L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut/01

L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 135-159).
02  ►
L'ACADEMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FONDATION DE L'INSTITUT

I.
ORIGINES.

L’Académie des Beaux-Arts forme depuis près d’un siècle une des classes de l’Institut de France ; mais pendant les premières années qui suivirent la fondation, en 1795, de ce grand corps, elle n’eut encore ni son caractère bien défini, ni sa fonction toute spéciale. Composée en partie des débris de l’ancienne Académie française et des débris de l’ancienne Académie royale de peinture et de sculpture, supprimées l’une et l’autre par la Convention deux ans auparavant, — en partie d’élémens empruntés au monde des lettres, de l’érudition, du théâtre même, la troisième classe de l’Institut primitif, celle que l’on avait intitulée Classe de la littérature et des beaux-arts, comprenait à la fois des poètes et des archéologues, des grammairiens et des artistes, des humanistes et des acteurs. Aux termes mêmes de la loi constitutive de l’Institut, elle était appelée, concurremment avec les deux autres classes, « à perfectionner les sciences et les arts » et « à suivre les travaux scientifiques ayant pour objet l’utilité et la gloire de la république. » Comme ces deux classes aussi, elle devait se recruter au moyen d’élections faites par l’Institut tout entier ; participer à la rédaction du rapport annuellement adressé « aux représentans de la nation pour leur rendre compte des progrès accomplis dans les sciences, les lettres et les arts ; » concourir à toutes les publications, à tous les travaux dont l’Institut, était charge : par conséquent, s’absorber dans la vie commune, dans l’unité rigoureuse du corps auquel elle appartenait.

Ce fut à partir de 1803 seulement que, tout en restant indissolublement unie à l’ensemble constitué dès le début, elle commença d’avoir son rôle distinct et sa vie propre, de former une réunion d’artistes sans confusion ni partage avec les hommes de lettres et les savans ; en un mot, de redevenir à peu près, — sauf le nombre limité des membres appelés à la composer et la place faite parmi ceux-ci aux architectes et aux musiciens, — ce qu’avait été, dans les deux siècles précédons, l’Académie royale de peinture et de sculpture. Pour marquer cette analogie ou pour faire ressortir ces différences, il convient d’indiquer en quelques mots les origines et le rôle de la Compagnie que l’Académie des Beaux-Arts devait remplacer, et par là de rattacher l’histoire de celle-ci aux souvenirs de sa devancière.

On sait dans quelles circonstances et en vue de quelles réformes l’ancienne Académie royale avait été établie, au temps de la minorité de Louis XIV. Nous nous contenterons de rappeler que, jusqu’à cette époque, c’est-à-dire jusqu’à l’année 1648, rien n’avait encore sensiblement modifié les lois qui régissaient les artistes et les conditions en vertu desquelles ils se trouvaient, comme au temps des Valois, partagés en trois classes. La première, sous le nom de maîtrise, comprenait les maîtres-jurés, simples artisans pour la plupart, — doreurs, marbriers, peintres d’enseignes ou de bâtimens, — auxquels les lettres-patentes successives des rois avaient conféré le droit de monopole sur l’art aussi bien que sur le métier, en même temps qu’elles imposaient à quiconque aspirait à être reçu maître, par conséquent à exercer librement la profession de peintre ou de sculpteur, l’obligation d’un apprentissage dont la durée était fixée, sous la discipline d’un des membres de la communauté : après quoi l’aspirant devait encore, pendant quatre années consécutives, « servir et travailler, » sous cette même discipline, en qualité de « compagnon. »

La seconde classe, dite des brevetaires ou des privilégiés, se composait des artistes qui portaient le titre de peintres ou de sculpteurs du roi, de la reine ou des princes, et dont quelques-uns pouvaient, comme tels, obtenir de la faveur royale l’exemption partielle ou totale de certains impôts. Par leur situation même d’officiers de la maison du roi, les brevetaires ne se trouvaient pas assujettis aux règlemens de la maîtrise : aussi, la jalousie de celle-ci, depuis le règne de Charles VI jusqu’à la fin du règne de Louis XIII, ne cessa-t-elle guère de les poursuivre et de chercher par tous les moyens à entraver leur indépendance relative. Enfin, c’est à la troisième classe qu’appartenaient tous ceux qui ne s’étaient encore ni affiliés à la maîtrise, ni assez distingués pour mériter d’être attachés à la maison du roi.

Nous avons dit que la guerre avait été déclarée de bonne heure par les maîtres-jurés aux brevetaires et que, de tout temps, ceux-ci avaient eu fort à faire pour résister aux prétentions ou aux tentatives usurpatrices de leurs prétendus rivaux. Malgré les procès fréquemment intentés, malgré les arrêts de la justice prévôtale et des autres pouvoirs judiciaires, malgré le Châtelet et le Parlement, les choses pourtant étaient restées à peu près dans le même état que par le passé et les parties en présence aussi peu en mesure de faire prévaloir leur cause ou d’exercer leurs droits respectifs ; mais le moment vint où il fallut bien sortir des équivoques et trouver dans une organisation nouvelle des arts en France un remède à des abus et à des querelles qui menaçaient de se perpétuer.

Ce fut la maîtrise elle-même qui, par l’audace croissante de ses exigences, fournit à ses adversaires l’occasion qu’ils cherchaient de couper court à ses entreprises et d’annuler une fois pour toutes son autorité. Le 1er janvier 1619, elle présenta au roi en son conseil une requête en trente-quatre articles tendant à l’extension presque illimitée de ses prérogatives. Outre les prescriptions, défenses et prohibitions des anciens statuts, qu’elle rappelait en y ajoutant des mesures de détail plus rigoureuses encore, outre l’interdiction, par exemple, « à toute personne, de quelque condition qu’elle fût, de faire venir aucun tableau des Flandres ou d’ailleurs, » et de vendre, en ville ou dans sa maison, un objet quelconque peint ou sculpté, à moins d’y avoir été expressément autorisé par un maître, — la pièce contenait, à l’adresse directe des brevetaires, la mise en demeure pour eux « de ne point ouvrir boutique ; » attendu qu’obligés par leur charge même de suivre en tous lieux le roi ou les princes de qui ils tenaient leurs brevets, ils ne pouvaient avoir, comme les maîtres, une résidence fixe à Paris.

Quelque exorbitantes qu’elles fussent, les prétentions des maîtres-jurés choquèrent si peu les magistrats appelés à donner préalablement leur avis et les membres du conseil eux-mêmes, que, conformément à leurs conclusions, le roi signa un édit pleinement approbatif. A la vérité, il n’avait pas fallu moins de trois ans pour que la maîtrise arrivât à remporter cette victoire sur les efforts que lui opposaient les représentans de tous les intérêts lésés ou menacés, depuis les artistes proprement dits jusqu’aux marchands d’objets où la peinture et la sculpture n’entraient qu’à titre d’éléments accessoires ; mais enfin le roi s’était prononcé. Pour achever d’avoir gain de cause, il ne restait plus aux maîtres qu’à obtenir l’entérinement de la décision royale : c’est ce à quoi ils travaillèrent avec un redoublement d’ardeur. Seulement, les difficultés furent plus grandes cette fois et les délais bien autrement longs qu’ils ne l’avaient été pour la première partie de l’affaire, puisque le Parlement hésita pendant dix-sept ans avant de rendre l’arrêt (1639) par lequel il ratifiait définitivement les mesures délibérées en conseil.

Ne semblait-il pas dès lors que la maîtrise n’eût plus rien à ambitionner et que, désormais en possession d’une autorité absolue sur tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachaient au monde des arts, elle ne dut songer qu’à exploiter les énormes privilèges qu’on venait de lui concéder ? Elle n’en jugea pas ainsi cependant. Enivrée jusqu’à l’affolement par un succès qui, pour avoir été longtemps attendu, n’en était pas moins décisif, elle ne tarda pas à reprendre l’offensive en présentant une seconde requête par laquelle elle prétendait réduire à quatre ou à six au plus le nombre, illimité jusque-là, des peintres du roi et de la reine ; supprimer complètement les titres et les offices de peintres des princes ; enfin faire défense aux brevetaires, sous peine de confiscation et d’amende, de travailler pour les particuliers, pour les églises même, « lorsqu’ils ne seraient pas employés aux ouvrages pour le service de Leurs Majestés. »

Pour le coup, c’en était trop. Les privilégiés et les artistes indépendans, qui auparavant n’avaient guère marché d’intelligence dans leurs tentatives de résistance aux envahissemens de la maîtrise, s’unirent cette fois, soulevés par une indignation unanime contre la tyrannie de leurs oppresseurs. D’un commun accord, ils prirent pour chef celui d’entre eux qui, par la haute situation à laquelle il était parvenu déjà, par son titre de peintre de la reine-régente et par son crédit auprès du chancelier Séguier, enfin et surtout par la trempe de son esprit aussi entreprenant que délié, pouvait le mieux diriger le mouvement et le faire aboutir : ce chef était Charles Le Brun.

Ainsi investi de la confiance de ses confrères, Le Brun se mit à l’œuvre avec toute l’activité qu’on devait attendre de sa jeunesse (il n’était alors âgé que de vingt-huit ans), et en même temps avec la prudence qu’aurait pu avoir en pareil cas un homme vieilli dans la pratique des affaires. Tout d’abord il avait compris que, malgré sa précoce renommée, malgré l’estime où la cour le tenait, lui et son talent, il n’avait pas une force suffisante pour entamer ouvertement la lutte ou pour la poursuivre en son nom, et que le mieux était de conduire la campagne sous l’autorité apparente de quelque haut personnage auquel il inspirerait pour ainsi dire ses propres desseins en faisant mine de réclamer ses avis. Le Brun alla donc trouver un conseiller d’état qu’il avait connu à Rome, M. de Charmois, homme influent, grand ami des arts d’ailleurs, et que ses souvenirs d’Italie semblaient prédisposer mieux qu’un autre au rôle qu’il « ‘agissait de lui attribuer. M. de Charmois en effet avait eu pendant son séjour à Rome des relations assez fréquentes avec les membres de l’académie de Saint-Luc, il connaissait bien l’organisation de cette compagnie : il y avait tout lieu de croire que la proposition de travailler à établir en France une association analogue ne laisserait pas de lui sourire, surtout si cette proposition était faite de telle sorte qu’elle ressemblât moins à une suggestion formelle qu’à un appel sans arrière-pensée aux lumières et à l’expérience de celui à qui on l’adresserait.

M. de Charmois, comme avait pressenti son habile interlocuteur, prit feu dès les premiers mots pour les réformes projetées. Quelques entrevues ménagées par Le Brun avec les principaux des académiciens futurs achevèrent, les jours suivans, d’échauffer son zèle : si bien qu’il se mit sans désemparer à rédiger un long mémoire, moitié réquisitoire, moitié supplique, dans lequel tous les griefs des artistes, privilégiés ou non, contre la maîtrise, étaient soigneusement exposés, tous les avantages à retirer d’une organisation nouvelle mise en regard des abus présens. La pièce se terminait par la demande explicite de l’approbation royale pour l’établissement d’une académie de peinture et de sculpture absolument indépendante de la communauté des maîtres ou, suivant les termes employés par le porte-parole officiel de Le Brun et de ses amis, « séquestré pour jamais de ce corps mécanique. »

Lue par M. de Charmois lui-même dans la séance du conseil tenue le 20 janvier 1648, la roquette y reçut le meilleur accueil, particulièrement de la part de la reine-régente que les prétentions de la maîtrise en ce qui concernait les peintres de la cour avaient personnellement offensée. Lorsque, quelques jours plus tard, il s’agit d’obtenir l’expédition de l’arrêt du conseil et, comme mesure confirmative, la promulgation des lettres-patentes signées par le roi, le secrétaire d’état La Vrillière et le chancelier Séguier ne montrèrent ni moins de bonne volonté, ni moins d’empressement. Bref, malgré les cabales du dernier moment et les efforts désespérés de la maîtrise, tout était conclu dès le 1er février 1648, tout se trouvait prêt pour la mise en pratique. Les fondateurs de l’Académie s’assemblaient pour procéder à l’élection des douze « anciens » qui devaient, aux termes des statuts, administrer la compagnie et diriger l’école, chacun pendant un mois, et pour choisir les quatorze académiciens « primitifs », en attendant que ces vingt-six membres de la compagnie naissante où l’on comptait déjà des peintres comme Le Sueur et Philippe de Champaigne, des sculpteurs comme Sarrasin et Van Obstal, s’adjoignissent peu à peu des confrères chargés à leur tour de pourvoir dans l’avenir au recrutement de l’académie, à mesure que les années se succéderaient et que de nouveaux talens viendraient à se produire.

Nous n’avons pas ici à suivre dans ses diverses phases l’histoire de l’Académie royale de peinture et de sculpture ; nous n’avons pas à rappeler les luttes que les académiciens durent soutenir contre ce qui restait de la maîtrise, représentée par la communauté devenue elle-nième à un certain moment l’Académie de Saint-Luc et par son chef, l’ambitieux et agressif Pierre Mignard, — jusqu’au jour où la nomination de celui-ci (4 mars 1690) aux fonctions de directeur de l’Académie royale après la mort de Le Brun vint mettre fin aux querelles, sinon aux intrigues, et assurer, au dehors comme au dedans, la prééminence de l’Académie sur sa prétendue rivale. Encore moins conviendrait-il d’insister sur les modifications, toutes de détail d’ailleurs, qui, sous le règne de Louis XV ou sous le règne de Louis XVI, furent apportées à l’organisation primitive : il nous suffira de résumer les lois générales ou les usages qui régissaient l’ancienne Académie pour marquer la disparité originelle et, jusqu’à un certain point, le contraste entre ces conditions mêmes et celles qui devaient être faites, un siècle et demi plus tard, à la troisième classe de l’Institut.

Aux termes de l’acte officiel qui en autorisait la fondation, l’Académie royale de peinture et de sculpture pouvait recevoir un nombre de membres illimité : « Sa Majesté, est-il dit dans les lettres-patentes de 1648, a ordonné et ordonne que tous peintres et sculpteurs, tant Français qu’étrangers, comme aussi ceux qui ont été reçus maîtres et se sont volontairement départis ou se voudront à l’avenir séquestrer dudit corps de métier, seront admis à ladite Académie sans aucuns frais, s’ils en sont jugés capables par les plus anciens d’icelle. » Les choses se passèrent conformément à ces prescriptions jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire que l’Académie fut composée de membres élus les uns par les autres et, une fois élus, inamovibles, également égaux par le titre qu’ils portaient aussi bien que par les privilèges qui leur étaient attribués, en un mot, strictement confrères, à la hiérarchie près des fonctions que plusieurs d’entre eux étaient appelés à remplir dans le sein même de la compagnie[1]. Toutefois, même avant les dernières années du règne de Louis XIV, on jugea bon d’adjoindre aux académiciens titulaires des académiciens stagiaires en quelque sorte, qui, sous la dénomination « d’agréés, » et après l’acceptation d’un ouvrage de peinture ou de sculpture présenté par eux et dit « morceau d’agrément, » étaient compris, au moins provisoirement, dans le personnel de la compagnie. Ils n’avaient pas le droit d’assister aux séances qu’elle tenait, mais ils jouissaient, comme les académiciens eux-mêmes, du privilège d’exposer leurs œuvres au Salon[2], en attendant qu’ils confirmassent les preuves déjà faites par la présentation, dans un délai de trois années, d’un seconda morceau, » dit « de réception » : après quoi ils appartenaient définitivement à l’Académie et pouvaient, le cas échéant, être appelés à y remplir les fonctions d’officiers de tel ou tel grade.

L’ancienne Académie royale ouvrait donc libéralement ses portes à tous les artistes notables, quels que fussent le genre de leurs talons, leur nationalité, leur âge, leur sexe même, puisque les femmes n’étaient pas exclues[3]. Elle accueillait ceux qui venaient de se signaler par de brillans débats, aussi bien que les peintres ou les sculpteurs plus avancés déjà dans la carrière ; en un mot, elle ne tenait éloignés d’elle ni un talent de quelque valeur, ni un homme dont les tendances, si peu « académiques » qu’elles parussent, méritaient nu fond d’être prises en considération[4]. De là, sinon l’unité, au moins l’intérêt continu que présente la série des membres qui se succédèrent dans le sein de la compagnie depuis Le Brun et Le Sueur jusqu’à Watteau et depuis Watteau jusqu’à David, l’histoire de l’Académie royale de peinture et de sculpture est, en réalité, l’histoire même de l’art français dans la période qui commence avec la seconde moitié du XVIIe siècle et que clôt l’époque de la révolution. Sauf Lantara et deux ou trois autres peut-être, on ne trouverait pas à citer, même parmi les poetæ minores de la peinture et de la sculpture au XVIIe et au XVIIIe siècle, d’artistes dignes de ce nom que l’Académie ait oublié ou refusé de s’attacher. Enfin, à côté des peintres, des sculpteurs ou des graveurs de profession, des places étaient réservées dans la compagnie à des historiens de l’art comme Féfibien et Belloni, à des archéologues comme Caylus et Choiseul-Gouffier, à des connaisseurs comme Mariette, à des amateurs de haut rang comme le prince de La Tour d’Auvergne, le duc de Rohan-Chabot et le maréchal de Ségur, à tous ceux que recommandaient leurs lumières spéciales ou les services rendus par eux à la cause de l’art et aux artistes. Sous le titre d’abord de « conseillers honoraires, » plus tard (à partir de 1747), sous celui « d’honoraires-amateurs, » ces membres laïques, en quelque sorte, de la congrégation académique, s’associaient à ses travaux, intervenaient utilement dans le règlement de ses affaires extérieures et tenaient à honneur de se dire les confrères d’hommes que le talent rapprochait d’eux, comme eux-mêmes trouvaient, à les fréquenter, le profit, suivant les cas, d’un surcroît d’instruction personnelle ou de conseils bons à suivre dans l’exercice de leurs fonctions[5]. D’où vient pourtant que les griefs articulés contre une institution aussi libérale en principe et en fuit, on dirait presque aussi démocratique puisqu’elle offrait une sanction à tous les efforts, une récompense aux talens de toutes les origines, — d’où vient que les accusations dont elle se trouva être l’objet, vers La fin du XVIIIe siècle, portèrent sur sa prétendue intolérance et sur ce qu’on appelait son autorité despotique ? Passe encore si les agresseurs s’étaient rencontrés parmi ceux que la médiocrité de leurs talens devait tout naturellement tenir à distance de ce corps d’élite. On comprendrait que, désespérant d’y entrer jamais, ils eussent, dans l’intérêt de leur vanité, jugé bon de travailler à le détruire ; mais les premières dénonciations, et, bientôt, les plus violentes attaques ne partirent pas de ce cote. Ce fut dans le sein de l’Académie elle-même que se recrutèrent d’abord les insurgés. Dès l’armée 1789, presque au lendemain de la prise de la Bastille, douze académiciens ou agréés s’unissaient à David pour préparer le renversement d’une autre forteresse, de celle-là même dont ils avaient la garde et que, en attendant le moment de la livrer, ils signalaient, sous le nom de « bastille académique, » à l’indignation et aux vengeances des amis de la liberté. Dans un mémoire revêtu de la signature de ces treize rebelles, la question était ainsi posée : « Tolérera-t-on plus longtemps qu’un tribunal autocratique et permanent reçoive, place, juge des hommes, des artistes éminens ? N’est-il pas urgent, au contraire, d’affranchir ceux-ci d’une « subordination sans exemple ? »

Rien de mieux, en conséquence, pour satisfaire au vœu des auteurs du mémoire, que de décréter purement et simplement la suppression de ce tribunal tyrannique ; c’était Là ce que voulaient sans arrière-pensée, au moins pour le moment, les ennemis les plus intraitables de l’Académie ; mais, même parmi les signataires de l’acte d’accusation dressé contre elle, il s’en trouvait plusieurs dont les visées étaient différentes. Ils entendaient bien ne pas laisser se prolonger l’état actuel des choses ; mais, comme certains hommes politiques d’alors, les songeaient déjà à enrayer le mouvement une fois imprimé et se seraient volontiers accommodés d’une réforme là où d’autres, plus imprudens ou plus haineux, se proposaient ouvertement d’accomplir une résolution. Aussi, avec le concours de quelques nouveaux adhérens, ne tardèrent-ils pas à rédiger, sous le titre d’Adresse et projet de statuts et règlement pour l’Académie centrale de peinture, sculpture, gravure et architecture, une pétition à l’assemblée nationale dans laquelle ils indiquaient certaines modifications à apporter aux lois et aux usages académiques, sans exiger pour cela qu’il fût fait table rase des traditions et du régime anciennement établis. La substitution de la dénomination « d’Académie centrale » à celle « d’Académie royale » officiellement employée jusqu’alors, — l’adjonction aux membres dont la compagnie se composait des membres de l’Académie d’architecture qui depuis l’année 1671 formait une corporation isolée, la faculté pour les agréés d’assister aux séances et de prendre part aux discussions, — enfin l’augmentation du nombre des professeurs et des cours à l’école ouverte au Louvre et dont l’Académie avait la direction, — telles étaient les innovations principales soumises par les réclamans à l’examen de l’assemblée nationale.

Cependant, après avoir, au début des hostilités, affecté de ne pas s’émouvoir, la majorité de l’Académie commençait à sentir qu’il ne lui suffirait plus, pour décourager ses agresseurs, de garder cette attitude impassible. Elle avait bien pu, lors de la première levée de boucliers, refuser dédaigneusement le combat et arguer, en faveur d’une résistance tranquille et muette, du petit nombre de ceux-là mêmes qui prétendaient lui déclarer la guerre ; elle avait bien pu, pour toute réponse au mémoire présenté par treize séditieux, — sur plus de cent membres dont se composait alors la compagnie, — mentionner sans commentaire sur le registre des procès-verbaux, à la date du 5 septembre 1789, la communication de ce mémoire qu’elle se contentait de qualifier de « libelle ; » mais ce n’était plus assez maintenant du silence ou du dédain. Les accusations une fois rendues publiques et les démarches pour l’accomplissement d’une réforme une fois entamées auprès du pouvoir législatif, il fallait bien essayer ouvertement d’arrêter les unes et de prouver l’injustice des autres. C’est ce à quoi l’Académie se résolut en chargeant Renou, récemment élu secrétaire. de réfuter un à un les argumens produits contre elle.

Publié sous le titre d’Esprit des statuts et règlemens de l’Académie royale de peinture et de sculpture, pour sertir de réponse aux détracteurs de son régime, l’écrit de Renou, bien loin d’apaiser la querelle, ne lit au contraire que l’envenimer. Le langage, il est vrai, un peu plus hautain parfois que de raison, des membres de la compagnie mise en cause, — leur parti-pris de se refuser à la moindre modification des anciens statuts, — le défi, assez imprudemment jeté par eux à la jeunesse de se passer de leurs encouragemens, — tout devait avoir et eut en effet pour résultat d’exciter encore le zèle révolutionnaire des adversaires de la veille et de rapprocher de ceux-ci bon nombre d’esprits jusqu’alors désintéressés ou hésitans. L’impression produite au dehors finit par se communiquer à l’intérieur de l’Académie elle-même, si bien que, malgré les efforts de Vien, recteur à ce moment, pour amener une conciliation, l’Académie se trouva partagée presque par moitié en deux camps : celui des réformateurs radicaux, auxquels s’étaient joints les partisans d’une réforme modérée, et celui des « entêtés, » comme on les appelait, c’est-à-dire d’hommes vieillis dans l’exercice de leurs prérogatives et qui, convaincus de leur bon droit, ne voulaient entendre à aucun arrangement ni se résigner à aucun sacrifice. Ainsi affaiblie par la division, l’Académie n’offrait déjà plus qu’une proie facile aux ennemis qui avaient projeté de s’en saisir ; elle n’était plus qu’un édifice miné près de s’écrouler au premier choc, et dont un rude coup porté par l’assemblée nationale elle-même venait d’ailleurs d’ébranler encore les fondemens.

La décision législative en vertu de laquelle l’exposition de 1791 devait, contrairement aux anciens usages, s’ouvrir « à tous les artistes français et étrangers, » entraînait en effet pour les académiciens la ruine d’un de leurs principaux privilèges, et de plus elle semblait être le préambule d’une série de mesures destinées à leur arracher le peu qui leur restait d’influence sur les artistes ou de crédit auprès du public. Ce fut dès lors, parmi les prétendus vengeurs de la liberté, si longtemps opprimée suivant eux, à qui travaillerait avec le plus d’ardeur à précipiter ce résultat final ; ce fut à qui, pour échapper désormais au joug académique, se rangerait avec le plus d’empressement sous le pouvoir dictatorial de David et applaudirait avec le plus de frénésie à tous les réquisitoires formulés par un homme qui n’en voulait tant à l’Académie que parce qu’il entendait bien être une académie à lui seul.

Le rôle de David est véritablement odieux dans toute la période comprise entre le moment où il a commencé de prêcher la révolte contre la compagnie dont il avait, peu d’années auparavant (1783), sollicité et obtenu les suffrages, et celui où, à force de dénonciations et d’invectives, il a réussi à en faire décréter la suppression. Artiste supérieur par le talent, mais, au point de vue du caractère, un des moins honorables assurément, le peintre des Horaces, tant que dure cette période révolutionnaire, ne recule devant aucun moyen coupable, devant aucun outrage en actes ou en paroles, pour satisfaire ses rancunes personnelles et pour assurer sa domination. Un jour, à un appel presque suppliant que lui ont adressé ses confrères, il répond par ce laconique billet : « Je fus autrefois de l’Académie, » bien qu’en fait il lui appartienne encore et, que l’animosité seule, non une démission formelle, l’en ait jusque-là séparé. Un autre jour, il dicte et fait déposer par les artistes « indépendans, » qu’il tient en réalité sous sa dépendance, une pétition à l’assemblée nationale déclarant sans plus de façons que l’Académie « ne peut subsister avec la liberté. » Enfin quand David en est venu à siéger lui-même parmi les législateurs, quand son titre de député de l’avis lui a permis de passer de la théorie à l’action et des menaces à l’attaque directe, la tribune de la convention retentit par sa voix d’accusations furieuses contre les personnes ou de lamentations emphatiques sur l’état présent des choses. Tantôt il emprunte les procédés de discussion et le langage de son « ami » Marat pour « montrer dans toute sa turpitude l’esprit de l’animal qu’on nomme académicien, » tantôt il le prend sur le ton élégiaque pour « intéresser la sensibilité » de ses collègues à la cause des victimes de l’Académie. Il leur raconte la triste aventure et la fin d’un jeune sculpteur « dont l’amour avait guidé la main » lorsqu’il travaillait à son dernier ouvrage, et que, malgré cela, l’Académie avait refusé d’admettre au nombre de ses agréés. De là un mariage manqué et, comme conséquence, le suicide du jeune artiste, les parents de celle qu’il aimait ayant mis pour condition expresse à leur consentement le succès qu’il n’avait pu obtenir, et lui, de son côté, ne s’étant pas senti la force de survivre à la perte de ses tendres espérances. Rien de plus apitoyant sans doute, mais suivait-il de là, d’une part, que l’Académie eût mal jugé, et, de l’autre que sa fonction générale et son organisation fussent mauvaises ? Quoi qu’il en soit, l’exemple choisi par David pour résumer les méfaits de ses confrères acheva, parait-il, de convaincre la convention, puisque ce fut dans la séance où on le lui avait cité (S août 1703) qu’elle décréta la suppression de l’Académie de peinture et, du même coup, celle de toutes les autres Académies.

Il était naturel au surplus qu’un même sort fût fait aux diverses Académies, également suspectes depuis quelque temps déjà, maintenant reconnues coupables, et coupables au même titre, non seulement parce que David las avait signalées en bloc comme « le dernier refuge de toutes les aristocraties, » mais parce que chacune d’elles avait trouvé, soit comme l’Académie de peinture, dans ses propres rangs, soit au dehors parmi les hommes politiques, des dénonciateurs pour révéler ses prétendus attentats contre la liberté et pour en réclamer le châtiment. N’était-ce pas en effet un membre de l’Académie française, Chamfort, qui, dans une brochure acrimonieuse, avait le premier persillé publiquement et voué aux vengeances de l’esprit démocratique ce corps servile dont « l’extinction, disait-il, ne serait que la conséquence nécessaire du décret qui a détaché les esclaves enchaînés dans Paris à la statue de Louis XIV. » Et tandis que, dans le même pamphlet, Chamfort poursuivait des mêmes insultes l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, incapable suivant lui de rien de plus que d’apprendre au public en quoi consistait « la batterie de cuisine de Marc-Antoine, » à l’Assemblée nationale Mirabeau lui-même se préparait, quand la mort le surprit, à dénoncer publiquement l’Académie française comme « une école de servilité et de mensonge. » Le discrédit dans lequel les différentes Académies étaient tombées, les défiances tout au moins qu’elles inspiraient étaient telles et les décourageaient elles-mêmes à ce point que, longtemps avant l’acte législatif qui devait les anéantir, elles paraissaient presque avoir cessé de vivre ou n’avoir plus en réalité d’autre ambition que celle de se faire oublier. L’Académie française en particulier se sentait si bien atteinte ou plutôt si bien condamnée déjà, qu’elle n’osait même pas pourvoir au remplacement des six membres qu’elle avait perdus de 1789 à 1792[6]. Encore le moment ne tarda-t-il pas avenir où ce qui avait été de sa part une mesure spontanée de précaution se changea en prohibition officielle. Par un décret en date du 18 novembre 1792, la Convention défendit à toutes les Académies de nommer aux places vacantes dans leur sein, et si, au mois de mai de l’année suivante, l’interdiction fut levée au profit de l’Académie des sciences, celle-ci ne jouit pas longtemps de cette faveur exceptionnelle, puisque, trois mois plus tard, elle était, comme les autres Académies, supprimée.

En frappant ainsi de mort les anciennes Académies et, avec elles, — pour employer les termes mêmes du décret voté dans la séance du 8 août 1793, — « toutes les sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation », la Convention nationale exprimait, il est vrai, l’intention, non pas de les ressusciter un jour, mais de les remplacer par une « Société destinée à l’avancement des sciences et des arts » et elle chargeait (article 3) « son comité d’instruction publique de lui présenter incessamment un plan d’organisation de cette société. »

Y avait-il là toutefois rien de plus qu’une vague promesse, qu’un engagement d’autant moins sérieux au fond qu’il était plus équivoque dans les termes ? Que serait cette « société » et, jusqu’à ce qu’elle fût établie, comment les choses se passeraient-elles ? A l’origine, ceux mêmes qui s’étaient montrés les plus violens avaient du moins fait acte de prévoyance. Avant l’arrêt rendu par la Convention contre les diverses Académies, le projet de substituer à celles-ci une institution unique avait été, avec l’assentiment de Mirabeau, soumis à une autre assemblée et soutenu à plusieurs reprises par Talleyrand et par Condorcet ; mais la différence était grande entre les mesures proposées alors et celles qui venaient d’être édictées. Les orateurs de la Constituante et de l’Assemblée législative n’entendaient supprimer les Académies qu’à la condition d’installer immédiatement à leur place un corps nouveau ayant ses attributions définies ; les auteurs du décret soumis au vote de la Convention et adopté par elle renversaient tout au contraire, sans rien reconstruire. Au lieu d’une décision arrêtée et immédiatement applicable, ils se contentaient de formuler un vœu pour la réalisation duquel ils s’en remettaient à l’avenir. C’était implicitement consacrer le désordre ou, tout au moins, prendre avec une singulière résignation son parti des événemens fâcheux qui pourraient se produire et qui se produisirent en effet dans le domaine des lettres et des arts, jusqu’au jour où la fondation de l’Institut vint couper court aux fantaisies de l’esprit de destruction à outrance.

En attendant, les artistes, y compris même quelques-uns de ceux qui avaient appartenu à l’ancienne Académie de peinture, essayaient de se grouper dans une association semi-officielle et de réparer, s’il était possible, l’échec qui avait suivi un premier essai d’organisation. Dès l’année 1790, en effet, à l’instigation de David et avec le concours d’autres académiciens dissidens, une société s’était formée sous le titre de « commune des arts. » Elle avait appelé à elle tous les peintres et tous les sculpteurs non privilégiés, dans l’espoir sinon de contre-balancer auprès du public l’influence de la corporation académique, au moins de détourner à son profit quelque chose du crédit dont celle-ci jouissait depuis plus d’un siècle. Or les espérances de David et des siens avaient, à ce moment, été déçues. L’opinion publique, quoiqu’à demi détachée déjà de l’académie, était restée indifférente aux entreprises du parti contraire ; l’assemblée nationale, occupée d’autres soins, n’avait accueilli qu’avec une bienveillance un peu distraite les adresses présentées au nom de la nouvelle société et, plus tard, tout en reconnaissant par un décret l’existence légale de la commune des ails, la Convention elle-même n’avait pas paru disposée à se mêler fort activement de ses affaires. Enfin, entre les associés si bien unis au début contre l’ennemi commun, certaines difficultés s’étaient élevées qui les avaient partagés en deux groupes : d’un côté, les « avancés » ou « les patriotes, » de l’autre, les « rétrogrades, » c’est-à-dire, suivant l’explication donnée par un journal du temps, « ces hommes qui se blottissaient dans les angles obscurs de la salle de réunion, cabalaient sourdement et avaient fait de la commune une nouvelle académie. » En vain, les prétendus conspirateurs s’étaient-ils soumis de bonne grâce aux exigences des « avancés ; » en vain, sur l’injonction de ceux-ci, s’étaient-ils empressés de livrer les brevets accordés jadis par les gouvernemens et les princes étrangers, « pour que ces parchemins, monumens de l’aristocratie, fussent détruits ; » ils en avaient été pour leurs frais de conversion ou de désintéressement extérieur. Aux yeux de David et des réformateurs de son espèce, le passé pesait sur eux d’un poids trop lourd pour leur permettre de marcher résolument dans les voies qu’on appelait alors celles de la liberté et qui ne tendaient en réalité qu’à l’abdication de tous entre les mains d’un seul. L’œuvre était donc à recommencer. Puisque la commune des arts n’avait abouti qu’à l’anarchie, il fallait bien renoncer à continuer une expérience désormais condamnée pour tenter quelque expérience nouvelle. C’est ce qui eut lieu dans des conditions plus libérales en apparence, au fond avec des arrière-pensées tout aussi contraires à l’indépendance individuelle et au libre exercice des droits acquis ou des facultés de chacun.

Transformée en Société populaire et républicaine des arts, la commune, en effet, ne fit guère que changer de titre. L’esprit de tolérance et de vraie confraternité n’inspira pas plus les organisateurs de la nouvelle société qu’il n’avait régné entre les membres de l’ancienne. Il y eut même progrès dans le sens de la désunion, la nécessité s’étant fait sentir, pour sauvegarder à l’avenir les intérêts de l’art et des artistes, d’un « creuset épuratoire dont le feu sans cesse entretenu écarterait les faux patriotes. » Aussi lorsque la députation de la Société populaire et républicaine des arts fut admise pour la première fois à la barre de la Convention (28 nivôse 1793), celui qui portait la parole en son nom, le citoyen Bien-aimé, architecte, ne manqua-t-il pas, dès les premiers mots de son discours, de célébrer comme il convenait les bienfaits de ce procédé d’élimination : « La Société populaire et républicaine des arts composée d’hommes libres, dit-il, ne reçoit maintenant dans son sein que des citoyens d’un patriotisme épuré. » Et pour que le progrès ainsi obtenu pût se confirmer et s’étendre encore, il ajoutait cet appel direct au zèle et à la persévérance des « courageux montagnards » de l’assemblée : « vous avez détruit tous les ridicules monumens qu’éleva le sot orgueil de la tyrannie… Mais, pour que les efforts des sciences et des arts ne soient pas étouffés, il est encore un monstre que vous devez abattre : c’est l’intrigue… Que son souffle empoisonné ne vienne pas troubler l’air pur de la liberté ; songez que dans les arts elle trouve un champ plus facile à parcourir. « Réflexion, soit dit en passant, peu flatteuse pour les artistes, au point de vue de leurs habitudes morales et de la fermeté de leur caractère, mais que l’orateur, ne se permettait qu’en comptant bien sur l’heureux changement qu’allait produire, là comme ailleurs, l’intervention de ceux qui représentaient à ses yeux l’élite de la Convention. « Oui, montagne sainte et vénérée, s’écriait-il en terminant, c’est de ta cime que doivent émaner les bienfaits destinés à faire le bonheur éternel de la république. La république les versera sur l’Europe, et l’Europe convertira l’univers ! »

Le jour où le délégué de la Société populaire et républicaine des-arts débitait à la barre de la Convention cette pièce d’éloquence, David occupait le fauteuil de président ; c’était à lui que revenait la tâche de répondre à la harangue. Il répliqua sur le même ton, se servit presque des mêmes larmes pour affirmer que, grâce à la nouvelle société, les arts allaient « reprendre toute leur dignité ; qu’ils ne se prostitueraient plus, comme autrefois, à retracer les actions d’un tyran ambitieux, etc. » Quant aux inquiétudes sur les querelles intestines ou sur les menées à venir, David en faisait d’avance bonne justice et rassurait celui qui les avait exprimées, par ces simples mots : « Vous craignez l’intrigue, dites-vous ; son règne a fini avec la royauté ; elle a émigré. Le talent seul est resté, et les représentans du peuple iront le chercher partout où il sera. » Comment douter encore après cela, comment ne pas se lier à de pareilles promesses ? Le difficile seulement était d’attendre sans trop d’impatience le moment où elles se réaliseraient, car, en attendant, il fallait vivre et trouver dans le présent des occasions de travail. Or, quelque mouvement qu’elle se donnât pour établir son influence, ce n’était pas la société populaire et républicaine qui pouvait les procurer. On y discourait fort, mais tout se bornait à ces luttes de parole ; ou bien on rédigeait adresses sur adresses à la Convention, tantôt pour lui « présenter quelques jeunes artistes, victimes » à Rome ou à Florence « du fanatisme et de la rage des ultramontains et revenus, à travers mille dangers, au sein de leur patrie, » — tantôt pour lui proposer de faire en sorte que les ouvrages des peintres émigrés, que « ces ouvrages de leurs mains scélérates auxquelles ils avaient dû les faveurs du despotisme n’irritent plus les regards des républicains, et que tout ce qui pour retracer des traîtres à la patrie soit offert en holocauste aux mânes des patriotes[7] ; » mais, en dehors de la satisfaction donnée à un lâche sentiment d’envie ou à un besoin inepte de vengeance, quel bénéfice personnel pouvaient retirer d’une-pareille mesure ceux-là mêmes qui la réclamaient ? En quoi leur situation actuelle s’en serait-elle améliorée ? Les sources d’activité étaient taries partout pour les artistes ; tout leur manquait, les fonctions régulières aussi bien que les tâches accidentelles. Pour les membres de l’ancienne Académie, rien n’existait plus des ressources qu’ils trouvaient autrefois dans leurs emplois de professeurs ou de professeurs-adjoints à l’école établie au Louvre ; et, d’un autre côté, l’état des finances publiques ne permettait guère d’engager des dépenses ayant pour objet l’acquisition de sculptures ou de peintures, fassent-elles sorties du ciseau ou du pinceau des républicains les plus avérés. Sauf quelques concours ouverts par ordre du comité de salut public pour des projets de monumens à élever au Peuple sur le pont Neuf, à la Nature sur la place de la Bastille, à la Liberté sur la place de la Révolution, sauf d’autres projets fournis par David pour des cérémonies ou des fêtes populaires, — comme cette fête, par exemple, en l’honneur des soldats rebelles du régiment de Châteauvieux que les vers d’André Chénier ont voués à une immortelle infamie, et la fête dite de l’Etre Suprême qui précéda de si peu la chute de Robespierre, — les travaux commandés par l’État aux artistes à partir de 1792[8] se réduisirent à peu près à néant. Rien de plus explicable sans doute, mais aussi rien de moins propre à justifier les efforts assez récemment tentés par quelques historiens pour réhabiliter au point de vue de l’art la période révolutionnaire, même à ses plus horribles momens.

Non, quoi qu’on en ait dit, quelques informations nouvelles qu’aient prétendu nous donner à ce sujet des écrivains aussi convaincus que M. Jules Renouvier[9], aussi prompts à l’enthousiasme que M. Eugène Despois[10], l’époque comprise entre le renversement de l’Académie de peinture et la fondation de l’Institut de France a été dans notre pays, pour l’art comme pour les lettres, une époque de perturbation pure et de violences stériles. Qu’y a-t-il dans les rares œuvres des peintres ou des sculpteurs alors à leurs débuts qui se ressente de l’élan héroïque imprimé ailleurs au génie de la nation ? A l’heure des formidables luttes si glorieusement soutenues aux frontières par des soldats et des généraux improvisés, où trouver, dans le domaine de l’art, l’équivalent de cette renaissance spontanée, de ces efforts, de ces succès ? Sans parler des innombrables monumens du passé détruits par des mains stupides ou systématiquement sacrilèges, quels faits à l’honneur de notre école signalent les années qui se succèdent et les recommandent aux respects de la postérité ? Tristes années où les talens qui s’étaient à une autre époque produits avec le plus d’éclat s’avilissent ou tout au moins se compromettent dans des travaux indignes d’eux ; où le peintre des Horaces et de la Mort de Socrate descend au rôle de panégyriste de Marat ; où d’anciens sculpteurs du roi et un graveur délicat comme Saint-Aubin fabriquent au jour le jour, celui-ci des vignettes appropriées aux mœurs et à l’esthétique des sans-culottes, ceux-là des bustes de Brutus pour les clubs ou des figures pour les autels de la déesse inventée par Chaumette ; un Grétry enfin s’associe à Sylvain Maréchal pour outrager effrontément sur la scène la religion et la morale, et de cette même plume qui naguère écrivait Richard-Cœur-de-Lion, écrit maintenant la musique, heureusement bien médiocre, d’ignobles pantalonnades telles que le Congrès des rois et la Fête de la Raison !

Cependant, à côté de la Société populaire et républicaine des arts, sorte de club sans attributions bien précises, sans autre pouvoir effectif que celui de propager les idées révolutionnaires par des procédés de rhétorique jacobine ou par des menaces aux indifférens, deux autres sociétés ou plutôt deux institutions fonctionnaient, ayant chacune un caractère officiel et une autorité administrative absolue. David, qui en avait provoqué la création, s’était bien entendu, chargé d’en désigner les membres, et les choix faits par lui avaient paru si heureux à la Convention nationale qu’elle s’était empressée de les ratifier sans discussion. L’une était le Conservatoire du Muséum, appelé à statuer sur toutes les questions relatives à l’organisation de cet établissement. En 1791. L’assemblée constituante, qui d’ailleurs ne faisait en cela que réaliser un projet conçu déjà dès l’année 1775 par le dernier surintendant du roi, le comte d’Angiviller[11], l’assemblée constituante avait décrété que les tableaux du roi, disséminés dans les palais, seraient réunis au Louvre pour y former un « muséum, » où l’on déposerait aussi les objets d’art provenant de l’aliénation des biens ecclésiastiques. Plus tard, au mois de juillet 1793, la Convention avait, sur la proposition de Sergent, voté une somme de 100,000 livres pour l’acquisition de tableaux et de statues dignes de prendre place dans cette collection de chefs-d’œuvre. Malheureusement, aux yeux de David du moins, les hommes auxquels la direction du Muséum avait été originairement confiée se montraient incapables de remplir leur mission. Dans deux rapports adressés coup sûr coup à la Convention, il les dénonce comme des « inhabiles et des intrigans ; » il propose de les remplacer par d’anciennes « victimes de l’orgueil académique, » et, après avoir énuméré les réformes qu’exige le régime actuel du Muséum proprement dit, David profite de l’occasion pour demander que les logemens dans les entresols du Louvre, accordés suivant un vieil usage aux artistes, deviennent la possession exclusive de ceux d’entre eux que recommande « leur patriotisme prononcé, » au lieu d’être, comme aujourd’hui, détenus par « les viles créatures et les anciens valets de Roland et de ses dignes amis. »

On le voit, le temps est loin déjà où les haines se concentraient uniquement sur les artistes représentant l’ancien régime. Elles poursuivent maintenant ceux-là mêmes qui s’étaient dès le début empressés de rompre avec les traditions monarchiques, mais qui n’avaient été et ne voulaient être que des révolutionnaires mitigés, des girondins à leur manière. C’est à ces hommes « d’un patriotisme sans couleur, » comme il le dit de Vincent, l’un de ses lieutenans les plus actifs pourtant dans ses premières campagnes contre l’Académie, que David en veut surtout lorsqu’il entreprend de substituer un conservatoire de sa façon à la commission du Muséum préalablement établie. Aussi, sauf Fragonard, que la nature assurément peu austère de son talent et ses antécédens, fort étrangers aux mœurs républicaines, ne semblaient nullement destiner à figurer en pareille compagnie[12], les artistes choisis par David pour composer le nouveau conservatoire n’ont-ils guère pour la plupart d’autre titre que leur intraitable civisme. Les noms par exemple, justement oubliés aujourd’hui, des peintres Bonvoisin et Picault, du sculpteur Dupasquier, de l’antiquaire Varon, ne sauraient être remis en lumière que comme des témoignages de l’esprit de parti qui prévalait alors.

Veut-on une autre preuve, et plus significative encore ? On la trouvera dans les considérations présentées et dans les désignations de personnes faites par ce même David pour la formation, en regard de la commission du muséum, d’une seconde commission, dite Jury national des arts, ayant pour office de juger les concours à la suite desquels des récompenses nationales pourraient être décernées. Le concours pour les prix de Rome était un de ceux-là. En dépit de son origine monarchique, il avait été maintenu, saur pour ceux qui auraient à en apprécier les résultats, à ne rien continuer sur ce point des principes ou des coutumes de l’ancienne Académie royale et, comme les y invitait un jour leur président, Dufourny, à tenir moins de compte dans l’examen d’un ouvrage « de la perfection pratique de l’art que de la manière de rendre un sujet en homme libre, en véritable républicain. » David apparemment partageait cet ans, ou plutôt il proclamait plus résolument encore l’insuffisance, en matière de jugement, de l’expérience personnelle et des connaissances spéciales : puisqu’en présentant à la convention son projet d’institution d’un jury et la liste des membres qui devaient le composer, il commentait le tout en ces termes :

« Votre comité a pensé qu’à cette époque où les arts doivent se régénérer comme les mœurs, abandonner aux artistes seuls le jugement des productions du génie, ce serait les laisser dans l’ornière de la routine, où ils se sont traînés devant le despotisme qu’ils encensaient. C’est aux âmes fortes qui ont le sentiment du vrai, du grand, à donner une impulsion nouvelle aux arts en les ramenant aux principes du vrai beau. Ainsi l’homme doué d’un sens exquis sans culture, le philosophe, le poète, le savant, dans les différentes parties qui constituent l’art de juger l’artiste, élève de la nature, sont les juges les plus capables de représenter le goût et les lumières d’un peuple entier, lorsqu’il s’agit de décerner en son nom à des artistes républicains les palmes de la gloire. »

Quelles étaient donc ces « âmes fortes » que David appelait à réprimer les entraînemens des esprits faibles et à corriger les erreurs des gens du métier ? Quels philosophes associait-il dans le jury des arts au jeune Gérard et à Prudhon, à Julien ou à Chaudet, à quelques autres peintres ou sculpteurs encore d’un talent déjà éprouvé, pour les « ramener aux principes du vrai beau, » par l’élévation de leurs sentimens et de leurs doctrines ? C’étaient, — pour ne citer que ceux-là, — le substitut du procureur de la commune, l’abominable Hébert, Fleuriot, substitut de l’accusateur public, Ronsin, commandant-général de l’armée révolutionnaire, Pache, Dorat-Cubières, le mathématicien Hassenfratz et, — entre autres représentans de la classe des illettrés « doués d’un sens exquis, » — un cordonnier du nom de Hazard.

On devine ce que pouvaient être, entre les membres d’un tribunal ainsi composé, les discussions sur les mérites relatifs des œuvres en cause et à quels étranges aperçus sur l’art en général ces œuvres devaient servir de prétextes. Les comptes-rendus des séances fournissent du reste à ce sujet des renseignemens d’une singulière précision. S’agit-il par exemple de juger le concours pour le grand prix de peinture ? Un des jurés, Hassenfratz, commence par déclarer que, à son avis, « tous les objets de peinture peuvent être faits avec la règle et le compas », et que « les peintres ne mériteront ce nom que quand ils rendront l’expression par ces procédés mathématiques ; » un autre s’inquiète avant tout de savoir si les concurrens sont « réquisitionnaires ou enrôlés, s’ils supportent les fatigues de la guerre depuis six mois ou depuis dix-huit mois ; » un autre enfin, le substitut de l’accusateur public, Fleuriot, n’hésite pas à confesser que, « quand il voit un tableau, son âme n’éprouve rien. » Et, le jour où il est appelé à se prononcer sur les résultats du concours de sculpture, le même Fleuriot ne se sent pas plus touché qu’il ne l’est ordinairement, suivant son propre aveu, en face des productions de la peinture : « Les bas-reliefs que nous avons sous les yeux, s’écrie-t-il, ne sont pas imprégnés du génie que fomentent les grands principes de la révolution… Et d’ailleurs, ajoute-t-il, aux applaudissemens d’Hébert et de plusieurs autres de ses collègues, qu’est-ce que des hommes qui s’occupent de sculpture pendant que leurs frères versent leur sang pour la patrie ? » Vienne la séance où l’on aura à statuer sur les projets présentés au concours d’architecture : le président les réprouvera tous, parce que tous plus ou moins accusent chez ceux qui les ont faits le goût suranné du luxe, et que désormais « il faut que les monumens soient simples comme la vertu. » On ne finirait pas si l’on se condamnait à rapporter ici toutes les résolutions ineptes ou cruelles prises dans les assemblées qui se succèdent, à l’époque révolutionnaire, depuis la Commune des arts et la Société républicaine jusqu’au Jury des arts, lequel d’ailleurs ne tarda pas à échanger son titre contre celui de Club révolutionnaire des arts. Il était temps, grandement temps, qu’une digue fût imposée à ce débordement de colères aveugles et de sottises.

En décrétant l’établissement de l’Institut de France, la Convention nationale renoua dans une certaine mesure la chaîne interrompue de nos traditions. Elle s’inspirait des exemples du passé pour restaurer, dans le triple domaine des sciences, des lettres et des arts, le crédit des plus expérimentés et les privilèges des plus dignes. Après les tristes épreuves qui venaient d’être faites d’un régime institué en haine des anciennes académies, elle empruntait à ces académies mêmes, à ces compagnies qu’elle avait naguère condamnées, quelque chose de leurs conditions essentielles et de l’organisation particulière à chacune d’elles ; mais ce qui lui appartenait en propre, ce qu’il y avait d’entièrement nouveau dans la conception de son œuvre, c’était l’idée, la grande et belle idée de réunir en un seul faisceau des forces qui jusqu’alors s’étaient exercées séparément, de les employer au même titre, de les diriger vers le même but, et par là de montrer que toutes les productions de l’esprit humain se tiennent, comme tous les progrès qui en résultent ou tous les succès qu’elles procurent sont solidaires les uns des autres. Voilà ce qui donne à l’acte législatif du 25 octobre 1795 sa signification caractéristique et sa haute originalité.

Le décret que la Convention nationale rendait ainsi à son grand honneur la veille même du jour où elle allait se dissoudre, cette « première charte de l’Institut, » suivant l’expression de M. Rossi[13], ne faisait au reste que réaliser un vœu exprimé, nous l’avons dit, par la Convention elle-même, lors de la suppression des Académies et que, antérieurement à cette époque, Mirabeau et Talleyrand (en 1790), Condorcet (en 1792), n’avaient pas laissé pour leur propre compte de mêler à leurs attaques contre les corps savans ou littéraires anciennement établis. Le mérite de la loi édictée à la suite du rapport présenté par Daunou[14] était de résumer dans des termes précis des aspirations jusqu’alors plus ou moins vagues, de faire passer dans la pratique ce qui était demeuré à l’état de promesse incertaine ou de simple projet. Reste à savoir si l’Institut, tel qu’il fut originairement organisé, satisfaisait de tous points aux besoins auxquels on entendait pourvoir et si, à force de tout réduire au principe de l’unité, de tout subordonner à des conditions de solidarité et de fonction commune, on n’arrivait pas en réalité à exagérer la logique et par là à restreindre d’autant l’étendue des moyens d’action.

On ne saurait trop le redire, la réunion dans un corps unique des principaux représentans des lettres, des sciences et des arts était, nu point de vue théorique, une innovation aussi heureuse qu’elle se trouvait dans la pratique bien justifiée par les nécessités de l’heure présente et par les désastres qu’il s’agissait de réparer. Après tant de bouleversemens et de ruines, il y avait à la fois une expiation des méfaits récemment commis et un hommage éclatant aux droits et à la dignité des savans et des artistes dans l’établissement de cet Institut où les talens dotons les genres devaient être rapprochés les uns des autres, et, en raison de l’uniformité même du titre qui les récompensait, également recommandés à l’estime publique. Tout ne se bornait pas, d’ailleurs, à ces privilèges honorifiques. L’Institut n’était pas seulement une sorte de Panthéon ouvert à des vivans d’élite pour qu’ils s’y reposassent dans leur gloire ; c’était aussi et surtout, — les articles de la loi organique et du règlement primitif en font foi, — un atelier où des ouvriers particulièrement habiles devaient, « par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les sociétés savantes et étrangères, » travailler à la diffusion des lumières, prendre l’initiative de tous les progrès ou seconder tous les efforts « ayant pour objet l’utilité générale et la gloire de la république[15]. » Rien de mieux : mais fallait-il pour cela, dans les affaires intérieures de la communauté, faire intervenir au même titre, appliquer à la même tâche, investir des mêmes droits, des hommes que leurs occupations spéciales et leur compétence limitée rendaient forcément impropres à trancher des questions d’ordres très différens ou à apprécier avec une égale sûreté de jugement tous les genres de mérite ? Convenait-il, par exemple, que, comme le prescrivait l’article 10, les nominations aux places vacantes dans chaque classe fussent faites, non par les membres de la classe même, mais par l’Institut tout entier, en sorte que dans un scrutin ouvert pour l’élection d’un mathématicien ou d’un artiste les voix de ceux qui n’étaient ni artistes ni mathématiciens pesaient du même poids et influaient sur le résultat avec la même autorité légale que les voix des juges les mieux informés par leurs études personnelles, et par les travaux de toute leur vie ? N’était-ce pas aussi, de la part du législateur, pousser bien loin le souci de la concentration que de taire concourir toutes les classes indistinctement aux travaux, quels qu’ils fussent, dont l’Institut était chargé et d’exiger du corps lui-même un rapport annuel collectif, au lieu de demander à chaque classe un rapport sur ses travaux particuliers ? Enfin l’égalité numérique des membres résidans et des associés non-résidans, c’est-à-dire la répartition dans des proportions identiques des deux cent quatre-vingt-huit places créées par la Convention entre les savans, les littérateurs, les artistes fixés à Paris et ceux qui habitaient la province, ne correspondait assurément ni aux situations, respectives des personnes, ni à l’importance relative des travaux accomplis. A Paris, où de tout temps les plus grands talons ont été naturellement attirés, il était facile de trouver cent quarante-quatre hommes dignes de siéger dans les diverses classes de l’Institut ; mais pouvait-on, dans les villes des départemens, recruter les cent quarante-quatre autres sans abaisser forcément le niveau des conditions exigées et des mérites dont les candidats devaient avoir fait preuve ? Pour ne citer que cet exemple, la section, dans la troisième classe, de musique et de déclamation se composait réglementairement de six membres résidans et de six associés non-résidans : afin d’arriver à compléter le nombre de ceux-ci, il fallut bien se résigner aux choix les plus humbles et donner pour confrères à des maîtres universellement célèbres, tels que Méhul et Grétry, des musiciens à peu près ignorés en dehors des localités où ils exerçaient leur art tant bien que mal.

On ne tarda pas, il est vrai, à reconnaître ce que quelques-unes des théories ou des prescriptions primitives avaient au fond de trop absolu et, dans l’application, d’un moins difficile. Sept années n’avaient pas achevé de s’écouler que déjà une réforme considérable était introduite dans l’organisation décrétée vers la fin de 1795 ; mais jusqu’au jour où s’opéra ce changement (23 janvier 1803), le caractère d’unité rigoureuse que la Convention avait voulu imprimer à son œuvre fut maintenu dans son intégrité. En essayant, de raconter l’histoire de l’Académie des Beaux-Arts durant cette période, — ou plutôt de ce qui devait être un jour l’Académie des Beaux-Arts, — nous ne pourrons donc isoler complètement cette histoire des faits qui concernent l’Institut tout entier, puisque les nominations aux places vacantes dans chaque classe, les rapports à adresser au gouvernement sur les travaux en cours d’exécution ou sur les travaux accomplis, les séances mêmes ou l’on rendait compte de quelque importante découverte faite au dehors, — tout alors était commun à l’ensemble de l’Institut, tout engageait au même degré la responsabilité de ses membres, quels qu’ils fussent.

Les choses, dans la pratique, ont progressivement changé depuis cette époque ; mais la doctrine en vertu de laquelle l’Institut était fondé, il y a près d’un siècle, n’a pas cessé d’être respectée dans ce qu’elle avait d’essentiellement juste et de profitable à la dignité de tous. Si les diverses classes jouissent maintenant d’une indépendance relative qu’on avait refusé de leur attribuer au début, elles n’en restent pas moins unies entre elles par des liens qui, pour n’être plus gênans comme autrefois, ne se sont pas, tant s’en faut, relâchés outre mesure. Une commission centrale administrative composée de membres délégués par chacune des cinq Académies pour régler les affaires ou pour préparer les mesures d’un intérêt général, — des séances trimestrielles dans lesquelles ces cinq Académies examinent en commun des questions à l’ordre du jour ou entendent la lecture de récens travaux, — la présidence annuelle de l’Institut déférée au président de chaque classe, à tour de rôle, — certains prix périodiquement décernés, sur la proposition de l’Académie compétente, par l’Institut tout entier, — d’autres traditions restées en rigueur, d’autres coutumes encore, prouvent assez qu’aucune scission sérieuse ne s’est produite, qu’aucune transformation imprudente n’est venue compromettre, encore moins démentir la grande et généreuse pensée dont l’institution même est issue.

À quoi bon insister du reste et renouveler, au risque de l’affaiblir, une démonstration faite ailleurs dans les termes les plus concluans ? Pour mettre en relief les différences entre les conditions qui régissent aujourd’hui l’Institut et celles qui lui avaient été imposées à l’origine, le plus sûr comme le plus court sera de rappeler ici les paroles par lesquelles un juge excellent caractérisait naguère les deux situations. « L’Institut actuel, a dit M. Jules Simon[16], est comme une république fédérative où chaque état garde son autonomie, sauf quelques réserves d’intérêt général. L’Institut de l’an IV était une république une et indivisible qui s’efforçait d’astreindre un géomètre et un musicien aux mêmes préoccupations et aux mémos labeurs : assujettissement également insupportable à l’un et à l’autre, et qu’on ne pouvait tenter sérieusement de mettre en pratique que dans un moment de nivellement universel et d’intrépidité à toute épreuve. »


HENRI DELABORDE.

  1. Ces « officiers » de l’Académie étaient au nombre de trente-huit : un directeur, un chancelier, quatre recteurs, deux adjoints à recteur, douze professeurs de peinture et de sculpture, six adjoints à professeur, un professeur de géométrie et de perspective, un professeur d’anatomie, huit conseillers, un trésorier et un secrétaire.
  2. Les académiciens, tant titulaires qu’agréés, demeurèrent seuls en possession de ce privilège depuis la première exposition faite sous Louis XIV (1673), dans la cour du Palais-Royal, jusqu’à l’avant-dernière de celles qui eurent lieu au Louvre sous le règne de Louis XVI (1789). L’exposition suivante, celle de 1791, qui précéda de deux ans la suppression définitive de l’Académie royale, fut, par ordre de l’Assemblée nationale, ouverte à tous les artistes français ou étrangers, membres ou non de l’Académie de peinture et de sculpture. Avant cette époque, les peintres qui n’avaient pas reçu encore la consécration académique en étaient réduits à exposer leurs tableaux depuis six heures du matin jusqu’à midi, les jours de la grande et de la petite Fête-Dieu, à la place Dauphine et sur le Pont-Neuf. Les œuvres dont se composait ce salon en plein air étaient accrochées le long des tentures au pied desquelles devant passer la procession du saint-sacrement. Il va sans dire que cette exposition, qui portait le nom d’Exposition de la Jeunesse, était subordonnée à l’état de l’atmosphère au moment où elle devait avoir lieu. En cas de pluie le jour de la Fête-Dieu, elle était reculée de huit jours : s’il pleuvait encore le jour de l’Octave, on la remettait à l’année suivante. Toutefois, eu dehors des « Salons » du Louvre et de l’exposition de la place Dauphine, il y eut à Paris, de 1751 à 1774, sept expositions organisées pour son propre compte et dans un local particulier par l’ancienne maîtrise devenue Académie de Saint-Luc.
  3. Le nombre des femmes qui, depuis Catherine Girardon jusqu’à Mme Vigée-Lebrun, firent partie de l’Académie royale, s’élève à treize, dont cinq furent élues avant la fin du règne de Louis XIV et huit entre les années 1720 et 1783.
  4. Le seul obstacle légal à l’admission d’un candidat était la dissidence de celui-ci au point de vue de la foi religieuse. Quiconque aspirait au titre d’académicien devait professer la religion catholique. Encore arriva-t-il plus d’une foin, dans le cours du XVIIIe siècle, que la prohibition fut levée en faveur de certains artistes étrangers, les peintres de portraits Lundberg et Roslin entre autres, dont les noms figurent sur les registres de l’Académie avec cette mention : « Reçus sur l’ordre du roi, quoique protestans. »
  5. Outre une quarantaine d’érudits ou de curieux appartenant tant à la bourgeoisie qu’au monde de la cour, la liste des conseillers honoraires et des honoraires-amateurs admis depuis le règne de Louis XIV jusqu’à l’époque de la Révolution comprend plusieurs architectes qui n’auraient pu entrer comme tels à l’Académie de peinture et de sculpture, puisque leur art n’y était pas représenté, et que l’Académie dont ils faisaient partie, l’Académie d’architecture proprement dite, avait son caractère spécial et son existence distincte. C’est ainsi qu’au nombre des « honoraires » de l’Académie de peinture on voit figurer quelques-uns des premiers architectes du roi ou des contrôleurs-généraux des bâtimens, Perrault, Mansart, Desgodets, les deux De Cotte, Gabriel, Soufflot, etc.
  6. Les six membres de l’Académie française auxquels, à cette époque, il ne fut pas donné de successeurs, étaient : l’abbé de Radonvilliers et le duc de Duras, morts en 1789 ; Guibert, en 1790 ; Rulhière, en 1791 ; Séguier et Chabanon, en 1792.
  7. Pétition de la Société populaire et républicaine des arts appuyant la dénonciation lue à la séance du 29 nivôse par le citoyen Wicar, de la conduite des artistes restés en Italie. Cette pièce, où la sottise des intentions est égale à la brutalité des termes, se terminait ainsi : « Législateurs, nous vous demandons à être autorisés à arracher des salles de la ci-devant Académie du peinture les portraits de quelques scélérats, ainsi que plusieurs tableaux, productions de leur génie corrompu. Nous les traînerons au pied de la statue de la liberté, et, en présence de nos concitoyens, nous les livrerons aux flammes… Nous demandons aussi que les noms de ces traîtres soient envoyés à tous les départemens, afin que leurs crimes y soient connus et qu’ils ne puissent jamais y trouver que le châtiment de leurs forfaits. » — Les « traîtres » dont il s’agit ici étaient, entre autres « vils satellites du satrape d’Angivilliers, ce monstre de turpitude qui a fait plus de mal aux arts que dix siècles de barbarie, » Doyen, l’auteur du beau tableau, la peste des Ardens, conservé dans l’église de Saint-Roch, à Paris, — « l’infâme Ménageot, ci-devant directeur de l’Académie de France, à Rome, » — Mme Vigée-Lebrun, occupée à « conspirer à Naples avec la digne sœur de l’ignoble Marie-Antoinette, » — enfin, Fabre du Montpellier, « dont toute la famille est émigrée, » écrivait naïvement, le rédacteur de ce factum, Pierre-Étienne Le Sueur, peintre, paysagiste, bien oublié aujourd’hui.
  8. Au mois de mai de cette année, une somme de 90,000 livres, votée par l’Assemblée législative « pour être employée en encouragemens aux artistes, » fut répartie entre vingt-six peintres, sculpteurs, architectes et graveurs dont les ouvrages avaient figuré au Salon de 1791. Dans les deux années qui suivirent, on ne trouverait guère à citer d’autres récompenses importantes décernées aux artistes que les prix obtenus par quelques-uns d’entre eux en 1791, à la suite d’une exposition d’œuvres représentant des scènes de la dévolution, le Dix Août du Gérard, entre autres, et une Scène vendéenne, par Vincent.
  9. Histoire de l’art pendant la Révolution, Paris, 1863.
  10. Le vandalisme révolutionnaire, Paris, 1868,
  11. Voyez d’Argenville, Voyage pittoresque de Paris, édition de 1788. p. 58, et les très curieux renseignemens fournis par M. Courajod dam son ouvrage intitulé : Alexandre Lenoir, t. I, introduction, p. 27 et suiv.
  12. Les rapports d’amitié qui existaient de longue date entre David et Fragonard expliqueraient seule la faveur accordée en cette occasion par le peintre des Horaces au peintre de la Fontaine d’amour, du Sacrifice de la Rose, des Heureux hasards de l’escarpolette et de tant d’autres scènes du même genre. Une lettre de David, écrite en 1806 et publiée par MM. de Goncourt (l’Art au XVIIIe siècle, t. II), prouve, d’ailleurs, la persévérance de cette affection de David pour Fragonard et pour la famille de celui-ci.
  13. Discours prononce dans la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques, le 27 juin 1840.
  14. De tous les hommes qui coopérèrent à la fondation de l’Institut, Daunou a plus de titres qu’aucun autre à la reconnaissance pour ses services et au respect pour son caractère. C’est lui qui, dans le comité d’instruction publique, concourut avec le plus de zèle aux travaux préparatoires ou les dirigea avec le plus d’autorité ; c’est lui qui, le plan général une fois adopté par ses collègues du comité, lui donna sa forme pratique et le fit décréter par la Convention.
  15. Loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), titre IV, art. Ier.
  16. Une Académie sous le Directoire.