L’Affaire Blaireau/Chapitre 1

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I


Dans lequel on fera connaissance : 1o de M. Jules Fléchard, personnage appelé à jouer un rôle assez considérable dans cette histoire ; 2o du nommé Placide, fidèle serviteur mais protagoniste, dirait Bauër de onzième plan, et 3o si l’auteur en a la place, du très élégant baron de Hautpertuis.


Madame de Chaville appela :

— Placide !

— Madame ?

— Vous pouvez desservir.

— Bien, madame.

Et Mme  de Chaville alla rejoindre ses invités.

Resté seul, le fidèle serviteur Placide grommela l’inévitable « Ça n’est pas trop tôt, j’ai cru qu’ils n’en finiraient pas ! ».

Puis il parut hésiter entre un verre de fine champagne et un autre de chartreuse.

En fin de compte il se décida pour ce dernier spiritueux, dont il lampa une notable portion avec une satisfaction évidente.

Bientôt, semblant se raviser, il remplit son verre d’une très vieille eau-de-vie qu’il dégusta lentement, cette fois, en véritable connaisseur.

— Tiens, M. Fléchard !

Un monsieur, en effet, traversait le jardin, se dirigeant vers la véranda, un monsieur d’aspect souffreteux et pas riche, mais propre méticuleusement et non dépourvu d’élégance.

— Bonjour, Baptiste ! fit l’homme peu robuste.

— Pardon, monsieur Fléchard, pas Baptiste, si cela ne vous fait rien, mais Placide. Je m’appelle Placide.

— Ce détail me paraît sans importance, mais puisque vous semblez y tenir bonjour, Auguste, comment allez-vous ?

Et le pauvre homme se laissa tomber sur une chaise d’un air las, si las !

— Décidément, monsieur Fléchard, vous faites un fier original !

— On fait ce qu’on peut, mon ami. En attendant, veuillez prévenir Mlle  Arabella de Chaville que son professeur de gymnastique est à sa disposition.

— Son professeur de gymnastique ! pouffaPlacide. Ah ! monsieur Fléchard, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait bien rigoler, le jour où vous vous êtes présenté ici comme professeur de gymnastique !

Sans relever tout ce qu’avait d’inconvenant, de familier, de trivial cette réflexion du domestique, M. Fléchard se contenta d’éponger son front ruisselant de sueur.

J’ai oublié de le dire, mais peut-être en est-il temps encore : ces événements se déroulent par une torride après-midi de juillet, à Montpaillard, de nos jours, dans une luxueuse véranda donnant sur un vaste jardin ou un pas très grand parc, ad libitum.

— Un petit verre de quelque chose, monsieur Fléchard ? proposa généreusement Placide, sans doute pour effacer la mauvaise impression de sa récente et intempestive hilarité.

— Merci, je ne bois que du lait.

— Un cigare, alors ? Ils sont épatants, ceux-là, et pas trop secs. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, monsieur Fléchard, j’adore les cigares légèrement humides. Du reste, à la Havane, où ils sont connaisseurs, comme de juste, les gens fument les cigares tellement frais qu’en les tordant, il sort du jus. Saviez-vous cela ?

— J’ignorais ce détail, lequel m’importe peu, du reste, car moi je ne fume que le nihil, à cause de mes bronches.

L’illettré Placide ne sembla point goûter intégralement cette plaisanterie de bachelier dévoyé, mais pour ne pas demeurer en reste d’esprit, il conclut :

— Eh bien ! moi, je ne fume que les puros à monsieur.

— Cela vaut mieux que les purotinos que vous pourriez vous offrir vous-même.

Cette fois, Placide, ayant saisi, éclata d’un gros rire :

— Farceur, va !

— Et Mlle  Arabella, Victor, quand prendrez-vous la peine de l’aviser de ma présence ?

Mlle  Arabella joue au tennis en ce moment, avec les jeunes gens et les jeunes filles. C’est la plus enragée du lot. Vieille folle, va !

Jules Fléchard s’était levé tout droit ; visiblement indigné du propos de Placide, il foudroyait le domestique d’un regard furibond :

— Je vous serai obligé, mon garçon, tout au moins devant moi, de vous exprimer sur le compte de Mlle  Arabella en termes respectueux… Mlle  Arabella n’est pas une vieille folle. Elle n’est ni folle, ni vieille.

— Ce n’est tout de même plus un bébé. Trente-trois ans !

— Elle ne les paraît pas. Là est l’essentiel.

Éreinté par cette brusque manifestation d’énergie, le professeur de gymnastique se rassit, le visage de plus en plus ruisselant, puis d’un air triste :

— Alors, vous croyez que Mlle  Arabella ne prendra pas sa leçon de gymnastique aujourd’hui ?

— Puisque je vous dis que quand elle est au tennis, on pourrait bombarder le château que ça n’arriverait pas à la déranger.

(Placide aimait à baptiser château la confortable demeure de ses maîtres.)

— Alors, tant pis ! retirons-nous.

Et la physionomie de Jules Fléchard se teignit de ce ton gris, plombé, pâle indice certain des pires détresses morales.

De la main gauche alors, prenant son chapeau, notre ami le lustra au moyen de samanche droite, beaucoup plus par instinct machinal, croyons-nous, qu’en vue d’étonner de son élégance les bourgeois de la ville.

Il allait sortir, quand un troisième personnage fit irruption dans la véranda :

— Bonjour, monsieur, je… vous salue !… Dites-moi, Placide, le facteur n’est pas encore venu ?

— Pas encore, monsieur le baron.

Cependant Fléchard considérait attentivement le gentleman à monocle que Placide venait de saluer du titre de baron.

Mais, non, il ne se trompait pas. C’était bien lui, le baron de Hautpertuis !

— Monsieur le baron de Hautpertuis, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

Le baron (décidément c’est un baron) ajusta son monocle, un gros monocle, pour gens myopissimes, fixa son interlocuteur puis soudain joyeux :

— Comment, vous ici, mon bon Fléchard ! Du diable si je m’attendais à vous rencontrer dans ce pays !

— Je suis une épave, monsieur le baron, et vous savez que les épaves ne choisissent pas leurs séjours.

— C’est juste… les épaves ne choisissent pas leurs séjours, c’est fort juste. Mais, dites-moi, il y a donc quelqu’un chez les Chaville qui apprend le hollandais ?

— Le hollandais ! fit Fléchard en souriant. Pourquoi le hollandais ?…

— Mais il me semble, poursuivit le baron, que quand j’ai eu l’avantage de vous connaître…

Fléchard se frappa le front et s’écria :

— Par ma foi, M. le baron, je n’y pensais plus… Cet épisode de mon existence m’était complètement sorti de la mémoire… En effet, en effet, je me rappelle maintenant àmerveille. Quand j’eus l’honneur de faire votre connaissance j’enseignais le hollandais à une demoiselle…

— À la belle Catherine d’Arpajon. Quelle jolie fille ! Ah ! la mâtine !… À ce propos, Fléchard, dites-moi donc quelle étrange idée avait eue Catherine d’apprendre le hollandais ? Le hollandais n’est pas une de ces langues qu’on apprend sans motif grave.

— C’est toute une histoire, monsieur le baron, et que je puis vous conter maintenant sans indiscrétion. Catherine d’Arpajon avait fait connaissance, aux courses d’Auteuil, d’un riche planteur fort généreux, mais qui ne savait pas un mot de français. En quittant Paris, cet étranger, grâce à son interprète, dit à Catherine : « Ma chère enfant, quand vous saurez la langue de mon pays, venez-y (dans le pays), vous serez reçue comme une reine. » Et il lui laissa sonadresse. Peu de temps après, j’appris que Catherine d’Arpajon cherchait un professeur de hollandais.

— Vous vous présentâtes ?

— Quoique bachelier, ajouta M. Fléchard avec amertume, je me trouvais alors sans position ; je me présentai.

— Vous savez donc le hollandais ?

— Ce fut pour moi l’occasion d’en apprendre quelques bribes.

— Et cette bonne Catherine, qu’est-elle devenue ?

— Je ne l’ai jamais revue depuis. J’ai su seulement que la pauvre petite s’était trompée de langue. Ce n’est pas le hollandais que parlait le planteur, mais le danois[1].

— Et qu’est-ce que vous faites maintenant, mon vieux Fléchard ?

— Actuellement, je suis professeur de gymnastique.

— De gymnastique ?

Rajustant son monocle, le baron de Hautpertuis s’abîma dans la contemplation des formes plutôt grêles de Jules.

— Oui, monsieur le baron, de gymnastique ! Oh ! je m’attendais bien à vous voir un peu étonné.

— J’avoue que votre extérieur ne semble pas vous désigner spécialement à cette branche de l’éducation. Comment diable avez-vous eu l’idée ?…

— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. À la suite de déboires de toutes sortes, j’étais devenu neurasthénique.

— Comment dites-vous cela ?

— Neurasthénique, monsieur le baron.Les médecins me conseillèrent de faire de la gymnastique, beaucoup de gymnastique, rien que de la gymnastique. Une deux, une deux, une deux…

— Excellent, en effet, la gymnastique !

— Excellent, oui, mais voilà ! Mes modestes ressources ne me permettant pas de me livrer exclusivement à ce sport, j’eus l’ingénieuse idée d’en vivre en l’enseignant… et je m’établis professeur de gymnastique.

— Ce n’est pas là une sotte combinaison, mais avez-vous réussi au moins ?

— À Paris, non, trop de concurrence. Alors je suis venu ici, à Montpaillard.

— Est-ce que votre aspect, un peu… chétif ne vous fait pas de tort auprès de votre clientèle ?

— Pourquoi cela, monsieur le baron ? Aucunement. Il n’est pas nécessaire pour être un bon professeur de gymnastique d’êtrepersonnellement un athlète, de même qu’on peut enseigner admirablement la comptabilité, sans être pour cela un grand négociant.

— Votre raisonnement est des plus justes, mon cher Fléchard.

— D’ailleurs, afin d’éviter le surmenage, le terrible surmenage, je recrute principalement mes élèves parmi les dames et les demoiselles. Quelques-unes sont devenues très fortes et même plus fortes que moi, ce qui, entre nous, ne constitue pas un record imbattable. Ainsi Mlle  Arabella… Avez-vous vu Mlle  Arabella au trapèze ?

— Je l’ai aperçue, mais sans y prêter une grande attention.

— Vous avez eu tort, monsieur le baron. Mlle  Arabella au trapèze, c’est l’incarnation de la Force et de la Grâce.

— Vous faites bien de me prévenir. La prochaine fois, je regarderai.

— Le spectacle en vaut la peine. Et Fléchard répéta avec une sorte d’exaltation.

— Oui, monsieur le baron, l’incarnation de la Force et de la Grâce !

— Oh ! Fléchard ! sourit le baron. Quelle chaleur ! Seriez-vous amoureux de votre élève, comme dans les romans ?

— Vous plaisantez, monsieur le baron. Amoureux de Mlle  Arabella de Chaville, moi, un humble professeur de gymnastique ?

À la main, un plateau chargé de lettres, Placide entrait :

— Le courrier de M. le baron !

— Vous permettez, mon cher Fléchard ?

— Je vous en prie, monsieur le baron. D’ailleurs, je m’en vais.

— Sans adieu, Fléchard.

— Tous mes respects, monsieur le baron.

— Monsieur Fléchard, ajouta Placide, Mlle  Arabella vous prie de repasser sur le coup de cinq heures pour sa leçon de gymnastique.

— Ah ! exulta le pauvre garçon.


  1. Au lecteur peu versé dans l’art de la géographie, apprenons qu’une des Antilles : l’île Saint-Thomas, est possession danoise ; le planteur en question appartenait, sans doute, à cette colonie. (Note de l’auteur.)