PREMIÈRE PARTIE

Vingt-trois ans après.

UN BAL CHEZ MADAME D’AUCHERON

I

— On sonne, Adèle, allez donc ouvrir.

— J’y cours, monsieur.

Et la vieille servante qui répondait au nom d’Adèle, s’avança vers la porte, de ce pas tranquille et traînard d’une personne qui est toujours sûre d’arriver assez tôt. Elle revint moins vite encore, les yeux fixés avec étonnement sur une grande lettre carrée. Elle pensait :

— Il doit y en avoir long. Il a besoin du savoir lire, le professeur…

— Voici, monsieur, dit-elle, en tendant à son maître le large pli cacheté.

— Diable ! fit celui-ci, une écriture de femme.

Et il lut à demi-voix :


Monsieur Antoine Duplessis,

Instituteur.

Il déchira le bout de l’enveloppe.

— Une carte ! de l’imprimé, s’il vous plaît ! J’aime bien cela : ça se lit vite.

Voyons, que dit-elle cette carte majestueuse ?

Monsieur, madame et mademoiselle D’Aucheron prient monsieur et madame Duplessis de les honorer de leur présence, vendredi soir, le 11 janvier, à 9 heures. R. S. P.

On dansera.

— On dansera ! on dansera ! murmura le vieux professeur : « Bien danse pour qui la fortune chante… » Mais « Tout le monde ne s’accommode pas d’une même chaussure. » N’importe, continua-t-il, « On ne doit juger d’homme, ni de vin, sans les éprouver soir et matin. »

Et comme je n’ai éprouvé monsieur D’Aucheron, ni le soir ni le matin, je ne saurais le juger.

Tout de même cette invitation me semble assez drôle, assez surprenante. « Il doit y avoir anguille sous roche. » « On a souvent besoin de plus petit que soi. » Si j’allais être utile à M. D’Aucheron, ou, plutôt, si monsieur D’Aucheron allait m’être utile. Car le plus petit de nous deux n’est peut-être pas celui qu’on pense… Irons-nous à cette soirée ? Il est un peu tard : Nous côtoyons la soixantaine… Vendredi, le onze, c’est demain, et demain j’ai des pauvres à visiter. Passer du taudis au palais la transition n’est guère naturelle. Il n’y a pas de malheureux, cependant, que ceux qui habitent des cabanes où le vent et la neige s’engouffrent. J’ai vu couler des larmes dans la demeure de l’opulence. La douleur habite un peu partout, et le bonheur vient souvent de sortir quand on frappe à sa porte…

Si je parlais de mes pauvres à madame D’Aucheron ? Si je lui demandais de prendre sous sa haute protection cette bonne vieille femme que la Saint-Vincent de Paul nourrit et loge depuis quelques mois ?… Une vieille qui ne veut plus porter d’autre nom que celui de la Sainte Vierge. La mère Marie !

Un bal, cela peut avoir du bon. C’est un bal ; la carte ne le dit pas mais toute la ville le sait. On veut fiancer mademoiselle D’Aucheron… Pauvre enfant !….

Pourquoi choisir le vendredi, par exemple ? Pour braver la superstition, je suppose… « Tel rit vendredi, dimanche pleurera. » Monsieur D’Aucheron ne veut-il pas se faire élire député pour un comté quelconque ? Il ne serait pas difficile sur le choix… Il arrivera car il a du toupet et il donne des bals. Mais « Mesure la profondeur de l’eau avant de t’y plonger. » Les grands de notre petit monde vont se pavaner dans ses salons. Si quelques uns de nos ministres s’y trouvent je les aborde. Il faut qu’ils me promettent de donner à nos institutions de charité une subvention plus généreuse. « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. » Ce sera de l’argent bien placé. Et personne au monde n’est plus reconnaissant que le bon Dieu. Il peut empêcher une crise ministérielle en inspirant l’esprit de soumission aux brebis rétives, et retenir au pouvoir pendant tout un parlement, au grand ébahissement du public qui n’y voit goutte, un ministère politiquement condamné. J’irai au bal, oui, j’irai… Pourtant, je n’irai pas, non, je n’irai pas.

Tout en monologuant le brave instituteur marchait, les mains derrière le dos, dans la petite pièce qui lui servait de salle d’étude. Sa femme l’entendait bien mais s’inquiétait peu, vu qu’il avait l’habitude de se parler ainsi à lui-même. Pourtant, quand il répéta d’un ton ferme : J’irai, oui, j’irai !… Je n’irai pas !… non, je n’irai pas !… elle ne put résister à la curiosité, entr’ouvrit la porte et lui demanda où donc il se proposait d’aller et de ne pas aller. Tu me fais songer, ajouta-t-elle en riant, à…… Elle n’eut pas le temps de finir.

— Au bal, ma chère, c’est au bal que nous allons demain soir. Tiens, vois.

Il lui mit sous les yeux la carte d’invitation.

— Les D’Aucheron sont bien aimables, reprit madame Duplessis, mais je ne vais pas à leurs soirées

Attention, femme, « Il vaut mieux tomber de cheval que de la langue. »

— Je ne vais pas à leurs soirées, de même que je ne vais pas aux soirées des autres. Je ne vais jamais dans le monde, tu le sais bien.

— Moi non plus, ma femme, mais il pourrait se faire que j’irais demain. Les élections approchent et il y aura de la politique dans les entr’actes. J’ai des intérêts à sauvegarder. J’irais chez le diable si j’étais sûr d’y trouver le bon Dieu.

— Comme je n’ai que mon repos à sauvegarder, moi, continua madame Duplessis, je te laisserai sortir seul. Au reste, quel éclat apporterais-je à ce bal ? Personne ne tient à m’y voir ; pas même monsieur ni madame D’Aucheron qui me prient de les honorer de ma présence.

— Ma femme, vous avez un grain de malice aujourd’hui ; remettons la partie à demain. Cependant je croyais que vous portiez intérêt à mademoiselle D’Aucheron et que vous seriez contente de saisir cette occasion de la voir.

— C’est une colombe dans un nid de merles.

— N’achève pas ! n’achève pas ! nous irons peut-être chanter dans ce nid de merles, demain soir.

— On sonne, Adèle, allez ouvrir, cria de nouveau le professeur.

J’y cours, Monsieur, répondit encore l’obéissante fille, qui courait toujours et n’en allait jamais plus vite pour cela.

— Encore une lettre ! fit-elle, en revenant du même pas lentement empressé, mais une lettre d’une grandeur raisonnable, cette fois.

Duplessis prit la lettre des mains de la servante :

— Toujours une écriture de femme, dit-il ; des pattes de mouche. Tiens ! ce n’est pas pour moi.

À Madame,

Madame Antoine Duplessis,
rue D’Aiguillon,
Québec.

— Pour moi ? exclama Madame Duplessis, un peu surprise. Elle ouvrit la lettre et lut :

Ma chère Madame Duplessis,

— Un jour, nous sortions toutes deux d’une maison pauvre où gémissaient des orphelins qui vous appelaient leur mère, vous m’avez montré un jeune homme qui rentrait dans une église et vous m’avez dit : S’il y en avait plus comme celui-là le bonheur du ménage serait moins problématique. Suivons-le ? vous demandai-je étourdiment ; et nous allâmes nous agenouiller auprès de lui, devant l’autel. Nos regards se rencontrèrent et je ne sais quelle émotion j’éprouvai. Nous sortîmes, il priait encore. Je sentais toujours le rayon de son œil mélancolique qui cherchait mon cœur. Nous nous revîmes, vous le savez.

Nous nous aimions déjà. C’est à vous que nous devons notre bonheur. Il sera ici, demain soir, lui, mais il y en aura un autre, un autre choisi par mes parents. Notre paix est menacée. Vous êtes de bons conseils, aidez-moi. Venez à notre soirée pour m’empêcher de faire des coups de tête… ou de cœur.

Léontine D’Aucheron.

L’Instituteur ajouta :

— Cela veut dire, premièrement, que tu protéges les amoureux ; deuxièmement, qu’on aura besoin de toi, demain soir ; troisièmement, que nous irons tous deux au bal pour la première fois de notre vie, vendredi le onze janvier de l’an de Notre Seigneur mil huit cent… et cœtera.

II

Pendant que les cartes d’invitation volaient à leur adresse, Madame D’Aucheron et Mademoiselle Léontine allaient d’un magasin à l’autre. Il faut tant de colifichets, tant d’atours pour passer à travers un bal sans laisser trop de sa toison sous la dent de la médisance. Les amis sont implacables, surtout quand on les fête bien.

— Rendons-nous chez Glover, dit Madame D’Aucheron ; j’aime mieux acheter chez les Anglais ; c’est plus chic

La jeune fille sourit et, de son léger manchon de loutre, protégea contre le froid sa bouche mignonne.

En janvier la brise qui souffle ne fait pas épanouir les fleurs. Elle passe sur d’éternels champs de neige et ne nous apporte ni babil d’oiseaux, ni murmures de ruisseaux, ni frissonnements de feuilles, ni bouffées de parfums. Elle est glacée et ses aiguillons vous fouillent comme des lames de poignards.

Devant la vitrine de Glover il y avait un curieux, un homme âgé de plus de cinquante ans, pas gros, pas grand, cuivré, sans barbe, le blanc de l’œil un peu jaune et la bouche large fendue. Il portait un capot de couvertes avec une raie noire dans le bas, une ceinture fléchée, des mitaines de caribou, un casque de chat sauvage.

— C’est un indien, dit Léontine à sa mère. Il y en a plusieurs en ville en ce moment-ci.

Madame D’Aucheron s’arrêta près de l’étranger lui jeta un regard distrait et se mit à examiner les articles de fantaisie étalés derrière les glaces brillantes. À chaque nouvel objet qu’apercevait sa convoitise, elle poussait un cri d’admiration.

— Que ce fichu est beau ! c’est de la dentelle de vrai fil — Ah ! ces mouchoirs, quelle fine broderie !… Regarde donc ces gants !… Quelles mains élégantes ils doivent faire !… Il n’y a personne comme ces Anglais pour savoir acheter.

— Et vendre, ajouta Léontine avec une pointe d’ironie.

L’Indien regardait furtivement, cette jolie dame entichée des choses anglaises, et semblait prendre plaisir à écouter le son de sa voix au diapason un peu trop élevé.

Les deux femmes entrèrent, choisirent quelques unes des dernières nouveautés, ce qui fut assez long, puis sortirent pour aller ailleurs. L’indien était toujours là.

— Ce n’est point devant la vitrine d’un marchand canadien qu’il resterait aussi longtemps, observa madame D’Aucheron. Il se trouve de ces sauvages qui ne manquent pas de goût.

Elles se dirigèrent enfin vers le faubourg St. Jean, suivant la grande rue jusqu’à la côte Ste Geneviève. Mademoiselle D’Aucheron descendit à la rue Richelieu pour rendre visite à son amie mademoiselle Ida Villor, et sa mère rentra.

III

Monsieur D’Aucheron sonnait chez le notaire Vilbertin, son ami, pendant que Madame D’Aucheron visitait les boutiques de nouveautés.

— Le notaire est-il chez lui ? demanda-t-il au clerc qui vint ouvrir.

Le clerc n’avait pas encore répondu qu’une voix caverneuse s’écria :

— Entre, mon vieux, j’y suis en corps et en âme en corps surtout, car mon âme, je ne sais pas au juste où elle loge.

Le visiteur entra. Une poignée de main fut échangée.

Les deux amis qui se trouvaient réunis ne se ressemblaient guère, si ce n’est par l’âge. L’un et l’autre, toutes voiles au vent, voguaient vers la pleine mer, mais ne faisaient que de laisser les rivages de la jeunesse. En langage ordinaire, l’un et l’autre ne dépassaient guère trente à trente cinq ans. D’Aucheron, quant au physique, était demeuré dans les limites du bons sens, le notaire prenait des envergures de ballon. Le premier était assez grand, le second, trop court, roulait plutôt qu’il ne marchait. D’Aucheron cultivait l’ambition, prétendait mener de pair plusieurs besognes, se prodiguait, faisait l’important, posait ; le notaire remplaçait toutes ces misères par une seule : l’avarice. Depuis plusieurs années il vivait dans l’isolement. Son étude était comme une toile d’araignée. Il se tenait tapi dans le fond, attendant l’imprudente victime. Il prêtait à la petite semaine et à la grosse rente. Sa charité était une roue d’engrenage d’où l’on sortait parfaitement broyé. Il s’était marié pour avoir de l’argent. Sa femme eut la chance de mourir avant de le connaître. Elle s’endormit en paix après quelques mois d’illusions. Le beau père avait fait la sottise de la précéder dans un monde que l’on est convenu d’appeler meilleur. À son lit de mort il manda son gendre et lui parla longuement. Que lui dit-il ? Rien de bien agréable à coup sûr, car ce brave gendre fit une grimace significative et donna pendant longtemps libre cours à sa mauvaise humeur. Vilbertin cultivait une autre passion bien inoffensive, en apparence du moins : la passion de la chasse. Je me trompe, il ne la cultivait pas, il la réprimait à cause du plomb perdu et de la poudre qu’il ne fallait pas jeter aux moineaux. Pourtant, une fois l’an, elle se réveillait si vive qu’il ne résistait plus ; une fois l’an, toujours à la même époque, à l’époque des vents glacés et des neiges éclatantes, à l’époque des grands caribous fauves.

— Eh bien ! dit-il à l’ami qui entrait, comment vont les affaires.

— À merveille.

— Vas-tu avoir une section du chemin de fer à construire ?

— Je l’espère. Plusieurs ministres m’ont promis d’assister à mon bal. Or, tu le comprends, c’est dans les soirées, au souper, quand le vin coule abondamment et que les femmes se montrent aimables, que les grandes questions se traitent le mieux et que les travaux les plus considérables trouvent des hommes d’énergie pour les entreprendre. La reconnaissance de l’estomac, mon cher, c’est la plus vive… et la plus durable. C’est ma femme qui a conçu cette idée de bal.

— C’est ta femme qui a !… tiens ! il me semblait que… mais enfin. Ta femme elle est diplomate comme Bismark.

— Quand une femme se mêle de la politique, ou de ses annexes, elle peut enfoncer les plus retors.

— Elles ont des moyens que nous ne possédons point.

— Les femmes mènent le monde, mon cher. Nous allons où elles veulent, nous faisons ce qu’elles désirent, et, du fond de leurs boudoirs, elles rient bien de nos prétentions et de notre vanité.

— Moi, dans ce cas, je ne fais plus partie du monde, car j’ignore entièrement le pouvoir occulte de la femme.

— Puisses-tu toujours y échapper ! Défie-toi, cependant, car il suffit d’un regard pour éveiller le cœur le plus endormi. Tiens ! moi… Mais je ne suis pas venu pour soutenir une thèse, comme un docteur, ou m’épancher comme un amoureux. J’ai besoin de quelques dollars, une centaine tout au plus, pour terminer les apprêts de ma fête. Elle va être éblouissante, ma fête. Il faut qu’on en parle longtemps. Plusieurs journalistes y sont conviés. Les principaux. Les journalistes, voilà des gens qui ont du flair. Il y en a qui sont de force à faire lever la perdrix où il n’y a que des merles, et à mettre en fuite, par leurs aboiements, le gibier du carnier.

Le notaire ne l’écoutait plus, il calculait.

— Cent piastres pour terminer, diable ! le commencement a dû être joli. Et si tu allais manquer ta section ? Si ces messieurs avaient la digestion pénible et l’estomac ingrat ?

— J’ai une autre corde à mon arc, une bonne, celle-là.

— Montre vite cette corde suprême qui…… t’attend.

— Je marie ma fille adoptive. Elle a fait tourner la tête à notre jeune ministre.

— D’Aucheron, mon ami, je te souhaite du succès.

— Et tu me prêtes de l’argent ?

— Et je te prête de l’argent ; mais signe-moi un bon reçu. Entre amis, tu sais, il faut savoir s’obliger.

Le père Duplessis nous honorera probablement de sa présence demain soir, reprit D’Aucheron, souriant un peu méchamment.

— Duplessis ? Il va nous parler de ses pauvres. Il collectionne des veuves et des orphelins. Je suppose qu’il nous passera le chapeau pour qu’on y jette l’obole de la charité. Enfin, tu es bien libre d’avoir qui te plaît.

— De la politique, mon bon, de la politique. Ce vieux pédagogue est populaire en diable dans son quartier. Les pauvres l’adorent. Ils lui brûleraient de l’encens sous le nez. Les élections ne sont pas loin et le jeune ministre qui est mon intime, tu sais…

— Par ta femme.

— Vilbertin !

— Oui, c’est par ta femme que je le sais.

— À la bonne heure. Eh bien ! le jeune ministre m’a demandé mon appui. Il connaît mes ressources. J’ai tout de suite pensé à Duplessis. C’est l’homme. Cela va le flatter de se trouver en contact avec les sommités de notre monde. Il va voir comme sont joyeux, aimables et bons garçons, dans nos salons, ces hommes que l’amour du devoir et le dévouement à la chose publique rendent si hères et si redoutables dans leurs bureaux. Tu vois l’enchaînement ? Ma femme prend Duplessis, car c’est elle qui a conçu cette idée.

— Diable ! encore ! elle…

Il n’eut pas le temps, de finir sa remarque. D’Aucheron continua :

À chacun le sien. Duplessis prend le ministre et le soigne comme ses pauvres ; le ministre prend son mandat, grâce au dévouement de Duplessis, et moi j’attrape ma section de chemin, par le ministre, et toi tu partages avec ton ami la poule aux œufs d’or.

— C’est bien agencé. Mais ta femme, quelle influence exerce-t-elle sur ce vieil instituteur pour le forcer à venir à ta soirée, lui qui ne va jamais dans le monde ?

— Un chaînon que j’ai oublié. C’est par ma fille adoptive. Léontine connaît madame Duplessis et elles se rencontrent souvent dans les galetas de l’indigence et chez les Dames de la Charité.

— Voilà précisément ce qui fait que madame Duplessis ne viendra pas au bal.

Léontine a dû lui écrire un mot. Je ne sais quoi par exemple ; elle n’a pas voulu nous le dire. Mais elle lui aura fait croire sans doute qu’il y allait de l’intérêt de ses besogneux. C’est une fine mouche que cette Léontine, et fut-elle ma propre fille, je ne l’aimerais pas davantage.

— Si j’avais ma bonne petite femme moi, observa en poussant un profond soupir, le dodu notaire, je l’aimerais bien aussi ce me semble, et je ne serais pas seul aujourd’hui ! J’aurais un peu de gaieté dans ma maison ; je me reposerais mieux de mes soucis. Cela est si gai une jeune femme de vingt ans dans une chambrette fraîche. C’est l’oiseau qui gazouille dans sa cage. C’est…

— Tiens ! tiens ! voilà que tu fais du sentiment. Je ne te connaissais pas ce côté sensible.

— Parce que l’on se donne sérieusement aux affaires, il n’en faut pas conclure que le cœur est complètement desséché. Si je te disais tout, vraiment tu serais étonné.

— Tu me diras tout et tu m’étonneras… si tu peux, mais pas aujourd’hui. J’ai à dépenser les cent dollars que tu m’avances avec tant de bonté… et de prudence, puis j’irai me reposer un instant chez moi. Il faudra que je rencontre ensuite la députation indienne de Bécancour. Les ministres m’ont prié de leur préparer les voies. Il n’est pas toujours aisé d’arriver promptement à une entente avec ses farceurs-là.

— Je parle des indiens de Bécancour. Il est bon de les endoctriner un peu.

— Que veulent-ils ?

— Des réserves, des réserves, et encore des réserves.

Là-dessus D’Aucheron sortit.

IV

Il y avait un vacarme d’enfer, le soir de ce jour-là, dans l’une des petites salles noires de l’auberge du Loup-garou, à la basse ville. La fumée flottait épaisse sous le plafond sale ; l’âcre senteur du tabac vous mordait à la gorge ; maintes personnes parlaient, criaient, chantaient, riaient à la fois. On ne s’entendait plus guère, on ne se comprenait plus du tout. La maîtresse de la maison risquait de temps en temps un mot de reproche, un conseil, une supplication, mais rien n’y faisait ; on répondait par un redoublement de tapage.

— Il n’y a donc pas de chef parmi vous ? dit-elle, à la fin.

Alors, piqué dans sa dignité, l’un des hommes se leva.

— Metsalabanlé est le chef, répondit-il gravement, et il sait bien qu’on lui obéira s’il commande.

— Metsalabanlé est le chef, affirmèrent plusieurs et les indiens respectent leur chef.

Ces bruyants hôtes étaient pour la plupart les Abénaquis de la Rivière Bécancour, auxquels M. D’Aucheron avait fait allusion chez Vilbertin. Ils venaient en effet demander au gouvernement certaines faveurs pour leur tribu dispersée. Metsalabanlé, leur chef, était un homme assez petit, pas replet du tout, plutôt maigre. Une légère moustache couvrait mal sa lèvre supérieure. Il paraissait avoir dépassé la cinquantaine, avait l’air doux, peu présomptueux. Cependant quand il affirmait ses prérogatives, il le faisait avec un accent qui indiquait de la fermeté. On l’aimait, cela paraissait évident.

Il voulut que le silence se fît, et sur le champ, l’auberge du Loup-garou rentra dans le calme.

Parmi les Abénaquis se trouvaient deux indiens étrangers. L’un, grand, bien fait, avec un front plus large que ne l’ont d’ordinaire les enfants des bois, un œil perçant mais doux, un langage magnifique, une longue chevelure rejetée en arrière ; l’autre, petit, grêle, un peu ridé, l’air inquiet, morne, soupçonneux. Le premier avait un type particulièrement remarquable, et semblait un objet d’admiration pour ses nouveaux amis. Il pouvait avoir cinquante ans, se disait moitié sioux, moitié espagnol. C’était la Longue Chevelure ou Leroyer. Le second ne disait ni son âge, ni son nom, ni sa tribu. Il ressemblait aux Abénaquis, mais venait des montagnes de l’ouest. Ses compagnons le nommaient : la Langue muette. C’est lui qui se trouvait devant la vitrine de Glover, et dont madame D’Aucheron avait admiré le bon goût.

Monsieur D’Aucheron entra dans l’auberge au moment où le calme se rétablissait. Il crut qu’on se taisait par respect pour lui. Il s’annonça comme l’envoyé du gouvernement, et fut l’objet d’une vénération presque sacrée. Il se montra habile, parla beaucoup pour ne rien dire, fit espérer tout sans rien promettre, et mit le comble à sa réputation d’homme supérieur en priant les indiens de venir danser leur danse de guerre, à son bal, le lendemain, à minuit précis.

C’était une idée, mais qui ne venait pas de lui.

Sa femme, toujours poursuivie par la pensée du sauvage intelligent qui admirait les marchandises anglaises, avait trouvé cela.

Elle était ravie de son idée. Ce serait du nouveau, pensait-elle, et du rare.

Une surprise à tout renverser. Une bande de sauvages faisant irruption dans une salle éclatante, jetant leur cri de guerre et dansant leur ronde infernale sous des flots de lumières, quel succès ! Ni madame de St Flon, ni madame La mercière, ni madame Du ponteau ne pourraient rien imaginer de semblable. Elles en crèveraient de dépit. Quel triomphe !

D’Aucheron dut aller le soir même rencontrer les Abénaquis. Sa femme attendait son retour avec anxiété. Quand il rentra, elle était pâle de crainte. La crainte d’un désappointement.

— Viennent-ils ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

— Ils m’ont presque baisé les pieds : Au temps du paganisme, je serais devenu leur idole…

— Mais vont-ils venir ?

— S’ils vont venir ? oui, à minuit juste.

Madame D’Aucheron se frappa dans les mains, embrassa sa fille et son mari.


Léontine avait une amie, Mademoiselle Ida Villor, une douce jeune fille, son ancienne compagne de classe. Ida perdait son père alors qu’elle était encore au berceau. Sa mère, venue de la campagne pour cacher un peu sa pauvreté parmi les nombreuses misères inavouées ou inaperçues de la ville, vivait du travail de ses mains ne reculant devant aucune tâche, se levant tôt se couchant tard, trouvant chaque jour cependant quelques instants pour aller prier à l’Église voisine. C’est au pied des autels, à genoux dans la poussière du saint lieu, qu’elle retrempait son âme souffrante. La prière est la force des faibles. Ida la suivait toujours et s’était formée de bonne heure à cette vie pieuse de bien des jeunes filles, qui observent dans le monde les saintes pratiques du cloître. La douce intimité qui régnait entre les deux jeunes filles ne pouvait qu’être agréable à madame Villor, car Léontine montrait aussi les plus heureuses dispositions de l’esprit et du cœur. Plus gaie, plus pétulante qu’Ida, elle avait de fantastiques idées parfois, et souvent étonnait ses amies par ses singularités. L’étrange lui plaisait ; elle ne faisait rien comme les autres, tout en ne faisant que d’excellentes choses. Madame d’Aucheron disait en parlant d’elle :

Bah ! ces enfants trouvés, ils sont pétris de charmes et de caprices.

Elle s’ennuyait d’être seule, madame D’Aucheron, elle s’ennuyait d’être seule et sentait le besoin de façonner un cœur et une intelligence. Elle alla donc demander un jour à l’hospice de la charité l’une de ces petites créatures qui sont semblables aux fleurs du désert, aux fleurs du désert écloses d’une larme de l’aurore et d’un rayon de soleil, aux fleurs du désert que nulle main bienfaisante n’arrose ou ne recueille. Heureusement que l’enfant se modela sur sa compagne de classe et fut plus touchée des discours admirables et de la vertu résignée de madame Villor que des sottes conversations et du caractère léger de sa mère nourricière.

V

Madame Villor demeurait au troisième et dernier étage d’une maison. Quatre petites chambres d’une exquise propreté, pleines de fleurs et de soleil, donnant sur la luxuriante vallée Saint Charles et les onduleuses Laurentides, lui composaient son logement.

C’est vers ce joli petit nid que monta mademoiselle Léontine, après qu’elle se fut séparée de madame D’Aucheron, au coin de la côte Ste Geneviève et de la rue St Jean.

Elle trouva madame Villor et sa fille tout en pleurs. Cela la surprit beaucoup, car elle savait combien elles avaient de courage et de résignation. Elle les embrassa l’une et l’autre.

— Je regretterais d’être venue surprendre votre chagrin, commença-t-elle, si je n’espérais y apporter quelqu’adoucissement.

— Nous sommes bien malheureuses, ma pauvre Léontine, répondit Ida.

— Qu’y a-t-il donc ? que se passe-t-il ici ?

— Nous ne pouvons payer notre terme et le propriétaire menace de nous jeter sur le pavé…

— En plein cœur d’hiver ! quelle cruauté ! mais non, cela ne se fera pas. Vous trouverez des amis dans vos jours d’épreuve.

— Pauvre enfant, dit madame Villor, tu ne connais guère le monde, et tu juges les autres d’après tes bons sentiments.

— Et quel est ce propriétaire qui vous menace de la sorte ?

— Le notaire Vilbertin.

— Vilbertin ! c’est l’ami de papa. Soyez tranquilles, vous ne serez point maltraitées. Je parlerai pour vous à mon père ; je parlerai au notaire. J’ai de l’influence ; vous verrez. Consolez-vous ; riez. Voyons, ne pleurez plus, — je vous promets que tout cela va s’arranger.

On entendit tout à coup des pas légers qui montaient dru les degrés tortueux, et une voix joyeuse qui égrenait des notes d’oiseau qui s’envole.

— C’est Rodolphe, fit madame Villor.

— Je me cache, dit Léontine. Une espièglerie.

La porte s’ouvrit.

— Bon jour, petite tante, bon jour, jolie cousine ! Embrassons-nous : j’ai du bonheur plein le cœur : j’en ai jusque sur les lèvres… maintenant que je vous embrasse.

— As-tu passé tes examens ? demanda la tante.

— Oui, passé, ce qui s’appelle passé !

Maintenant on va commencer à tuer légalement ses semblables, sous prétexte de leur conserver la vie… Mais j’ai un autre sujet de bonheur encore.

— Oui ? lequel, dis vite, fit Ida.

— Je vais au bal.

— Chez monsieur d’Aucheron ?

— Chez monsieur D’Aucheron ! Le petit ange du foyer ne m’a pas oublié. Les portes vont s’ouvrir à deux battants pour me recevoir… Papa d’Aucheron s’améliore ; c’est évident. Il faut que je me fasse spirituel et beau, pour plaire à la mère. Quand on la mère pour soi le reste nous est donné comme par surcroit. Me faire spirituel, je suis bien amoureux, pour cela. Il parait que l’on est bête quand l’on est amoureux. Beau ! cela dépend beaucoup du caprice des gens qui vous regardent.

— Si mademoiselle Léontine t’entendait, Rodolphe, elle croirait vraiment que tu l’aimes, remarqua madame Villor.

— Je vous dis, ma tante, que je l’aime comme deux.

— Elle a bien des qualités, cette jeune fille, et ce qui ne gâte rien, elle héritera d’une belle fortune.

— Vous avez raison, tante, elle est pleine de grâce et de vertus ; vous n’avez pas raison, tante, quand vous dites qu’elle sera riche héritière.

— Comment cela ?

— La farine du diable retourne en son.

— Rodolphe, mon enfant, pèse tes paroles, sois prudent.

— Comment ! ces murs ont-ils des oreilles ?

— Peut-être.

— Que voulez-vous ? Je dis ce que je pense, et ce qui vaut mieux, je pense ce que je dis. D’Aucheron, tout le monde le croit, s’est enrichi par des tours de force. On connaît ça, les tours de force. Je puis bien n’admirer ni cet homme ni sa femme et adorer leur enfant. Mais Léontine n’est pas du tout sortie de cette race-là. C’est une fleur suave transportée par un souffle mystérieux de la vallée discrète au bord du chemin. Il lui fallait bien de l’éclat et des parfums, pour demeurer ce qu’elle est.

— C’est de la poésie, cela, cousin.

— Je l’aime tant que je deviens poète.

Depuis quelques minutes madame Villor faisait à son neveu des signes qu’il feignait de ne pas comprendre. Elle pensait bien que la situation de Mlle Léontine devenait embarrassante, et que prolonger davantage ce jeu serait cruel.

— Je ne comprends pas vos signes, ma tante, reprit en riant avec malice, Rodolphe qui soupçonnait la vérité, sont-ce des signes cabalistiques ? Voulez-vous m’ensorceler ? Je le suis déjà. Vous me montrez la porte ? Est-ce qu’on met les gens dehors par un temps pareil ? Voyez donc la tempête qui s’élève. On gèle rien qu’à regarder la neige. Je passe ici la nuit, s’il le faut, pour attendre le beau temps.

Mademoiselle Léontine ne savait plus comment sortir de sa cachette et regrettait bien son enfantillage. Qu’allait-il penser d’elle ? Une fille qui se cache pour entendre ce que l’on dit, c’est laid. Elle n’avait qu’une chose à faire : s’accuser de son étourderie. Il était si bon qu’il pardonnerait. Cependant elle n’en faisait rien. Elle n’osait point. Ida, sa bonne amie, trouverait bien un moyen de la tirer de là. Elle ne se hâtait toujours point mademoiselle Ida.

— Savez-vous, continua Rodolphe, que cela m’amuserait de voir la fortune de D’Aucheron se fondre comme neige. Léontine aurait la preuve que mon amour est tout désintéressé. J’essuierais moins de contrariétés, je rencontrerais moins d’obstacles dans la poursuite de mon rêve. Non pas que je craigne la lutte et que je ne me sente point le courage de vaincre ; mais si elle allait se fatiguer avant moi, elle.

Léontine ne pouvant supporter plus longtemps la fausse position où elle se trouvait, ramassa toute son énergie et rentra le front haut dans la salle où causaient madame Villor, Rodolphe et Ida.

— Je vous pardonne, dit-elle, monsieur Rodolphe, d’avoir un peu mal parlé de ceux qui me tiennent lieu de parents et je vous demande pardon de mon étourderie.

— Quoi ! vous étiez là ? fit Rodolphe beaucoup moins étonné qu’il ne le paraissait. Si je vous avais devinée, vous en auriez entendu de belles : Que je ne vous aime guère ; que c’est votre fortune que je courtise ; que vous n’êtes point belle à faire tourner la tête ; que vous avez des défauts. Un tas de mensonges !… Oui, j’aurais menti pour la première fois de ma vie, exprès, par malice.

Il riait en disant cela.

— C’est peut être un peu ce que vous avez fait, reprit Léontine, mais j’avoue que j’ai mérité vos sarcasmes. On ne m’y reprendra plus.

— Votre plus grande faute, dit Rodolphe, c’est de m’avoir privé pendant un gros quart-d’heure du plaisir de vous entendre. Je ne vous garderai pas rancune, pourtant, puisque demain je pourrai vous voir encore et pendant toute une soirée.

— Vous accompagnerez Ida, n’est-ce pas ?

— Avec le plus grand plaisir, si ma cousine ne s’y oppose pas.

— Je suis toujours heureuse de sortir avec toi, cousin, mais j’hésite à me risquer — même sous ton égide — dans le grand monde et dans les brillantes soirées.

— Sois sans crainte, cousine, le grand monde est bien petit, et les soirées brillantes ne sont pas plus désagréables que les autres quand on y rencontre des personnes que l’on aime.

Un pas un peu lourd, un peu lent, se fit entendre alors. Ce n’était plus le pas léger de la jeunesse.

— Voici quelqu’un, mademoiselle Léontine, vous cachez-vous, demanda Rodolphe, d’un ton plaisant.

— Méchant ! lui répondit la jolie brunette en le menaçant du doigt.

La porte n’était pas ouverte que l’on entendait déjà un proverbe : « Faites le bien, Dieu fera le mieux. »

— Le professeur Duplessis, s’écrièrent à la fois la femme et les jeunes filles.

Rodolphe ne le connaissait pas.

— Moi-même, mes belles dames, fit le vieux professeur, en saluant respectueusement.

M. Rodolphe Houde, étudiant en médecine.

— Pardon, ma tante, docteur en médecine, interrompit le jeune homme.

— Eh oui ! docteur en médecine, reprit madame Villor, en présentant le jeune homme.

« Il vaut mieux courir au pain qu’au médecin, » échappa le père Duplessis. Et il continua :

M. Rodolphe Houde, je vous félicite d’être le neveu d’une si bonne tante et le cousin d’une si jolie cousine.

— Monsieur le professeur dit Rodolphe, d’un ton demi-sérieux demi-badin, j’espère que plus tard, si nous nous rencontrons encore tous ensemble, vous féliciterez ma tante et ma cousine d’avoir, l’une un si digne neveu et l’autre un si brave cousin.

— C’est cela : « Fais honneur à tes habits et tes habits te feront honneur, » répliqua le professeur en prenant le siège qu’on lui offrait.

Les deux jeunes filles, craignant d’être indiscrètes, ou voulant causer à leur aise, passèrent dans la chambre voisine.

— Puisque Monsieur est votre neveu, je puis sans doute parler de vous devant lui.

— Il sait notre gêne, répondit Madame Villor.

— Le notaire Vilbertin, reprit le professeur, a dit à qui voulait l’entendre qu’il allait vous jeter dans la rue. « Le fumier couvert d’or reste toujours fumier. » Son clerc, qui fut mon élève, m’a rapporté cela ce matin même ; et je viens vous dire de ne point vous décourager… La Providence a soin des petits insectes qui trottent sur nos sillons, elle ne peut oublier les pauvres humains qui la bénissent ?

— C’est vrai, mais mon Dieu ! il est malaisé d’espérer contre toute espérance….

— Bah ! laissez faire le ciel, il est ingénieux. Il vous causera quelque bonne surprise… « Si Dieu a créé la bouche il a aussi créé de quoi la remplir. »

Des larmes coulaient des yeux de madame Villor.

— Monsieur, dit Rodolphe, j’aurais voulu vous connaître plutôt. ; un jeune homme comme moi gagne beaucoup dans la fréquentation d’un homme comme vous.

« Chacun est fils de ses œuvres. » « Il faut puiser tandis que la corde est au puits. » Tout de même, jeune homme, je crois que vous n’avez pas perdu votre temps. Les bons conseils de votre tante ne sont pas tombés dans une terre aride. Tant mieux. J’aime beaucoup la jeunesse, beaucoup. C’est elle qui est l’avenir. Une génération croyante et chaste forme toujours une époque de force, de gloire et de grandeur dans la vie d’un peuple. Oh ! la jeunesse, si on savait mieux préserver sa foi ! La morale va souvent se perdre sur les écueils du monde si elle n’a pas la foi pour guide. « À navire sans pilote tous les vents sont contraires. » La vraie foi ne fait pas souvent naufrage. Sachons l’inculquer et la morale suivra. « La barque sous voiles n’est pas ballotée comme le vaisseau désemparé. »

Dirait-on, à m’entendre, que je deviens mondain que je ne rêve plus que bal et grande soirée ?

Voilà bien pourtant la vérité. « Comme on connaît les saints il faut les honorer »

— Vous allez chez monsieur D’Aucheron, peut-être ? observa madame Villor.

— Je vais chez monsieur D’Aucheron. Je ne serai pas fâché de rencontrer là quelques uns de nos hommes politiques. Je veux leur dire dans l’intimité, ce que je pense de leur manière de gouverner. J’ai ma petite influence. Puis on a souvent besoin de plus grand que soi. J’ai une autre raison. J’accompagne ma femme. « Le cœur mène où il va. » « Qui prend s’engage. »

— Comment ! madame Duplessis va au bal ? exclama madame Villor.

— Eh oui ! comme elle irait à un enterrement. Même elle se mêle d’intriguer. Pas dans la politique ; cette bêtise-là n’est bonne que pour nous, les forts. Elle fait dans les amours. Pas comme entremetteuse, par exemple, oh ! non ! Comme protectrice de l’innocence menacée. Un beau rôle pour une femme qui a sacrifié, un jour, l’avenir le plus brillant à la foi promise. « Mais il n’y a ni belles prisons, ni laides amours. »

Il paraît que notre jeune ministre Le Pêcheur, a témoigné le désir d’épouser la dot de Mlle  D’Aucheron. Une belle dot. Une belle demoiselle aussi, Léontine D’Aucheron, et bonne, et gentille. Un peu… comment dirai-je ? un peu étrange, par exemple. Mais c’est un charme de plus, un charme rare, à mon avis. Elle ne m’entend pas, j’espère. Le citoyen D’Aucheron est on ne peut plus flatté. La citoyenne D’Aucheronne appelle déjà sa fille la ministresse. On a tenu la chose secrète… autant qu’on peut tenir secrète une chose dont on est heureux, fier, orgueilleux. Le secret ne doit être officiellement éventé que demain soir. : « Préparez-vous au pire en espérant le mieux. » « On ne va jamais, si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va. »

VI

Rodolphe éprouvait une rude angoisse pendant cette conversation. Il voyait ses espérances tomber une à une comme les feuilles quand le frimas d’octobre les a recouvertes de sa froide poussière d’argent. Il aimait depuis longtemps mademoiselle D’Aucheron. Il l’avait connue dans une des solennelles fêtes de l’Université Laval.

Il recevait ses diplômes et la médaille d’or. On l’avait acclamé. Il resplendissait dans son triomphe, et pourtant son maintien grave avait gardé une suave modestie. On eût dit qu’il ignorait son mérite et que l’ovation n’était point pour lui.

Parmi les petites mains blanches qui battirent bien fort, ce jour là, les plus vaillantes furent celles de mademoiselle Léontine.

Tout modeste que l’on soit, on lève les yeux de temps à autre, surtout vers des galeries peuplées de jolies femmes qui vous regardent curieusement et vous admirent au moins un peu. Rodolphe avait levé les yeux et rencontré sur son passage le minois gracieux de mademoiselle d’Aucheron. Le regard de la jeune fille croisa le sien. Deux regards qui se croisent produisent souvent un effet merveilleux. C’est comme deux courants électriques. Le feu s’allume soudain au fond du cœur, comme si les regards partaient de ce coin secret de notre être.

Quelques heures plus tard la ville se promenait sur l’immense terrace Frontenac, à 200 pieds au dessus des hautes maisons noires de la rue champlain, à 150 pieds au-dessous de l’imprenable citadelle. La fanfare, sous la direction de Vézina, l’habile chef d’orchestre, jetait au ciel, ses éclats sonores qui se répercutaient sur les rochers voisins ; le fleuve dormait dans son lit profond ; les navires immobiles avec leurs grands mâts garnis de cordages, ressemblaient à une forêt dépouillée par l’hiver. Le bruit continu des camions, des charrettes des wagons, qui serpentaient dans les rues étroites de la basse-ville, montait comme un grondement de tonnerre vers les calmes allées des remparts. Les hommes d’affaire, les flâneurs les étudiants, les dames de l’aristocratie, les demoiselles, les bonnes d’enfants, les gamins, les désœuvrés, les curieux, les employés du gouvernement, les chercheurs d’aventures ou de distractions, les avocats en quête de paradoxe, les médecins fuyant les remords, les notaires placides, les ouvriers de tout métier, les hommes politiques de toutes couleurs, les chercheurs de place de toute sorte, tout ce monde allait, venait, se croisait, se mêlait, se dégageait pour s’embarrasser encore, comme une populeuse fourmilière qui s’ébat au soleil sur le sable doré d’un jardin. Un grondement sourd s’élevait de là, qui se taisait quand les cors et les flutes, les clarinettes et les trombones recommençaient leurs accords.

Mademoiselle Léontine se promenait avec Ida Villor. Elle dit tout à coup à demi-voix et ne croyant pas être entendue :

— C’est lui.

Elle regardait un joli garçon qui passait près d’elle avec quelques amis.

Le jeune homme surprit son regard et saisit ses paroles. Il dit à ses compagnons, assez haut pour qu’elle l’entendît :

— C’est elle.

Il voulait faire une boutade, rien de plus.

On passa. À la rencontre suivante, Rodolphe — c’était lui — risqua un salut qui lui fut gracieusement rendu. À la troisième promenade, il brûla ses vaisseaux. Il prit un ton badin. Le badinage est souvent un excellent moyen de commencer un affaire sérieuse :

— Puisque c’est vous, mademoiselle et puisque c’est moi, voulez-vous que nous marchions ensemble ? La foule est difficile à percer ; je vous aiderai à vous frayer un chemin.

— Vous êtes bien aimable, monsieur. D’après ce qu’il m’a été donné de voir aujourd’hui, les difficultés ne vous découragent point, et vous pouvez vous ouvrir un superbe chemin, répondit aussitôt mademoiselle D’Aucheron.

Ce fut là le commencement des amours de Rodolphe Houde, alors étudiant en médecine et de Léontine D’Aucheron.

Pas un nuage n’avait passé sur cette amitié tendre d’une jeune fille sage et d’un jeune homme vertueux, pas un souffle mauvais n’en avait terni l’éclat.

Monsieur et madame D’Aucheron n’avaient pas, il est vrai, donné leur assentiment à cette liaison, et la pensée d’avoir pour gendre un homme sans fortune et sans nom dans la politique, ne leur souriait pas du tout. Ils toléraient partout excepté à la maison les rencontres des deux jeunes amoureux. Ce contresens de la vigilance chrétienne ne les troublait nullement.

Tout en laissant l’attachement se fortifier dans le cœur de sa fille adoptive et de l’étudiant, D’Aucheron cherchait un prétendant sérieux et bien posé.

Il l’avait donc trouvé. Et certes ! il n’avait rien perdu pour attendre. Un ministre, quand même il ne le serait que par contrebande et pour un jour, c’est beau. Être ministre cela grandit un homme et transforme un nom. L’honorable monsieur Renard, L’honorable monsieur LeLapin, L’honorable monsieur Lacarpe, voilà des noms qui deviennent merveilleusement beaux avec cette auréole dont les entoure la vanité. Et puis on la garde cette auréole sa vie durant, descendrait-on quatre à quatre les degrés de l’échelle sociale escaladée un jour par hasard.

VII

Rodolphe souffrait. Les paroles de l’instituteur étaient tombées sur son cœur comme des gouttes de plomb fondu. Il s’éveillait au milieu d’un beau rêve et la réalité cruelle se montrait tout à coup à son âme confiante comme ces spectres horribles que la nuit apporte l’on ne sait d’où, sur ses vagues de ténèbres. Pourquoi lui avoir caché avec tant de précaution une affaire aussi grave ? Mais pourquoi surtout l’avoir invité à cette soirée, s’il doit y rencontrer un rival heureux ? Non, Léontine n’est pas si méchante que cela. Son âme droite n’a pas médité une pareille tromperie. L’amour ne s’est pas éteint dans son cœur, puisqu’il brillait encore dans ses paupières tout à l’heure. Il se cramponnait à l’espérance.

Les deux jeunes filles sortirent de la petite chambre. L’heure avançait, le froid, le vent, la neige augmentaient d’instant en instant. Il fallait rentrer avant que la neige s’amoncelât sur les trottoirs. Rodolphe proposa à son amie de l’accompagner.

— Je ne saurais refuser un si brave compagnon, répondit-elle. C’est surtout maintenant que la tempête gronde que j’ai besoin de son appui.

Rodolphe la regarda avec de grands yeux chargés de tristesse. Elle eut un profond tressaillement et comme l’intuition d’un malheur.

— Il sait, pensa-t-elle, ce que je n’osais lui apprendre. J’aurais voulu pourtant souffrir seule.

Ils sortirent après s’être bien enveloppés dans leur vêtement de fourrure. La brise leur fouettait le visage.

— Que ne puis-je me moquer des orages du cœur comme de ces orages de la nature ? observa Rodolphe.

— Je vous croyais courageux, répondit Léontine.

— Courageux, je le suis quand je sais d’où vient le danger et où se cache l’ennemi.

— Je voulais vous éviter d’inutiles alarmes et des tourments insensés.

— Mais si vous m’aviez dit : Lutte, combat et espère, j’aurais, avec le plus grand bonheur, bravé tous les périls, repoussé toutes les attaques, brisé tous les obstacles.

— La valeur, dans ces batailles de l’amour, consiste souvent à beaucoup souffrir en silence. Je vous ai dit d’espérer.

— Mais depuis quand veut-on vous faire épouser ce ministre ?

— Duplessis vous a dit que c’est un ministre.

— Pas à moi, à madame Villor.

— Et vous m’avez trouvée bien…

— Bien discrète pour le moins.

— Vous avez dû me décocher un autre qualificatif.

— Ma foi ! j’étais tellement ahuri que je ne cherchais nullement les noms que vous méritiez. Quand j’eus repris un peu possession de moi-même, je ne trouvai encore que les doux noms que vous savez.

— Vous avez eu raison de ne pas douter de moi. Je ne sacrifierai jamais mon amour et la paix de mon âme à un sentiment de vanité. Je respecte la volonté de mes parents cependant ; mais j’espère qu’ils respecteront aussi cette chose divine et sans prix que le bon Dieu a mise dans l’âme de chacun : la liberté d’aimer.

Les deux jeunes amoureux se séparèrent à la porte de M. D’Aucheron. Léontine rentra tout émue. Elle n’avait pas encore parlé un langage si ferme et si plein de tendres promesses. Rodolphe, la figure au vent, rayonnait de bonheur.

Le professeur Duplessis fut bien chagrin de n’avoir pas ménagé la sensibilité du docteur. Il ne savait pas, lui, qu’il aimait Léontine.

Il rassura de nouveau madame Villor contre les duretés du notaire et s’en retourna en songeant à tout le bien que l’on pourrait faire et que l’on ne fait pas.

VIII

Pendant toute la journée du vendredi ce fut un va et vient continuel dans la maison des D’Aucheron. Les servantes allaient et venaient, époussetant, arrangeant, dérangeant. Elles paraissaient avoir perdu la tête et recommençaient dix fois la même chose. C’est que madame D’Aucheron courait partout, donnant des ordres, les révoquant pour les redonner et les annuler encore. Rien n’était assez bien. Les rideaux de damas pourpre tombaient mal et ne se repliaient pas assez gracieusement sur le parquet ; les chaises et les fauteuils pouvaient être placés avec plus d’art. Il y avait trop de symétrie, pas d’imagination dans l’arrangement. Les lampes ne jetteraient peut-être point tout l’éclat que l’on était en droit d’attendre d’elles en pareille occurrence. Il ne faudrait pas fermer les volets trop juste, car, de la rue, on ne verrait rien des splendeurs de l’intérieur. Il faudrait entr’ouvrir discrètement les vasistas pour laisser les flots d’harmonie se glisser un peu au dehors, et surprendre agréablement les curieux qui passeraient ou viendraient écouter. Pourtant ils ont des replis majestueux, ces épais rideaux et ils tombent mollement de leurs corniches dorées. Ils ne font pas un si mauvais effet, après tout, ces sièges de velours rouge où personne ne s’est assis encore. Les tapis de turquie, avec leurs larges fleurs de toutes nuances, ne ressemblent pas mal à un parterre savamment dessiné. On n’a pas vu mieux ailleurs. Il faut être de bon compte et juste envers soi-même, franchement, on n’a jamais vu même rien d’aussi bien ailleurs.

La voiture du pâtissier apporta une charge de choses sans noms, toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Il y a des gens qui connaissent l’histoire et la généalogie de ces étranges produits de l’art culinaire en dévergondage, et qui ne croquent pas un kiss ou ne portent pas un doigt de dame à leurs lèvres, sans publier aux quatre coins… de la table la raison mystérieuse d’une aussi charmante appellation. Madame D’Aucheron admirait tout cela, se souciant peu des noms et croyant fermement aux qualités.

À mesure que le jour baissait les émotions se pressaient dans l’âme de la maîtresse de maison.

Le moment solennel arrivait. Les lustres furent allumés. La lumière ruissela sur l’or des cadres suspendus aux murs, sur la tapisserie à grands ramages, sur les consoles sculptées, les panneaux vernis des meubles. C’était un rayonnement qui semblait doux et chaud comme un rayonnement de soleil.

— N’est-ce pas que c’est beau, Léontine, fit madame D’Aucheron tout enthousiasmée ?

— Trop beau, peut-être, mère.

— Trop beau ? mais tu n’y penses pas. Pour des députés, pour des ministres rien n’est trop beau. Ce sont ces hommes-là, vois-tu, que Dieu place à la tête de la nation pour la gouverner.

— Dieu ou le diable, répondit Léontine en éclatant de rire.

— Il y a peut-être parfois des ministres prévaricateurs, ma fille, oui prévaricateurs, c’est bien le mot que j’ai entendu l’autre jour, mais ces ministres-là sont rares, ton père l’a dit.

— Ah ! mère, parlons colifichets, plutôt, nous serons mieux dans notre élément.

— Il faut que tu t’habitues à parler politique, et que tu apprennes à en causer toi-même, ma fille ; car, autrement, la position que tu vas occuper, bientôt dans le monde, t’exposerait à bien des mécomptes. Je ne voudrais pas que l’on pût me reprocher une lacune quelconque dans ton éducation.

— J’aimerai mon mari, je le laisserai parler et agir à sa guise ; j’aurai soin de sa maison pour qu’il y revienne toujours avec bonheur, ce sera ma politique….

— Je me disais cela, moi-même, dans le temps, mais j’ai bien compris plus tard toute l’influence que la femme peut exercer sur les hommes publics. J’ai compris mon époque, et je ne suis pas demeurée inactive. C’était aussi par intérêt pour mon mari que je travaillais. Je voulais le sortir de la foule des misérables où il peinait, sans espoir. Aujourd’hui tu vois quelle position nous avons conquise. Nous sommes montés haut, laissant au-dessous de nous ceux qui furent nos égaux. La fortune passait, j’ai su lui ouvrir la porte. Plus chanceuse que moi, tu as reçu, par mes soins, une instruction parfaite — je ne te la reproche point — et tu vas du premier coup — grâce toujours à mon habileté — atteindre le faîte de la grandeur. Comme tes amies vont te porter envie ! C’est là le plaisir : faire crever de jalousie tous ceux qui nous connaissent.

— Je ne tiens à faire mourir personne. D’ailleurs, ce ministre ne recherche-t-il pas votre argent plutôt que votre fille ?

— Notre argent ! si tu savais avec quel accent passionné il m’a parlé de toi. Au reste, il dit qu’il sera ministre aussi longtemps qu’il le voudra. Il n’est point de ces esprits étroits qui s’attachent irrévocablement à un parti, à une idée. Il croit qu’il faut savoir changer avec les temps et les circonstances, se modifier sur les nécessités ou les intérêts nouveaux qui surviennent. Il a l’esprit large, il est sans préjugé ; tu le connaîtras.

— Je le connais assez déjà.

— Ton père qui est tout à fait son intime, a dû te dire déjà comme il est surprenant ce garçon, ce monsieur, dis-je, cet honorable Monsieur.

— Il ne me surprendra point.

— Montre-toi charmante comme toujours, qu’il devienne fou de toi. Prends bien garde de donner des espérances à ce petit freluquet d’étudiant. On t’a permis de l’inviter, mais on avait une intention. On veut qu’il sente toute l’ironie de sa position et tout le ridicule de ses démarches.

— L’étudiant d’hier est un docteur aujourd’hui, mère.

— C’est cela, femme, tu parles comme la sagesse même, s’écria D’Aucheron en faisant irruption dans le salon tout illuminé.

Il embrassa sa femme et mit un baiser sur le front de Léontine, se frotta les mains avec allégresse, enveloppa la pièce d’un regard satisfait, se laissa choir sur un sofa et bondit sur le coussin moelleux. Il se releva presqu’aussitôt.

— Suis-je bien ainsi demanda-t-il.

— Oh ! très bien ! répondirent les deux femmes.

Il portait l’habit noir de rigueur, cravate blanche, col droit et luisant, gilet largement échancré pour laisser se découper en cœur une chemise de toile fine sur la quelle s’épanouissaient trois gros boutons de diamant plus ou moins authentiques.

— Et nous, comment nous trouves-tu ? demanda à son tour madame D’Aucheron, en se tournant dans sa longue robe de satin rose, dont elle renvoya, jusqu’au milieu du salon, d’un coup de pied savant, la traîne éclatante.

— Adorable !

IX

L’horloge en bronze doré achetée à grand prix, la veille, chez Duquet, sonna neuf fois. Madame poussa un grand soupir, monsieur palpa sa cravate blanche pour s’assurer qu’elle était bien à sa place, et mademoiselle fit une moue charmante en disant que c’était bien ennuyeux de commencer la veillée à l’heure où les honnêtes gens songent à se mettre au lit.

— C’est l’usage du monde, ma fille, répliqua madame D’Aucheron ; accoutume-toi à veiller, parce que dans la carrière politique où…

Le timbre clair de la porte qui retentit ne lui permit pas de terminer sa phrase.

Les premiers invités entraient. C’étaient le professeur à l’École Normale et sa femme. On pouvait les recevoir, ils étaient mis convenablement. Ils passeraient inaperçus.

D’Aucheron et sa femme échangèrent un regard rapide qui voulait dire.

— Ils pouvaient bien ne pas tant se hâter ceux-là.

Puis s’étant levés ils serrèrent avec une effusion menteuse les mains loyales de ces braves gens.

— J’avais peur que vous ne fussiez empêchés de venir, commença d’Aucheron, vous avez toujours un tas de gens chez vous, le soir. Vrai, cela m’eut chagriné.

— J’ai pensé qu’en effet la présence d’un vieux patriote ne vous serait point désagréable, et j’ai fait une brèche dans mes habitudes. Pourtant, le limaçon ne doit pas sortir de sa coquille.

— Vous êtes tout de même bien aimable, madame Duplessis, d’avoir si vite répondu à notre invitation, disait madame D’Aucheron.

— Il est neuf heures, ma bonne madame, et nous ne voulons point passer la nuit, tout aimable que soit la compagnie.

— Oh ! quand je dis : vite… Cette pendule, la plus belle que nous ayons pu trouver en ville, nous avertit qu’il est temps d’ouvrir nos portes, comme nos cœurs, aux distingués amis qui nous font l’honneur de…

— Monsieur le notaire Vilbertin, annonça un serviteur d’occasion placé en sentinelle à la porte du salon.

— Ce cher notaire ! s’écria madame D’Aucheron, qui laissa de nouveau sa phrase inachevée.

Le notaire donna une poignée de main aux dames, une autre à son ami d’Aucheron, salua le vieux professeur, s’inclina aussi profondément que le lui permettait la proéminence de son ventre, devant madame Duplessis, et tout essoufflé, s’assit dans le plus large fauteuil. Il était connu, le notaire ; son avarice aussi. Le professeur pensa en le voyant :

« C’est une folie que de vivre pauvre pour mourir riche. »

Le timbre retentit encore, retentit souvent, et les invités arrivaient, arrivaient toujours.

Joseph, le domestique, gauchement affublé d’un habit bleu barbeau garni de boutons dorés, se tenait près de la porte, pour recevoir les messieurs et leur indiquer une petite salle où ils pourraient refaire le nœud de leur cravate et les désordres de leurs cheveux, avant de monter, car le salon était au premier étage.

Les dames passaient aux mains de Catherine, une assez gentille fille de chambre, qui prenait un plaisir extrême à comparer les unes aux autres les tapageuses toilettes dont la maison s’emplissait.

Ce fut comme une procession radieuse dans l’escalier. Les replis des robes de soie ou de satin jetaient des rayons de vagues où flotte le soleil, et des senteurs enivrantes se répandaient partout.

X

En attendant le quadrille d’honneur on causait.

— Quelles nouvelles, monsieur Duplessis ? Demandait le notaire Vilbertin ; la société St-Vincent de Paul a-t-elle bien de la besogne cet hiver ?

— Monsieur le notaire, soyez sûr qu’il ne manque pas de gens qui lui en taillent de la besogne, répondit l’instituteur en regardant d’aplomb l’avare notaire.

— Il faut qu’il y ait des pauvres, reprenait celui-ci, afin que la charité des bonnes âmes puisse s’exercer… Que ferait mademoiselle Léontine, par exemple, si elle n’avait point à qui distribuer ses douces paroles et ses nombreuses aumônes ?

Il regardait mademoiselle d’Aucheron en souriant et voulait détourner l’attention qui s’attachait à lui.

— Monsieur Vilbertin, répondit la jeune fille, nous devrions former une société tous les deux ; je distribuerais les paroles et vous, les écus…

— Une société avec vous ?… je vous prends au mot… mais une vraie société que vous n’aurez pas le droit de dissoudre.

— Une vraie société de bienfaisance. Ouvrez votre bourse, monsieur, payez.

— Ouvrez votre bouche adorable, mademoiselle, parlez…

— Remettez à madame Villor le prix de son loyer… jusqu’au mois de mai prochain. J’ai parlé.

— Rien que cela ? fit le notaire un peu décontenancé, mais riant toujours cependant. Vous commencez bien ; n’importe, pour vous, je m’exécuterai.

— Il faut que ce soit pour l’amour de Dieu pas pour l’amour de moi.

— Cela n’est point dans le contrat. Pas de clauses frauduleuses, mademoiselle. Vous n’avez rien à voir aux motifs. C’est pour l’amour de vous. J’y tiens.

— Excusez-moi, l’on me demande, fit Léontine qui se leva pour courir au devant de quelques jeunes dames qui entraient.

— Diable ! fit le notaire à madame D’Aucheron, votre fille est bien jolie.

Il lorgnait Léontine qui s’en allait d’un pas gracieux et vif.

— Oh ! oui, soupira la vaniteuse femme, c’est à son tour à porter le trouble dans les cœurs.

— Veillez sur elle, on pourrait vous l’enlever.

— L’enlèvement est à la veille de s’accomplir. Vous en entendrez parler. Cette soirée, si vous êtes observateur, vous dira que…

— L’honorable monsieur Jean-Baptiste-Oscar Le Pêcheur ! cria tout à coup le garçon de sa voix la plus retentissante.

— Le Pêcheur en eau trouble, chuchota, quelqu’un.

Madame D’Aucheron resta court une fois de plus. Elle ne put résister au mouvement qui la poussait, se leva, courut plutôt qu’elle ne marcha, les mains tendues vers le jeune ministre…

— Comme vous êtes aimable de nous honorer ainsi de votre présence ! s’écria-t-elle.

— Oui, oui, mon cher Le Pêcheur, que vous êtes aimable ! répéta D’Aucheron qui s’était avancé en même temps.

— Tout l’honneur est pour moi, mes chers amis, croyez-le, répondit le jeune ministre.

— Permettez-moi de vous présenter ma fille adoptive, demanda madame D’Aucheron.

— Il me tarde d’offrir mes hommages à mademoiselle Léontine.

Léontine causait avec les jeunes dames qui venaient d’entrer. Elle s’interrompit et salua froidement l’honorable personnage qui s’inclinait jusqu’à terre, comme un huissier de la verge noire, aux jours de gala.

— Elle est intimidée, pensa le ministre. Ces gens-là croient que nous ne sommes point des êtres ordinaires. À leurs yeux nous sommes des divinités. S’ils savaient !…

— J’aurai le bonheur de dire bientôt à mademoiselle Léontine l’admiration que m’inspirent ses hautes qualités, ajouta-t-il, et il passa.

— Monsieur Antoine Duplessis, ancien instituteur, membre de la St Vincent de Paul, et congréganiste, débita D’Aucheron en présentant l’instituteur.

M. Duplessis, l’amitié, la confiance et l’aide d’un homme comme vous ne peuvent que m’être utiles et me flatter. J’espère que nous ferons tout à l’heure plus intime connaissance, et que nous nous comprendrons à merveille.

M. le notaire Vilbertin, l’honneur et la gloire de la profession, continua D’Aucheron.

— L’on fait ce que l’on peut dans l’humble sphère où la Providence nous a placés, repartit le notaire en donnant la main au ministre.

— Votre état, M. le notaire, vous met en rapport avec bien des gens, et votre influence doit être grande, observa celui-ci.

— Je ne dis pas non, et si l’on voulait se livrer à la chose publique on pourrait peut être arriver à son tour.

— Le champ est ouvert à tous.

— C’est vrai, mais beaucoup d’appelés et peu d’élus, ajouta en riant D’Aucheron qui s’imaginait avoir inventé un mot drôle.

Jean Griflard, député multicolore et souvent en disponibilité, fut acclamé chaleureusement quand il entra avec sa femme, une joyeuse dondon à l’œil clair, avec une rose sur la tête, une robe fantastique qui ne commençait nulle part et ne finissait jamais.

Monsieur et madame Laminon firent aussi une entrée triomphale. Ils venaient de se retirer des affaires. C’est un titre. Ils furent suivis de monsieur et madame Dupotain, de monsieur et madame Blancheur, de Joachim Pichenette, le conseiller de ville, de Marc Blondole, l’échevin, d’Athanase Baudriol, le marchand de charbon, de Pierre-Jean-Louis Landeau, l’épicier ; toute une légion. Tous les états se trouvaient représentés. C’était une bigarrure qui ne manquait pas d’avoir son côté drôle. Les femmes étaient mises avec ce goût particulier dont les a douées le Créateur. Il y avait peut-être un brin de coquetterie ; il y en avait certainement. Chacune voulait paraître mieux que les autres ; de là un déploiement de luxe inutile. Les chances restaient les mêmes qu’auparavant.

On retrouvait d’anciennes connaissances, on en formait de nouvelles ; la conversation s’allumait comme un feu de broussailles, et le murmure des fraîches voix de femmes, le parler sonore des hommes, les frémissements de la soie, le bruissement des pieds sur les tapis, tout cela formait un bruit étrange et gai qui remplissait la maison et grisait tout le monde.

Léontine se montrait fort aimable. Elle avait une bonne parole, un sourire gracieux pour chacun des invités. Cependant elle semblait un peu inquiète, un peu mal à l’aise, et ses grands yeux noirs revenaient toujours se fixer vers la porte grande ouverte. Elle attendait quelqu’un. Et celui qu’elle appelait de tout son cœur ne venait point. Elle perdait toute sa gaieté et ne répondait plus que par monosyllabes à ceux qui lui adressaient la parole. Elle ne se contraignait pas longtemps. Avec son caractère vif, bouillant, un peu fantasque, comme disait le père Duplessis, elle ne pouvait pas feindre.

— Vos parents font vraiment bien les honneurs de leur maison, lui dit le jeune ministre, qui venait de s’asseoir auprès d’elle, aussi, comme tout le monde se livre à la joie ; vous seule semblez un peu ennuyée : n’aimez-vous donc pas ces fêtes.

— Mes invités à moi ne se montrent guère empressés, et cela me fait de la peine.

Elle souligna cette phrase.

— Ah ! vous attendez quelqu’un ?

— Deux amis seulement.

— Et s’ils ne viennent pas, ne vous laisserez vous point distraire ou consoler un peu par d’autres amis qui, pour être nouveaux, n’en seront pas moins dévoués et fidèles ?

— Je tâcherai de déguiser mon désappointement, mais j’ai peur d’y mal réussir.

XI

La première danse s’organisait. Les instruments de musique jetaient les premières notes éveillées, comme des oiseaux qui essaient leurs jeunes ailes. Des vibrations sonores, des soupirs mélodieux, des fugues vives comme des fusées, arrivaient par vagues harmonieuses avec des bouffées d’arômes. Toutes les figures riaient, tous les yeux étaient chargés d’éclairs.

Le ministre dansa le premier quadrille avec mademoiselle Léontine. Ils avaient pour vis-à-vis M. D’Aucheron et madame Griflard. Le notaire Vilbertin eut l’honneur de danser avec la maîtresse de la maison. Duplessis refusa. Les figures du quadrille étaient pour lui d’inextricables dédales où il se serait invariablement perdu. Il danserait peut-être un cotillon, tantôt, après les autres. Le député flottant avait jeté son dévolu sur madame Baudriol, une blonde un peu fade, mais fort sentimentale. Elle parut bien heureuse de danser avec un député. Plus tard elle dansa avec un épicier et elle parut bien heureuse encore. Elle passa par le quadrille, le lancier, la caledonia, le cotillon, le Sir Roger de Coverly, etc., avec le député, l’épicier, le marchand de charbon, l’échevin et le conseiller, et elle parut toujours bien heureuse.

On dansait dans une grande salle voisine du salon. Ceux qui ne dansaient point regardaient danser et critiquaient en attendant qu’ils fussent critiqués.

— Savez-vous que ce bal est splendide ? disait-on, d’un côté.

— Un peu bigarré, peut-être, mais enfin…

— Madame D’Aucheron ne vieillit pas.

— Elle attend son mari.

— En effet, il est bien plus jeune qu’elle.

— Une dizaine d’années.

— On dit que c’est un mariage d’argent.

— Elle n’est pas jolie dans tous les cas.

— Pas fine, non plus.

— Pas jolie, pas fine, pas jeune… mais dorée sur tranche ; le mystère est expliqué.

On disait ailleurs :

— Il n’y a pas très longtemps que D’Aucheron est à Québec. Il s’est marié aux États-Unis.

Et quelqu’un qui se targuait d’en savoir long expliquait à demi-voix, en s’inclinant vers les curieux.

— D’Aucheron est ici depuis une dizaine d’années, à peu près. Il vient de Lowell, Mass. C’est là qu’il a connu sa femme. Je le sais bien. Mon frère qui demeure en cette ville me l’a dit. Elle était modiste, elle, sur la rue Merrimack, la principale rue. Elle faisait d’excellentes affaires. Il était tout jeune, lui, et beau garçon. Il s’est laissé tenter par les écus.

— Ils n’ont jamais eu d’enfants, je crois.

— Pas depuis que je les connais. Ils ont pris une orpheline peu de temps après leur arrivée ici.

— C’est mademoiselle Léontine.

— C’est mademoiselle Léontine, un beau brin de fille…

D’autres causaient un peu plus loin sous les flots de lumière qui tombaient des lustres et ne se gênaient pas pour rire.

— Voyez donc madame chose, disait l’un, comme elle prend des airs de chatte.

— C’est son air ; je vous jure qu’elle est sage répondait l’autre. Elle a des griffes sous ses pattes de velours.

— Vous aurait-elle égratigné ?

— Je me tiens toujours loin de ces charmants petits animaux-là.

— Mademoiselle Léontine danse bien, n’est-ce pas ? Et notre jeune ministre, voyez donc s’il y met de l’entrain.

— Ce qui m’étonne c’est qu’il n’aille pas plus vite que le violon.

— Vilbertin garde bien la mesure, malgré son poids énorme.

— Ce serait la première chose qu’il ne garderait pas.

— Tiens, M. le député et madame Landeau qui arrivent après les autres.

— Ils auront passé par la chambre.

Au dessus des accords entraînants de l’orchestre on entendit un tintement joyeux et clair : le timbre de la porte. Léontine eut un vif tressaillement et perdit deux ou trois mesures.

— Venez donc, lui dit plaisamment le ministre, vous savez bien que nous devons marcher ensemble maintenant.

Il faisait allusion à leur union prochaine. Elle feignit de ne point entendre et continua la figure commencée tout en épiant l’arrivée des nouveaux convives.

C’était lui, Rodolphe, avec Ida, sa cousine.

— Est-elle assez simplement habillée, celle-là, remarqua l’une des robes de soie gros grains, en faisant une moue dédaigneuse.

— Elle s’est trompée de pièce, je crois, c’est à la cuisine qu’elle est attendue, répondit un corsage en rupture de ban.

— Elle n’est pas laide, cependant.

— Laissez donc ! y a-t-il jolie fille sous pareille pelure ? j’appelle cela une pelure, moi !

— Lui n’est pas trop mal, observa une longue jupe allongée sur le tapis comme un chien au pied de sa maîtresse.

— Lui ! c’est un beau garçon, mais… ses manières ne sont pas des plus dégagées.

— C’est mal à D’Aucheron de n’être pas plus difficile dans le choix de ses invités. Quant à moi, je ne suis pas vaniteuse, cela ne m’offusque point ; mais il y a ici des députés, un ministre, et ces hommes-là doivent être respectés.

— D’autant plus que le ministre, m’a-t-on assuré, — devient ce soir le fiancé de mademoiselle Léontine. C’est le prétexte de la fête.

— Qui vous a dit cela ?

Cela c’est su par les domestiques. Ils connaissent tout, les domestiques et ces gens là sont créés et mis au monde pour vendre les secrets de leurs maîtres.

— Voilà pourquoi D’Aucheron demandait au ministre, il y a un instant, comment il trouvait sa petite Léontine.

Le quadrille fini, les dames furent respectueusement conduites à leurs sièges, sauf Léontine qui vint souhaiter la bienvenue à Rodolphe et à sa chère Ida.

Elle était devenue toute autre. Elle subissait une transformation complète. Tout le monde remarqua son expansive et joyeuse humeur. Le ministre en prit ombrage. Il n’entendait point que le premier venu, même un docteur en médecine, vint donner sur ses brisées. Il était bien décidé d’épouser Léontine, pour sa dot, d’abord, pour elle ensuite, et il l’épouserait. Il chercha l’occasion de lui parler. Il dut attendre un peu, car elle voulut danser un lancier avec Rodolphe. En attendant il aborda D’Aucheron.

— Est-ce que ce garçon recherche mademoiselle Léontine ? demanda-t-il ; il me semble la poursuivre plus que de raison. Je serais humilié d’avoir à lutter contre un pareil rival.

— Mon cher ministre, une amitié de jeunesse, vous savez ce que c’est. Autant en emporte le vent. Il n’oserait pas ; non, il n’oserait pas. Et puis Léontine est avertie, bien avertie. Elle est cachée par exemple, elle est dissimulée, la coquine. Il est malaisé de savoir ce qu’elle pense.

— S’attend-elle à me voir lui demander sa main ?

— Sans doute.

— Et si elle allait me la refuser ?

— Elle ne le fera pas. Un ministre, allons ! vous n’y pensez pas.

— Les jeunes filles… voyez-vous, c’est toujours ce rêve stupide d’une chaumière sous les bois, loin du monde, près des flots bleus, avec le bien aimé qui les a ravies… le bien aimé ! un sot, très souvent, qui petit à peine dire oui, non, un gueux qui grignote un morceau de pain noir en chantant des stances amoureuses, un poète !

XII

La danse allait toujours, il y avait de l’entrain ; La chaude atmosphère des salles pleines de femmes et de lumières se remplissait de suaves émanations. On sentait passer des effluves voluptueuses. Ô les grandes soirées de danse, quelles délices pour les sens ! quel champ pour les amours ! quel tombeau pour la chasteté !

Rodolphe et Léontine se laissaient emporter aux accords de l’entraînante musique, et les yeux dans les yeux, cœur contre cœur, ils tourbillonnaient comme des flocons de neige au souffle de la tempête. Ils vinrent s’asseoir l’un près de l’autre, portant vaillamment le poids de tous les regards.

Madame D’Aucheron cherchait une occasion d’aborder sa fille pour lui rappeler que le ministre était là.

Plusieurs d’entre les messieurs passèrent dans le fumoir. D’autres s’assirent aux tables de cartes.

L’on se mit à discourir sur toutes sortes de sujets, mais la politique finit par tout absorber. La politique, c’est une éponge qui boit bien. Le ministre était entouré.

Il discourait avec l’aplomb que donne l’ignorance entée sur la vanité, et maints sots l’approuvaient. Les puissants n’ont-ils pas toujours raison ?

Comment, si jeune et sans fortune, était-il devenu ministre ? Un accident. La constitution permet cela. Il avait de la langue et du toupet, fausse monnaie très en vogue et que des gens sensés même ont la faiblesse d’accepter. Il se vantait de tout savoir et le monde, qui est ignorant, le Croyait sur parole. Il exploita les préjugés et le peuple jaloux lui trouva du bon sens. Il était pauvre, il devait être supporté par la classe pauvre. C’est juste, disait-on. Les riches ont les riches pour eux. Il connaissait les misères de l’ouvrier, lui, et serait en état d’y apporter remède. Nul plus que lui n’était déshérité, puisqu’il n’avait pas même de parents. Il en avait emprunté pour naître. Il ne rougissait pas de son origine et se vantait de remonter, à Adam, comme tous les autres hommes, mais par un chemin détourné. On trouvait cela fort original. Il avait passé par le séminaire, fait plus de pensums que de versions et lu plus de nouvelles que d’histoire. Il est vrai que l’histoire n’est, souvent qu’un roman. Il sortit en troisième pour étudier le droit, et donna pour payer ses cours, des leçons de grammaire, de latin, de grec et d’anglais. Des choses qu’il ignorait la veille, et qu’il apprenait à la hâte pour l’occasion. Il se faufila dans les assemblées publiques, se hissa sur l’estrade et se mit à pratiquer l’éloquence à quatre sous. Il devint habile, se fit un cliché de phrases et de maximes sonores et vagues qui pouvaient être dites en tout temps, en tous lieux et en toutes occasions. Il proclama sans cesse son amour de la patrie, protesta de son désir d’éclairer ses semblables, affirma la nécessité de créer des lois sages et de faire sortir le peuple de la torpeur où il gémissait. Il osa briguer les suffrages des électeurs et les électeurs osèrent l’élire. Il était peut être de bonne foi et croyait en lui-même, mais sa vertu n’avait pas été mise à l’épreuve. Combien de belles et nobles intentions font naufrage dès la première tempête ! Ceux qui n’ont point passé par le creuset de la tentation ne connaissent ni leur force, ni leur faiblesse.

Hier donc, intransigeant, il menaçait de rester toute sa vie dans les bas-fonds de la gauche, plutôt que de sacrifier une de ces idées généreuses qui devaient sauver le monde ; aujourd’hui il s’est séparé de ses amis pour accepter, au refus de tout autre, un siège à la droite, un portefeuille de ministre et un titre qui ne cache pas sa honte.

— Le grand secret de la politique, disait-il, c’est l’économie. Dépensez peu et vous serez toujours riches. Avant longtemps le coffre public sera plein car nous allons émonder sérieusement. La politique, c’est un arbre. Si vous voulez qu’il croisse vite et monte haut, taillez-le, coupez les branches inutiles, émondez ! C’est ma devise.

« J’entends bien le bruit de la meule mais je ne vois pas la farine, » observa le père Duplessis en aparté.

— Le ministre a raison, dit le notaire, l’économie est la grande loi qui sauve les nations comme les individus.

— Il existe un mal certain, risqua un autre, un jaloux : Le trop grand nombre d’employés.

— Pour cela, c’est vrai, répondit une voix nouvelle ; nous nourrissons à ne rien faire un tas de fainéants.

— Nous allons mettre ordre à cela, fit le ministre, se rengorgeant. La question — qui est une des grandes questions sociales — est à l’étude depuis mon arrivée au pouvoir, et il a été décidé, à la dernière réunion du conseil — je puis bien le dire, puisque la chose sera connue officiellement dès demain — il a été décidé, messieurs, de renvoyer tous les serviteurs inutiles. C’est ainsi qu’un chef de maison agit, n’est-ce pas ? il renvoie les serviteurs dont il n’a plus besoin.

— Quand leur engagement est terminé, répliqua le docteur.

— Les employés, reprit le ministre, ne sont maintenus que durant le bon plaisir des autorités.

— Je croyais qu’un certain nombre était nommé à vie.

— Oui, sans doute, ils sont nommés à vie ; c’est-à-dire qu’on leur donne avis de leur destitution, dit le ministre en riant de son affreux jeu de mots.

— Monsieur, fit le jeune docteur, n’avez-vous que cet ingénieux moyen de vous tirer d’affaire ?

— Pour le bien public tout est permis ; il n’y a pas d’injustice lorsque la force majeure commande.

— La question est de savoir quand il y a force majeure, répondit le professeur Duplessis. Et, s’adressant au notaire Vilbertin, il ajouta :

— Quand un contrat, même tacite, a eu lieu bona fide entre deux parties, est-il permis à l’une ou à l’autre des parties de l’abroger de son chef ?

— Un contrat ? non, s’il s’agit d’un contrat ; mais il y en a tant de contrats, vous savez, il faut être explicite et bien spécifier. Il y a tant de causes qui peuvent rendre un contrat nul. Il y a, par exemple…

— Assurément, monsieur le notaire, fit le jeune docteur, vous ne l’êtes guère explicite, vous, en ce moment.

— Jeune homme, vous pataugez dans votre pilon comme vous l’entendez, c’est votre affaire, et l’on est trop poli pour vous le dire.

— Vous pataugez dans le droit, c’est notre affaire, et nous sommes assez francs pour vous en avertir, répliqua vivement le jeune homme.

Rodolphe se faisait des ennemis. Il y trouvait une âcre jouissance, parce que ces hommes qui se montraient sans cœur, il ne voulait pas les trouver sur son chemin.

— Et croyez-vous, monsieur, recommença le ministre, que ce soit par plaisir que nous renvoyons du service tant de bras cependant inutiles.

— Il ne fallait pas faire la faute de les placer d’abord. Maintenant, il n’y a qu’un moyen honnête de réparer ce mal, c’est de ne point remplir les places qui deviennent vacantes.

— Nous sommes bien obligés de faire des nominations, les députés nous les imposent.

— Ou bien vous les offrez comme prix du vote de ces députés sans conscience.

— C’en est trop, s’écria le jeune ministre. Monsieur D’Aucheron, si ce monsieur Rodolphe… je ne sais qui, ne me fait point d’excuses, je vous prierai de recevoir mes adieux.

— Jeune homme, demanda M. D’Aucheron avec fatuité et comme s’il eut été un vieillard, lui, vous ne refuserez pas, j’espère, de réparer l’outrage que vous avez fait à l’honorable monsieur Le Pêcheur.

— Si, par ma vivacité, j’ai blessé ici quelque personne que je ne voulais pas atteindre, je le regrette infiniment.

— Êtes-vous satisfait, monsieur le ministre, demanda D’Aucheron ?

— Je me contenterai de ces excuses, répondit le ministre.

— Il n’est guère difficile, dit Duplessis à son voisin, mais : « À petit saint petite offrande. »

Le ministre, tout triomphant, passa dans le salon. Léontine causait avec Ida de l’incident qui venait de se produire dans le fumoir, car tout ce qui se disait là, s’entendait du salon. Léontine, tout en étant bien aise de voir Rodolphe donner la réplique à son rival, craignait qu’il ne se fît un ennemi de son père.

— Je crois que j’ai mal choisi mon temps pour demander une subvention plus considérable en faveur des maisons de charité et d’éducation, dit le père Duplessis.

— Et moi, répliqua Rodolphe, je ne me suis guère affermi dans les bonnes grâces de M. D’Aucheron.

— Je vous dirai monsieur le docteur que le temps détruit tout ce qui est fait et la langue tout ce qui est à faire.

XIII

Minuit approchait et madame D’Aucheron regardait souvent à sa pendule. Les aiguilles d’or se promenant lentement dans leur cercle fatal, marquaient sans cesse les moments de la vie que nous avons à jamais perdus, car les horloges ne sonnent que les heures passées. Une horloge c’est le plus terrible témoin de notre néant ; c’est un doigt qui nous montre sans cesse la fuite irréparable du temps. Cependant pour madame D’Aucheron les aiguilles ne se hâtaient point assez. Elle était anxieuse. Les sauvages devaient entrer au coup de minuit.

L’honorable M. Le Pêcheur avait réussi, par une manœuvre adroite, à se trouver seul avec Léontine et il était en train de lui raconter comment il avait forcé Rodolphe à lui faire des excuses. Il amplifiait un peu, et corrigeait à son avantage certain détails de la scène. Léontine le laissait dire et regardait d’un œil distrait les méandres de la danse.

— Mon honneur de ministre et la qualité plus agréable que je dois avoir à vos yeux, mademoiselle, m’obligeaient à le traiter ainsi.

— Je ne comprends guère vos dernières paroles, monsieur, observa Léontine.

— Quelle est charmante cette modestie qui refuse de comprendre !

— Je vous assure que la modestie n’y est pour rien.

— Vous êtes merveilleusement adroite. Vous voulez que je vous dise tout et que je n’apprenne rien. Vous voulez que je vous devine. Les femmes aiment les petits mystères et elles veulent qu’on les devine, elles et leurs petits mystères.

— Je suis bien femme mais pas du tout mystérieuse. Je n’ai rien à cacher.

— Vous cachez, pourtant, l’amour que vous devez avoir pour celui qui sera bientôt votre mari.

— Il ne serait pas nécessaire de le publier tout haut, cet amour, dans le cas il existerait.

— Non, sans doute, mais il se dit tout bas, il se montre dans un regard, il s’élance dans un soupir… Entendez-vous ?

Il poussa un long soupir.

— J’entends, fit Léontine, éclatant de rire.

— L’amour qui rit n’est pas loin d’être cruel, observa le ministre.

— Ce n’est pas mon amour qui rit.

— Ne me faites donc point souffrir davantage. Vous savez bien que j’ai eu l’honneur de solliciter votre main, et vos excellents parents m’ont donné l’assurance que mes vœux seraient comblés.

— Ils ont promis plus qu’ils ne pourront donner, peut-être.

— Comment, vous refuseriez d’unir vos destinées aux miennes ?… Pourquoi donc.

— C’est mon secret.

— Je suis jeune, j’occupe une haute position, l’avenir le plus beau m’est sans doute réservé. Ah ! combien de jeunes filles, dans notre brillante société canadienne, seraient heureuses de devenir la femme de l’Honorable M. Le Pêcheur.

— Alors faites donc le bonheur de l’une d’elles et laissez-moi rendre heureux un homme qui n’a pas vos étonnants avantages.

Le tête à tête fut long et animé.

Le jeune ministre venait d’essuyer un rude échec, mais il ne se tenait pas pour battu. Il avait trop haute opinion de lui-même pour cela.

Il se plaignit amèrement à monsieur et à madame D’Aucheron.

Madame D’Aucheron vint trouver sa fille et lui dit :

— Je ne veux plus que tu parles à M. Houde.

D’Aucheron vint à son tour :

— Ma volonté est ma volonté, lui dit-il, et tu seras la femme de l’honorable M. Le Pêcheur avant un mois. Agis en conséquence.

Il alla vers le jeune docteur.

— Monsieur, lui dit-il, ma fille doit épouser bientôt l’honorable M. Le Pêcheur, faites-moi le plaisir de ne plus songer à elle, et de ne plus chercher à la voir. Sinon…

— Sinon ?

— Sinon je serai forcé de prendre des moyens énergiques pour faire respecter mes volontés.

— Et si votre fille m’aime, monsieur ?

— Amour de jeunesse, folie ! Il faudra bien, qu’il s’en aille comme il est venu, cet amour… ou bien elle s’en ira comme elle est venue, elle.

D’Aucheron s’animait. Il se souciait peu d’être entendu ou de ne l’être pas. Même, il n’était pas fâché que l’on sut comment il congédiait le malencontreux amoureux de sa fille.

Léontine se trouvait alors avec madame Duplessis.

— Que dois-je faire, lui demanda-t-elle ?

— Laissez passer l’orage.

— Mais je ne veux pas qu’on lui fasse subir une humiliation semblable devant tout le monde. Il faut que je lui dise une parole au moins.

— Vous allez irriter vos parents et faire un éclat regrettable.

— Mais je ne tiens pas à acheter, moi, au prix que l’on y met, cette existence brillante que l’on m’offre.

— Ce n’est pas en brusquant le dénouement que vous le ferez tourner à votre avantage.

— Voyez-vous ? le voilà qui part.

— Rodolphe, debout dans le vestibule, se préparait à sortir.

Léontine se leva tout émue. Elle rougit puis aussitôt devint d’une pâleur singulière. Elle traversa le salon et s’avançant vers lui ;

Vous partez, monsieur Rodolphe ?

— Ma présence n’est pas agréable à tout le monde, ici.

— Si tous ceux qui n’ont pas la bonne fortune de plaire à tout le monde suivaient votre exemple, d’autres partiraient aussi, vous le savez bien.

— Il y a cette différence entre les autres et moi, que l’on m’a dit à moi que je ne plaisais point.

— D’autres devraient le deviner.

Deux mains tremblantes se serrèrent bien fort.

— Mais, mon cousin, dit une voix allègre, vous n’allez pas m’oublier ici ?

— Je n’oublie pas ceux que je laisse, cousine.

Il regarda Léontine en disant cela.

— Ida, je te garde jusqu’à demain, dit mademoiselle D’Aucheron ; je ne veux pas que tu partes ; j’ai besoin de toi ; j’ai besoin de tous ceux qui m’aiment.

Rodolphe ne partit pas seul, cependant, monsieur et madame Duplessis, prétextant la fatigue, se retirèrent en même temps.

XIV

Comme ils sortaient les douze coups de minuit tombaient sur le timbre de bronze de la pendule du salon. D’Aucheron dit au ministre.

— Vous voyez qu’on y va rondement. Pas de midi à quatorze heures. La porte, voilà mon argument.

— La porte ! c’est ce que nous disons aux employés récalcitrants ou inutiles. La porte ! c’est la base de mon système d’économie.

On entendit rire et parler au dehors.

— Les voilà, s’écria madame D’Aucheron.

— Qui ? demandèrent plusieurs voix.

— Les sauvages ! vous allez voir.

On crut qu’elle devenait folle. Un instant après, on comprit bien qu’elle disait vrai quand on vit entrer au salon dix visages cuivrés.

— Que viennent faire ici ces gens ? demanda le notaire à son voisin.

— Du diable ! si je le devine.

— Mes amis, commença D’Aucheron, j’ai cru, ou plutôt madame D’Aucheron a pensé vous faire une agréable surprise, en vous donnant le spectacle assez rare d’une danse de guerre sauvage.

— Par des gens guère sauvages, souffla l’un des invités à son voisin.

On applaudit à outrance aux paroles de monsieur D’Aucheron.

— Alors, dit-il, permettez-moi de vous présenter mes nouveaux hôtes, des Abénaquis de Bécancour, des chasseurs distingués. Et d’abord : Metsalabanlé, le chef. Je ne sais pas les noms de chacun, mais je vous les présente tous. Il en est deux toutefois, continua-t-il, dont je puis décliner les noms magnifiques, c’est la Langue muette d’une tribu que je ne connais point et…

— C’est un nom de femme, ça, dit un malin.

— Et la Longue Chevelure, un sioux. Ces deux derniers arrivent des Montagnes Rocheuses. Ils sont très féroces, ajouta-t-il en riant. Ils enlèvent la chevelure de leurs prisonniers et boivent le sang dans leur crâne.

Les femmes frémissaient tout en riant. Madame D’Aucheron reconnut l’indien dont elle avait admiré le bon goût et lui adressa le plus honnête sourire.

La Longue chevelure promena ses grands yeux noirs sur l’assistance, et les fixa un moment sur Léontine qui se trouvait par hasard assez près de lui. La jeune fille ne put s’empêcher de tressaillir sous ce regard profond. La Langue muette regardait avidement madame D’Aucheron qui s’était mise à gesticuler en parlant avec chaleur et à rire aux éclats.

Ces indiens s’étaient revêtus de leurs costumes de fête. Ils étaient couverts de verroteries, de plaques d’étain, de plumes éclatantes. C’était d’un effet curieux. Mais un seul, la Longue Chevelure captiva bientôt tous les regards. Il étincelait comme un soleil. On eût dit que de ses vêtements s’échappait une poussière de feu. Il était couvert de diamants. Ce fut un cri d’admiration quand on s’aperçut de l’étonnante richesse de son costume.

Déjà certaines femmes rêvaient de feux et d’étincelles. Pas les femmes, aimantes, les vaniteuses.

Madame D’Aucheron se flattait de garder un souvenir. Pas comme Didon, soyons franc.

— Quand on a tant de pierres précieuses on peut bien en donner une, pensait-elle.

Léontine admirait surtout l’étrange beauté de cet Indien, et la douceur de son regard lui plaisait mieux que l’éclat de ses diamants.

La danse fut exécutée avec grâce, souplesse, langueur ou vivacité, selon le rhythme et l’idée qui se développaient. Le chant était remarquablement juste, cadencé, les gestes, très variés. On menaçait les ennemis absents, on piétinait sur les cadavres, on scalpait les têtes, on chantait le triomphe, on pleurait les morts.

Quand ils eurent fini la salle retentit de longs applaudissements. On leur offrit à boire. On dût rester dans le grand salon, tout le monde voulant être où ils étaient.

— Quelle idée ingénieuse vous avez eue, madame D’Aucheron ! affirmaient toutes les femmes. Votre bal fera époque : on en parlera longtemps.

La conversation était générale. Tout le monde parlait à la fois, mais quand un Indien prenait la parole, le silence se faisait. Il semblait que ces gens-là devaient parler autrement que les autres et dire des choses étranges.

Les Indiens sont un peu comme le commun des mortels, ils restent où ils se trouvent bien. L’heure du réveillon sonna et l’on se mit à table. La présence des sauvages amusait tellement les invités que D’Aucheron, modifiant son programme avec l’assentiment général, fit mettre dix nouveaux couverts.

Madame D’Aucheron riait toujours, parlait à tout le monde, sans trop savoir ce qu’elle disait. On l’approuvait sans trop savoir pourquoi.

L’Honorable Le Pêcheur la conduisit à la place d’honneur. La Longue chevelure offrit son bras à mademoiselle Léontine. C’est Madame D’Aucheron qui le voulut ainsi. Tout le monde prit place autour de la table somptueusement servie.

On sut manger et boire. Deux choses qu’il est pourtant fort difficile de bien faire. Il y eut des santés : À la reine, au lieutenant-gouverneur, au gouvernement, à l’hôte distingué, à la presse qui éclaire le monde, aux dames qui le charment, aux indiens !

À la reine, on chanta God save the Queen avec accompagnement d’orchestre. L’excellente mère de famille qui règne depuis bientôt cinquante ans sur un grand peuple, dût sentir ses entrailles palpiter. Au lieutenant-gouverneur, un flatteur dit avec emphase le contraire de sa pensée ; au gouvernement, le ministre répondit avec verve et s’enfonça jusqu’au cou dans une nouvelle théorie sur l’économie ; à l’hôte distingué, tous les estomacs remplis voulurent témoigner leur reconnaissance ; à la presse qui éclaire le monde, on prôna longuement le bien qu’elle produit, on n’eut pas le temps de signaler le mal. C’eut été trop long, du reste. L’un des journalistes les plus enthousiasmés parla de son indépendance en termes magnifiques, et, quand il eut fini, il entra en négociation avec le ministre au sujet de la vente de ses principes… Aux dames, on dit tout le bien qu’on n’en pensait point ; aux indiens, Metsalabanlé adressa quelques mots de remercîment à monsieur D’Aucheron, puis exprima l’espoir que sa tribu dispersée pourrait, grâce au gouvernement, se réunir de nouveau.

XV

L’un des invités eut l’idée de demander des récits d’aventure ou de guerre à la Longue chevelure. Ce fut une salve d’applaudissements. Le Sioux parut intimidé, cependant il reprit bientôt son assurance, et, s’exprimant dans un langage imagé, il dit :

— Il y a plus de vingt moissons, comme un filet d’eau sort d’une fontaine profonde et s’enfuit au hasard, je suis sorti de ma tribu guerrière et j’ai porté bien loin mes pas. Ce fut à la suite d’événements excessivement douloureux pour moi-même, et dont le souvenir est amer comme le fruit du masquabina. Le récit de mon infortune vous intéressera peut-être, car des blancs comme vous et que vous avez peut-être connus, furent mêlés à ces événements et pesèrent d’un grand poids dans la balance de ma destinée. Depuis, comme le hibou taciturne, j’ai vécu seul. Seul j’ai vécu dans les montagnes hautes comme les nues, seul, dans les villes bourdonnantes comme des ruches d’abeilles. C’est dans le désert que je me trouvais le moins isolé ; alors j’évoquais en paix les images chéries de ma jeune femme et de ma petite fille. À nous trois nous peuplions la solitude. Dans les villes je me croyais abandonné de ces deux êtres que j’aimais, comme on aime l’ombre d’un chêne au milieu d’une plaine ensoleillée, les rayons du soleil, dans les sombres ravins des Montagnes Rocheuses. Une chance insolente m’a toujours poursuivi depuis que je n’ai plus à faire le bonheur de personne. J’ai ramassé les pierres précieuses et les diamants comme d’autres ramassent les grains d’or. J’en ai jeté à tous les vents. J’étais irrité de cette moquerie du sort. Qu’avais-je besoin de découvrir ces mines inépuisables que je ne cherchais point ? Elles pouvaient rester enfouies dans le sein de la terre comme le désespoir est enfoui dans mon cœur.

Rien comme l’infortune n’inspire l’intérêt. Il ne manquait plus à la Longue chevelure pour être un héros que des chagrins profonds, et, tout à coup, il venait de dévoiler, dans un sanglot, une souffrance longue de vingt années, un désespoir qui ne finirait qu’avec sa vie. On le dévorait des yeux, on buvait ses paroles. Léontine qui souffrait depuis un instant seulement, trouvait déjà, dans cette amère parole, une vigueur nouvelle et un nouvel esprit de soumission.

Le sioux continua :

Mon père était un guerrier de la vaillante mais cruelle nation des sioux, ma mère était une fille de la brûlante Espagne. Je pris pour compagne une indienne de la Baie-des-Chaleurs, une belle jeune femme qui m’aimait beaucoup et me suivit jusqu’aux Montagnes Rocheuses. C’est là qu’habitaient les miens. Je voulais voir mon père déjà bien vieux, et qui se penchait sur sa fosse comme un tronc moussu sur un ravin noir. J’arrivai pour recevoir son dernier soupir et ses dernières volontés. Il me supplia de rester dans la tribu qu’il avait toujours tant aimée, comme le rameau doit rester après le tronc d’où il est sorti ; je lui en fis la promesse solennelle, et il mourut en me bénissant. Ma mère dormait depuis longtemps à l’ombre de la croix, dans le cimetière d’un village américain. Elle m’avait enseigné la religion de son beau pays, et cette religion je l’aime jusqu’au martyre. Mes frères sioux n’ont jamais voulu en comprendre les divines beautés.

Cependant ma femme mourait d’ennui dans nos ténébreux rochers et dans nos prairies sans limites. Elle ressemblait à la grive gémissante que l’oiseleur enlève à ses bois. Elle voulait revoir le bassin de la Baie-des-Chaleurs, bleu comme un coin du ciel, et ses parents qui ne se consolaient point de son départ. Par pitié pour elle je résolus d’être infidèle à la parole donnée à mon père mourant. Au reste, je n’étais pas heureux avec les guerriers de ma nation, à cause de leur cruauté, et tout était prêt pour le départ. Or, nos préparatifs ne sont pas longs, à nous, enfants de la forêt. Nous n’emportons rien d’inutile, et nous nous contentons de fort peu de choses. Je voulus une dernière fois aller à la chasse dans ces prairies que je ne reverrais probablement jamais plus. Au lieu des troupeaux de bisons, je vis bientôt s’élancer un torrent de feu. J’allais retraiter au galop de mon coursier, quand j’aperçus, dans le lointain, deux ombres qui fuyaient devant le fléau terrible, comme deux voiles sous un souffle de tempête… C’étaient deux créatures humaines. Je……

Un cri d’angoisse se fit alors entendre et la Longue chevelure s’interrompit. C’était madame D’Aucheron qui s’évanouissait.

— Cette pauvre madame D’Aucheron, elle est tellement sensible, disait-on…

Son mari vint à elle. Léontine courut chercher des sels. Après un instant de trouble le calme, se rétablit. Elle reprenait ses sens. Cependant ses yeux hagards avaient d’étranges fixités. On eut dit qu’ils regardaient loin, loin.

— Courage, madame, ça ne sera rien, lui assurait-on. Vous êtes vraiment trop sensible.

— Me voilà remise et j’espère que mes nerfs ne me joueront plus de ces vilains tour, dit-elle en essayant de sourire.

La Longue chevelure reprit :

— Je regrette d’être la cause de cette pénible émotion, madame, mais ne prenez point d’inquiétude, les pauvres créatures que poursuivait le fléau n’ont pas été perdues. Il était temps cependant. La femme — il y avait un homme et une femme — la femme gisait paralysée par la frayeur sur le sol brûlant. C’était une jeune fille blanche enlevée à sa famille sans doute. L’homme appartenait à quelque tribu du Canada. Il était Abénaqui, je crois.

— Il y a vingt-trois ans de cela ? demanda l’un des convives ?

— Il y a vingt-trois ans, répondit le sioux.

— C’était peut être Sougraine avec la petite Audet ; vous souvenez-vous ? continua-t-il, s’adressant aux invités.

Quelqu’un répondit :

— Je me souviens en effet.

— Et moi aussi, fit un autre… On a trouvé, le printemps suivant, à Beaumont, la femme de Sougraine noyée, avec une corde au cou. Comme il n’était point probable qu’elle se fut pendue avant de se jeter à l’eau, on en a conclu qu’elle avait été tuée.

— Est-ce que la lumière ne s’est jamais faite sur cette affaire ? demanda le notaire visiblement affecté.

— Jamais. On n’a plus entendu parler de l’Abénaqui, non plus que de la jeune fille.

Madame D’Aucheron regardait fixement devant elle, pâle, immobile comme une statue. Pourtant un petit tressaillement nerveux courait parfois sur ses épaules nues.

Pendant que ces remarques s’échangeaient de part et d’autre, l’un des indiens, celui que l’on nommait la Langue Muette, se tenait la tête penchée sur la table et froissait d’une façon convulsive les franges de la nappe.

— Ainsi, demanda au sioux l’un des invités désireux d’entendre la suite du récit commencé, vous les avez sauvés l’un et l’autre du feu de la prairie ?

— Quand je suis arrivé près de la jeune fille, elle venait de tomber la face contre terre, je la mis en travers sur ma monture. L’homme se sauvait encore : il l’avait abandonnée. Cependant, il ne pouvait aller guère plus loin. Je le pris aussi avec moi et nous courûmes comme un tourbillon devant l’incendie. Ah ! mon pauvre coursier, comme il nous emportait bien ! Je conduisis sous ma tente mes deux protégés. Ils furent respectés, car chez nous l’hospitalité est la plus sacrée des choses après la tombe. Cependant l’on me reprocha de n’avoir pas apporté que deux chevelures. J’avais résolu de ramener avec moi la jeune fille afin de la rendre à ses parents, si je les pouvais rencontrer. Son séducteur devait continuer sa route vers la terre de l’or. Il suivit un parti de chasseur. Je le revis deux ans après dans la ville de Los Angelos. Depuis, je ne l’ai jamais rencontré. Pourtant j’ai traversé en tous sens les immenses légions qui bordent la grande mer où le soleil va chaque soir noyer ses feux.

Au moment où je prenais ma carabine pour franchir une dernière fois le seuil de mon wigwam avec ma femme, mon enfant et la jeune Canadienne, continua le sioux, j’appris qu’une bande de voyageurs qui revenaient des mines d’or par les gorges de nos montagnes, avait été surprise, la nuit, à deux pas de notre village, et que l’un d’eux avait été tué à la porte de la tente où dormaient ses compagnons.

— C’était Casimir Pérusse, notre voisin autrefois, dit vivement l’amie de Léontine. Ma mère m’a souvent parlé de ce tragique événement, ajouta-t-elle.

Tous les yeux se tournèrent vers mademoiselle Ida.

— Je suis bien aise, mademoiselle, lui dit la Longue Chevelure, je suis bien aise d’apprendre cela. Avec votre secours je pourrai peut-être retrouver quelques uns de ceux qu’alors j’ai sauvés d’une mort certaine, et, en retour du bien que je leur ai fait, ils me diront si mon enfant a péri avec sa mère ou si elle a échappé à la fureur de la tribu.

— Ma mère vous donnera peut-être quelques renseignements, car son frère aussi se trouvait parmi les blancs que vous avez sauvés, et j’ai entendu parler d’une petite fille…

— Où est votre mère ? et son frère, où le trouverai-je ? fit anxieusement le sioux dont l’espoir se réveillait plus vif que jamais.

— Ma mère est chez elle et vous la verrez quand il vous plaira… mon oncle et ma tante sont morts… leur fils était ici tout à l’heure, le docteur Rodolphe……

— Tiens ! pensa D’Aucheron, j’aurais dû patienter un peu, le cousin Rodolphe avait peut-être son mot à dire…… Le temps de mettre les gens à la porte c’est quand on n’a plus besoin d’eux.

— De son côté, le notaire se demandait quel pouvait bien être le nom de fille de madame Villor. Il questionna son voisin qui ne lui répondit pas. Tout le monde écoutait religieusement le sioux infortuné qui disait avec des larmes :

— Mon enfant, ma chère petite Estellina, est-elle morte ou vit-elle encore ? Sait-elle que son père désolé la cherche et la pleure depuis plus de vingt hivers ? Ah ! si elle vit, elle ignore mon nom et mon existence ! Un enfant ignorer le nom de son père ! un père ne pas savoir ce qu’est devenu son enfant !… Oh ! vous ne devinez pas quel est le supplice de ma pensée, vous qui pressez sur vos cœurs les enfants que le bon Dieu vous a donnés ! Vous qui sentez leurs chauds baisers sur vos fronts vous ne savez pas ce que j’endure, moi qui suis seul au monde ! seul comme l’engoulevent dont l’autour a dévasté le nid ! Elle n’est jamais là, ma fille, pour me sourire quand je suis désolé, pour essuyer l’eau qui coule sur mon front après de longues courses, pour me murmurer de ces paroles douces qui nous font songer aux anges. Je n’ai jamais reçu, moi, les caresses de ma fille bien aimée, de ma petite Estellina ! Elle serait grande aujourd’hui, comme ces belles jeunes filles qui sont là. Elle serait jolie, j’en suis sûr, jolie et douce comme une violette qui parfume l’ombre. Elle serait bonne aussi. Je voulais qu’elle fût bonne et sût, comme vous, mademoiselle, s’attendrir sur le sort des malheureux.

Il regardait mademoiselle D’Aucheron.

Léontine se cacha le visage dans son mouchoir et se mit à pleurer. D’autres aussi pleuraient. La Longue Chevelure lui-même s’interrompit un moment pour laisser son émotion se calmer. Il avait évoqué le passé et le passé lui était apparu dans toute son amertume.

XVI

La Longue chevelure reprit :

— Je retardai mon départ pour sauver mes semblables. Je réussis à les faire sortir de l’endroit dangereux où ils s’étaient arrêtés. Ce fut presque un miracle. Ma femme leur servit de guide à travers les montagnes. Elle portait une enfant dans une nagane. J’avais mis dans les langes de la petite, comme plus en sûreté sous la protection de l’innocence, une somme considérable, toute ma fortune alors. Je dus rester dans mon wigwam pour empêcher les soupçons de peser sur ma tête. Ce fut en vain, l’on m’accusa de trahison. Je vis que je n’échapperais point à la vengeance, et je profitai des ténèbres pour fuir. J’espérais rejoindre la caravane des Visages Pâles. Un matin, à la sortie des montagnes, je m’agenouillai sur le gazon au bord d’une source limpide qui descendait joyeusement de roche en roche comme un oiseau qui saute de branche en branche, et je priai pour les fugitifs, pour ma pauvre femme, pour ma petite enfant,…… Hélas ! malheureux ! c’est pour moi-même qu’il eut fallu prier, c’est moi qui avais besoin du secours de la sainte Providence ! En reportant mes regards sur la terre autour de moi, je découvris, à quelques pas du ruisseau, sous un feuillage épais, le corps ensanglanté d’une femme. Un frisson parcourut mes membres, un horrible pressentiment me serra le cœur. Je me levai, je fis quelques pas. Ô Ciel ! ô douleur ! je reconnus ma pauvre femme !… Une pensée amère traversa mon esprit comme un dard traverse le cœur de l’ennemi vaincu : Les blancs que j’ai sauvés m’ont donc récompensé de mon dévouement en laissant lâchement massacrer la femme qui leur montrait le chemin du salut. J’étais injuste. Les cadavres de six traîtres sioux gisaient un peu plus loin.

— Merci, Visages pâles, mes amis, m’écriai-je, vous l’avez vengée !

Je me mis à chercher mon enfant. La nagane gisait près de l’eau. Les infâmes l’auraient-ils donc jetée dans le torrent, pensais-je ? Ont-ils eu honte de leur lâcheté ? Ont-ils voulu cacher leur ignominie en livrant au courant, pour qu’il l’emportât, le corps de l’innocente créature ? Mes recherches furent vaines ; je ne trouvai nulle part le petit ange que l’amour m’avait donné.

Je fis à ma femme une fosse profonde dans un endroit d’accès difficile, sur la pente du ravin, où fleurissait un coin de verdure, où descendait un rayon de soleil et je mis au milieu de ce tertre simple une croix formée de deux bâtons. Je tressai une couronne de lierre et de fleurs sauvages que je suspendis aux bras du divin emblème, et, après avoir prié, je redescendis au fond de la vallée. Quand je fus en bas, je vis des corbeaux qui tournoyaient en croassant au-dessus des cadavres des meurtriers de ma femme. Je souris et passai sans bruit pour ne pas les effrayer. Cependant j’eus honte de mon action. Cette parole de la prière du Christ : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, me venait à l’esprit. Je retournai sur mes pas, chassai les corbeaux avec ma carabine, réunis les morts sur une même couche, et les couvris de rameaux en attendant la sépulture. Comme j’achevais ma tâche pénible, deux des anciens de la tribu survinrent. Ils venaient quérir les restes de leurs fils.

— Pourquoi, me demandèrent-ils d’une voix mal affermie, pourquoi la Longue Chevelure fait-il cela ?

— Pour empêcher les corbeaux de ronger les entrailles de vos enfants.

La Longue Chevelure ne sait-il pas que nos enfants ont tué sa femme ?

— Il le sait.

— Il le sait et ne se venge point ?

— Il vous l’a dit souvent, le seul et vrai Dieu qui existe, et que j’adore, ne veut pas que l’on fasse du mal à ses ennemis.

— Nous voulons le connaître ce Dieu qui t’a dit de respecter les cadavres des guerriers qui ont massacré ton épouse…

— Les vieux guerriers savent-ils, leur demandai-je, ce qu’est devenue mon enfant ?

— Ils l’ont jetée dans le torrent.

— Pauvre petite ! m’écriai-je en pleurant.

— Je voulais continuer ma route et rejoindre les voyageurs afin de savoir s’ils emportaient ma petite fille, et la pensée me vint qu’une mère seule pouvait s’imposer la tâche de porter un enfant dans ses bras à travers les précipices et les rochers, sous les ardeurs du soleil, dans les déserts, pendant des mois entiers et à des distances prodigieuses. Je ne pouvais non plus me séparer sitôt de la tombe où dormait la femme que j’avais tant aimée. Je revins au campement avec les vieux sioux. La colère des guerriers était terrible à cause des pertes qu’ils avaient subies, et les paroles sages des vieillards qui m’avaient pris sous leur protection ne purent me sauver. Je fus pris, enfermé, gardé à vue. En vérité, l’aspect de la mort ne m’effrayait nullement. Je souriais à la pensée d’aller revoir les deux créatures qui faisaient tout mon bonheur. Je trouvais qu’on tardait bien à me juger. Enfin, un jour j’appris que le conseil de la nation m’avait condamné, et que j’allais être exécuté le lendemain, à l’heure où le soleil sortirait de la prairie. Le lendemain était la fête anniversaire d’une victoire sur les américains, et les jeunes gens allaient se livrer à toutes sortes d’exercices et de divertissements. On s’exercerait à tirer de l’arc, et je servirais de cible. Celui qui me porterait le coup mortel serait déclaré vainqueur.

La nuit arriva, cette nuit qui devait être la dernière pour moi. Je priai longtemps et m’endormis ensuite d’un profond sommeil. Quand je m’éveillai, je me trouvais loin du village, seul dans le ravin qu’avaient suivi les blancs pour revenir de la Californie, près du tombeau de mon père. Ma carabine était près de moi. Je me rendis au pays de l’or, sur les rives de l’océan du soir.

Plusieurs des conviés vinrent serrer la main du brave sioux, et rassurèrent qu’ils l’aideraient de tout leur pouvoir dans ses recherches.

Madame D’Aucheron, tout à fait remise, s’essuyait avec son mouchoir de fine batiste brodé. La Langue muette rêvait toujours. On eut dit qu’il n’avait guère écouté le récit de la Longue chevelure. Il avait sournoisement mais obstinément regardé l’impressionnable madame D’Aucheron. Il venait de prendre une résolution, et quand une résolution entrait dans cette tête-là elle ne devait pas être facile à déloger.

Il avait toujours été pauvre et misérable, ce mystérieux Indien, pourquoi ne serait-il pas riche à son tour ? Est-ce que l’on est nécessairement gueux toute sa vie ? N’arrive-t-il pas un moment où la fortune se laisse saisir par toute main adroite ou hardie ?

XVII

Après la somptueuse collation quelques uns des convives se retirèrent, d’autres revinrent au salon, pour entendre la musique et le chant, d’autres encore, les nonchalants fumeurs, se retirèrent dans la petite salle consacrée à la pipe. Ils avaient l’air, ces derniers, de dieux ou de diables siégeant dans les nuages.

Une des jolies femmes venait de chanter en regardant au plafond avec des yeux éveillés qui voulaient paraître rêveurs, elle aborda le jeune ministre.

— Je sais, dit-elle, monsieur le ministre, que vous mettez bravement à exécution votre programme… comment dirai-je ? d’économe ?…. d’économie ?… d’économiste ?… Je m’y perds dans ces mots-là, et dans cette chose-là aussi. Pourtant, il faut que vous m’accordiez une faveur.

Le ministre la regarda franc dans les yeux.

— Regardez-moi si vous voulez, mais il faut que j’obtienne cette faveur.

— Vous êtes bien impatientes, vous autres, mesdames, quand vous voulez une chose.

— Et vous donc, messieurs, temporisez-vous beaucoup d’ordinaire ?

— Vous nous laissez longtemps parfois dans l’antichambre.

— On ne peut pas toujours recevoir.

— On doit toujours recevoir ceux qui nous aiment…

— Non, ceux que l’on aime, peut-être…

— Eh bien ! que vous faut-il donc pour être heureuse ?

— Mon mari se trouve sans position… Voyons, ne prenez pas cet air désagréable.

— Ne prenez pas cette adorable figure, vous, madame,… c’est de l’influence indue.

— Mon mari est sans position. Ce n’est point sa faute. Il faut vivre cependant ; vous comprenez-ça, M. le ministre. S’il ne trouve rien à faire, il faudra prendre le chemin de l’exil… J’appelle cela l’exil, moi, l’existence à l’étranger.

— Il serait vraiment regrettable de voir disparaître une des étoiles qui rayonnent sur notre ville.

— Étoile, comète ou planète, elle disparaîtrait bien sûr.

— Je ne puis, cependant, malgré l’extrême envie que j’en aie, vous accorder madame, tout de suite du moins, ce que vous me demandez. La chose est grave. Je m’en occuperai.

— Sérieusement ? Vous ne l’oublierez pas ?

— Comment l’oublier puisqu’il faudrait vous oublier en même temps ?

— Que je serais heureuse !

— D’être oubliée ?

— Non, que mon mari ne le fut pas.

Le reste de la nuit s’écoula rapidement, et quand les premières lueurs de l’aube, perçant les vitres des fenêtres, vinrent colorer d’un doux éclat les grands rideaux de damas, la dernière danse déroula ses gracieuses figures et l’orchestre laissa mourir ses accords. La fatigue commençait à éteindre le feu des regards et la pâleur succédait aux teintes roses sur les frais visages de la jeunesse.

Chacun reprit frileusement le chemin de sa maison, trottinant sur les trottoirs glacés.

L’honorable M. Le Pêcheur s’en allait seul, et des paroles sans suite tombaient de ses lèvres serrées par la colère.

— Me préférer un va-nu-pieds !… Elle m’aimera !… Il faut que je l’épouse… S’il n’était pas riche comme on dit… Tout de même elle est bien belle.

Quelqu’un le suivait de près, mais il ne s’en apercevait point, tant il était absorbé dans la pensée de mademoiselle Léontine. Il la croyait riche héritière et l’aspect de l’or, qu’il voyait scintiller dans ses rêves, l’aiguillonnait comme un éperon, les flancs d’un coursier. La lutte ne lui faisait point peur ; au contraire.

Il se trompait cependant. D’Aucheron s’était dit riche et le monde l’avait cru très riche. Sa fortune idéale faisait boule de neige dans le champ de l’imagination.

— Je demande pardon à mon frère l’honorable ministre, dit tout-à-coup l’individu qui le suivait je demande pardon à mon frère si j’ose lui adresser la parole.

Le Pêcheur se retourna tout surpris et reconnut la Langue Muette. Il l’interrogea sans lui parler, d’un mouvement de la tête.

— Je sais, continua l’indien que l’homme illustre à qui je parle veut épouser une belle jeune fille qui pleurait en écoutant le récit de la Longue Chevelure, et j’ai bien vu que la jeune fille aimait un autre homme. Plus on persécute l’amour et plus il grandit, c’est comme un feu de la prairie que le vent attise.

— Où veux-tu en venir ? demanda Le Pêcheur d’un ton brusque.

— Mon frère l’honorable ministre veut-il me dire s’il épouserait mademoiselle Léontine, quand même elle ne l’aimerait point.

— Pourquoi cette demande ?

— L’indien peut être d’un grand secours à l’honorable ministre.

— Comment cela ?

— C’est un secret et jamais la Langue Muette ne le révélera…… mais avant que huit jours soient écoulés, mon frère l’honorable ministre remarquera un changement dans les manières de la jeune demoiselle, s’il a confiance en l’homme des bois et le prend à son service.

— Es-tu sorcier ?

— Mieux que cela.

— C’est bien, travaille, agis, va.

— La Langue muette est pauvre et n’est point couvert de diamants comme la Longue Chevelure ; il aurait besoin de quelques dollars.

— Je te comprends, mon vieux, tu fais dans le chantage…… Au large ! Il fit mine de repousser l’indien et continua son chemin.

— Mon frère l’honorable ministre me juge mal, dit la Langue muette… Je sais un secret terrible, moi, et je pourrai tenir ce que je promettrai.

— Ces sauvages, pensa le ministre, ça parle au diable. Qui sait ? Combien te faut-il, face de cuivre ?

— Peu de chose ; dix piastres pour commencer.

— Pour commencer ? Tu promets de bien finir.

— Cela dépendra du succès.

— Viens ici.

Il lui glissa dans la main un billet de dix piastres de la banque de Montréal.

— C’est toujours cela, murmura l’Indien en s’éloignant.