L’Abbaye de Typhaines, par le Comte de Gobineau

L’Abbaye de Typhaines, par le Comte de Gobineau
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XIX (p. 97-98).

Il y a quelque agrément à constater que les hommes de valeur ne peuvent jamais devenir réellement vulgaires, quels que soient le désir qu’ils en aient et la certitude qu’ils acquièrent de ne le point demeurer. L’Abbaye de Typhaines fut écrit pour les lecteurs d’Eugène Sue sans autre désir que de les satisfaire ; et l’on peut s’étonner que ce livre, malgré les plus grandes qualités d’intérêt, n’ait pas procuré à son auteur la fortune qu’il désirait en tirer. Peu de temps avant sa publication, Eugène Sue fit paraître en livraisons Les Mystères du Peuple, « récit, en 12 volumes, des aventures d’une famille plébéienne à travers l’histoire ». Gobineau connut certainement ce livre, qui eut un succès considérable. Comme les Mystères du peuple, l’Abbaye de Typhaines exprime la lutte des Celtes vaincus contre les Francs conquérants. Mais Gobineau n’avait ni la verve d’Alexandre Dumas ni l’imagination épique, volontiers cruelle et sadique, d’Eugène Sue. Les lecteurs des cabinets de lecture le jugèrent ennuyeux.

S’il n’y avait dans l’Abbaye de Typhaines que ce qui permet de rapprocher ce roman de ceux d’Eugène Sue, nous ne pourrions avoir pour lui que l’intérêt mêlé d’un peu d’ironie que nous trouvons aux poncifs anciens, et qui est assez semblable à celui que nous éprouvons devant les magasins des antiquaires. Mais alors qu’Eugène Sue, comme tous les romanciers populaires, s’apitoie sur les Celtes, Gobineau les méprise non sans quelque puérilité. Et le livre devient intéressant à un point singulier : car Gobineau, dans l’Essai ne fera que justifier les sentiments qu’il montre dans ce roman avec une relative inconscience. Non que les idées principales de l’Essai se trouvent dans l’Abbaye de Typhaines ; il n’y a pas d’idées dans l’Abbaye de Typhaines, il n’y a que des sympathies et des antipathies. Mais ces sympathies et ces antipathies forment une critique presque sentimentale de l’établissement des Communes écrite avec une rare mauvaise foi. On peut trouver beaucoup d’agrément à rencontrer la mauvaise foi ; car un écrivain ne se livre jamais si complètement que lorsqu’il l’emploie. Savoir quels sont les sentiments de Gobineau à l’égard des bourgeois de la commune de Typhaines, c’est connaître seulement de lui une attitude provisoire ; le voir ignorer volontairement une partie de l’histoire pour ne point risquer d’être en contradiction avec elle, c’est le trouver dans celle qui fut le plus souvent la sienne. Chez les écrivains « à système » le point sur lequel s’exerce la mauvaise foi permet presque toujours de découvrir la forme de sensibilité qui est la cause de la formation de leur système ; et qui, plus que Gobineau, s’attacha aux systèmes qui sont des justifications de sensibilité ! D’aucuns écrivent pour se défendre contre eux-mêmes ; Gobineau écrivit pour trouver dans son œuvre de nouvelles preuves de la supériorité sur les autres races d’une race qu’il aimait. Il ne cherchait pas s’il était raisonnable de croire ce qu’il croyait, mais seulement à réunir les arguments qui pouvaient faire croire que cela était raisonnable.

L’Abbaye de Typhaines le montre dissocié, je dirais presque dévoilé : plus entêté que tenace, mais surtout énergique. On pense à Stendhal, avec qui Gobineau eut en commun le goût de l’énergie et une antipathie extrême de la forme romantique ; car l’Abbaye de Typhaines n’est presque jamais écrite en « tirades». C’est une Chartreuse de Parme inférieure, solide néanmoins, et l’un des rares romans romantiques que nous puissions lire sans aucun ennui et sans trop d’ironie.

ANDRÉ MALRAUX