constituait l’ordre légal fondé sur un contrat conclu avec le saint-siège. Il ne faut donc pas chercher plus loin d’où sort ce cri qui n’a cessé de retentir en Autriche depuis 1866 : « à bas le concordat ! » Quand Voltaire, lui aussi, répétait à bas l’infâme ! ce n’est point à la religion du Christ qu’il en voulait, car à celle-ci il a presque toujours rendu justice. Ce qu’il visait à détruire, c’était l’institution oppressive et intolérante élevée par les papes et les conciles. S’il a prêté à l’opposition anti-catholique l’arme mortelle de sa mordante ironie, c’est que ce vieillard, à qui l’anniversaire du 22 août arrachait des larmes, voyait toujours le sang de la Saint-Barthélémy sur la robe blanche du lévite.

Naguère en Autriche, l’opinion, invoquant les traditions de Joseph II, n’attaquait d’abord que le concordat ; mais quand le clergé, obéissant au mot d’ordre venu de Rome, s’est mis à défendre par tous les moyens cette œuvre de tyrannie cléricale, on s’est retourné contre lui, et les coups portent déjà sur le dogme catholique lui-même. Le différend s’aggrave, la lutte devient chaque jour plus vive. J’essaierai d’en faire connaître les mobiles et l’es péripéties, je me garderai toutefois d’en prédire l’issue. Le gouvernement actuel a pour lui l’esprit moderne et la sympathie de tous les amis de la liberté ; mais la puissance de l’église, pour le mal comme pour le bien, est très grande, surtout dans un état profondément ébranlé et en voie de transformation. Si l’église devait remporter dans ce regrettable conflit, comme son triomphe deviendrait la cause presqu’infaillible de la chute de l’empire autrichien, je ne crois pas qu’une semblable victoire pût augmenter son prestige ou accroître son influence. On n’a pas oublié que ces résistances du clergé ont fait avorter les réformes de Joseph II et celles de la révolution française. Les ministres actuels, qui ont porté la main au concordat sans avoir toutefois osé l’abolir, succomberont peut-être à leur tour. Seulement ces échecs sans cesse répétés ne tueront pas l’esprit moderne, et ils n’auront qu’un résultat : ils rendront l’antagonisme entre cet esprit et l’église plus âpre, plus irréconciliable et plus funeste pour tous.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Il ne faut pas que le résultat des récentes élections en Hongrie induise en erreur sur ce point. L’hostilité contre les Autrichiens, contre les Slaves, a beaucoup diminué. C’est seulement l’opposition contre l’Ausgleich, c’est-à-dire contre la forme actuelle du dualisme, qui s’est fortifiée. J’avais indiqué ce danger dans une précédente étude (voyez l’Autriche et sa constitution nouvelle, 1er avril 1868). Le défaut grave de la constitution nouvelle de l’empire-royaume, c’est qu’elle est menacée du moment que le parti de l’opposition triomphe. Or toute organisation politique qui ne peut fonctionner que si le parti conservateur reste au pouvoir est une organisation vicieuse. Établie en France ou en Hongrie, elle doit conduire a une révision ou à une révolution.
  2. Voyez, dans le numéro du 1er février dernier, le Christianisme et la société française, par M. Albert de Broglie.
  3. Voici un fait particulier qui montre comment cette impression si générale avait pu naître. En 1867, me rendant à Vienne, je voyageai avec un Suisse, grand partisan de l’Autriche, qui rejetait toute la faute des récentes défaites sur l’incapacité de Benedek. C’est en vain que je parlai de causes plus profondes, il n’en voulut admettre aucune. Quelques jours plus tard, je le rencontrai de nouveau : nous assistions à la grande procession de la Fête-Dieu. C’est la cérémonie la plus intéressante qu’on puisse voir à Vienne. Des soldats de toutes armes font la haie dans les rues que la procession doit suivre. En tête marchent les députations des confréries pieuses, bannière déployée, les moines des différens ordres, les séminaristes, les chanoines, les prêtres des paroisses, en costume magnifique. Derrière eux s’avance, sous un dais tout doré, l’archevêque revêtu de ses habits sacerdotaux, étincelans d’or et de pierreries. Enfin viennent à sa suite l’empereur, les ministres, les généraux, les grands dignitaires, tous en uniforme, à pied, nu-tête et le cierge à la main. Des fleurs jonchent le pavé, et, écrasées sous les pieds, embaument l’air ; l’odeur de l’encens s’y mêle ; du haut de la flèche aérienne de Saint-Étienne, les cloches lancent leurs volées joyeuses. Le soleil fait tout étinceler ; le spectacle est magique. C’est l’évocation du XIIe siècle. L’évêque précède le tout-puissant empereur. Le successeur de césar suit humblement le successeur des apôtres. Tant que la cérémonie dure, la vie moderne est condamnée à l’immobilité. Toute circulation dans les rues est suspendue par la haie des soldats qui les coupent. Les intérêts de la terre sont sacrifiés à ceux du ciel. Le Suisse n’en revenait.pas. Il se pencha vers moi et me dit à l’oreille ; « Vous aviez raison, ; maintenant je m’explique Sadowa. »
  4. Il est plus facile de reconnaître les vues de Joseph II dans sa correspondance que dans ses ordonnances. Celles-ci sont innombrables, et témoignent de sa fiévreuse activité. De janvier 1781 à novembre 1783 seulement, on compte deux cent soixante-onze édits. Voici quelques fragmens de lettres où l’esprit de l’impérial utopiste se revête tout entier. « Dans un royaume gouverné conformément à mes principes, écrit-il à l’évêque de Salzbourg en 1782, les préjugés, le fanatisme, l’esclavage de l’esprit, doivent disparaître, et chacun de mes sujets doit être remis en possession de ses droits naturels. Le monachisme a régné en maître dans toute l’Autriche ; les couvens sont devenus innombrables. J’ai une rude tâche à accomplir. Il faut que je diminue cette armée de moines, et que de ces fakirs je fasse des hommes. Aujourd’hui le peuple tombe à genoux devant leur tonsure, et ils ont su conquérir sur le cœur des gens simples une autorité sans égale. » Plus tard il écrit au cardinal Hrzan, son envoyé à Rome : « J’ai pris en dégoût les saducéens et les superstitions, et je veux en affranchir mon peuple. Les moines sont la cause de la décadence de l’esprit humain. Jamais prêtre ne consentira à ce que l’état le confine dans son véritable domaine, qui est l’Évangile, et empêche les lévites de conserver le monopole de l’enseignement. Les principes du monachisme sont en contradiction avec les lumières de la raison ; ils conduisent directement à l’adoration des idoles. Je ferai en sorte qu’il se retrouve encore des chrétiens. Si je puis accomplir mon dessein, mes peuples apprendront à connaître leurs devoirs envers Dieu, la patrie et l’humanité. Nos descendans me béniront de les avoir affranchis du joug écrasant de Rome, d’avoir fait rentrer, le prêtre dans les bornes de ses devoirs de façon à ce qu’il puisse consacrer son existence ici-bas à la patrie et son âme immortelle à Dieu. » Voilà l’esprit du XVIIIe siècle, avide de réformes, mais modéré cependant par la tradition : ainsi aurait parlé Montesquieu. Certes comme Frédéric II, Joseph II s’était nourri de Voltaire ; mais, mieux inspiré, il ne lui empruntait que l’amour de l’humanité et des lumières, la haine de l’intolérance, de la superstition et de l’injustice, rejetant la légèreté, l’impiété et le cynisme.
  5. Dans un livre intitulé la Philosophie du Credo, le père Gratry écrit ce qui suit : « La société laïque est responsable des bûchers ; quant à l’église, elle a toujours maintenu son horreur du sang. L’église catholique est le corps le plus tolérant qui ait jamais existé (p. 183). » Il est vraiment étrange que le père Gratry ait pu oublier si complètement la doctrine canonique que Bossuet résume dans les termes suivans : « Je déclare que je suis et que j’ai toujours été du sentiment : premièrement, que les princes peuvent contraindre par des lois pénales tous les hérétiques à se conformer à la profession et aux pratiques de l’église catholique ; deuxièmement, que cette doctrine doit passer pour constante dans l’église, qui non-seulement a suivi, mais encore demandé de semblables ordonnances aux princes ; ces maximes sont constantes et incontestables parmi les catholiques. » Comme le père Gratry demande qu’on n’affirme pas sans preuves, le lecteur voudra bien m’excuser de citer celles que l’évêque de Montauban a réunies à l’appui de ces maximes dont il voulait convaincre Bossuet. Après avoir invoqué l’autorité de saint Augustin, l’évêque ajoute : « L’effet des déclarations des empereurs et des rigueurs salutaires dont la charité était le principe fût si grand que presque toute l’Afrique fut convertie ; quelques restes de donatistes obstinés échappèrent seulement au zèle des princes et des prélats. Saint Léon, dans sa LXXXVe lettre à l’empereur, lui adresse ces telles paroles : « Grand prince, vous devez punir les sectateurs de Nestorius. » Saint Grégoire, pape, dans sa lettre à Patrice, exarque d’Afrique, l’exhorte à employer à la destruction de l’hérésie le pouvoir que Dieu lui a confié, et dans celle qu’il écrit au roi d’Angleterre, il le loue d’avoir procuré le progrès de la religion par les instructions, par la terreur, par ses bienfaits et par ses exemples. Saint Bernard, qui a été le plus doux et le moins sévère des pères de l’église, dans le 66e sermon, sur le Cantique des cantiques, conclut qu’il vaut mieux punir les hérétiques par le glaive de la puissance temporelle que de souffrir qu’ils persistent dans leurs erreurs. C’est sur ces principes, établis par une tradition constante de l’église, que les empereurs chrétiens ont toujours donné des lois très sévères contre les hérétiques pour les obliger à se réunir à l’église catholique. On ne voit point que l’église se soit jamais plainte de la sévérité de ces lois ; au contraire, nous avons prouvé qu’elles avaient été la plupart approuvées, demandées et sollicitées par les conciles. » Et l’évêque cite à l’appui de ce qu’il dit les pères, les papes et. les conciles, dont plusieurs œcuméniques : saint Augustin (epist. XCIII ad Vinc.), saint Isidore, saint Grégoire le Grand, saint Thomas, saint Bernard, toutes les décrétâtes sur la matière, les conciles de Carthage de 404 et 405, le concile de Milèves de 416, canon XXV, les conciles de Tolède de 633 et 693, le 3e concile de Latran, canon XXVII, le 4e concile de Latran, canon III, et les conciles de Paris, de Toulouse et de Béziers, tenus au XIIIe siècle. L’extermination des hérétiques par le glaive est donc une tradition constante et universelle, un dogme. Cela étant, comment le père Gratry a-t-il pu attribuer à l’église une tolérance qu’elle a toujours condamnée, anathématisée ?
  6. Dans un concordat conclu en 1863 avec la république de l’Equateur, l’article 1er contient les mêmes stipulations que l’article 1er du concordat autrichien. Les termes dont on s’est servi sont les mémos aussi, seulement on a énoncé la conséquence du principe. Après qu’il a été dit « que la religion catholique sera conservée à perpétuité avec tous les droits et toutes les prérogatives dont elle doit jouir d’après l’ordre établi de Dieu et d’après les lois canoniques, » il est ajouté : « En conséquence, on ne pourra jamais permettre dans la république l’exercice d’aucun culte, ni l’existence d’aucune société qui auraient été condamnés par l’église. » Ce mot « en conséquence » éprouve bien que les droits de l’église signifient l’interdiction des cultes dissidens. Est-ce là ce que M. l’abbé Gratry appelle de la tolérance ? Il est vrai que chacun n’attache pas aux mots le même sens. Ainsi l’évêque qui citait à Bossuet l’exemple des hérétiques d’Afrique, tous exterminés par le glaive orthodoxe, appelait cela une œuvre de charité. Il ne s’agit que de s’entendre.
  7. Voici le texte officiel allemand : Der ganse Unterricht der katholischen Jugend wird in allen, sowohl öffentlichen als nicht öffentlichen, Schulen der Lehre der katholischen Religion angremessen sein.
  8. Voici, entre antres, un fait qui prouve qu’on peut sans exagération parler d’in pace. À Prague, un moine de l’ordre de Saint-Jean-Baptiste, nommé Borczenski, peu édifié des scènes auxquelles il avait assisté depuis dix-sept ans, s’enfuit du couvent en 1855, passa en Prusse et s’y fit protestant. Étant rentré en Autriche quelque temps après, il fut arrêté en Moravie et livré à l’autorité ecclésiastique, qui l’enferma dans un cachot infect, à côté d’un autre moine accusé d’hérésie et nommé Zazule. Privés de livres, presque de nourriture, ils furent soumis aux plus durs traitemens, par charité sans doute et afin de les retirer de la voie de perdition où ils s’étaient engagés.
  9. Cette question a été parfaitement élucidée au point de vue des principes gallicans, par M. F. Huet, dans une étude sur le concordat de 1855. Voyez les Essais sur la réforme catholique. Le gallicanisme était une ingénieuse tentative pour mettre le catholicisme en harmonie avec la liberté des peuples et l’indépendance du pouvoir civil ; mais cette nuance, proscrite déjà, sera probablement déclarée hérétique par le futur concile.
  10. Dans une brochure intitulée OEsterreich unter dem Concordat (l’Autriche sous le concordat), un officier des troupes saxonnes, en garnison aux environs de Vienne après Sadowa, raconte d’une manière très intéressante l’impression que lui fait le pays pour lequel il vient de combattre. Tout le remplit de surprise : l’ignorance des habitans, leur soumission au clergé, les pèlerinages, la dévotion aux reliques, les persécutions auxquelles donnent lieu les mariages mixtes, l’absence d’activité intellectuelle, l’indifférence générale. Quel contraste avec mon petit pays de Saxe ! s’écrie-t-il. Un jour, il voit passer un prélat ; tous les gens du village se précipitent à genoux et baisent sa main. L’officier saxon salue, mais ne se jette pas à terre ; le prélat indigné remonte dans sa voiture. Le dimanche suivant, le curé explique à ses paroissiens que l’Autriche a été vaincue parce qu’elle s’est alliée à des hérétiques. J’ai pu juger par moi-même combien cet esprit d’intolérance était poussé loin. A Prague, j’étais entré dans l’église des jésuites ; une foule immense s’avançait, en colonnes serrées, vers l’autel pour baiser un reliquaire. La cérémonie ne m’étonnait pas, elle s’accomplit chaque jour dans mon pays ; mais j’étudiais avec attention le type des fidèles pour tâcher d’y démêler les caractères du sang tchèque. Quoique rien dans mon attitude ne pût le choquer, le père officiant me regarda avec fureur, puis s’élança vers moi en me disant : « Ceci n’est pas une comédie. » La foule partageait l’indignation de son pasteur, et c’est ainsi que se commettent parfois de regrettables attentats. J’appris en sortant que c’était la fête de saint Ignace, et que la relique qu’on baisait était un morceau du tibia de ce saint.