L’Abbaye de Northanger/Texte entier

Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 1-.).



L’ABBAYE


DE NORTHANGER.








Tout exemplaire sera revêtu de mon cachet.





L’ABBAYE


DE NORTHANGER ;


Traduit de l’anglais de Jeanne Austen,


auteur d’orgueil et préjugé, du parc de mansfield, de la famille elliot, de la nouvelle emma, etc


Par Mme. Hyacinthe de F****.



TOME PREMIER.




PARIS,
PIGOREAU, Libraire, place Saint-Germain-
l’Auxerrois, n°. 20.


―――――


1824.





À Metz, de l’Imprimerie d’E. HADAMARD.






NOTICE


BIOGRAPHIQUE




Tome I.




NOTICE
Biographique.



L’ouvrage que j’offre au public, est la production d’une plume qui a déjà plus d’une fois contribué à ses plaisirs. S’il ne s’est pas montré insensible au mérite : de Raison et Sensibilité — d’Orgueil et préjugé — de Mansfield Park — d’Emma, — quand il saura que l’auteur de ces ouvrages est maintenant renfermé dans la tombe, il lira peut-être avec plus d’intérêt que de curiosité un abrégé succint de la vie de Jeanne Austen.

Une vie remplie par la religion et la littérature n’est pas fertile en événemens.

Il est consolant pour ceux qui gémissent de la perte de Jeanne Austen, de penser que comme elle n’a jamais mérité de reproches, aussi elle n’a jamais eu de chagrins à essuyer dans le cercle de sa famille et de ses amis. Ses désirs étaient raisonnables et généreux : parmi les contrariétés de la vie, elle ne s’est jamais laissé aller au découragement et au dépit.

Jeanne Austen naquit le 16 décembre 1775, à Steveton, dans le comté de Hantz ; son père avait été Recteur de la paroisse pendant quarante ans. Il administra seul, et toujours avec activité et vigilance, jusqu’à l’âge de 70 ans, qu’il se retira avec sa femme et ses deux filles à Bath, pour y passer le reste de sa vie, qui dura encore environ quatre ans. Comme il était un homme instruit, et qu’il possédait un goût exquis pour tous les genres de littérature, il n’est pas étonnant que sa fille Jeanne, dès sa première jeunesse, ait été sensible aux charmes du style et enthousiaste de la culture de sa propre langue.

À la mort de son père elle alla demeurer pendant quelque tems avec sa mère et sa sœur, à Southampton, et en dernier lieu, en 1809, dans le joli village de Chawton, situé dans le même Comté. C’est là qu’elle publia des ouvrages estimés par quelques personnes à l’égal de ceux des Arbley, des Edgeworth. Elle les conservait long-tems avant de les publier, parce que, se défiant de son jugement, elle avait adopté la méthode de les relire plusieurs fois et à quelques intervalles, pour ne les livrer à l’impression qu’après avoir laissé effacer ou au-moins affaiblir l’effet d’une composition récente.

Sa bonne constitution, la régularité de sa vie, ses occupations douces et tranquilles semblaient promettre au public une longue suite de jouissances, et à elle la gloire d’une réputation chaque jour plus célèbre ; mais dès le commencement de 1816, les symptômes d’une maladie incurable se manifestèrent. Les progrès du mal furent d’abord peu sensibles ; dans le mois de mai 1817, il fut nécessaire de la conduire à Winchester pour y recevoir les secours journaliers de la médecine. Pendant deux mois elle supporta avec la plus grande résignation les douleurs que cause une nature qui se détruit et le dégoût occasionné par les remèdes. Elle conserva jusqu’à la fin sa mémoire, son imagination, l’égalité de son humeur, ses tendres affections, et toutes ses qualités dans toute leur intégrité ; ni son amour pour Dieu, ni son attachement pour ses amis, ne s’affaiblirent un instant. Elle voulait recevoir publiquement les derniers sacremens ; mais son excessive faiblesse ne le lui permit pas. Elle écrivit tant qu’elle put tenir la plume, et quand celle-ci devint trop pesante pour elle, elle la remplaça par un pinceau.

La veille de sa mort, elle composa des stances étincelantes d’imagination et pleines de vigueur. Ses dernières expressions furent des remercîmens pour les soins que son médecin lui avait rendus ; ses derniers mots furent sa réponse à la demande qu’on lui faisait pour savoir si elle n’avait besoin de rien ; je n’ai besoin que de mourir, dit-elle, et elle expira le vendredi 18 juillet 1817, dans les bras de sa sœur, qui aussi bien que l’auteur de cette notice, n’en perdra jamais le triste souvenir.

Jeanne Austen fut inhumée le 24 juillet, dans une chapelle de la Cathédrale de Winchester, reposent les cendres d’un grand nombre de personnages célèbres.

Elle était douée de tous les avantages qui séduisent : une taille élevée et svelte, des mouvemens gracieux, des traits réguliers ; dont l’expression était celle de la douceur, de la bienveillance, de la sensibilité, composaient l’ensemble de sa personne. Elle était très-blanche et avait le teint très-beau ; on pouvait dire poétiquement et cependant avec vérité, que sur ses joues modestes, on lisait que son cœur était éloquent. Sa voix était de la plus grande douceur : elle parlait avec abondance et précision : elle était formée pour faire le charme de la société. Sa conversation était aussi agréable que ses ouvrages ; elle avait des connaissances en peinture, art dont elle s’était occupée avec succès pendant sa jeunesse, ainsi que de la musique et de la danse ; je ne puis mieux compléter l’idée que je voudrais donner d’elle qu’en disant qu’elle charmait tous les momens des heureux amis qui vivaient en sa société.

L’opinion générale, qu’un tempérament calme est incompatible avec une imagination vive et un esprit fin est démentie par l’exemple de notre auteur. Tous ceux qui ont eu le bonheur de la connaître en ont fait l’observation. Quoique les fautes, les faiblesses et les folies fussent hors de sa nature, elle était indulgente, et cherchait toujours les raisons qui pouvaient excuser les coupables. L’affectation d’ingénuité est commune ; mais chez elle c’était l’ingénuité même ; aussi parfaite qu’il est donné à la nature humaine de l’être, elle trouvait toujours dans les fautes des autres des motifs pour les excuser, les pardonner, les oublier : quand toute justification était impossible, elle gardait le silence

Elle ne proféra de sa vie une parole de haine, de dureté, de colère ; enfin son caractère était aussi poli que son esprit.

On ne pouvait la connaître sans désirer son amitié, et se féliciter de l’avoir obtenue. Elle était tranquille, sans réserve ni froideur, communicative sans indiscrétion ni vanité ; elle devint auteur uniquement parce que c’était son inclination. Ni l’espoir de la fortune, ni celui de la célébrité n’y contribuèrent en rien. Quelques-uns de ses ouvrages furent composés plusieurs années avant leur publication. Ce ne fut qu’avec bien de la peine que ses amis, dont elle estimait le jugement, mais dont elle craignait la partialité, parvinrent à obtenir qu’elle fît imprimer le premier. Elle était si persuadée qu’elle n’en retirerait pas les frais, qu’elle s’imposa une retenue sur son revenu pour remplacer la perte à laquelle elle s’attendait.

Elle eut de la peine à croire celui qui lui donna la bonne nouvelle que Raison et Sensibilité lui valait net 150 livres sterling ; elle jugeait que cette somme était trop forte pour si peu de peine. Ses lecteurs s’étonneront au contraire qu’elle fût si faible, lorsque certains auteurs ont reçu plus de guinées qu’ils n’ont écrit de lignes. Cependant les ouvrages de notre auteur dureront autant que ceux qui ont eu le plus d’éclat ; et le public lui rendra toujours la justice qu’elle mérite. Sa modestie était si grande, qu’elle ne put jamais se décider à placer son nom à la tête des ouvrages qu’elle publia elle-même.

Dans l’intimité de sa famille, elle parlait volontiers de ses œuvres, en écoutait la critique, était flattée des éloges, mais elle évitait de s’attribuer la réputation d’auteur. Elle lisait parfaitement. Elle aimait passionnément les beautés de la nature, savait également les admirer dans les arts d’invention. Elle avait été touchée du mérite de Gilpin, peintre renommé.

Dans le cours de sa vie elle changea rarement d’opinion sur les hommes et sur les choses.

Ses connaissances littéraires étaient étendues, sa mémoire excellente ; ses écrivains favoris furent John pour la morale, et Cowper pour la poésie. Elle admirait Richardson ; et les beaux caractères, qu’il a tracés dans ses ouvrages, étaient l’objet de ses études. La justesse de son esprit l’empêcha d’imiter le dernier dans la prolixité du style et la minutie des détails. Elle estimait moins les ouvrages de Fielding : pour elle la vérité des détails ne compensait pas suffisamment la honte du choix de sujets mauvais et trop bas.

Son talent pour créer des caractères était naturel et infini. Le style de sa correspondance était le même que celui de ses nouvelles. Tout ce que sa plume traçait était parfait ; elle avait des idées claires sur chaque sujet, ses expressions étaient toujours bien choisies, et je crois ne rien hasarder en assurant qu’elle n’a rien écrit, ni lettre, ni billet, qui ne fût digne de l’impression.

Un seul et dernier trait nous reste à tracer, c’est le plus important de tous. Elle était pieuse et pleine de religion. Elle craignait sans cesse d’offenser Dieu. Elle était instruite sur les principes de la religion, qui était pour elle un sujet de fréquentes méditations ; ses opinions sur ce point étaient parfaitement conformes à celles de l’église anglicane.







L’ABBAYE


DE NORTHANGER.




CHAPITRE I.


De toutes les personnes qui ont connu Catherine Morland, dans son enfance, il n’en est pas qui aient dû la croire née pour figurer comme héroïne de roman. Le caractère de son père, celui de sa mère, le sien propre, sa personne, sa position dans la société, tout enfin semblait la destiner à l’obscurité, qui est le partage de la multitude. Son père, Pasteur respectable, n’avait rien de distingué, ni dans la personne, ni dans les manières ; il s’occupait beaucoup du soin de sa fortune, modeste, mais indépendante, et très-peu de l’éducation de ses enfans. Mistriss Morland joignait le bon sens à la bonhomie ; bien constituée, elle avait eu trois fils avant la naissance de Catherine, et, en dépit de la prédiction de plusieurs bonnes femmes de son voisinage, qui lui avaient prophétisé qu’elle perdrait le jour en le donnant à cette dernière, elle eut encore depuis six autres enfans. La santé parfaite de cette bonne mère, heureuse de voir tous ses enfans croître autour d’elle, donnait un grand échec à la science des tireuses d’horoscopes.

C’est une belle famille que celle qui est composée de dix enfans, tous sains et bien conformés ! Voilà ce qu’on admirait dans celle de Mistriss Morland. On y remarquait aussi un trait commun à tous, celui d’une simplicité un peu trop grande peut-être, dont Catherine n’était pas plus exempte que les autres.

Dans la plus tendre jeunesse, Catherine avait de la vivacité dans les yeux, mais son teint était pâle ; ses cheveux étaient noirs, sans boucles et peu épais, ses traits gros, ses membres forts ; enfin son corps ne semblait pas, plus que son esprit, destiné par la nature à représenter, comme je l’ai déjà dit, le principal personnage d’un roman. Elle n’aimait que les jeux des petits garçons ; elle s’amusait plus à tourmenter un hanneton, qu’à faire la toilette de sa poupée ; à élever un moineau, qu’à soigner ces roses, dont les auteurs représentent la culture, comme l’amusement chéri des jeunes beautés, desquelles ils nous donnent l’histoire : voulait-elle des fleurs, elle les arrachait plutôt qu’elle ne les cueillait, encore était-ce pour les effeuiller et les éparpiller aussitôt.

Elle ne montrait de dispositions pour aucune chose ; elle ne faisait attention à rien de ce qu’elle entendait, ne s’appliquait à rien de ce qu’on lui apprenait, n’en retenait rien. Sa mère avait été trois mois à lui faire répéter son Pater, et malgré cela, sa jeune sœur Sally, le savait beaucoup mieux qu’elle.

Toutefois Catherine n’était ni stupide, ni sans moyens : elle apprit, aussi vite qu’aucune autre jeune personne, la fable du Lièvre et de ses amis. Comme elle s’était habituée à faire résonner les cordes d’un ancien instrument qu’elle trouva dans un coin de la maison, elle consentit avec joie au désir que sa mère avait de lui faire apprendre la musique. Elle s’en occupa pour la première fois à huit ans ; mais elle s’en lassa bien vîte. Mistriss Morland, qui ne voulait pas faire de ses filles des virtuoses, en dépit de leur goût et de leurs dispositions, donna son consentement au renvoi du maître, et ce jour fut un des plus heureux de la vie de Catherine.

Son goût pour le dessin n’était pas plus prononcé. Elle ne manquait jamais, à la vérité, de prendre les feuilles blanches des lettres que recevait rarement sa mère, et les morceaux de papier qu’elle trouvait, pour crayonner dessus des maisons, des arbres, des poules, etc. ; mais tous ces objets se distinguaient fort peu l’un de l’autre. Son père lui montrait à écrire et à compter ; sa mère lui apprenait un peu de français. Ses progrès étaient très-faibles ; son principal soin était d’échapper aux leçons.

Son caractère, quoiqu’assez bizarre, n’était cependant pas mauvais ; son cœur était bon. Rarement elle était entêtée, presque jamais querelleuse ; quoique turbulente, et un peu grossière, elle était assez douce avec ses jeunes compagnes ; elle n’aimait pas de rester à la maison ; enfin, elle n’était pas très-propre, et son plus grand plaisir était de se rouler sur le plancher ou sur le gazon.

Telle était Catherine Morland, à l’âge de dix ans. À quinze ans, il s’était opéré en elle un changement remarquable : son teint était devenu plus clair, ses traits s’étaient adoucis, ses yeux s’étaient animés ; elle avait les jolies couleurs de la jeunesse, et un peu d’embonpoint ; sans être belle, elle était devenue assez agréable : les goûts qu’elle avait eus dans l’enfance étaient remplacés par d’autres plus convenables, tels que ceux d’arrangement et de propreté : elle commençait même à soigner sa toilette ; elle avait alors le plaisir d’entendre quelquefois ses parens remarquer ce changement avantageux, et se dire : « Catherine est tout-à-fait gentille… aujourd’hui elle est presque jolie… » Il est bien doux à quinze ans de savoir qu’on est jolie, surtout lorsqu’on n’avait entendu parler jusques là que de ses défauts.

Mistriss Morland était une bonne mère, elle désirait que ses enfans fussent bien élevés ; mais son temps était tellement employé à soigner et à instruire les plus jeunes, que les aînés devaient nécessairement être négligés, et s’occuper eux-mêmes de leur éducation, pour acquérir quelques talens.

Ainsi Catherine, abandonnée à elle-même, n’avait que des goûts et des idées très-simples, et préférait naturellement, à quinze ans, les jeux et les exercices de cet âge, à l’étude et à la lecture, du moins à la lecture des livres sérieux ; car elle lisait assez volontiers ceux qui ne contenaient aucune leçon, aucune réflexion, et qui ne demandaient aucune application.

Mais de quinze à dix sept ans ce ne fut plus la même chose : elle lut, des ouvrages de nos poëtes, ceux dont une héroïne doit avoir indispensablement la mémoire ornée, afin de pouvoir en citer à propos divers passages. Par exemple, elle apprit de Pope à s’indigner contre ceux qui

« Entourent le malheur de mépris, »

« bear about the mockery of woe. »

de Gray

« Qu’un grand nombre de fleurs naissent dans le désert, y brillent, l’embaument et disparaissent sans avoir été admirées. »

« Many a flower is born to blush unseen,
« And waste its fragrance on the desert air
. »

De Thompson

« Que c’est une occupation ennuyante que celle d’animer et de développer une jeune imagination. »

— « It is a delightful task
« To teach the young idea how to shoot.
 »

Dans Shakspeare, ses idées prirent un plus grand essort ; entre plusieurs pensées remarquables, elle retint celle-ci :

« Que pour la jalousie, les soupçons les plus légers, sont des preuves authentiques. »

— « Trifles light as air,
« Are, to the jealous, confirmation strong,
« As proofs of Holy Writ
. »

« Que nous faisons éprouver à l’insecte que nous foulons aux pieds sans y faire attention, des douleurs tout aussi cruelles que celles que le plus grand des êtres peut ressentir par une mort violente. »

« The poor beetle, which we tread upon,
« In corporal sufferance feels a pang as great
« As when a giant dies
. »

« Que les regards d’une jeune femme sensible sont comme ceux de la résignation, appuyée sur un tombeau et souriant au malheur. »

« like Patience on a monument
« Smiling at Grief.
 »

Ce qui était bien suffisant pour son instruction littéraire.

Elle finit aussi par acquérir quelques connaissances sur d’autres objets : sans être capable de faire des vers, elle parvint à goûter ceux qui étaient bien faits ; sans être virtuose, sans s’extasier quand elle entendait un morceau de Rossini, elle parvint à l’écouter sans ennui, et même à juger assez sainement de l’exécution. Mais le dessin était encore resté pour elle une occupation inconnue ; elle n’en avait pas la plus légère notion, et n’aurait pu crayonner la plus simple esquisse ; n’ayant aucune amie de cœur dont elle désirât conserver l’image tracée de sa main, n’ayant encore rencontré aucun homme qui occupât son imagination, elle regrettait peu et ne sentait nullement la privation du plus aimable des arts.

Catherine était parvenue à l’âge de dix-sept ans, sans avoir inspiré une grande passion, sans avoir excité d’admiration, sans avoir entendu les louanges de la flatterie, et celles de l’exagération :

Ce serait sans doute, une chose étonnante, si quelques lords ou quelques baronnets eussent habité dans son voisinage ; mais il n’en existait aucun dans les environs de Fullerton ; mais on n’y rencontrait aucune famille dans laquelle on eût élevé un enfant, déposé avec mystère près du château, aucun jeune homme dont la naissance seulement fut inconnue, M. Morland n’avait point de pupille, le ministre du lieu n’avait point de fils. Toutefois si Catherine est destinée à la célébrité du roman, fut-elle dans un désert, il y viendra Chevalier, Baronnet ou Prince ; gardez-vous d’en douter !

Cependant près de Fullerton en Wiltshire, il existait un bien considérable dont M. Allen, attaqué de la goutte, était devenu propriétaire. Le médecin lui ordonna les eaux de Bath ; Mistriss Allen devait y suivre son mari.

Mistriss aimait Catherine ; elle l’invita à les y accompagner. Celle-ci fut enchantée de la proposition, à laquelle M. et Mist. Morland donnèrent leur consentement avec joie, quand ces excellens parens virent combien elle faisait de plaisir à leur fille.



CHAPITRE II


Notre héroïne va être lancée dans un monde qui lui est inconnu : elle a dix-huit ans, son caractère est doux, son cœur bienveillant, ses manières obligeantes et franches ; elle n’a plus cet embarras ordinaire aux jeunes personnes élevées à la campagne ; cette niaiserie qu’elles conservent presque toujours a disparu ; Catherine peut plaire ; son ensemble est agréable, son esprit a acquis de la justesse et son humeur de l’amabilité.

Aux approches du départ, sans doute que les anxiétés maternelles vont agiter Mistriss Morland ; mille pressentimens funestes vont la tourmenter ; cette cruelle séparation va oppresser son cœur sensible ; pendant les derniers jours, un déluge de larmes inondera ses yeux ; sans doute qu’elle prodiguera les avis pour prémunir sa fille chérie contre les séductions, qui ne manqueront pas de l’environner, et aussi contre les piéges qui de toutes parts vont être tendus à son innocence. Elle la préviendra contre cette foule de jeunes seigneurs, dont la principale occupation est d’inspirer de l’amour aux jeunes beautés, de les enlever, de fuir avec elles en des pays lointains. Que ne devra-t-elle pas craindre enfin pour sa tendre fille ? que ne devra-t-elle pas lui dire, enfermée avec elle dans le cabinet le plus isolé de son appartement ?……………

Mais la bonne Mistriss Morland n’a point de cabinet isolé ; elle n’a jamais connu ni lords, ni baronnets ; jamais elle n’a entendu parler de leurs mœurs ; elle n’a point lu de romans, et n’a pas la plus légère notion des dangers qu’une jeune personne peut courir dans le monde. Sa prudence ne lui suggéra donc point d’autre recommandation à faire à sa fille, que celle de s’envelopper dans son schall, quand elle sortirait le matin et le soir, afin de se préserver des rhumes, et des maux de gorge ; d’inscrire soigneusement sa dépense : elle lui donna un petit registre à cet usage.

Sally, ou plutôt Sarah, (car elle entrait, dans l’âge où les jeunes personnes cessent d’être appelées par le diminutif de leur nom) Sarah, dis-je, étant la meilleure, ou même la seule amie de sa sœur, doit aussi être sa confidente intime, et la dépositaire de ses plus secrets sentimens. Cependant Sarah ne lui demandera ni lettre à chaque courrier, ni le détail de la personne et du caractère de toutes les nouvelles connaissances qu’elle doit faire, ni la relation de tout ce qu’elle doit voir et entendre à Bath : elle se bornera à la prier de lui donner quelquefois de ses nouvelles.

Toutes les choses enfin, relatives à cet important voyage seront, de la part des Morland, simplement et sérieusement disposées…

L’émotion, causée par cette première séparation, sera touchante ; mais sans éclats déchirans, M. Morland, au moment du départ de sa fille, ne lui donnera pas un crédit illimité sur son banquier ; il ne lui mettra pas dans la main, en la lui serrant avec expression, quelques cents livres sterling, en billets de banque, ou en or ; il lui donnera simplement dix guinées, en lui recommandant de les ménager ; ajoutant toutefois que, si elles étaient insuffisantes, il lui en enverrait d’autres.

Tels furent, en effet, les auspices sous lesquels le voyage commença. Il se fit doucement, tranquillement, et sans aucun accident : les voyageurs ne furent assaillis ni par des orages, ni par des voleurs : ils n’eurent d’autre inquiétude que celle que Mistriss Allen éprouva pendant une demi-journée, croyant avoir oublié dans une auberge sa pelisse, qui heureusement se trouva le soir dans un des coffres de la voiture.

En approchant de Bath, Catherine était ravie ; elle regardait avec avidité tout ce qui s’offrait à sa vue ; elle admirait la beauté des campagnes qui entourent ce lieu : entrée dans la ville, les bâtimens qui étaient sur son passage, les rues mêmes qu’elle traversait, tout enfin était l’objet de son admiration et de son enchantement. On prit un logement convenable dans Pulteney-street.

Avant d’aller plus loin, nous croyons devoir donner sur Mistriss Allen quelques détails nécessaires pour que nos lecteurs fassent connaissance avec elle, et jugent comment à l’avenir, si cela arrive, elle aura occasionné les malheurs qui viendront probablement assaillir notre héroïne, malheurs causés soit par imprudence, soit par ignorance, soit par jalousie, soit en interceptant des lettres, soit en ruinant la réputation de celle qu’elle aura reçue dans sa maison, soit enfin en l’expulsant ; tous événemens indispensables…

Mistriss Allen, était de ces femmes qui ne peuvent jamais faire naître d’autre sentiment que celui de l’étonnement qu’il se soit trouvé dans le monde un homme capable de l’aimer assez pour l’épouser. Elle manquait de beauté, d’agrémens, et d’esprit : son air était assez doux, et extrêmement calme ; elle avait de l’indolence dans les manières, de la puérilité dans la conversation ; tels étaient les charmes qui avaient entraîné M. Allen qui cependant ne manquait ni de bon-sens, ni de tact.

Sous certains rapports, elle était excellente pour introduire une jeune personne dans le monde : elle aimait à tout voir, elle aimait à être vue : la parure était sa passion ; elle en parlait sans cesse. Quatre jours passés avec elle suffirent à Catherine pour être parfaitement instruite de ce qui concernait les modes, de l’attention qu’il fallait apporter au choix d’un chapeau, à la forme d’une robe, enfin pour faire l’acquisition de tous ces objets de parure.

Ainsi elles se trouvèrent disposées à faire leur entrée dans le grand salon de l’établissement de Bath. Catherine se para ; sa toilette fut examinée dans le plus grand détail par Mistriss Allen, et par sa femme de chambre, elles la trouvèrent parfaite ; ce jugement pouvait faire espérer à Catherine de ne pas être l’objet de la critique ; quant aux éloges, elle était trop simple pour en rechercher ; et si elle trouvait quelque fois du plaisir à les recevoir, elle ne cherchait jamais à les exciter.

Mistriss Allen mit plus de tems à sa parure, et prit beaucoup de précautions pour se rendre ridicule. Elle se procura en outre l’avantage d’arriver fort tard au salon, l’agrément d’être pressée, d’être foulée en tous sens par la nombreuse et bruyante société qui était rassemblée depuis plusieurs heures. Quant à M. Allen, il sut se glisser jusqu’à la salle de jeu, et laissa ses dames se tirer d’affaire.

Que de soins ne fallut-il pas alors pour pénétrer ! Mistriss devait diriger sa pupille ; plus encore, ne fallait-il pas préserver une robe neuve du danger éminent d’être froissée : rompre un groupe d’hommes qui obstruaient la porte n’était que le premier de leurs travaux ; Catherine se tenait pressée près de sa conductrice, elle avait pris son bras, elle n’osait le quitter au milieu des flots ondoyans de la multitude, et arrivait enfin dans la première pièce de l’établissement, mais bien pour y rencontrer un encombrement plus considérable, et non ces délices qu’elle espérait goûter.

Elle s’était figuré trouver une place commode ; elle croyait jouir du plaisir de voir danser, et ce n’était qu’avec des peines inouïes qu’elle devait arriver jusqu’à l’extrémité de la salle, qu’elle devait y trouver un simple banc, surnommé banquette, placé sur un lieu élevé, d’où elle pourrait apprécier la difficulté vaincue d’un passage hardi effectué au milieu d’une foule toujours croissante, et jouir du plaisir d’être vue comme elle aurait celui de voir.

Arrivée à cette banquette Catherine pensa qu’elle était au bal ; elle put distinguer quelques masses de danseurs, et sentit elle-même le désir de se mêler aux quadrilles. Mais nouvel inconvénient ! Entre mille cavaliers aucun ne se présentait pour être son partener. Mistriss Allen lui disait, dans cette circonstance : « Ô ma chère, que je voudrais vous voir danser ! » Là se bornait son pouvoir, et le même souhait se répétait à chaque nouvelle danse avec tant de monotonie et si peu d’effet, que Catherine ennuyée d’entendre toujours la même chose, n’eut d’autre parti à prendre que celui de cesser d’écouter et de répondre.

Il ne lui était pas donné de pouvoir jouir long-tems sur cette banquette, si laborieusement conquise, d’une tranquillité parfaite. L’heure de prendre le thé vient d’arriver. Un mouvement nouveau s’annonce et porte vers une autre salle toute l’assemblée : nos dames sont encore une fois pressées de toutes parts ; elles sont portées plutôt qu’elles ne marchent… Les peines confiées deviennent plus douces. Mais là pas un voisin, pas un ami, avec lequel on puisse s’entretenir des souffrances que l’on endure dans cette réunion de plaisirs ; changement continuel de voisin équivaut à un délaissement complet.

Quelle contenance garderont-elles dans la salle du thé ? Leur isolement est complet ; M. Allen ne revient pas ; elles n’ont pas une personne, pas un seul gentleman qui vienne leur offrir ses soins. Que faire ? où se mettre ?… Il faut se résoudre, après avoir long-tems regardé de tous côtés, à prendre les places qui restent au bout d’une longue table déjà occupée.

Elles étaient bien embarrassées de leur personne, et ne savaient que dire.

Mistriss Allen, prenant enfin la parole, se félicita beaucoup d’avoir préservé sa robe de tous les accidens dont elle avait été menacée depuis leur arrivée. « Il serait très-fâcheux qu’elle eût été déchirée, n’est-il pas vrai, dit-elle. Cette mousseline est si fine ! Je puis vous assurer que je n’en ai pas vu de semblable dans toute la salle. — Combien il est désagréable, murmurait à demi-voix Catherine, de n’avoir pas une seule connaissance ! — Oui, ma chère, répondait Mistriss Allen de l’air le plus calme, très-désagréable en vérité. — À la manière dont ces dames nous regardent, je crains que nous n’ayons commis une inconvenance, en venant nous asseoir à leur table, ou qu’elles ne pensent que nous voulons indiscrètement nous mêler à leur société. — Je suis vraiment fort embarrassée ; que n’avons-nous ici quelques amis ! — Si nous en appercevions, nous irions bien vîte les joindre. — Assurément, ma chère. Les Skinners étaient ici l’année dernière. Je voudrais les y voir aujourd’hui. — Ne ferions-nous pas mieux, Mistriss, de nous retirer ? Vous voyez que nous ne pouvons prendre ici, ni thé, ni autre chose, n’ayant personne pour nous en présenter. — Cela est vrai et bien fâcheux ; cependant, en considérant la foule qu’il nous faudrait traverser, je crois qu’il vaut mieux rester où nous sommes ; mais, ma chère, jettez un coup d’œil sur ma coiffure, j’ai été tellement pressée, que je crains qu’elle ne soit dérangée. — Elle ne l’est nullement… Est-il donc possible, chère Mistriss Allen, que dans cette nombreuse assemblée vous ne connaissiez personne ? J’ai peine à me le persuader. — Je vous assure cependant que cela est. Voyez donc quelle singulière femme ! Que sa robe est affreuse et antique ! Examinez sa tournure.

Après un tems assez long, un de leurs voisins leur offrit enfin une tasse de thé : elles l’acceptèrent avec reconnaissance. Cette occasion leur permit d’échanger quelques mots de conversation, et ce fut la seule qu’elles eurent dans toute la soirée avec des étrangers.

M. Allen vint enfin les rejoindre. Eh bien, Miss Morland, lui dit-il, j’espère que vous trouvez le bal agréable, que vous vous amusez bien ? — Bien en vérité, répondit-elle, en s’efforçant d’arrêter un long bâillement. — J’aurais désiré, dit Mistriss Allen, qu’elle eût eu un cavalier ; je voudrais que les Skinners fussent venus ici cette année, plutôt que l’année dernière. — Si les Parry eussent exécuté le projet qu’ils avaient formé, elle aurait pu danser avec Georges Parry. — Cela ira mieux une autre fois, dit M. Allen.

Quand le bal recommença, une partie de la compagnie quitta l’assemblée ; on fut plus à l’aise, on put se promener autour de la salle ; ce moment était favorable à une jeune personne qui n’avait encore été pour rien dans aucuns des événemens de la soirée : alors elle devait être vue, remarquée, admirée ; Miss Morland se trouva en effet dans le cas d’être aperçue par plusieurs jeunes gens ; mais il n’y en eut pas qui s’arrêtèrent pour la considérer ; il n’y en eut pas qui parurent éblouis de ses charmes ; on n’en vit pas courir dans toutes les salles, demandant à tout le monde le nom de cette ravissante inconnue ; personne ne s’écria qu’elle était une divinité. Catherine pourtant n’était pas mal ; et si ces mêmes personnes l’eussent vue trois ans auparavant, elles eussent trouvé par comparaison que maintenant elle était charmante.

Une fois, et une fois seulement, elle entendit deux gentlemans qui disaient près d’elle : « cette jeune personne est assez jolie. » Ce peu de paroles dut produire son effet sur elle, lui rendre dès ce moment la soirée agréable, satisfaire sa modeste vanité ; elle dut se tenir plus obligée à ces deux jeunes gens, pour ces simples mots, qu’une beauté de roman, ou romanesque ne l’eût été à un adorateur, pour dix pages de vers composés en son honneur et capables de faire connaître, au monde entier, le pouvoir de ses charmes. Elle dut probablement arriver à ce résultat de quitter le bal contente d’elle-même et satisfaite de toute l’assemblée.



CHAPITRE III.


Les mêmes occupations se renouvelaient chaque jour : parcourir les magasins, visiter quelques parties de la ville, se rendre à l’établissement des eaux, s’y promener de tous côtés, pendant une heure, en regardant tout le monde, et sans parler à personne ; exprimer le regret, toujours croissant, de n’avoir aucune connaissance à Bath, répéter le souhait qu’il s’en trouvât enfin quelqu’une : tel était l’emploi régulier et uniforme des premières journées.

Un jour que Mistriss Allen et Miss Morland furent au petit salon, la fortune se montra enfin favorable à notre héroïne ; le maître des cérémonies lui présenta pour chevalier un très-agréable jeune homme : il se nommait Tilney ; il paraissait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans ; il était grand, d’un extérieur agréable, ayant des yeux pleins d’esprit ; en un mot, il était parfait, et plein de grâces : Catherine eut à remercier le hasard qui la servait si bien. Pendant la danse, M. Tilney parla peu ; mais quand on fut à la table du thé, Catherine put juger qu’il était aussi aimable, qu’il le lui avait paru d’abord : il s’exprimait facilement et avec esprit, il plaisantait avec légèreté, et quoique Catherine comprît difficilement le sens de ses plaisanteries, elle l’écoutait cependant avec plaisir.

Après avoir causé, quelque tems sur tout ce qui les entourait, il lui dit, que comme son chevalier, il réclamait la permission de lui demander depuis quand elle était à Bath ; si elle croyait y faire un long séjour, si elle y était venue précédemment, si elle était allée au grand salon, au spectacle, au concert, laquelle de toutes ces assemblées elle préférait : je ne devais pas, ajouta-t-il, vous faire toutes ces questions à la fois ; mais si vous le trouvez bon, je vais les reprendre par ordre. — Il n’est pas nécessaire, Monsieur, dit Catherine, que vous en preniez la peine. — Ce n’est pas une peine, je vous assure, Miss, reprit-il avec un agréable sourire et de la voix la plus douce.

Il recommença, avec un air d’intérêt, la première question. — Y-a-t-il long-tems, Miss, que vous êtes à Bath ? — Une semaine, répondit Catherine, en souriant. — Quoi déjà une semaine ! — Qu’y a-t-il là pour vous surprendre, Monsieur ? — Je ne sais : votre réponse, il est vrai, m’a causé quelque surprise ; mais pardonnez, continuons : étiez-vous venue ici précédemment ? — Jamais. — Avez-vous déjà favorisé de votre présence le grand salon ? — J’y suis allée lundi dernier. — Et le spectacle ? — J’y ai assisté mardi. — Et le concert ? — Mercredi. — Et vous amusez-vous bien à Bath ? — Oui très-bien ; et en même tems elle regardait de tous côtés pour chercher à découvrir ce qui devait l’amuser.

Il faut maintenant, dit M. Tilney, avec une gravité affectée, que je vous parle de moi : je présume que je vais figurer tristement sur votre journal de ce jour. — Comment ! sur mon journal ! — Oui, votre journal : je suis sûr que voici précisément ce que vous y inscrirez : Vendredi je suis allée au petit salon, j’avais ma robe de mousseline à petits bouquets, avec une garniture bleue et des souliers noirs ; j’étais très-bien. Mais j’ai été excédée par un indiscret et ennuyeux questionneur, avec lequel j’ai été obligée de danser, et qui m’a fatiguée par une conversation très-insignifiante. — Bien certainement, Monsieur, je n’écrirai ni ne dirai cela. — Eh bien ! permettez-vous que je vous dise ce que je souhaite que vous écriviez ? — Volontiers. — J’ai dansé avec un jeune homme qui m’a été présenté par M. King ; nous avons beaucoup causé ensemble ; il me paraît singulier ; j’espère dans quelque tems le connaître mieux, et pouvoir en parler plus juste… Voilà, Miss, ce que je désirerais vivement voir inscrit dans votre journal. — Mais si je ne tiens point de journal ! — Impossible ! Il serait aussi raisonnable de mettre en doute si vous êtes dans ce salon, si j’y suis assis à côté de vous, que de douter qu’une jeune demoiselle, qui est à Bath, n’inscrive pas dans un joli journal tous les événemens qui lui arrivent, afin d’en faire part à quelque parente ou à quelque amie intime. Dans ce journal sont notés, chaque jour, les connaissances qu’elle fait, les hommages qu’on lui rend : sans un journal, comment se souvenir de l’élégance de ses toilettes, du ridicule de celles des autres, des diverses manières dont on arrange ses cheveux, de l’état de son teint, de celui de ses yeux ? Je connais, vous le voyez, tous ces petits secrets des jeunes personnes : au surplus, c’est à cette habitude d’écrire un journal que les femmes doivent, en général, la facilité et les charmes de leur style ; si tout le monde convient qu’elles excellent dans le genre épistolaire, la nature peut y être pour quelque chose, mais je suis certain que la méthode du journal y contribue pour beaucoup. — J’ai quelquefois pensé, dit Catherine, en hésitant, que les femmes écrivent mieux que les hommes ; mais je ne croyais pas que cette supériorité fût si générale à notre sexe ! — Autant que j’ai pu en juger par moi-même, trois points exceptés, les femmes écrivent en perfection. — Et quels sont ces trois points ? — Ordinairement trop de vague dans le sujet, puis défaut de ponctuation, ensuite ignorance des principes de l’art d’écrire. — J’étais d’abord fort embarrassée de votre compliment ; mais votre explication me prouve que votre opinion, sur ce sujet, nous est moins favorable que je ne l’avais pensé. — Je crois avec tout le monde que dans le style épistolaire, ainsi qu’en tout ce qui demande du goût, de l’esprit, du sentiment, les femmes surpassent infiniment les hommes.

Cette conversation, qui tendait déjà au sérieux, fut interrompue par Mistriss Allen : ma chère Catherine, dit-elle, ôtez, je vous prie, cette épingle ; je crains qu’elle ne déchire ma robe ; j’en serais désolée : c’est ma robe favorite ; elle est vraiment du dernier goût et d’un très-bon choix ; aussi coûte-t-elle neuf schellings ; — C’est précisément ce que je l’aurais estimée, dit M. Tilney, en regardant de près la mousseline, — Vous vous connaissez donc en mousseline, Monsieur ? — J’achète moi-même mes cravates ; j’ai la réputation de bien les choisir : ma sœur me consulte ordinairement quand elle fait ses emplettes : j’ai, il y a quelques jours, acheté une robe pour une dame, et au dire de toutes celles qui l’ont vue j’ai fait un excellent marché : j’ai eu pour cinq schellings, une véritable mousseline des Indes.

Mistriss Allen fut tout émerveillée du mérite de M. Tilney : ordinairement, dit-elle, les jeunes gens ont si peu d’idée de ces choses ! Jusqu’à présent je n’ai pu parvenir à mettre mon mari en état de distinguer une de mes robes d’une autre. Vous devez être d’une bien grande ressource pour Mademoiselle votre sœur ? — Je le crois, Mistriss Eh bien ! que pensez-vous de la robe de Miss Morland ; — Elle est très-jolie, répondit M. Tilney, en examinant gravement cette robe ; mais je ne sais si elle se lavera bien… — Comment pouvez-vous, dit Catherine en riant, être si… elle allait dire connaisseur ; mais Mistriss Allen, sans l’écouter, l’interrompit en disant : je suis entièrement de votre opinion, Monsieur ; je n’ai pas manqué d’en faire l’observation à Miss Morland, quand elle a acheté cette robe. — Comme vous le savez sûrement ? Mistriss, on tire toujours parti de la mousseline, quand une robe éprouve un accident, des morceaux on fait des bonnets, des fichus : c’est un grand avantage ainsi que me l’a toujours dit ma sœur. — Bath est une charmante petite ville, Monsieur, il y a beaucoup de très-beaux magasins. — Aussi dans le reste du Comté on est très-malheureux ; il n’y a de bons magasins qu’à Salisbury, et il faut faire huit milles pour y aller. — M. Allen assure qu’il y en a neuf bien mesurés ; mais je n’en crois rien ; je suis persuadée qu’il n’y en a que huit : quoiqu’il en soit, c’est bien loin pour envoyer chercher les choses dont on a besoin, au lieu qu’ici il n’y a qu’un pas à faire et qu’un instant à attendre.

M. Tilney, qui était extrêmement honnête, écoutait Mistriss Allen avec attention ; aussi la conversation sur les mousselines et les magasins dura-t-elle jusqu’à ce que l’on reprit la danse. Pendant cet entretien, Catherine réfléchissait que M. Tilney portait peut-être un peu trop loin sa complaisance pour les sottes faiblesses des autres. À quoi songiez-vous si sérieusement, lui dit-il, en la conduisant dans la salle du bal ? Ce n’était pas à votre chevalier, j’espère ; car à en juger par l’apparence, vos réflexions ne lui seraient pas favorables. Catherine rougit, et répondit qu’elle ne pensait à rien. — Voilà de l’artifice ; car si je n’avais pas deviné juste, votre réponse ne serait pas telle que vous la faites. — Vous ne pouvez le croire. — Je le crois cependant très-fort ; et si vous ne voulez pas me dire ce à quoi vous pensiez, je reviendrai sur ce sujet chaque fois que j’aurai l’avantage de vous rencontrer. Rien n’établit une connaissance comme un petit sujet de querelle à reprendre quand on se retrouve. On dansa ; ensuite l’assemblée se sépara. M. Tilney demanda à ces dames la permission de leur faire des visites, et engagea Catherine à penser à lui, quand elle n’aurait rien de mieux à faire.

Qu’elle y ait pensé en faisant sa toilette de nuit, c’est ce qui est assez probable ; il est même possible qu’elle en ait rêvé ; mais ce n’aura été tout au plus que pendant ce demi sommeil du matin, tems où les objets apparaissent légèrement à l’imagination pour s’évanouir aussitôt, sans même laisser de souvenir : car, s’il est vrai, ainsi que l’a dit un auteur célèbre, qu’une femme soit inexcusable de ressentir de l’amour, avant d’avoir reçu l’aveu de celui qui l’adore, il est sans doute plus inexcusable, pour une jeune personne, de rêver d’un amant, avant de savoir s’il a rêvé d’elle. Quoiqu’il en soit M. Allen, ayant cru devoir prendre des informations sur le chevalier de sa protégée, apprit le soir même, pendant le bal, que M. Tilney était un jeune ecclésiastique, d’une famille respectable, de la province de Gloucester.



CHAPITRE IV.


Ce fut avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire, que Catherine fit le jour suivant ses apprêts pour aller à la Pump-room ; elle espérait y trouver M. Tilney, et elle était portée à l’accueillir de la manière la plus gracieuse. Elle arriva de bonne heure à ce lieu, qui servait dans la matinée de point de ralliement pour tout Bath.

La foule allait, venait, circulait en tous sens, Catherine n’y vit qu’inconnus, qu’indifférens ; le seul qu’elle y attendait, le seul qu’elle y cherchait, n’y parut pas. Après s’être promenée jusqu’à l’extrême fatigue, dans tous les endroits où elle croyait pouvoir être bien vue, Mistriss Allen répéta encore une fois : « Que Bath est un lieu délicieux ! que j’y aurais de plaisir si je rencontrais une seule de mes connaissances ! » Combien de fois avait-elle déjà vainement exprimé ce désir !

Cependant elle était au moment de justifier l’ancien adage, qui dit : « que celui qui sait attendre ne doit jamais désespérer, et qu’une constante persévérance réussit enfin. » Elle allait voir ses souhaits accomplis.

Il y avait à peine dix minutes qu’elle était assise, qu’une dame de son âge, placée à quelque distance, et qui depuis ce tems la considérait avec attention, se leva, s’approcha d’elle, et la saluant avec beaucoup de politesse, lui dit : j’espère, Madame, que je ne me trompe pas ; quoiqu’il y ait bien long-tems que je n’aie eu l’avantage de vous voir ; je crois que c’est à Mistriss Allen que j’ai l’honneur de parler : sur la réponse affirmative, l’inconnue se nomma, et soudain, au nom de Mistriss Thorpe, Mistriss Allen se rappela les traits d’une intime amie d’école, qu’elle n’avait vue qu’une seule fois depuis que toutes deux étaient mariées : il y avait quinze ans qu’elles s’étaient perdues de vue et qu’elles n’avaient eu aucunes nouvelles l’une de l’autre. Cette rencontre leur causa un plaisir véritable.

Après les premiers complimens, elles s’entretinrent de la rapidité avec laquelle le tems s’était écoulé depuis leur séparation, du hasard qui les réunissait à Bath, du plaisir que l’on éprouve à revoir d’anciennes amies : puis elles se firent de mutuelles questions sur leurs familles, se demandant ce qu’étaient devenues leurs sœurs, leurs cousines. Comme chacune d’elles était plus pressée de donner des nouvelles que d’en apprendre, elles ne s’écoutaient ni l’une ni l’autre, s’interrompaient réciproquement, ou parlaient en même tems.

Mistriss Thorpe avait des enfans, ce qui lui donna, en matière de conversation, un grand avantage sur son amie. Elle la força à entendre l’étalage qu’elle fit des talens de ses fils, la description de la beauté de ses filles, les détails de leur éducation. John était à Oxford, Edward était négociant, Willaume était marin ; tous les trois dans leurs diverses carrières étaient aimés, considérés, plus que qui que ce fût. Mistriss Allen, qui n’avait point de semblables particularités à conter, ni de tels triomphes à faire résonner aux oreilles d’une amie distraite et un peu incrédule, était forcée de se taire, et de paraître prêter l’oreille à ce déluge d’effusions maternelles. Elle s’indemnisait de cette contrainte en examinant la toilette de Mistriss Thorpe ; et elle devint tout-à-fait contente, quand elle eut découvert que la pelisse de son amie n’était pas de moitié aussi belle que la sienne.

Voilà ce qui l’occupait, lorsque Mistriss Thorpe lui fit remarquer trois jeunes demoiselles qui s’approchaient, en se tenant par le bras. Ce sont, dit-elle, ma chère Mistriss Allen, mes trois filles. La plus grande est l’aînée ; elle se nomme Isabelle : elle est fort bien de figure : on admire beaucoup les autres ; mais je la crois la plus jolie. Elles seront toutes trois charmées de faire votre connaissance ; permettez que je vous les présente : ce qu’elle fit au même instant. À son tour, Mistriss Allen lui présenta son amie Miss Morland ; ce nom frappa les jeunes Thorpe. Après quelques complimens, « comme Miss Morland ressemble à son frère, » dit Isabelle à ses sœurs ! « C’est absolument lui. » « C’est tellement son portrait, dit la mère, que je n’aurais pu voir Miss Morland, sans deviner qu’elle est sa sœur. » « Cela est vrai ; il n’y a pas à s’y méprendre, » répétaient à la fois les jeunes Miss Thorpe.

Catherine fut d’abord étonnée ; mais à peine l’eût-on mise sur la voie, qu’elle se ressouvint que son frère James lui avait parlé quelquefois de la liaison intime qu’il avait formée avec un de ses amis de collége qui se nommait Thorpe, dont la famille demeurait près de Londres, et dans laquelle il était allé passer quelques jours pendant les dernières vacances de Noël. Toutes ces circonstances furent suffisantes aux trois sœurs pour les engager à dire à Miss Morland les choses les plus obligeantes, sur le désir qu’elles avaient de faire une plus ample connaissance avec elle, et même de former ensemble une liaison d’amitié, à l’exemple de leurs frères. Catherine fut sensible à toutes ces prévenances, y répondit comme elle le devait, et pour première preuve d’amitié, elle accepta le bras de l’aînée des Miss Thorpe, et fit, avec elles toutes, le tour de la salle. Elle était dans l’enchantement d’avoir enfin fait une connaissance agréable à Bath. M. Tilney fut entièrement oublié, tout le tems qu’elle causa avec Isabelle. L’amitié est le meilleur baume pour guérir les plaies de l’amour.

La conversation s’établit sur des sujets qui, entre de jeunes demoiselles, amènent promptement l’intimité, sur les bals, les assemblées, les robes, les modes. Miss Thorpe avait quatre ans de plus que Miss Morland ; ces quatre ans lui donnaient l’avantage d’être instruite sur tous ces objets et d’en parler avec sagacité. Elle compara les bals de Bath à ceux de Cambridge ; les modes de Bath à celles de Londres : elle rectifia les goûts de sa nouvelle amie, sur tout ce qui appartenait à la parure.

Sa pénétration s’étendait au-delà : au milieu de la plus grande foule elle savait distinguer l’homme à la mode ; bien plus un simple sourire lui suffisait pour deviner le genre d’intimité qui existait entre une lady et un gentleman. Tant de qualités, jointes à la facilité, à l’élégance même avec lesquelles Isabelle s’exprimait, pénétrèrent Catherine d’admiration, à un tel point qu’elle n’osait prendre avec elle ce ton de familiarité que les jeunes personnes emploient entr’elles. Cependant l’enjouement, l’aisance des manières d’Isabelle, qui lui répétait sans cesse qu’elle était heureuse d’avoir fait sa connaissance, qu’elle espérait bien devenir son amie, affaiblirent d’abord, et finirent par effacer ce sentiment de réserve, de manière à ne plus laisser subsister entr’elles que la plus franche et la plus aimable gaieté.

Après que ces amies, si nouvelles et déjà intimes, eurent fait plusieurs fois le tour de la Pump-Room, et qu’il fut question de se retirer, elles ne voulurent se quitter qu’à l’entrée de la maison qu’habitait Mistriss Allen, pour rester ensemble le plus long-tems possible ; là en se séparant on se serra tendrement la main, on se promit de se retrouver le soir au spectacle, le lendemain à la chapelle, suivant ce dont étaient convenues ensemble Mistriss Thorpe et Mistriss Allen. Après le dernier adieu, Catherine courut se mettre à la fenêtre, pour suivre des yeux Isabelle, et prolonger le plaisir de la voir. Elle admira sa tournure, l’élégance de cette amie, et se félicita beaucoup du hasard heureux qui lui avait procuré une si agréable société.

Mistriss Thorpe était une veuve, peu riche, femme excellente, mère indulgente. Sa fille aînée était belle ; les plus jeunes cherchaient à le paraître, en imitant en toutes choses les manières de leur sœur. Ce léger coup d’œil sur cette famille la fera connaître au lecteur autant que pourrait le faire le récit de toutes les conversations que Mistriss Thorpe eut pendant plusieurs jours avec Mistriss Allen, et dans lesquelles la première faisait toujours un long détail de tout ce qu’elle avait eu à souffrir de la part de plusieurs lords et de leurs agens, le tableau circonstancié de ses petites peines domestiques, de l’humeur de son mari, des inquiétudes que lui avaient causées ses enfans, et répétait enfin toutes les conversations intéressantes qu’elle avait eues sur ces divers objets depuis plus de vingt ans. Il y aurait bien là de quoi faire trois ou quatre chapitres ; mais pour le présent, j’en fais grâce au lecteur, sauf à y revenir plus tard, si cela devient nécessaire.



CHAPITRE V.


Le soir, étant au spectacle, Catherine admirait les jolies manières d’Isabelle ; elle s’entretenait avec elle. Elle était aussi occupée de M. Tilney ; elle regardait dans chaque loge, pour voir si elle ne l’apercevait pas. En entendait-elle ouvrir une, elle se retournait pour examiner si ce n’était pas lui qui entrait. Ce fut en vain qu’elle le chercha ; il ne parut pas plus au spectacle, qu’il n’avait paru à la Pump-Room. Elle fut obligée de reporter au lendemain son espoir sur cet objet. Sa première question, en s’éveillant, fut pour s’informer du tems. Sur ce qu’on lui dit qu’il était superbe ; elle ne douta pas qu’elle ne dût rencontrer M. Tilney ; car à Bath, le dimanche, lorsqu’il fait beau, chacun s’empresse de prendre le plaisir de la promenade.

Aussitôt que le service fut fini, les deux familles se rejoignirent avec empressement ; elles se rendirent à la Pump-Room, où elles ne restèrent que le tems nécessaire pour s’apercevoir que la foule était insupportable, et se répéter, comme chacun le fait régulièrement tous les dimanches pendant la saison, qu’il ne s’y voit pas une figure humaine. Elles sortirent pour aller respirer un air plus frais et plus agréable au Croissant. Là, Catherine et Isabelle se promenèrent en se tenant par le bras, et se livrant aux douceurs d’une conversation intime, et d’une confiance sans borne ; elles causèrent beaucoup et assez gaiement ; ce qui toutefois n’empêcha pas la première de penser à M. Tilney, qu’elle cherchait des yeux, comme elle l’avait fait la veille. Mais il lui était impossible de le découvrir ; en effet, depuis la première fois qu’elle l’avait vu, il n’avait paru ni dans les assemblées, ni au grand, ni au petit salon, ni aux bals parés, ou non parés : on ne l’avait rencontré à la promenade, ni à pied, ni à cheval, ni en Tilbury ; bien plus son nom ne se trouvait pas même inscrit sur la liste des étrangers. Tels furent les renseignemens que Catherine parvint à se procurer : ils ne satisfirent pas sa curiosité. Elle pensa alors qu’il avait quitté Bath : cependant il ne lui avait rien dit qui pût faire croire que son séjour serait si court, et son départ si prochain. Ce mystère qui semblait impénétrable et qui enveloppait M. Tilney, lui donnait parfaitement l’air d’un héros de roman ; Catherine n’en éprouvait qu’un plus inquiet désir de le voir ; le souvenir qu’elle en conservait agissait sur son imagination, et lui faisait ajouter aux agrémens qu’elle avait remarqués en lui.

Il n’y avait que deux jours que Mistriss Thorpe était arrivée à Bath, quand elle fit la rencontre de Mistriss Allen : ce n’était donc ni par elle, ni par ses filles que Catherine pouvait apprendre quelque chose de M. Tilney ; cependant il était souvent le sujet de ses conversations avec Isabelle. Celle-ci, en donnant quelques bons conseils à son amie, en l’engageant à penser moins à cet inconnu, aurait pu affaiblir l’impression qu’elle en avait reçue : loin de là, elle ne cessait de l’en entretenir, de lui répéter qu’elle le croyait un charmant jeune homme : je ne doute pas, lui disait-elle qu’il ne soit épris de vous, qu’il ne revienne incessamment. Je l’aime, ajoutait-elle, parce qu’il est ecclésiastique ; car je vous avoue que j’ai une prédilection pour les hommes de cet état. Et elle poussait un soupir en disant ces mots. Catherine eut la gaucherie de ne pas lui demander la cause de ce soupir. Elle n’avait pas encore assez d’expérience ; elle ne connaissait pas encore assez les délicatesses de l’amour et les devoirs de l’amitié, pour savoir quand il est nécessaire de forcer à une confidence.

Pour Mistriss Allen, elle était alors parfaitement contente, parfaitement heureuse. Elle avait trouvé une société, et cette société était celle d’une ancienne et estimable amie, à laquelle surtout la fortune ne permettait pas d’avoir d’aussi belles robes qu’elle en avait elle-même. C’était pour elle le comble du bonheur. Aussi, « que je suis heureuse d’avoir rencontré Mist. Thorpe à Bath », était l’expression dont elle se servait sans cesse, et qui avait remplacé celle qui lui était auparavant si habituelle : « que je voudrais avoir une connaissance à Bath. » Elle avait autant d’empressement pour se réunir à son amie, que Catherine et Isabelle pouvaient en avoir pour se trouver ensemble. Elle n’était pas contente si elle ne passait la plus grande partie de la journée avec Mist. Thorpe, le sujet de leurs conversations était bien différent. Celle-ci racontait les gentillesses de ses enfans, l’autre parlait de ses robes.

Catherine et Isabelle ne se quittaient plus d’un instant : leur amitié était parvenue à l’intimité ; elles avaient toujours mille secrets à se dire, mille caresses à se faire : elles ne s’appellaient que par leur nom de baptême, se tenaient toujours par le bras à la promenade : au bal, si elles dansaient, c’était à la même contre-danse ; si elles étaient assises, c’était l’une à côté de l’autre. Quand la pluie leur interdisait le plaisir de la promenade, ou quand leurs mères ne voulaient pas aller dans le monde, nos deux amies s’enfermaient ensemble pour lire des Romans. — Oui, pour lire des Romans !

Ici je ne veux pas imiter la méthode de quelques auteurs modernes, qui déprécient ces livres par des censures amères, qui parlent avec mépris d’un genre sur lequel ils s’exercent eux-mêmes, qui, en faisant des romans, les interdisent à leurs héroïnes, et les leur font rejetter avec dédain, après qu’elles ont lu seulement quelques pages de ceux que le cours des événemens leur fait tomber entre les mains. Si l’héroïne d’un roman rebute ainsi celle d’un autre, bientôt les auteurs ne pourront attendre de protection, et seront privés d’éloges. Je ne puis approuver cette manière. Laissons les rédacteurs de revues et les critiques exagérer tous les inconvéniens de ces lectures ; laissons-les, à l’apparition d’un roman nouveau, se plaindre de leur abondance, de leurs dangers ; mais qu’aucun de nous ne se joigne à eux : car ils en veulent à tout le corps des Romanciers…

Pourtant quelle branche de littérature est plus vaste et plus agréable ? Laquelle procure plus de plaisir ? Quel mortel, sachant lire, n’a parcouru quelquefois, souvent même, avec intérêt ces ouvrages qui charment la pente qui nous entraîne vers le merveilleux ?… et n’a lu avec délices ceux qui retracent si bien tous les secrets du cœur et les divers événemens de la vie… Nous ne rencontrons partout que des ennemis ; nous ne recueillons que le blâme, et nos ouvrages sont dans toutes les mains ! Et c’est dans nos productions que ces ennemis eux-mêmes viennent chercher quelques idées agréables, quelques souvenirs de bonheur, quelques momens de distraction.

Voyez les neuf cents abréviateurs de l’histoire d’Angleterre ; voyez les auteurs non moins nombreux, qui publient des volumes, en compilant quelques passages de Milton, de Pope, de Prior, quelques articles du Spectateur, quelques chapitres de Sterne : cent plumes s’empressent à composer leur éloge ou celui de leurs ouvrages ; on les vante, mais ont-ils un grand nombre de lecteurs ? On serait tenté de croire qu’il y a une ligue formée pour décourager les romanciers, en refusant malgré l’évidence de leur reconnaître du talent, et en jettant du mépris sur ce genre de littérature, qui demande pour réussir du goût, de l’esprit et du génie.

« Je ne lis jamais de nouvelles… Il est rare que je jette les yeux sur une nouvelle… Ne croyez pas que je lise des romans… Cela est assez bien fait pour un roman. » Voilà ce que l’on entend dire tous les jours. — Que lisez-vous là Miss ? — Ce n’est qu’un roman, dit la jeune personne, en jettant le livre avec indifférence, ou même avec un dédain affecté ; et ce roman, c’est pourtant Cécilia, Camillia, Balinda, ou enfin quelqu’ouvrage dans lequel la connaissance la plus approfondie du cœur humain est parvenue à décrire ses sensations avec le talent le plus vrai, le style le plus élégant et le plus pur.

Que la même jeune personne ait entre les mains un volume du Spectateur, avec quel orgueil elle le montre ; elle en dit le titre, elle en nomme l’auteur ! Et cependant il est peu croyable qu’elle prenne beaucoup d’intérêt ou de plaisir à la lecture d’un ouvrage si volumineux, écrit d’un style dur, rude, sec ; dont la plupart des articles ont si peu de liaison, traitent de sujets supposés et peu intéressans, avec des circonstances improbables et peu attachantes ; dont les caractères sont factices, les conversations embrouillées : il est peu croyable qu’elle puisse s’en occuper long-tems.



CHAPITRE VI.


En rapportant une conversation entre les deux amies, nous donnerons une idée juste de la solidité que leur intimité avait acquise après une liaison de huit à dix jours, et nous ferons connaître la délicatesse de leurs sentimens, l’originalité de leur esprit, leur goût pour la littérature.

Elles s’étaient donné rendez-vous à la Pump-Room : Catherine arriva un instant après le moment convenu. Comment, ma très-chère, s’écria Isabelle, comment pouvez-vous venir si tard ? J’étais d’une inquiétude extrême de ne pas vous voir arriver.

— Vraiment ; vous étiez inquiète ? J’en suis désolée… Cependant je crois être arrivée à l’heure fixée. Y a-t-il long-tems que vous êtes ici ?

— Il y a une éternité ! Voilà plus d’une demi-heure que je vous attends… Allons-nous asseoir à l’autre extrémité du salon, pour mieux jouir du plaisir d’être ensemble. J’ai mille choses à vous dire. D’abord j’ai été effrayée de la pluie survenue au moment où je me disposais à sortir. La vue de ces gros nuages me désolait. Savez-vous que j’ai vu à la fenêtre d’une boutique en Milsom-street le plus joli chapeau ; il est presque comme le vôtre, excepté que les rubans sont coquelicots, tandis que ceux-ci sont verts. Je l’ai regardé long-tems ; j’en avais bien envie. Mais vous, ma douce Catherine, qu’avez-vous fait ce matin ? Avez-vous beaucoup lu dans Udolphe ? — Beaucoup… J’en suis au voile noir. — Déjà !… Quelle charmante lecture !… pour le monde entier ; je ne vous dirais pas ce qui est derrière ce voile. Vous avez bien envie de le savoir ? — Oh oui ! j’en suis bien impatiente. Qu’est-ce que cela peut être ? Mais ne me le dites pas. Je n’aime pas à savoir les choses d’avance. Il me semble que ce doit être un squelette : je suis sûre que c’est celui de Laurencia. J’aime ce roman à la folie : je pourrais passer ma vie entière à le lire : je vous assure que si ce n’eût été pour venir avec vous, rien au monde ne me l’aurait fait quitter. — Charmante Créature ! Comme elle est aimable ! Combien je vous suis obligée ! Quand vous aurez fini Udolphe, nous lirons ensemble l’Italien. — Vous l’avez ! Oh que j’en suis contente ! En avez-vous encore d’autres ? — Oui sûrement : j’ai encore le Château de Wolfenbach, Clermont, les Avis mystérieux, la Nécromancie de la forêt noire, la Cloche de minuit, l’Orphelin du Rhin, les horribles Mystères. En voilà, je pense, pour quelque tems. — Oui ! cela est charmant : mais sont-ils tous aussi terribles ? — Tout autant, je vous l’assure ; car une de mes bonnes amies, Miss Andrews, la plus douce créature qui existe, les a tous lus, et m’a assurée qu’ils étaient tels. Je voudrais que vous connussiez cette aimable Miss Andrews ; vous en seriez enchantée. Elle s’est fait, elle-même la plus jolie robe que vous puissiez vous imaginer. Je la trouve belle comme un ange, et je suis toujours à quereller tous les hommes de ma connaissance, parce qu’ils ne l’admirent pas autant que je le fais. — Vous les querellez ! Comment vous osez les quereller, parce qu’ils ne la trouvent pas aussi belle que vous le voudriez ! — Assurément, il n’est rien que je ne fasse pour les personnes qui sont vraiment mes amies : je ne puis concevoir une amitié faible. Ce n’est pas le caractère de la mienne ; tous mes sentimens sont passionnés. Je disais au capitaine Hunt, cet hiver au bal, que je ne danserais pas avec lui de toute la soirée, s’il ne convenait que Miss Andrews était belle comme un ange. Les hommes nous croyent incapables d’avoir de l’amitié entre nous, je suis déterminée à leur prouver le contraire… Maintenant si j’entendais dire de vous un seul mot, qui ne fut pas à votre louange, je prendrais feu à l’instant… Mais cela n’arrivera pas, car vous êtes précisément de ce genre de femmes qui plaisent à tous les hommes. — Oh ! ma chère, dit Catherine, en rougissant, comment pouvez-vous parler ainsi ? — Je vous connais très-bien : vous avez de la vivacité, et Miss Andrews en manque absolument : je dois même convenir qu’il y a en elle quelque chose qui éloigne, et qu’elle peut sembler insipide quand on ne la connaît pas assez. Je puis vous dire aussi qu’hier quand vous passiez, j’ai vu un jeune homme vous regarder si attentivement, si long-tems, que je suis sûre qu’il est amoureux de vous. — Catherine rougit beaucoup, et se récria. — Isabelle riant l’assura sur son honneur que c’était l’exacte vérité ; mais je sais, dit-elle, avec un air de finesse, que vous êtes indifférente à l’admiration des hommes, excepté à celle d’un certain gentleman, dont cependant vous savez à peine le nom ; je ne puis vous blâmer, ajouta-t-elle avec sentiment ; je vous comprends parfaitement ; quand le cœur est vraiment touché, on est peu sensible aux soins des indifférens ; tout ce qui ne parle pas de l’objet préféré est si insipide, a si peu d’intérêt !… Ah ! je comprends à merveille votre apparente indifférence. — Ne croyez donc pas que je sois entièrement occupée de M. Tilney, d’un homme que peut-être je ne reverrai jamais. — Ne jamais le revoir ! pauvre chère ame ! ne parlez pas ainsi, je suis sûre que vous seriez très-malheureuse de penser ce que vous dites. — Malheureuse ! Non !… En vérité ; ma chère,… je ne cache pas que j’ai eu du plaisir à le voir ; mais quand je puis lire Udolphe, je ne pense plus à lui, je ne regrette plus personne !… Oh ! cet épouvantable voile noir, ma chère Isabelle, je l’ai toujours dans l’esprit, je gagerais que c’est le squelette de Laurencia qui est derrière. — Je suis vraiment étonnée que vous lisiez ce livre pour la première fois. Mistriss Morland, je le suppose, vous empêche de lire des romans. — Non pas du tout ; elle lit elle-même souvent Sir Charles Grandisson ; mais pour des livres nouveaux, nous n’en avons point à la maison. — Sir Charles Grandisson ! C’est là un roman bien ennuyeux, bien extraordinaire, n’est-il pas vrai ? Je me souviens que Miss Andrews n’a jamais pu en lire le premier volume jusqu’à la fin. — Il ne ressemble nullement à Udolphe ; mais je vous assure qu’il est aussi fort intéressant. — En vérité !… Vous m’étonnez ; je croyais qu’il était impossible de le lire ; mais, ma chère, comment vous coiffez-vous pour ce soir ? Je suis décidée, malgré les dangers de la comparaison, à me coiffer et à m’habiller précisément comme vous ; ce sera un rapprochement de plus entre nous. Et puis vous savez comme les hommes observent ces choses-là !… Elles leur prouvent l’intimité qui unit deux femmes. — Mais je ne comprends pas qu’il soit nécessaire de la leur prouver relativement à nous, dit Catherine innocemment. Que cela soit nécessaire ! s’écria Isabelle ; ah ! ma chère, les hommes sont si fats, si présomptueux, qu’il nous croyent continuellement occupées d’eux, et du soin de leur plaire : pour moi, je mets tout mon plaisir à les désoler, à les tenir à une grande distance, et à leur prouver que je préfère, à eux tous, une amie, une tendre amie. — Je n’ai pourtant jamais remarqué cette présomption ; je les ai toujours trouvés fort polis avec moi ! — Oh ! cependant ils se donnent des airs ! ils sont si suffisans ! ils se croyent si importans !… Oh ! ce sont de sottes créatures. Mais, à propos, quoique j’y aie déjà pensé cent fois, je ne vous ai pas encore demandé quels sont les hommes auxquels vous donnez la préférence : aux grands ou aux petits ; aux bruns ou aux blonds ? — Je n’en sais trop rien ; je n’y ai jamais pensé : il me semble que je préférerais les bruns, quand ils ne sont pas trop noirs. Très-bien, Catherine ; c’est précisément lui ; car je n’ai pas oublié le portrait que vous m’avez fait de M. Tilney : un beau teint, des cheveux bruns, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! mon goût est différent : je préfère un beau blond, avec des yeux bleus, bien doux, un teint un peu pâle ; ne me trahissez pas par une indiscrétion, quand vous vous trouverez avec quelqu’un de votre connaissance qui ressemble à ce portrait. — Vous trahir ! que voulez-vous dire ? — Rien : c’est une distraction ; je ne voulais rien dire de cela ; je me laisse toujours entraîner ; mais quittons ce sujet.

Catherine étonnée se tut pendant quelque tems. Elle allait reprendre son sujet favori, le squelette de Laurencia, lorsqu’Isabelle s’écria : pour l’amour du ciel, éloignons-nous de cette place ! Savez-vous qui sont ces deux hommes qui, depuis une demi-heure, ne cessent de nous regarder ? Ils m’ont toute décontenancée : allons-nous en ; regardez s’ils n’ont pas la hardiesse de nous suivre : j’en ai grande peur. Tout en marchant, elle tenait à la main sa liste des étrangers, et la parcourait pour chercher à connaître les noms de ces deux hommes, quand Catherine, remplissant le rôle qui lui avait été donné, observait pour voir de quel côté ils se dirigeaient. — « J’espère, dit Isabelle, qu’ils ont pris un autre chemin, et qu’ils n’ont pas l’impertinence de nous suivre. Dites-moi s’ils viennent ; je crains de tourner la tête. » Catherine l’assura qu’il était inutile de s’éloigner davantage, que ces deux gentlemans étaient sortis par une porte opposée. — Et par laquelle, dit vivement Isabelle, en tournant promptement la tête : l’un d’eux est un très-joli jeune homme. — Par celle qui ouvre sur le chemin qui conduit à l’église. — Bien ! je suis très-contente d’être délivrée d’eux. Maintenant retournons à Edgar’s-Buildings, je vous montrerai mon nouveau chapeau ; vous aurez du plaisir à le voir. — Volontiers ; mais de ce côté n’y a-t-il pas à craindre que vous rencontriez ces deux étrangers ? — Je ne pensais pas à cela. Je désire pourtant que vous voyez mon chapeau : dépêchons-nous, nous les éviterons. — Il vaut mieux attendre quelques minutes, ils seront alors passés, et nous n’aurons pas la crainte de les rencontrer. — Oh, certainement je ne me gênerai pas ainsi pour eux. Je ne suis pas habituée à faire voir aux hommes qu’ils sont si dangereux : voilà ce qui les gâte. Catherine, n’ayant rien à opposer à ce raisonnement, suivit Isabelle, qui, pour exécuter la résolution où elle était d’humilier et de braver le sexe entier, suivit le chemin que les deux jeunes gens avaient pris.



CHAPITRE VII.


En peu d’instans les deux amies se rendirent de Pump-Yard à l’arcade opposée à Union-passage. Pour peu que l’on connaisse Bath, on sait combien il est difficile de traverser Cheap-Street dans cet endroit où aboutissent Gread-London et Oxford-Noads ; c’est là aussi où se trouve la principale auberge de la ville. Il en résulte que cette rue est constamment embarrassée par des chevaux, des voitures, des chariots, qui la traversent en tous les sens ; aussi chaque jour se renouvellent régulièrement les plaintes de toutes les dames retenues dans cet endroit par où elles sont obligées de passer pour se rendre chez leurs marchands ; ou de celles qui, comme dans le moment présent, se trouvent contrariées par ce retard, à cause du désir qu’elles ont de suivre, sans en avoir l’air, quelques jeunes gens conduits par un motif semblable.

Depuis son arrivée à Bath, Isabelle n’avait pas passé un seul jour sans déplorer ce fâcheux inconvénient, qu’elle sentait alors plus vivement que jamais. Elle était contrariée dans son impatience, elle voyait les deux jeunes étrangers du côté opposé à celui où elle était, et ils marchaient fort vîte, tandis qu’elle était obligée de s’arrêter à cause de l’approche d’un gig qui arrivait dans la même direction qu’elle. Le conducteur de ce gig semblait être bien inconsidéré, ou bien sûr de son cheval qu’il faisait aller au galop à travers la foule, et sur un très-mauvais pavé, au risque de briser la voiture, ou d’écraser les passans. Ces odieux gigs, dit Isabelle, je les abhorre. C’était bien le sentiment qu’elle éprouvait à la vue de celui-là ; mais après avoir considéré les deux personnes qui étaient dedans, elle changea subitement de façon de penser et de parler, elle s’écria avec l’accent du plaisir : M. Morland ! mon frère ! — Eh, c’est James, dit Catherine. La reconnaissance se fit promptement, et à l’instant le cheval fut arrêté si brusquement, qu’il faillit tomber sur sa croupe, et que le laquais manqua être jetté à terre. Les deux jeunes gens s’élancèrent hors de la voiture. Catherine, pour qui cette rencontre était imprévue, accueillit son frère avec le plus grand plaisir : James, qui l’aimait tendrement, n’en ressentait pas un moins vif ; il le lui témoignait et le lui exprimait, autant toutefois que le lui permettait Miss Thorpe, qui cherchait à fixer sur elle toute son attention, soit en lui adressant sans cesse la parole, soit en le considérant avec des yeux qui exprimaient un mélange de joie et d’embarras capables, si Catherine avait eu plus d’expérience ou moins de simplicité, de l’éclairer sur la nature des sentimens de son amie ; mais elle croyait ces sentimens de la même nature que ceux qu’Isabelle lui témoignait à elle-même, et elle n’y appercevait point de différence.

John Thorpe, qui s’était d’abord occupé de son cheval, rejoignit sa sœur et son amie, qui le présentèrent à Miss Morland. C’était un jeune homme assez épais, d’une taille moyenne, ayant les traits gros, les manières communes, et néanmoins fort content de sa personne et de ses agrémens. Il croyait imiter le ton des jeunes seigneurs, mais il n’en était que la caricature ; s’il voulait avoir la mine d’un cavalier, c’était comme un palefrenier qu’il s’habillait ; il affectait un air délibéré avec les personnes auxquelles il devait du respect, et allait jusqu’à l’impertinence dans les occasions où il devait être le plus réservé. Il salua légérement Catherine, qu’il fixa cependant, tout en prenant et secouant fortement en signe d’amitié la main de sa sœur, ainsi que les jeunes gens ont coutume de le faire entr’eux ; regardant ensuite à sa montre : combien de tems, dit-il : croyez-vous, Miss Morland, que nous ayons mis à venir de Tetbury ici ? — Je ne connais pas la distance, répondit-elle. — Vingt-trois milles, dit James. — Vingt-trois milles ! s’écria Thorpe ; il y en a vingt-cinq bien mesurés. — James allégua l’autorité des livres de poste, des conducteurs de voitures, des bornes milliaires. — Toutes ces autorités furent nulles pour John, qui prétendit avoir une règle plus sûre pour en juger. — Jamais, dit-il, mon cheval attelé à la voiture ne fait moins de dix milles par heure : nous sommes partis de Tetbury à onze heures précises ; il est maintenant une heure et demie : ainsi, il n’y a pas de doute, que nous n’ayons fait vingt-cinq milles. — Tu te trompes, dit James, dix heures sonnaient quand nous sommes partis. — Comment dix heures ! Sur mon honneur, c’était onze heures ; je les ai comptées. Votre frère, Miss Morland, parle contre l’évidence ; regardez seulement ce cheval ; en avez-vous jamais vu un plus vif ? (Le domestique venait précisément de monter dans le gig pour l’emmener.) Quelle ardeur ! et croire que dans deux heures et demie, il n’aurait fait que vingt-trois milles : impossible ! Il ne faut que le voir pour s’assurer que cela ne se peut. — Il est vrai, dit Catherine, qu’il avait bien chaud. — Il n’avait pas une goutte de sueur jusqu’à Valcot-Church ; c’est là seulement où j’ai commencé à le presser un peu. Rien qu’en voyant ses jarrets, sa croupe, son allure, on est forcé de convenir qu’il ne peut faire moins de dix mille par heure. Que pensez-vous de mon gig, Miss Morland ? Il est joli, n’est-il pas vrai ; bien suspendu, bien solide : il n’y a pas plus d’un mois que je l’ai : il a été fait pour un ecclésiastique de mes amis, un bon camarade, ma foi ; il s’en est servi pendant quelques semaines ; le gig n’en est que meilleur ; il est à l’épreuve ; je cherchais précisément une voiture de cette espèce : je m’étais décidé pour un carricle, lorsque le hasard m’a fait rencontrer, sur le pont Magdalen, cet ami qui se rendait à Oxford le quartier dernier. Ah, Thorpe ! dit-il, je te rencontre à propos : j’arrive, et je n’ai plus besoin de mon gig ; tu m’aideras à m’en défaire ; il est charmant ; mais j’ai plus besoin d’argent que de voiture. — Oh diable ! je suis ton homme, lui dis-je ; quel prix en veux-tu ? Combien pensez-vous, Miss Morland, qu’il me l’a fait ? — Je ne puis vous le dire ; je ne connais pas la valeur de ces choses-là. — Une caisse suspendue, pensez ! Siége, coffre, fontes, gardes-crotte, lanternes, garnitures en argent, tout est parfait ; les ressorts sont aussi bons, même meilleurs que s’ils étaient neufs. Eh bien ! Il m’en demande cinquante guinées ; je le prends au mot, je lui jette son argent, et le gig est à moi. — Je ne puis juger si c’est cher ou bon marché : j’ai peu de connaissances dans ce genre ! — Ni cher, ni bon marché : je crois bien que je l’aurais eu à moins ; mais je n’aime pas à marchander, et puis ce pauvre diable de Freeman avait besoin d’argent. — C’est une preuve de votre bon cœur, dit Catherine avec sensibilité. — Diable ! quand on a le moyen de faire quelque chose pour un ami, il faut le faire ; voilà comme je suis, moi.

Enfin, on demanda aux deux dames où elles avaient intention d’aller. Sur leur réponse et après quelques observations, tous quatre convinrent d’aller jusqu’à Edgar’s Buildings rendre leurs respects à Mistriss Thorpe. James et Isabelle marchèrent ensemble. Celle-ci éprouvait tant de plaisir à être avec le frère de son amie, et l’ami de son frère ; ce sentiment était si naturel, si dépouillé de toute coquetterie, qu’elle ne pensa presque plus aux deux jeunes gens qui les premiers avaient été l’objet de ses courses. Elle ne retourna même la tête que deux ou trois fois, pour voir s’ils la regardaient, lorsqu’elle les rencontra en Milsom-street. John Thorpe accompagnait Catherine : après quelques momens de silence, il remit la conversation sur son gig. On pourrait cependant, dit-il, Miss, trouver que je l’ai eu à bon marché : car dès le lendemain, je pouvais le revendre dix guinées de plus. Jackson, d’Oreil, m’en offrait de prime abord soixante guinées ; Morland le sait, il était avec moi. — Oui, dit celui-ci, il t’en offrait soixante guinées, mais avec le cheval — Du diable, je ne vendrais pas mon cheval pour cent guinées ! Aimez-vous les voitures découvertes, Miss Morland ? — Oui, je les aime beaucoup, quoique j’aie eu rarement occasion d’en faire usage. — J’en suis charmé, je vous conduirai tous les jours dans la mienne. — Je vous remercie, dit Catherine avec un peu d’hésitation, ne sachant pas trop s’il était convenant d’accepter cette offre. — Dès demain je vous conduis à Landown-Hill. — Je vous suis obligée : peut-être votre cheval serait-il trop fatigué. — Fatigué ! mon cheval fatigué ! Il n’a fait que vingt-trois milles aujourd’hui ; rien ne ruine un cheval autant que le repos ; je ne laisse jamais reposer le mien ; je prétends, au contraire, pendant mon séjour ici, le faire courir au moins quatre heures par jour. — Y pensez-vous ? À votre calcul, ce serait lui faire faire quarante milles par jour. — Quarante ou cinquante ; n’importe. Demain je vous conduis à Landown ; je vous le promets. — Cela sera charmant, dit Isabelle, en se retournant : ma chère Catherine, je voudrais bien aller avec vous ; mais je crois que la voiture de mon frère n’a de place que pour deux. — Certainement il n’y a de place que pour deux ; mais y en eût-il pour trois, il ne sera pas dit que je sois venu à Bath pour le plaisir de promener ma sœur. Cela serait plaisant ! Que Morland vous conduise, c’est son affaire. Cela amena un débat de politesse entre James et Isabelle. Catherine n’en comprit pas bien les raisons et n’en calcula pas le résultat.

La conversation prit enfin une autre tournure. On se mit à examiner chacune des femmes que l’on rencontrait ; on prononça sur leur beauté ; on distribua, du ton le plus tranchant, la louange et le blâme. Catherine écoutait, applaudissait avec toute la politesse et la défiance d’une jeune personne timide qui craint de hasarder une opinion différente de celle qu’on énonce d’une manière si décidée, surtout quand il s’agit de la beauté. Elle résolut à la fin d’essayer de changer le sujet de la conversation par une question que depuis long-tems elle désirait faire. Avez-vous lu Udolphe, dit-elle, M. Thorpe ? — Udolphe ! Ma foi, non : je ne lis jamais de romans ; j’ai bien autre chose à faire. Catherine humiliée et honteuse allait justifier sa question, quand il la prévint. — Les romans, ajouta-t-il, sont tous pleins de sottises et d’invraisemblances ; il n’y en a pas un seul de supportable ; depuis Tom Jones, excepté le Moine, que j’ai lu l’autre jour, tous les autres sont les plus stupides productions du monde. — Je crois que vous aimeriez Udolphe, si vous le lisiez ; il est si intéressant ! — Non, ma foi : si j’en lis jamais, ce ne sera que les romans de Mistriss Radcliff ; ceux-là sont assez amusans ; il s’y trouve de la gaieté, du naturel. — Mais Udolphe est de Mistriss Radcliff, dit Catherine avec un peu d’embarras causé par la crainte de mortifier. — Non certainement !… En serait-il ?… Ah ! oui… oui, je m’en souviens ; c’est un de ses ouvrages ; je le confondais avec un autre sot livre, dont on a beaucoup parlé, fait par une femme, et dont l’héroïne épouse un émigré français. — Je suppose que vous parlez de Camille — Oui : un livre plein de niaiseries invraisemblables… Un vieillard s’amusant sur une bascule… Je n’ai jamais eu le courage de parcourir jusqu’à la fin seulement le premier volume. En vérité je devine toutes ces fadaises avant de les lire : aussitôt que j’ai vu que cette Camille épousait un Français, pour rien au monde je n’aurais voulu finir le livre. — Pour moi, je ne l’ai pas lu. — Vous n’y perdez rien, sur ma parole. C’est tout ce que vous pouvez imaginer de plus ridicule. Figurez-vous un sot vieillard, qui, comme je vous l’ai dit, ne sait se plaire que sur une balançoire, et qui apprend le latin. Le livre ne contient pas autre chose.

Cette judicieuse critique, dont tout le mérite était perdu pour la pauvre Catherine, se prolongea jusqu’au moment où l’on arriva à la porte du logement de Mist. Thorpe. Les sentimens de l’amour filial qu’il fallut exprimer, sauvèrent l’auteur de Camille du danger d’un examen plus long et plus approfondi, de la part d’un connaisseur aussi éclairé.

La bonne mère qui avait aperçu et reconnu son fils, était accourue à sa rencontre. Ah ! ma mère, dit-il d’une voix élevée, en lui prenant et en lui secouant vigoureusement la main, où diable avez-vous acheté ce vilain chapeau ? Il vous donne l’air d’une vieille sorcière. Voici mon ami Morland ; je vous l’amène pour passer ici quelques jours avec moi ; vous nous ferez préparer deux bons lits, n’est-ce pas, ma mère ? Cette bonne femme n’attendait sans doute rien de mieux ; elle était habituée à ce genre de démonstrations de tendresse de la part de son fils ; elle fut fort satisfaite, et le reçut le plus affectueusement possible. Les deux jeunes sœurs qui s’approchèrent pour le féliciter sur son heureuse arrivée, reçurent aussi leur part de sa courtoisie fraternelle ; il leur demanda à chacune, en les embrassant, pourquoi, diable, elles étaient toujours si laides.

Ces manières déplaisaient fort à Catherine ; mais ce jeune homme était l’ami de James et le frère d’Isabelle ; de plus, elle savait qu’il la trouvait charmante, c’est ce dont l’avait assurée son amie, quand elles furent ensemble dans la chambre de celle-ci, pour examiner son chapeau ; enfin, il l’avait invitée à danser le soir au bal, où ils devaient se retrouver ; de sorte que toutes ces raisons balançaient dans son esprit, l’impression défavorable qu’elle avait reçue, et tenaient en suspens son opinion sur ce nouveau venu. Elle n’eut point été douteuse, si Catherine eût été plus âgée, ou si son caractère eût été plus formé. Jeune comme elle l’était, avec tant de défiance de son propre mérite, il lui était difficile de ne pas être favorable à un homme qui avait dit qu’elle était charmante, qui lui avait demandé d’être son partener au bal ; ainsi, après être restés deux heures ensemble, lorsqu’elle se retira avec James, et que celui-ci lui demanda ce qu’elle pensait de son ami, elle répondit qu’il lui semblait aimable et agréable : réponse qui eût probablement été toute contraire, sans l’impression qu’elle avait reçue par les deux motifs dont nous venons de parler. — C’est le meilleur garçon qui existe, reprit James ; il est un peu tapageur, mais cela ne déplaît pas aux femmes. Comment êtes-vous avec sa famille ? — Parfaitement. J’aime sur-tout Isabelle. — Je suis très-aise de vous entendre. C’est précisément le genre de jeune personne qu’il vous convient d’avoir pour amie : elle est aimable, sans la moindre affectation et remplie de bon sens ; j’ai toujours désiré vous la faire connaître : elle paraît aussi vous aimer beaucoup ; elle dit de vous les choses les plus flatteuses. Et les éloges d’une personne telle que Miss Thorpe, ma chère Catherine, dit-il, en lui serrant affectueusement la main, sont faits pour donner de l’orgueil ! — Je l’aime extrêmement, et je me trouve heureuse de l’avoir rencontrée à Bath. Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé dans vos lettres ? — Parce que je pensais vous voir bientôt, et vous en parler moi-même. J’espère que vous vous voyez beaucoup ici. C’est une charmante fille, d’une prudence extrême. Elle est adorée de toute sa famille : il est évident qu’on la préfère aux autres. Comme elle doit être admirée ici ! L’est-elle beaucoup ? — Oui, je crois qu’elle l’est beaucoup. M. Allen dit que c’est la plus jolie personne de Bath. — Je le crois : d’ailleurs je ne connais pas en fait de beauté un meilleur juge que M. Allen. Je n’ai pas besoin, ma chère Catherine, de vous demander si vous vous plaisez ici ; il est impossible de ne pas se plaire avec une compagne, une amie telle que Miss Thorpe. Et les Allen ! Je suis sûr que vous en êtes contente aussi. — Très-contente ; ils sont remplis de bonté pour moi ; jamais je n’ai été aussi heureuse. Je le suis encore de vous voir. Que vous êtes bon d’être venu ici exprès pour moi ! James, en recevant ces témoignages de la reconnaissance de sa sœur, sans précisément la désabuser, lui donna l’assurance bien sincère de son tendre attachement pour elle : il lui fit ensuite mille questions sur la santé de son père, de sa mère, sur toutes les affaires, sur tous les détails de sa famille, sur ce qui concernait les personnes qu’il connaissait dans le voisinage de Fullerton. C’en fut assez pour entretenir une conversation dans laquelle James trouvait le moyen de faire entrer de tems à autre l’éloge d’Isabelle.

Ils arrivèrent ainsi en Pulteney-Street. Ils furent fort bien reçus de M. et de Mistriss Allen. Le premier invita James à dîner, et celle-ci le pria d’examiner un manchon et une palatine qu’elle venait d’acheter, et d’en deviner le prix ; ce qu’il fit aussitôt de son mieux. Mais il ne put accepter l’invitation de M. Allen, parcequ’il était déjà engagé chez Mist. Thorpe ; et comme il était assez tard, il se retira. Dès qu’il fut sorti, Catherine reprit son cher Udolphe ; l’intérêt qu’elle mettait à ce livre, le désir qu’elle avait de connaître le mystère du voile, l’absorbaient tellement, qu’elle parut insensible aux vives inquiétudes que lui exprimait Mist. Allen, sur ce que sa tailleuse ne lui avait pas encore apporté la robe qu’elle devait mettre le soir, tandis qu’il était quarante minutes au-delà de l’heure à laquelle on lui avait promis d’apporter cette robe. Toute à Udolphe, Catherine ne donna que quelques instans à sa toilette, pendant laquelle elle ne pensa ni au bal où elle devait aller le soir, ni au nouveau partener dont elle avait fait la conquête.



CHAPITRE VIII


Malgré le retard occasionné par Udolphe et par la tailleuse, la société de Pulteney-Street arriva une des premières dans le grand salon. Les Thorpe et James Morland l’y avaient précédée de peu d’instans. À son ordinaire, Isabelle courut à la rencontre de son amie, avec un bruyant empressement. Après avoir admiré la forme de sa robe, l’élégance de sa coiffure, elle prit son bras et toutes deux suivirent leurs chaperons, en se parlant bas, en riant haut, et en se donnant toutes les petites marques d’affection et d’intimité que se prodiguent en public les jeunes demoiselles. Le bal commença. James, partener d’Isabelle, mourait d’impatience d’aller prendre place ; mais John n’était pas là : il était allé dans le salon de jeu s’entretenir avec un ami. Miss Thorpe déclara que rien au monde ne la déciderait à danser sans Catherine : si nous ne dansons pas ensemble, si nous nous séparons un instant, nous ne pourrons plus nous rejoindre de la soirée, et si je ne suis constamment avec ma bonne amie, je n’aurais pas le moindre plaisir, dit-elle avec le sourire le plus aimable et le plus sentimental. Catherine lui exprima sa reconnaissance.

À peine trois minutes s’étaient passées à attendre John, qu’Isabelle dit quelques mots à l’oreille de James, S’approchant ensuite de celle de Catherine : ma bonne amie, lui dit-elle, j’en suis désolée, mais il faut que je vous quitte ; votre frère ne veut plus attendre ; il me tourmente, il craint de ne plus trouver à nous placer : c’est avec le plus grand regret que je vous laisse ; John ne peut tarder à revenir ; j’espère que vous nous trouverez facilement ; adieu, ma toute bonne, ajouta-t-elle, en lui serrant la main, et en s’en allant. Catherine, quoique très-contrariée ne répondit rien. Pour ne pas rester seule ; car la jeune Miss Thorpe dansait aussi, elle alla se placer près de Mist. Allen et de Mist. Thorpe. La position, où elle se trouvait, est une des plus désagréables pour une jeune personne, pour une héroïne de roman, même pour une simple danseuse. Attendre un partener qui vous a oubliée, grossir le nombre des délaissées qui ne sont ni jeunes, ni jolies, ni connues, quand on ne doit pas compter parmi elles, c’est être placée d’une manière pénible ; c’est porter, en présence du public, tout le poids de l’inconsidération et de l’incivilité d’un partener. Combien il est difficile, dans de telles circonstances, de prendre un maintien convenable ! Une jeune personne du grand monde eût bien vîte décelé un mécontentement qu’il lui eût été impossible de contenir. Catherine était mécontente, sans doute ; mais sa simplicité ne laissait pas à sa vanité le soin d’exalter ce désagrément ; elle s’assit donc en silence, et sans proférer une seule plainte. Au bout de quelques minutes, elle fut tirée de cet état pénible par le plaisir qu’elle ressentit de voir approcher, non pas M. Thorpe, mais M. Tilney. À peine à trois pas d’elle, il s’avançait encore, sans paraître la voir. Elle rougit ; un sourire vint égayer sa physionomie ; mais elle ne dit pas un mot. M. Tilney regardait de côté et d’autre. Il parlait avec vivacité à une jolie personne qu’il conduisait : c’est probablement sa sœur, pensa Catherine. C’était cependant pour elle une belle occasion de se livrer au désespoir, pour peu qu’elle eût voulu supposer que cette femme était sans doute celle de M. Tilney ; qu’il était à jamais perdu pour elle ; qu’elle n’avait plus qu’à se livrer à des regrets éternels. Mais, je le répète, Catherine était trop simple pour penser à concevoir de tels soupçons. Rien que de naturel ne s’offrait à son esprit. Elle n’avait jamais eu l’idée que M. Tilney, jeune comme il était, dût être marié. Elle n’avait remarqué, ni dans ses manières, ni dans sa conversation, rien de ce qu’elle avait observé dans les manières et la conversation des hommes mariés qu’elle connaissait. Il ne lui avait jamais parlé de sa femme ; il avait plusieurs fois nommé sa sœur. De tout cela, elle concluait que c’était la sœur de M. Tilney qu’elle voyait. Ainsi, au lieu d’avoir le visage saisi d’une pâleur mortelle, au lieu de tomber évanouie dans les bras de Mistriss Allen, suivant que cette circonstance imprévue paraissait devoir le rendre indispensable, elle resta tranquillement assise sur son siége, conservant l’usage de ses sens, seulement le visage couvert d’un incarnat fort vif. M. Tilney et sa compagne continuaient à s’avancer, mais doucement. Ils marchaient immédiatement derrière une dame de la connaissance de Mistriss Thorpe, qui s’arrêta pour lui parler, et obligea ceux qui la suivaient de s’arrêter aussi. Ils regardèrent les dames qui étaient assises : les yeux de M. Tilney rencontrèrent ceux de Catherine ; elle fut à l’instant saluée du plus aimable sourire, en signe de connaissance : elle y répondit de même. M. Tilney, ayant aussi reconnu Mistriss Allen, s’approcha de plus près pour leur présenter ses respects. Je suis très-aise de vous revoir, Monsieur, lui dit Mistriss Allen ; je craignais que vous n’eussiez quitté Bath. Il la rassura en lui disant qu’il l’avait effectivement quitté le matin du jour qui avait suivi celui où il avait eu l’avantage de les voir, et qu’il avait été absent durant toute la semaine. — Vous n’êtes, je ne crois, pas fâché d’être revenu. Le séjour de Bath convient à la jeunesse ; cette ville réunit tous les plaisirs que recherchent les jeunes gens. Je ne cesse de dire à M. Allen, quand il se plaint d’être malade, qu’il est mieux ici que chez lui, surtout dans cette saison ; je l’assure qu’il ne peut manquer de guérir ici. — Sûrement, Mistriss, M. Allen est de votre avis ? sa santé doit s’améliorer à Bath, et cela nous donne l’espoir de vous y conserver quelque tems. — Ce que vous me dites est obligeant ; je vous en remercie, Monsieur. Oui, j’espère rester ici : un de nos voisins, le docteur Skinner, y est venu la saison dernière ; il est arrivé très-malade, et en est parti guéri. — C’est pour vous, Mistriss, un motif d’espoir. — Je le vois ainsi. Le docteur est resté ici trois mois avec sa famille : c’est ce que je fais observer à M. Allen, pour lui persuader qu’il ne doit pas penser à partir avant trois mois.

Comme Mistriss Allen ne tarissait jamais, elle eût pu prolonger long-tems cette conversation. Mais elle fut interrompue. Mistriss Thorpe la pria de se serrer pour faire place à Mistriss Hughes, et à Miss Tilney, qui désiraient rester près d’elles. Ces dames se mirent en mouvement et firent de la place aux nouvelles venues. M. Tilney resta debout devant elles. Après un moment de silence, il demanda à Catherine la faveur de danser avec elle. Cette proposition, qui lui était si agréable, devint un sujet de peine. Dans le refus qu’elle était obligée de faire, elle exprima avec beaucoup de franchise tout ce qu’elle éprouvait, de sorte que M. Thorpe, qui arriva dans ce moment, put en juger lui-même. Le ton avec lequel celui-ci fit part des motifs qui l’avaient retenu, n’était pas fait pour la consoler du lot qui lui était échu ; il conta toutes les particularités relatives aux chevaux et aux chiens de l’ami qu’il avait rencontré en entrant, et avec lequel il avait traité de rechange de petits chiens terriers. Ce sujet ne pouvait absorber l’attention de Catherine, aussi elle tourna plusieurs fois la tête du côté où elle avait laissé M. Tilney ; elle pensait encore à la chère Isabelle, qu’elle n’apercevait nulle part, et qui était dans une autre pièce. Elle était donc séparée de sa société, éloignée de toutes ses connaissances, éprouvant des désagrémens successifs, qui furent pour elle une leçon salutaire. Elle reconnut que le plaisir d’aller au bal, d’être à l’avance, engagée par un partener, n’était pas, ainsi qu’elle l’avait cru, ce qu’il y a de plus agréable.

Elle se livrait tristement à ces réflexions, quand elle en fut tirée par un léger coup qu’elle reçut sur l’épaule : en se retournant, elle vit Mistriss Hughes qui d’abord lui demanda pardon de lui avoir donné ce coup, puis lui montrant Mistriss Tilney et un cavalier qui l’accompagnait, lui dit : nous avons cherché Miss Thorpe, sans la trouver ; madame sa mère m’assure qu’à son défaut vous serez assez bonne pour arranger que Miss Tilney danse dans votre contre-danse. Elle ne pouvait mieux s’adresser. Catherine fut enchantée de ce qu’on lui demandait. Les deux jeunes Miss furent présentées l’une à l’autre ; Miss Tilney la remercia avec grâce de ce qu’elle voulait bien faire pour elle ; Miss Morland répondit avec tout le naturel d’un esprit très-juste, qui exprime le plaisir qu’il ressent, et Mistriss Hughes, fut satisfaite d’avoir ainsi pourvu au plaisir de sa pupille, et revint prendre sa place près de sa société.

Miss Tilney était jeune, et assez jolie ; elle avait une physionomie agréable, un maintien distingué ; ses manières, qui n’étaient ni si affectées ni si brillantes que celles d’Isabelle, étaient plus véritablement élégantes. Elles étaient celle d’une personne raisonnable et bien élevée ; sans être ni froide, ni trop prévenante, elle avait une amabilité par laquelle toutefois elle ne cherchait pas à fixer l’attention de tous les hommes ; on ne la voyait pas à tout instant, à la plus légère circonstance, affecter l’exaltation dans la joie ou le chagrin. Mais Catherine n’avait pas besoin de toutes ces apparences aimables, pour se prévenir en faveur de cette jeune Miss ; il lui suffisait de savoir qu’elle était la sœur de M. Tilney pour désirer de lui être agréable. Aussi chercha-t-elle à entamer une conversation qui pût intéresser Miss Tilney ; mais elle était mécontente de tous les sujets qui se présentaient à elle. Rien ne lui parut assez bien ; il fallut donc se réduire à la conversation ordinaire aux personnes qui se voient pour la première fois, et se demander réciproquement si elles se plaisaient à Bath, si elles en avaient vu les édifices, les environs ; si elles aimaient la danse, la musique, la promenade, les courses à cheval, etc.

À peine la seconde contre-danse finissait, que Catherine se sentit vivement saisir par le bras : c’était sa fidèle Isabelle qui s’écria : ah ! ma chère, vous voilà ? Où vous êtes-vous donc mise ? Depuis une heure je regarde par-tout pour vous voir. Comment avez-vous pu rester ici, quand vous avez su que j’étais dans une autre salle ? Je me suis horriblement ennuyée après vous. — Ma chère Isabelle dit Catherine, comment aurais-je pu aller avec vous, je n’ai pu parvenir à savoir où vous étiez. — Moi je disais toujours à votre frère d’aller vous chercher, de tâcher de vous découvrir pour que j’allasse avec vous ; mais il ne m’écoutait pas. Ces hommes, ma chère, sont si paresseux ! Il est si difficile d’obtenir d’eux ce qui demande quelque peine de leur part ! Oh ! si vous aviez vu comme je le grondais, vous en auriez été étonnée ; mais vous savez que je traite ces Messieurs sans cérémonies. — Voyez cette jeune personne qui a des fleurs blanches sur la tête, dit Catherine à Isabelle, en l’attirant et en lui faisant quitter le bras de James, c’est Miss Tilney. — Oh ciel ! Qui aurait dit cela ? Laissez-la moi considérer ; c’est une charmante personne : je n’ai rien vu de plus joli. Mais où est donc son frère ? Ce conquérant est-il ici ? Je meurs d’envie de le voir. M. Morland ne nous écoutez pas : ce n’est pas de vous que nous parlons. — Qu’est-ce que tout ce chuchotage ? dit James, qu’y a-t-il donc ? — Que vous êtes curieux ! Après cela, accusez les femmes d’avoir de la curiosité ! Vous en avez cent fois plus qu’elles ; la vôtre ne sera pas satisfaite cette fois, vous ne saurez rien de ce que nous disons. — Vous me faites en cela plus de plaisir que vous ne le croyez. — Quel homme vous êtes ! Vit-on jamais quelqu’un comme vous ? De quoi pouvez-vous vous imaginer que nous parlons ? De vous peut-être ? Dans ce cas je vous conseille de ne pas écouter ; il serait possible que vous entendissiez des choses qui vous déplussent.

Dans cette discussion un seul objet était intéressant pour Catherine, et à son grand regret ce fut celui sur lequel on passa le plus légèrement. Son amie avait totalement oublié M. Tilney. C’est ce qui arrive dans toute discussion ; lorsqu’elle se termine, on est tout-à-fait éloigné du sujet qui l’avait fait naître.

Lorsque la musique eut annoncé la reprise de la danse, James entraîna sa jolie compagne, qui résistait à demi, en s’écriant que, pour le monde entier, elle ne consentirait pas à danser une troisième fois avec lui ; que ce serait s’afficher. Ma chère Catherine, dit-elle assez haut ; concevez-vous votre frère qui veut encore me faire danser ? J’ai beau lui représenter que cela n’est pas d’usage, qu’il nous faut changer de partener, sans quoi, nous serions la fable de l’assemblée, il s’obstine, il ne veut pas m’écouter. Sur mon honneur, dit James, dans ces grandes assemblées, on n’y fait pas la moindre attention. — Quelle sottise ! Comment pouvez-vous dire cela ? Vous autres hommes, quand vous avez quelque chose dans l’idée, on ne peut vous faire changer. Ma bonne Catherine, venez à mon secours, aidez-moi à lui persuader que je ne puis lui accorder sa demande. Dites-lui que vous serez mécontente s’il insiste. Vous le serez, n’est-il pas vrai ? — Non, point du tout. Cependant si vous croyez que cela soit contre l’usage, il ne faut pas le faire. — Vous entendez votre sœur ; elle pense comme moi. Vous me forcez de céder : eh bien ! souvenez-vous qu’il n’y aura pas de ma faute, si vous apprenez que je sois blâmée ce soir par les vieilles ladys qui sont à Bath. Venez avec nous, ma chère Catherine ; je vous en conjure, venez avec nous… Et sans attendre de réponse elle s’échappa avec James pour aller reprendre la place qu’ils avaient.

John Thorpe s’était éloigné, Catherine se trouvant seule, conçut l’espérance qu’en retournant près de Mistriss Allen et Thorpe, elle y retrouverait M. Tilney, qui peut-être lui renouvellerait la proposition qu’il lui avait faite et dont elle avait ressenti tant de plaisir, et tant de peine. Son espoir ne fut pas de longue durée : au premier coup d’œil, elle aperçut que M. Tilney n’était plus avec ces dames.

À peine les eut-elle rejointes, que Mistriss Thorpe, avide d’entendre faire l’éloge de son fils, dit à Catherine : eh bien, ma chère, vous avez été, je l’espère, contente de votre partener ? — Très-contente, Madame. — J’en suis charmée : John a de l’esprit ; il est aimable : ne le trouvez-vous pas ? Avez-vous vu M. Tilney, lui demanda, Mistriss Allen ? — Non, madame ; où est-il ? — Il est resté avec nous jusqu’au moment où il a entendu la musique : alors il nous a quittées, en disant qu’il allait danser : je pensais que s’il vous rencontrait, il vous engagerait. — Où peut-il être, dit Catherine, en regardant de tous côtés, et à l’instant elle l’aperçut qui conduisait une jeune personne, avec laquelle il prit place. Ah ! dit Mistriss Allen, en le découvrant aussi, il a une partener ! J’aurais bien désiré que vous fassiez la sienne. Après quelques momens de silence, elle ajouta : c’est un très-agréable jeune homme. — C’est bien la vérité, dit Mistriss Thorpe, en souriant avec un air de satisfaction ; je dois convenir, quoique je sois sa mère, qu’il n’y en a pas un plus aimable dans le monde. — Cette réponse à contre-sens aurait pu paraître une énigme. Mistriss Allen en devina facilement le mot, et se penchant vers Catherine : je crois en vérité, lui dit-elle à l’oreille, qu’elle imagine que je parle de son fils. Ce n’était guère cela qui occupait Miss Morland. Elle était extrêmement tourmentée par l’idée que de sa faute et pour avoir tardé quelques instans, elle avait échappé au plaisir qui faisait l’objet de ses vœux, celui de retrouver M. Tilney et peut-être de danser avec lui. L’effet de cette contrariété retomba sur John, qui se présentant un moment après, lui dit : j’espère, Miss, que nous allons danser une anglaise. Oh non ! répondit-elle, je vous suis obligée ; nous avons déjà dansé deux fois ensemble. D’ailleurs je suis fatiguée, et je ne veux plus danser. — Comme il vous plaira. Eh bien ! venez faire le tour de la salle, vous verrez les plaisans personnages qui s’y trouvent. Je vous montrerai les quatre caricatures les plus ridicules que l’on puisse rencontrer ; ce sont mes deux jeunes sœurs et leurs parteners ; depuis une demi-heure je pâme de rire en les regardant.

Cette proposition n’étant pas mieux accueillie, il quitta Catherine pour aller continuer à se moquer de ses sœurs. Le reste de la soirée fut triste : M. Tilney resta avec sa partener et ne parut pas. Lorsqu’on prit le thé, Miss Tilney était bien à la même table, mais éloignée d’elle ; et Isabelle était tellement occupée à causer avec James, qu’à peine trouvait-elle le moment d’adresser un sourire à son amie, de lui serrer la main, ou de laisser échapper quelques-unes de ces expressions : ma chère Catherine… ma toute bonne…



CHAPITRE IX.


Les événemens de cette soirée, si désagréable pour Catherine, produisirent sur elle un effet tout particulier.

Elle éprouva d’abord un mécontentement qui se porta sur toutes les personnes qui étaient au bal, et qui dura tout le tems qu’elle y resta. L’ennui survint bientôt, et produisit un désir vif de retourner chez elle. À peine y fut-elle arrivée, qu’elle se sentit pressée d’un grand besoin de manger ; elle l’apaisa, et aussitôt celui de dormir s’empara d’elle : elle se hâta de se mettre au lit, où la fatigue, occasionnée par les diverses sensations qu’elle avait éprouvées, la plongea dans un sommeil profond, sommeil qui dura neuf heures et qui lui rendit le repos et la gaieté.

L’espoir revint aussi et lui donna de nouveaux projets. Elle prit la résolution d’entretenir la connaissance qu’elle avait faite de Miss Tilney. Et pensant que celle-ci, en qualité de nouvelle arrivée, ne pouvait manquer de se trouver à la Pump-Room, elle choisit ce but de promenade qui avait d’ailleurs de l’attrait pour elle, par l’agrément qu’il lui offrait. En effet c’était là qu’elle avait trouvé des amies intimes, c’était là qu’elle s’entretenait avec elles en petit comité et qu’elles se faisaient leurs confidences, c’était enfin là qu’elle avait la presque certitude de voir les personnes qu’elle désirait rencontrer.

Son plan arrêté, elle prit un livre, bien résolue de ne le quitter qu’au moment que l’horloge frapperait une heure. Les fréquentes exclamations, les à-parte multipliés de Mistriss Allen, lui causaient quelques distractions, dont elle avait déjà pris l’habitude. Car bien que la nullité de l’esprit de cette dame et le vide de sa tête lui fournît peu de sujets de conversation, elle ne restait cependant pas pour cela long-tems dans le silence : elle débitait toutes les pensées qui se présentaient à elle, ou que le moindre objet faisait naître. Si pendant qu’elle travaillait, son aiguille tombait, si elle cassait son fil, si elle apercevait une tache à sa robe, elle ne manquait pas d’en faire tout haut l’observation. Elle se parlait à elle-même et répondait à ses propres questions.

Un peu après midi et demi, un bruit assez grand se fit entendre dans la rue ; Mistriss Allen courut à la fenêtre : à peine eut-elle dit que c’était deux voitures découvertes, qu’elle les vit s’arrêter devant la porte de sa maison, et pendant qu’elle observait, haut à sa manière, qu’il n’y avait qu’un domestique dans la première, et que la seconde où était Miss Thorpe, était conduite par le frère de Catherine, John se fit entendre en appelant Miss Morland tout en montant l’escalier.

Me voici, dit-il, en entrant… Vous ai-je fait attendre trop long-tems ?… Ce diable de sellier a été une éternité à réparer les harnois de mon cheval ; il trouvait toujours quelque chose à y refaire. Après nous avoir assuré qu’ils étaient en bon état, que nous pouvions partir, ne voilà-t-il pas qu’au milieu même de la rue, tout a été au diable. Comment vous portez-vous, Mistriss Allen ? Nous avons eu hier un beau bal, n’est-il pas vrai ? Allons, Miss Morland, dépêchez-vous : les autres sont en bas qui nous attendent et qui s’impatientent. — Que voulez-vous dire, répondit Catherine, où voulez-vous que j’aille ? — Où je veux que vous alliez ? Avez-vous déjà oublié que nous sommes convenus que je vous conduirais ce matin à Claverton-Down ? Tue dieu ! quelle tête vous avez ! — Je me souviens effectivement que vous avez parlé de faire cette partie, dit Catherine en regardant Mistriss Allen, comme pour lui demander ce qu’elle en pensait ; mais réellement je ne vous attendais pas. — Vous ne m’attendiez pas ! Voilà qui est bon ! Que comptiez-vous donc faire ce matin, si je ne fusse venu ? Catherine garda le silence ; ses regards sollicitaient de plus en plus Mistriss Allen de lui dicter la réponse qu’elle devait faire. Mais Mistriss Allen ne connaissait rien au langage des yeux ; jamais elle n’y faisait attention. Cependant le plaisir qui se présentait produisit son effet sur Catherine ; il balança, il affaiblit peu-à-peu le désir qu’elle avait de voir Miss Tilney. D’un autre côté, Mistriss Allen ne faisait point d’objections contre cette promenade ; et Catherine pouvait d’autant moins en trouver qu’elle voyait qu’Isabelle était avec James, comme John lui proposait d’aller avec lui. Malgré ces dispositions, elle ne voulut cependant pas se décider sans avoir consulté Mistriss Allen. Eh bien ! Mistriss, lui dit-elle enfin, qu’en pensez-vous ? Puis-je vous quitter durant une heure ou deux et accepter la promenade qu’on me propose ? Faites comme il vous plaira, ma chère, répondit Mistriss Allen, avec la plus calme indifférence. Catherine n’eut pas de peine à se décider ; aussitôt elle courut se préparer, revint au bout de quelques minutes, ayant à peine laissé à M. Thorpe, le tems de faire admirer son gig à Mistriss Allen. Celle-ci leur souhaita du plaisir dans leur promenade, et ils la quittèrent.

Chère amie, s’écria Isabelle, qui en la voyant, se livra, comme à son ordinaire, aux transports de la plus vive joie ; chère amie, vous avez été au moins trois heures à vous préparer : je mourais d’inquiétude que vous ne fussiez malade ; le délicieux bal que nous avons eu hier ! J’ai mille choses à vous dire ; mais dépêchons-nous de partir ; nous n’avons point de tems à perdre. Catherine, qui s’était approchée pour lui souhaiter le bon jour, la quitta pour monter de suite, suivant le désir d’Isabelle, dans la voiture de John, et elle entendit dire à James : ô ! la douce, la charmante fille ! Je l’aime de passion. Ne vous effrayez pas, Miss Morland, lui dit M. Thorpe en lui donnant la main pour monter en voiture ; ne vous effrayez pas si mon cheval se laisse aller à quelque gaieté en partant ; il est si fringant qu’il fera mille caracoles ; mais soyez tranquille, dès qu’il sentira la main de son maître, il sera bientôt à la raison ; il est plein d’ardeur ; mais je le rends doux comme un mouton. Catherine qui n’avait aucune raison pour douter de la vérité de ce que disait M. Thorpe, n’était pas sans crainte sur les dangers qu’elle courait, avec un cheval aussi vif ; mais elle était trop avancée pour reculer et la confiance de la jeunesse, vint promptement remplacer le petit mouvement d’hésitation qu’elle avait eu ; elle sauta légèrement dans la petite voiture, et le fashionable Thorpe se plaça près d’elle.

Alors John ordonna d’une voix impérieuse et dure, au valet qui se tenait à la tête du cheval, de le laisser aller. Mais la pauvre bête partit très-paisiblement au pas et sans caracoles. Catherine contente d’échapper aux dangers qu’elle avait craints exprima sa joie et sa surprise. Son compagnon l’assura que c’était au talent qu’il avait pour conduire qu’elle était redevable de la sagesse de son cheval, qu’il savait le maîtriser et le rendre docile, par la manière dont il se servait des guides, et qu’il lui faisait sentir la main. Catherine pensa que c’était bien inutilement qu’il l’avait d’abord effrayée, puisqu’il était si sûr de contenir son cheval, et se félicita en même tems d’être avec un aussi bon conducteur. L’animal continua à suivre son allure, sans témoigner la moindre propension à s’animer ; ce qui tranquillisa tout-à-fait Catherine, et lui permit de se livrer entièrement au plaisir de faire une jolie promenade par un beau soleil du mois de Février, et même de le faire assez lestement ; car elle se ressouvenait que John lui avait dit que son cheval ne pouvait faire moins de dix milles par heure.

Un assez long silence succéda au court dialogue qu’ils avaient eu dans le premier moment. M. Thorpe rompit ce silence, en disant assez brusquement : ce vieux Allen est riche comme un juif, n’est-il pas vrai ? Catherine répondit qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait ; il répéta la question, en ajoutant, le vieux Allen avec qui vous êtes ? — Oh ! c’est de M. Allen que vous parlez : oui, je le crois très-riche. — Il n’a point d’enfans ? — Non. — Fameuse succession ! C’est joli pour un héritier. Il est votre parrain, n’est-ce pas ? — Mon parrain, à moi ? Non vraiment. — Mais vous êtes toujours chez lui. — J’y vais très-souvent. — Ah ! j’entends, j’entends. C’est un bon vivant, le papa ; il en a fait des siennes dans le tems, je le gagerais. Il n’est pas goutteux pour rien : boit-il bien sa bouteille par jour ? — Une bouteille par jour ! Non assurément ; comment pouvez-vous le penser ? C’est un homme très-sobre ; vous en avez été témoin la nuit dernière au bal. — Bon Dieu ! vous autres femmes vous vous imaginez qu’un rien suffit pour nous enivrer. Croyez-vous donc qu’un homme ne puisse soutenir sa bouteille ; pour moi je suis sûr que si chaque homme en buvait une par jour, il n’y aurait pas de moitié autant de désordre que l’on en voit maintenant. Cela serait bon pour tout le monde. — J’ai peine à croire cela. — Oh, diable ! c’est pourtant bien vrai ; comme il l’est également qu’on ne dépense pas la centième partie du vin, dont notre climat brumeux rend la consommation nécessaire. — J’ai cependant entendu dire qu’elle était grande à Oxford. — À Oxford ! Il n’y a point de buveurs à Oxford. Vous y trouverez à peine un homme capable de boire ses quatre mesures ; c’est le plus. Il faut avouer pourtant que, pendant notre dernier séjour à Oxford, on a remarqué que d’après calcul fait, l’un dans l’autre, nous buvions chacun cinq pintes par jour. Cela peut vous paraître extraordinaire ; pour moi, ce n’est qu’une bagatelle, et je ne vous dis cela que pour vous donner une idée juste de ce qu’un homme peut boire sans qu’il y paraisse. — Vous m’en donnez vraiment une belle idée, reprit vivement Catherine, comment imaginer en effet qu’il soit possible de boire autant que vous dites que vous buvez. James, je l’espère, ne suit pas votre exemple. La chaleur qu’elle avait mise dans cette réponse, lui en attira une bien autrement vive, toute remplie de fréquentes exclamations entremêlées des juremens qui faisaient les ordinaires ornemens des discours de John, Cette réponse ne fit que confirmer Catherine dans l’opinion où elle était qu’il se faisait une grande consommation de vin à Oxford ; que John était un des zélés consommateurs, et qu’en comparaison de lui, James pouvait être cité pour sa sobriété.

Thorpe voyant la mauvaise tournure que cette conversation avait prise, se remit à parler du mérite de son équipage : il fit de nouveau le détail des précieuses qualités qui distinguaient son cheval, de sa vîtesse, du moëlleux de ses mouvemens, lesquels selon lui étaient tels qu’ils rendaient presqu’insensibles ceux de la voiture. Catherine, sans aucune connaissance sur un pareil sujet, et avec beaucoup de méfiance d’elle-même, ne pouvait qu’écouter et faire de tems à autre une simple réponse approbative ; c’était d’ailleurs la seule que lui permettait la volubilité de la langue de son compagnon. Elle devint ainsi en quelque sorte l’écho des louanges que celui-ci se donnait ; et sans la moindre difficulté il fut convenu entr’eux que l’équipage de M. Thorpe l’emportait de beaucoup sur tous ceux de son espèce qui existaient en Angleterre ; qu’il était le plus léger de tous, que son cheval était le meilleur coureur, que lui-même était le plus habile conducteur.


Tous ces points étant décidés et la matière paraissant épuisée sur ce sujet, Catherine, après quelques momens de silence et pour faire diversion, se hasarda à demander à son compagnon s’il pensait que le gig dans lequel James était fût solide. — Solide ! Ah pardieu ! De votre vie vous n’avez vu une semblable patraque ; il n’y a pas un fer qui tienne ; les roues pouvaient être belles et bonnes il y a dix ans, la caisse de même. Sur mon âme si vous vouliez en prendre la peine, avec le plus léger effort vous parviendriez seule à la mettre en mille pièces ; c’est la plus détestable carriole que l’on puisse voir ; je ne voudrais pas pour mille livres être obligé de faire seulement deux milles dedans. Grâces à Dieu, la nôtre est bien différente. — Bon Dieu ! s’écria Catherine très-effrayée, il faut absolument nous en retourner ; si nous continuons, il arrivera infailliblement quelqu’accident ; de grâce, M. Thorpe, retournons. Arrêtez ! arrêtez ! Parlez à mon frère du danger qu’il court. — Courir du danger ! Eh, parbleu ! Qu’est-ce que cela fait ? Si la voiture casse, eh bien, ils rouleront par terre ; le terrain est uni, la chûte ne sera pas désagréable. Au surplus tranquillisez-vous ; il ne s’agit que de savoir bien conduire la voiture ; une vieillerie comme celle-là est encore assez solide pour durer vingt ans, si elle est en bonnes mains. Tenez, je parie cinquante livres que je la conduis à York et la ramène, sans qu’il y manque un clou.

Tout ce que Catherine entendait la jettait dans le plus grand étonnement ; elle ne savait comment concilier des opinions si différentes sur le même sujet. Les discussions étaient pour elle des choses inconnues. Jamais il ne s’en était soutenu dans sa famille sur quelque sujet que ce fût. Si quelqu’un en entamait une, elle était arrêtée sur-le-champ, ou par une pointe, ou par une plaisanterie faite par son père, ou par un proverbe cité par sa mère ; elle avait bien moins encore été dans le cas de connaître les faussetés et les contradictions, dont la vanité se sert pour se faire valoir ; jamais, chez ses parens, on ne pensait à recourir à des détours peu véridiques pour se donner quelqu’importance, ni à assurer une chose pour la démentir quelques momens après. Tout, jusqu’à ses réflexions, contribuait à la tenir dans l’incertitude la plus pénible ; d’abord elle chercha à s’assurer par de nouvelles questions si M. Thorpe croyait réellement que la voiture de James fût dans le cas de se briser. Et enfin, comparant tout ce qu’elle venait d’entendre, elle n’y trouva rien que de vague et d’incertain ; elle s’arrêta à l’idée que M. Thorpe ne voudrait pas laisser courir à sa sœur et à son ami un danger qu’il pouvait si facilement prévenir, elle se persuada que cette voiture n’était pas en si mauvais état qu’il le disait, et elle se tranquillisa à ce sujet.

John lui-même montra qu’il avait perdu toutes ses craintes ; car dans tout le reste de la conversation ou pour mieux dire de son monologue, il ne parla plus que de lui et de ce qui le concernait. Il fit le récit de tous les marchés de chevaux qu’il avait terminés, tantôt pour des bagatelles, tantôt pour des sommes énormes. Il désigna de quelles races provenaient tous ceux qu’il avait eus ; il énuméra tous les paris qu’il avait faits sur des courses, et qu’il avait gagnés par ses connaissances, qui lui faisaient juger infailliblement de la valeur et de la vîtesse d’un cheval. Il détailla tous les mauvais pas dont l’ardeur de son excellent coursier l’avait tiré sans le moindre accident, tandis que ses camarades y étaient presque tous restés. Ensuite il se vanta de tuer lui seul à la chasse plus de gibier que tous les autres ensemble ; il fit la description de quelques fameux traques aux renards, il raconta comment dans telles occasions il avait été obligé de se charger de diriger lui-même les chiens, de rectifier la marche de la meute, de réparer les méprises des chasseurs les plus expérimentés.

Catherine avait trop peu de connaissances sur tous ces objets pour pouvoir apprécier au juste de tels récits, et comme elle avait des notions trop incertaines sur les qualités auxquelles un homme peut atteindre, elle n’osait entièrement repousser les doutes qui naissaient dans son esprit sur les prouesses de John et les éloges sans fin qu’il se donnait. Il était frère d’Isabelle : ses manières plaisaient à toutes les femmes d’après l’assurance donnée par James ; cependant en dépit de ces deux autorités la fatigue que lui faisait éprouver cette société, fatigue qui ne tarda pas à se faire sentir et qui s’accrut constamment jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en Pulteney-Street lui fit naître quelques doutes sur l’infaillibilité du jugement de son frère et de son amie ; elle commença à faire usage du sien et à s’arrêter à la pensée que le plus grand des plaisirs n’était pas celui d’avoir M. Thorpe pour partener ; soit en voiture, soit au bal.

Lorsque les voitures furent arrivées devant la porte de Mistriss Allen, Isabelle donna des marques éclatantes du plus grand étonnement, en apprenant qu’il était aussi tard. Trois heures passées ! Cela était inconcevable, incroyable, impossible ! Elle ne voulut s’en rapporter, ni à sa montre, ni à son frère, ni au domestique ; selon elle chacun voulait la tromper, et elle ne céda que lorsque M. Morland, tirant lui-même sa montre, lui prouva la vérité de l’assertion générale. Comment alors se refuser à croire ! Le doute eût été ridicule. Elle n’en protesta pas moins contre l’assertion de tout le monde, qu’il était impossible qu’elle eût été deux heures et demie à la promenade. Elle appela Catherine en témoignage. Celle-ci, qui ne pouvait dire une fausseté, même pour plaire à son amie, s’accorda avec les autres ; mais c’était peine perdue : Isabelle ne fit aucune attention à sa réponse ; elle était trop préoccupée de ce qui remplissait sa tête : « il était tard, il fallait incontinemment retourner chez sa mère : depuis des siècles elle n’avait eu un seul moment de conversation avec sa chère Catherine, et elle avait tant de choses à lui dire ! Jamais elles ne pouvaient être seules ensemble. » Enfin avec le sourire le plus tendre, les yeux mouillés de larmes, elle embrassa sa chère Catherine, et partit.

Cette dernière trouva Mistriss Allen entièrement débarrassée des soins de la matinée. Elle en fut accueillie par un « eh bien, ma chère ! Ah ! vous voilà ! J’espère que vous avez eu du plaisir à votre promenade. » — Oui Mistriss, je vous remercie ; nous ne pouvions avoir une plus belle journée. — C’est ce que me disait Mistriss Thorpe. — Elle était charmée que vous en eussiez profité. — Vous avez vu Mistriss Thorpe ? — Oui, aussitôt que vous avez été partie, je suis allée à la Pump-Room, où je l’ai rencontrée ; nous avons beaucoup causé ensemble : elle m’a dit que le veau était extrêmement rare, qu’on n’avait presque pas pu en trouver au marché ce matin. — N’avez-vous pas vu d’autres personnes de votre connaissance ? — Arrivées au demi-cercle, nous avons eu le plaisir de rencontrer Mistriss Hughes ; Monsieur et Miss Tilney se promenaient avec elle. — En vérité !… se sont-ils arrêtés avec vous ? — Oui, nous nous sommes promenés ensemble plus d’une demi-heure… Je les trouve très-aimables. Miss Tilney avait une jolie robe de mousseline brodée ; il y a apparence qu’elle se met toujours bien. Mistriss Hughes m’a raconté beaucoup de choses sur la famille de cette jeune personne. — Et qu’a-t-elle pu vous dire ? — Oh ! beaucoup de choses : elle ne m’a parlé que de cela. — Vous a-t-elle dit en quelle partie de Glomester-Shire elle réside ? — Oui, elle me l’a dit ; mais je ne m’en souviens pas bien ; M. et Miss Tilney sont d’une bonne famille. Mistriss Tilney était une Miss Drummond ; elle et Mistriss Hughes étaient camarades d’école. La première avait une grande fortune ; quand elle s’est mariée, son père lui a donné vingt mille pièces, et elle en a eu cinq cent pour son trousseau. Mistriss Hughes a vu toutes les robes au moment même qu’on les apportait. — M. et Mistriss Tilney sont-ils à Bath ? — Je crois qu’ils y sont… cependant je n’en suis pas bien sûre… mais en me le rappellant, j’ai quelque idée qu’ils sont morts… du moins Mistriss. — Oui, oui ! j’en suis sûre, Mistriss Tilney est morte ; j’en suis assurée maintenant ; car M. Drummond avait donné à sa fille, le jour où elle s’est mariée, un superbe rang de perles, et Miss Tilney l’a eu à la mort de sa mère. — M. Tilney, mon partener, est-il le seul fils de cette famille ? — Je n’en suis pas bien sûre, ma chère ; j’ai cependant quelque idée qu’il est fils unique. C’est un beau jeune homme, un jeune homme de mérite, et fort aimé de tout le monde, suivant ce que dit Mistriss Hughes.

Catherine n’étendit pas ses questions plus loin : elle vit aisément par les réponses de Mistriss Allen que celle-ci n’avait rien de plus à lui apprendre sur l’objet qui l’intéressait. Elle fut extrêmement contrariée d’avoir manqué une si belle occasion de se trouver avec M. et Mistriss Tilney : si elle eût pu la prévoir, rien assurément ne l’aurait décidée à accepter la proposition de M. Thorpe : elle accusa son mauvais sort de l’avoir privée du plaisir qu’elle désirait et de l’avoir comme forcée de passer si désagréablement son tems avec un homme qui lui parut alors plus fâcheux et plus insupportable que jamais.



CHAPITRE X.


Le soir Catherine alla au spectacle avec Mistriss Allen. À peine étaient-elles placées, que Mistriss Thorpe vint avec sa famille et M. Morland se réunir à elles. Oh ! comment, ma chère Catherine, dit Isabelle en entrant dans la loge, vous êtes ici la première ! Charmante fille !… Elle s’assit à ses côtés ; puis s’adressant à James, qui s’était aussi placé près de sa sœur, je vous préviens, M. Morland, lui dit-elle, que je ne vous adresserai pas un mot de la soirée ; arrangez-vous là-dessus. C’était effectivement pour elle une belle occasion d’entretenir son amie d’une partie des cent mille choses qu’elle lui avait annoncé avoir à lui dire sur tout ce qui s’était passé depuis un siècle qu’elles n’avaient pu causer en particulier. Comment vous êtes-vous portée, ma chère Catherine, reprit-elle, pendant l’éternité que nous n’avons pu être ensemble ? Mais ais-je besoin de le demander, en voyant l’éclat brillant de vos beaux yeux ? En vérité, je ne vous ai jamais vue coiffée avec autant de goût : c’est une perfidie ; quel homme pourra vous résister ! Mon frère, je vous l’assure est déjà vaincu par vos charmes : quant à M. Tilney…, mais c’est encore un secret… Malgré toute votre modestie, vous ne pouvez plus douter maintenant de ses sentimens. Son retour à Bath ne les fait que trop paraître. Je donnerais tout au monde pour le voir ; j’en ai une impatience inexprimable. Ma mère dit que c’est le plus aimable jeune homme que l’on puisse trouver. Elle l’a vu ce matin, vous le savez. Montrez-le moi, je vous en prie ; est-il maintenant dans la salle ? Pour Dieu, regardez bien ; je vous assure que je n’aurai pas un moment de tranquillité que je ne l’aie vu. — Je ne crois pas qu’il soit ici, dit Catherine ; je ne le vois nulle part. — C’est affreux ! Je ne le rencontrerai donc jamais !… Aimez-vous ma robe, ma chère ? La forme des manches est entièrement de mon invention. Croiriez-vous que je suis extrêmement fatiguée de Bath ? J’en parlais ce matin avec votre frère, nous nous accordions à dire qu’il était agréable d’y passer quelques semaines ; mais que pour des millions nous ne consentirions pas à y fixer notre résidence. Ce n’est pas en cela seul que nos goûts se rapportent, nous préférons aussi le séjour de la campagne à celui de la ville ; enfin pendant toute notre conversation il a régné une telle conformité dans nos opinions que c’en était presque ridicule. Pour rien au monde je n’aurais voulu que vous y fussiez présente : vous êtes maligne, vous n’auriez pas manqué de faire quelques méchantes remarques. — Pourquoi cela ? Je vous assure que je n’en aurais fait aucune. — Oh ! certainement vous en auriez fait ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même ; vous n’auriez pas manqué de dire que nous étions nés l’un pour l’autre, ou de faire quelqu’autre plaisanterie pareille qui m’aurait fort embarrassée et m’aurait fait monter le rouge au visage. Je vous le répète, pour rien au monde je n’aurais voulu que vous eussiez été là. — En vérité, vous vous trompez ; non-seulement je n’aurais fait ni sur ce sujet, ni sur tout autre, aucune remarque inconvenante, mais la pensée ne m’en serait pas même venue. Isabelle sourit de manière à faire entendre qu’elle n’en croyait rien, et s’entretint avec James tout le reste de la soirée.

Le désir que Catherine avait de rencontrer Miss Tilney s’accrut encore le lendemain, et lui fit prendre la résolution de retourner le jour même à la Pump-Room. La crainte que quelques nouvelles propositions ne vinssent mettre obstacle à ses projets la tourmenta jusqu’au moment de sa sortie ; mais elle fut assez heureuse pour ne pas être contrariée et retardée par des visites importunes. Elle se rendit donc à la Pump-Room avec M. et Mistriss Allen. Le premier après avoir bu son verre d’eau se réunit à quelques hommes pour parler des événemens politiques du jour, et comparer la manière différente dont les diverses feuilles rendent compte du même fait. Mistriss Allen et Catherine se promenèrent ensemble en examinant chaque nouveau visage, chaque nouveau chapeau. Un quart d’heure plus tard Mistriss Thorpe arriva avec sa famille et M. Morland. Catherine, suivant sa coutume se réunit à Isabelle, James resta avec elles, et se séparant insensiblement de la compagnie ils se promenèrent tous trois ensemble. Catherine ne tarda pas à sentir tout ce que cette société avait de désagréable pour elle, puisqu’elle s’y trouvait comme entièrement isolée. Isabelle et James ne s’occupaient que de causer entr’eux ; ils élevaient quelques discussions sentimentales qu’ils soutenaient en se parlant à voix basse et en laissant échapper de tems à autre quelques éclats de rire. S’ils adressaient la parole à Catherine, ce que toutefois ils ne faisaient que très-rarement, c’était pour lui demander de décider sur la question qu’ils agitaient et sur laquelle elle pouvait d’autant moins donner son avis qu’elle n’en avait pas entendu un mot.

Fatiguée du rôle qu’elle jouait, elle chercha et parvint à se séparer d’Isabelle ; elle ne fut pas long-tems sans apercevoir Miss Tilney, qui arrivait avec Mistriss Hughes. Le plaisir la ranima et la conduisit à la rencontre de celle qu’elle désirait si ardemment trouver. Elle en fut accueillie avec beaucoup de politesse, et ses avances furent reçues avec des marques d’amitié. Elles se promenèrent ensemble tout le tems que les deux sociétés restèrent dans la Pump-Room. Elles firent des observations, des réflexions qui sans doute avaient été faites auparavant plus de mille fois à chaque saison et dans le même lieu, mais qui avaient ici le mérite assez rare d’être exprimées avec simplicité, sans aucune recherche et avec le caractère de l’exacte vérité. Comme votre frère danse bien ! fut une exclamation ingénue qui échappa à Catherine à la suite de cette conversation : cette exclamation étonna et fit sourire Miss Tilney. Henri ! dit-elle en riant ; oui, il danse assez bien. — Il ne peut avoir dernièrement pensé que mal de moi. Il m’avait invitée à danser, je n’ai pu accepter son offre, et je lui ai donné pour motif que j’avais un engagement. Il aura remarqué que je suis restée assise ; cependant dans la réalité j’étais engagée pour toute la soirée avec M. Thorpe. Miss Tilney inclina la tête et ne répondit rien. Vous ne pouvez imaginer, reprit Catherine, quelle a été ma surprise, en le revoyant ; je le croyais parti. — Quand Henri a eu le plaisir de vous voir pour la première fois, il n’était à Bath que pour deux jours, et il y était venu y choisir notre logement. — C’est ce qui ne m’est pas venu en idée. Ne le rencontrant nul part, il était naturel de penser qu’il était parti. La jeune demoiselle avec laquelle il a dansé mardi ne se nomme-t-elle pas Miss Smith ? — Oui, c’est une connaissance de Mistriss Hughes. — Elle paraissait bien contente de danser. Trouvez-vous qu’elle soit jolie ? — Non : pas absolument. — Votre frère ne vient donc jamais à la Pump-Room ? — Pardonnez-moi, il y vient quelquefois : ce matin il a monté à cheval avec mon père. Dans ce moment Mistriss Hughes s’approcha, et demanda à Miss Tilney si elle était prête à retourner. — J’espère, dit Catherine à celle-ci, que j’aurai bientôt le plaisir de vous revoir. Irez-vous demain au bal ? Cela serait possible. Oui, je pense que nous irons. — J’en suis bien aise ; car nous irons aussi. Après une réponse polie de Miss Tilney, on se sépara.

Miss Tilney recueillit dans cet entretien quelques notions sur les sentimens de sa nouvelle amie, qui de son côté était bien éloignée de soupçonner qu’elle eût pu dire quelque chose qui fût capable de la trahir. Catherine rentra donc à la maison très-heureuse de ce que la matinée avait répondu à son désir. La soirée du jour suivant fut alors le nouveau sujet qui occupa toutes ses pensées. La robe qu’elle devait mettre, la coiffure qu’elle devait choisir, devinrent l’objet important de ses réflexions. Je ne chercherai point à la justifier, parce que la parure est toujours une occupation frivole, et que le soin excessif que l’on en prend nuit pour l’ordinaire aux avantages que l’on a reçus de la nature. C’est ce que Catherine ne pouvait ignorer. Sa grand’tante lui avait fait une lecture sur ce sujet aux dernières fêtes de Noël. Elle n’en veilla pas moins assez long-tems la nuit du mercredi au jeudi, pour avoir le loisir de délibérer si elle mettrait sa robe de mousseline brodée à la main ou celle qui était brodée au tambour. Si ce n’eût été pour le lendemain, elle n’aurait certainement pas manqué d’en acheter une neuve.

Elle tombait dans l’erreur commune à presque toutes les femmes, erreur dont il faudrait qu’elles fussent toutes averties plutôt par une personne de l’autre sexe que du nôtre, par un frère plutôt que par une grand’tante. Un homme en effet doit en être cru lorsqu’il assure que les hommes font peu d’attention à une robe neuve. Qu’il serait désolant pour bien des femmes d’apprendre d’une manière sûre le peu d’effet qu’une parure riche et nouvelle fait sur le cœur des hommes, et quel effet la différence d’une robe de soie, de mousseline ou de jassenar produit sur leurs sentimens. La parure d’une femme n’est que pour sa satisfaction propre. Elle peut en être plus brillante, mais non plus belle, plus admirée, mais non plus aimée. Une parure propre et soignée suffit pour plaire aux hommes ; une simplicité de bon goût est presque toujours ce qu’il y a de plus favorable à la beauté. Mais aucune de ces importantes réflexions ne vint à la pensée de Catherine.

Le jeudi soir elle arriva au bal dans une disposition d’esprit bien différente de celle qu’elle y avait apportée le mardi précédent. Alors elle était sous le poids d’un engagement avec M. Thorpe, et aujourd’hui elle mettait tous ses soins à éviter sa rencontre et une nouvelle invitation de sa part. Quoiqu’elle ne pensât pas, quoiqu’elle n’osât pas même penser que M. Tilney voulût l’inviter une troisième fois à danser, elle le désirait cependant, elle l’espérait, et elle tâchait d’arranger les choses de manière à rester libre. Toutes les jeunes personnes peuvent comprendre les agitations de notre héroïne dans ce moment. Il n’en est guères qui ne les aient éprouvées quelquefois : n’ont-elles pas toutes eu à craindre ou cru avoir à craindre les poursuites de celui qu’elles voulaient éviter, et à éprouver l’inquiétude de ne pas fixer l’attention de celui auquel elles désiraient plaire ?

À l’approche des Thorpe, Catherine éprouva les angoisses de l’agonie ; elle cherchait de tout son pouvoir à se dérober à la vue de John. Se tournait-il de son côté, elle était saisie d’un frisson mortel. Les quadrilles se formaient et les Tilney ne paraissaient nulle part. Ne me condamnez pas, ma chère Catherine, lui dit tout bas Isabelle : je ne puis me dispenser de danser encore avec votre frère. Je sais tout ce que cela peut avoir de choquant, je ne cesse de le lui répéter et de lui en faire honte à lui-même, il insiste toujours : il faut que vous me rassuriez par votre exemple ; venez avec nous, ma chère amie, vous danserez avec John ; il nous a quittés, mais il va revenir dans le moment ; et sans attendre de réponse, elle disparut avec James. John Thorpe était assez éloigné, mais Catherine le voyait encore et n’en désirait que plus vivement qu’il disparût aussi. C’est ce qu’il fit à la fin. Dès le moment où elle n’eut plus à l’observer, ni à le craindre, elle resta les yeux absolument fixés sur son éventail, se livrant à des pensées qu’elle taxait elle-même de folie. Car en supposant que M. Tilney fût dans cette foule, il pouvait se passer beaucoup de tems avant qu’il l’aperçût ; il pouvait aussi avoir engagé une autre partener. Ces idées l’absorbaient toute entière. Ce fut M. Tilney lui-même qui la tira de cet état, en lui adressant une respectueuse invitation. On concevra sans peine avec quel délicieux battement de cœur cette invitation fut acceptée. La joie la plus franche était peinte dans ses yeux. Elle se leva avec empressement, et le suivit avec un trouble qu’il lui était impossible de cacher. Échapper à l’ennui presqu’inévitable de danser avec John ; être invitée par M. Tilney aussitôt qu’elle en avait été aperçue, comme s’il avait eu lui-même le désir de la chercher ; avoir été libre de l’accepter ; c’était ce qu’elle avait regardé comme presqu’impossible, et ce qui l’élevait au plus haut dégré de la félicité.

À peine étaient-ils parvenus à s’assurer une place, que l’attention de Catherine fut attirée par la présence de John qui s’arrêta devant elle. Comment, Miss Morland, dit-il ! Comment ! Vous ici ? Je croyais que nous devions danser ensemble. — Je m’étonne que vous ayez eu cette pensée, puisque vous ne m’avez pas invitée. — Fort bien ! De par Dieu, je vous ai engagée tout en entrant dans la salle, et je suis revenu pour vous rappeler cet engagement au moment que vous veniez de quitter votre place… C’est un tour perfide que vous me jouez. Je ne viens ici que pour l’amour de vous, que pour vous faire danser… et vous vous étiez engagée avec moi depuis mardi dernier. Oui, oui, je me souviens de la demande que je vous ai faite, quand vous étiez dans l’anti-chambre et que vous mettiez votre manteau. J’ai dit à tous mes amis que cette nuit je danserais avec la plus jolie personne du bal. Quand ils vous verront danser avec un autre, c’est alors que je vais être l’objet de leurs railleries.

— Eh non ! Ils ne pourront jamais me reconnaître au portrait que vous dites leur avoir fait de moi.

— S’ils ne vous reconnaissaient pas ils mériteraient tous d’être jettés à la porte comme des imbéciles. Quel est donc votre partener actuel ?

— M. Tilney.

— Tilney ! répéta-t-il. Hem, je ne connais pas ce nom-là. C’est une bonne figure d’homme. Vous êtes bien ensemble. Sait-il manier un cheval ? J’ai ici un de mes amis, Samuel Fletcher, qui en a un à vendre : tout le monde court après. C’est un fameux cheval pour la course. Il ne le fait que quarante guinées ; en demandât-il cinquante que je les donnerais ; car ma manie est d’acheter un bon cheval quand je le trouve. Mais Fletcher hésite, il ne veut rien conclure. Que ne donnerais-je pas pour un bon cheval de chasse : j’en ai trois maintenant ; jamais il n’y en eut de meilleurs ; je n’en donnerais pas un pour huit cents guinées. Nous avons résolu, Fletcher et moi, de louer une maison en Leicester-Shire pour la saison prochaine, car il est diablement désagréable de vivre à l’auberge.

Ce propos fut le dernier auquel Catherine fut obligée de prêter attention. Une longue suite de dames qui passèrent entr’elle et John les sépara. M. Tilney s’approchant alors, lui dit : ce gentelman a épuisé ma patience ; je n’aurais pu m’empêcher de la lui témoigner, s’il fût resté une minute de plus avec vous. C’est un affront réel qu’il m’a fait en me privant ainsi de ma partener : nous avons pour cette soirée une espèce de contrat, dans le but de nous faire jouir mutuellement de la société l’un de l’autre. Ce qu’elle peut nous offrir d’agréable nous appartient exclusivement, de manière que personne ne peut s’emparer de l’attention de l’un sans blesser les droits de l’autre. Je comparerais volontiers l’engagement pour la danse à celui du mariage : fidélité et complaisance, voilà ce qui constitue les devoirs principaux et réciproques de ces deux espèces d’engagemens. Ceux qui n’en forment point n’ont pas plus de droits sur une partener que sur la femme d’un autre. — Cependant ces deux liens sont bien différens. — Croyez-vous qu’ils ne puissent être comparés. — Il me le semble. — Deux personnes qui se marient ne peuvent plus se séparer ; elles doivent pour toujours demeurer et vivre ensemble ; tandis que celles qui s’unissent pour danser n’ont guères qu’une demi-heure à se trouver à côté l’une de l’autre dans une grande salle. — Voilà la manière dont vous considérez le mariage et la danse : sous ce rapport, je conviens qu’effectivement leur ressemblance n’est pas frappante ; mais il est un autre point de vue sous lequel on peut les envisager. Vous ne vous refuserez sans doute pas à avouer que dans les deux cas l’homme a le privilége de choisir, et la femme celui de refuser ; qu’il y a de chaque côté entre un homme et une femme un engagement formé pour l’avantage de chacun : que, dès qu’il est contracté, l’un appartient exclusivement à l’autre jusqu’au moment de la dissolution ; qu’il est du devoir de l’un de ne donner à l’autre aucun sujet de regretter de n’avoir pas fait un autre choix ; qu’il est de l’intérêt de chacun de ne pas chercher à trouver plus de perfections dans tout autre que dans son partener, et de ne pas s’arrêter à la pensée qu’il eût été plus heureux s’il eût fait un autre choix. Ne convenez-vous pas de cela ? — Sans doute, ce que vous dites est vrai ; malgré cela, j’ai de la peine à croire que ce ne soit pas deux choses assez différentes pour ne pouvoir être vues sous un même rapport, ni être comparées ensemble. — Votre opinion tient à la différence que vous établissez entre ces deux choses. Dans le mariage, vous ne voyez l’homme que comme le soutien de la femme, et vous croyez que l’obligation de celle-ci ne consiste qu’à s’appliquer à rendre sa maison agréable à son mari. Celui-ci donc doit être tout entier à l’utile, et celle-là est faite pour l’agréable. Dans le bal au contraire les choses suivent un ordre inverse. Les soins, les attentions, les complaisances sont le partage de l’homme, et la femme n’a à s’occuper que de son éventail, de son flacon. Tels sont les différences qui vous frappent et qui vous font regarder toute comparaison comme impossible. — Je vous assure que ces idées ne me sont jamais venues dans l’esprit. — Allons je vois bien que vous n’êtes pas de mon avis ; cependant permettez moi une observation ; votre manière de voir ne laisse pas d’être inquiétante pour moi, vous ne voulez admettre aucune obligation dans les devoirs de partener, vous ne les regardez pas comme aussi sérieux que le vôtre peut le désirer, dès-lors je dois craindre que si le cavalier qui vient de vous quitter, ou quelqu’autre même revenait, vous ne croyez pouvoir, sans blesser mes droits, causer avec ces Messieurs pendant tout le tems que vous avez bien voulu m’accorder à moi seul. — M. Thorpe est un ami particulier de mon frère ; il vient me parler, je ne puis refuser de lui répondre, mais excepté lui et mon frère, je ne connais dans cette salle aucun cavalier qui puisse venir causer avec moi. — Ah ! si je ne dois avoir que ce motif de sécurité ! Hélas… ! Hélas… ! — Mais pouvez-vous en avoir de meilleur : je ne connais personne, je n’ai envie de causer avec personne. — Ce dernier motif me rassure, je vais reprendre courage.

Trouvez vous toujours Bath aussi agréable que vous le trouviez lorsque j’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois ? — Encore davantage. — Vous n’y pensez donc pas ? Ne savez-vous pas qu’au bout d’un certain tems on doit en être fatigué, et qu’à la fin des six semaines on ne peut plus y tenir. — Je crois que quand j’y resterais six mois je ne m’y ennuyerais pas. — Vous entendrez cependant répéter par tout le monde que Bath comparé à Londres, ne peut paraître long-tems agréable. Chacun vous dira : pendant six semaines je trouve Bath charmant ; mais après ce tems c’est le lieu le plus monotone qu’on puisse voir. Tel est le langage ordinaire de toutes les personnes qui viennent régulièrement chaque année pour y passer six semaines, qui y restent un an et en partant sont tout étonnées d’y avoir fait un aussi long séjour.

— Je crois cela possible ; chacun juge par comparaison. Ceux qui demeurent à Londres peuvent ne pas aimer Bath ; mais moi je ne trouverai jamais cette ville aussi triste que le petit village que j’habite et qui n’offre aucun agrément, tandis qu’ici on trouve à passer agréablement la journée par la variété des plaisirs qu’on y rencontre.

— Vous n’aimez donc pas la campagne ?

— Pardonnez-moi je l’aime ; j’y ai toujours vécu ; j’y ai toujours été assez heureuse. Mais certes il n’y a nulle comparaison à faire entre la manière de vivre à Bath, et celle de vivre à la campagne, où chaque jour on fait la même chose.

— Mais à la campagne vos occupations sont plus solides, plus utiles.

— Les miennes ?

— Oui les vôtres ; pourquoi pas ?…

— Elles y sont à peu-près les mêmes qu’ici.

— Cependant ici vous n’êtes occupée qu’à vous amuser.

— Je m’amuse aussi à Fullerton ; peut-être pas aussi bien qu’ici, je m’y promène comme je le fais à Bath ; la différence qu’il y a c’est qu’ici je vois un grand concours de monde, tandis qu’à Fullerton je ne vois que Mistriss Allen avec laquelle je suis souvent seule.

Cette naïveté plut fort à M. Tilney. Seule avec Mistriss Allen, répéta-t-il, cela n’est pas bruyant.

Quand vous retournerez à Fullerton combien de choses vous aurez à raconter à vos parens ! Vous leur direz tout ce que vous aurez vu, tout ce que vous aurez fait.

— Oh, mon Dieu, oui ; je leur conterai tout ce que j’aurai vu avec Mistriss Allen et les autres personnes ; quand je retournerai à la maison, il me semble que je ne pourrai parler d’autre chose que de Bath, car je l’aime beaucoup : si j’avais ici papa, maman et mes sœurs, je crois que je serais trop heureuse ; l’arrivée de mon frère ainé m’a fait un bien grand plaisir. Il est venu à Bath en même tems qu’une autre famille avec laquelle il est lié, et avec laquelle j’ai fait connaissance. Je ne conçois pas, en vérité, que l’on puisse dire que l’on est ennuyé ou fatigué de Bath.

Sans doute avec la candeur des sentimens que vous manifestez il est impossible de s’ennuyer à Bath ; mais les papas, les mamans, les frères, les amies intimes ne sont pas les objets qui occupent ici exclusivement nos élégantes baigneuses ; les bals, les spectacles, les plaisirs, et sur-tout les plaisirs nouveaux, ont bien plus d’attraits pour elles.

Ici la danse qui commença vint mettre fin à leur conversation, et ils ne s’occupèrent plus que du plaisir de danser. M. Tilney reconduisit ensuite Catherine à sa place ; à peine fut-elle assise qu’elle remarqua, dans le nombre des spectateurs un gentelman qui la regardait beaucoup, et qui ne tarda pas à venir se placer immédiatement derrière son partener. C’était un très-bel homme, d’une figure imposante ; il avait passé l’âge de la jeunesse, mais il en avait conservé la vigueur. Il parla à voix basse, mais avec familiarité, à M. Tilney, sans cesser d’avoir les regards attentivement fixés sur Catherine. Celle-ci qui s’en aperçut se troubla, rougit, tourna la tête d’un autre côté, s’imaginant qu’elle n’attirait ainsi l’attention que parce qu’on trouvait quelque chose à redire en elle. Ce gentelman s’éloigna ; et M. Tilney s’adressant à Catherine, vous êtes curieuse, lui dit-il, de savoir ce que j’ai à vous dire de ce gentelman : il sait votre nom ; il est bien juste que je vous apprenne le sien : c’est le général Tilney, mon père.

— Oh ! Ce fut la seule réponse de Catherine, mais quelles paroles auraient été plus obligeamment expressives que cet « oh ». Alors à son tour elle ne cessa de tenir ses yeux, où se peignait l’admiration, attachés sur le général ; elle suivit tous ses mouvemens jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans la foule. Quelle belle famille, pensa Catherine ; et elle avait la plus grande peine à contenir cette exclamation, prête à lui échapper à chaque instant.

En causant avec M. Tilney vers la fin de la soirée, une nouvelle source de félicité s’ouvrit pour elle. Depuis qu’elle était à Bath elle n’avait encore fait aucune promenade dans les environs de cette ville. Miss Tilney qui les connaissait tous lui en parla de manière à exciter sa curiosité ; mais comment la satisfaire, n’ayant personne qui voulût les parcourir avec elle ? C’est la réflexion qu’elle fit. Aussitôt M. et Miss Tilney s’offrirent pour faire avec elle quelques unes de ces promenades le matin, quand elle le désirerait. Dès demain s’écria-t-elle transportée de plaisir ; rien au monde ne me sera plus agréable. La proposition fut accepté très-obligeamment par Miss Tilney sous la seule condition qu’il ne pleuvrait pas. Catherine assura qu’il ferait très-beau ; et il fut convenu qu’on irait la prendre à midi dans Pulteney-Street. Souvenez-vous, demain à midi, fut la recommandation que se firent les nouvelles amies en se séparant. L’ancienne amie de Catherine, celle qui depuis quinze jours, lui parlait tant de sa tendresse, la démonstrative Isabelle ne se présenta pas à elle de toute la soirée. Elle aurait cependant bien voulu la voir pour lui faire le récit de tout ce qui causait sa joie. Mais il fallut céder au désir que Mistriss Allen lui témoigna de se retirer. Ses esprits étaient tellement agités que ni le repos que l’on trouve chez soi, ni la tranquillité de la nuit ne purent les calmer.



CHAPITRE XI.


Le lendemain le soleil en se levant était couvert de nuages que ses rayons ne traversaient que faiblement. Catherine espérait bien qu’ils se dissiperaient. Son espoir était fondé sur son désir… Souvent il arrive qu’une belle matinée prépare une journée pluvieuse, tandis que les nuages de la nuit sont dissipés par le soleil levant… Elle consulta M. Allen pour savoir ce qu’il pensait du tems ; mais il n’avait pas son baromètre, et dès-lors il refusa d’émettre une opinion. Elle s’adressa à Mistriss Allen, qui ne fut pas si embarrassée ; elle annonça, sans la moindre difficulté, qu’il ferait très-beau, pourvu toutefois que les nuages parvinssent à se dissiper, et que le soleil reprît le dessus.

Vers onze heures quelques gouttes de pluie vinrent frapper les vitres de l’appartement. Le bruit qu’elles firent remplit Catherine de terreur. Oh, mon Dieu ! dit-elle, je crois qu’il pleut. — Il me semble que c’est vrai, dit Mist. Allen. — Il n’y aura donc point de promenade aujourd’hui, reprit Catherine en soupirant. Peut-être ne sera-ce rien ; le tems pourra se remettre à midi. — Cela se pourra bien, ma chère, mais il fera bien sale. — Oh ! qu’est-ce-que cela fait ? On ne pense jamais à la boue. — Je sais, dit tranquillement Mistriss Allen, que vous n’y pensez jamais. — La pluie devient toujours plus forte, dit Catherine, en regardant à la fenêtre. — Oui, en vérité, les rues seront affreuses, si cela continue. — Voilà déjà quatre parapluies déployés. Que je hais de voir des parapluies ! — C’est effectivement une chose désagréable à porter ; il vaut mieux prendre une voiture, quand il pleut. — Le tems était beau ce matin ! J’espérais bien qu’il continuerait de même. — Assurément personne n’aurait cru qu’il dût pleuvoir ainsi : il y aura bien peu de monde à la Pump-Room, si la pluie dure toute la matinée. J’espère que M. Allen pensera à mettre son manteau, quand il voudra y aller : j’ai pourtant grand’peur qu’il ne le veuille pas, parceque je ne puis jamais l’engager à le prendre, quand il sort ; je ne sais pourquoi il s’y refuse, car c’est un vêtement bien bon pour ce tems.

La pluie continuait à tomber, mais moins abondamment ; les regards de Catherine se portaient alternativement et sur sa montre et du côté de la fenêtre : l’espoir l’abandonnait ou renaissait selon que la pluie tombait plus ou moins fort. Enfin l’horloge frappa midi, et la pluie ne cessait pas. Vous ne pourrez sortir, ma chère, lui dit Mistriss Allen. — Je ne désespère pas tout-à-fait : encore un quart d’heure et le tems peut se remettre ; il me semble même qu’il s’éclaircit déjà un peu… Voilà midi vingt minutes, et le tems ne change pas, dit Catherine en soupirant. Que nous serions heureux si nous avions ici le climat de l’Italie ou du midi de la France ! Là il fait toujours si beau, suivant les charmantes descriptions du roman d’Udolphe : quel superbe tems il faisait la nuit de la mort du pauvre Saint-Aubin.

Une demi-heure se passa encore et tint Catherine dans la même perplexité. Au bout de ce tems un rayon de soleil, perçant le nuage, vint briller près d’elle. Cette apparition lui fit faire un saut et pousser un cri de joie. Elle courut à la fenêtre comme pour encourager le soleil à prendre le dessus. Sans doute, il fut sensible à ses vœux ; car dix minutes après les nuages avaient disparu, et le tems devint délicieux ; ce qui justifia l’opinion de Mistriss Allen, qui assurait avoir toujours pensé qu’il ferait beau, si le tems s’éclaircissait. De nouvelles craintes, de nouveaux doutes vinrent alors tourmenter Catherine : pouvait-elle encore espérer que ses amis viendraient ? Miss Tilney ne trouverait-elle pas qu’il avait trop plu pour aller se promener ?

Catherine, qui ne quittait pas la fenêtre, fut très-surprise à l’apparition des deux voitures et des trois personnes qui, quelques jours auparavant, lui avaient causé la même sensation. Isabelle ! mon frère ! M. Thorpe ! s’écria-t-elle : ils viennent peut-être encore me chercher ; mais je déclare à l’avance que je n’irai pas avec eux. En vérité, je ne le puis. Vous voyez que Miss Tilney peut encore venir. Mistriss Allen dit qu’elle avait raison. M. Thorpe se fit bientôt entendre. En montant l’escalier, il criait de toutes ses forces : Miss Morland est-elle prête ? Dépêchez-vous, lui dit-il, en ouvrant la porte avec violence, dépêchez-vous ; nous n’avons pas un moment à perdre ; nous allons à Bristol… Comment vous portez-vous, Mistriss Allen ? — À Bristol, mais c’est bien loin. D’ailleurs je ne puis aller avec vous ; j’ai des engagemens ; j’attends quelques amis qui doivent venir dans un instant. John se récria vivement, l’assura qu’elle ne pouvait se dispenser d’aller avec eux. Il pria Mist. Allen d’engager Catherine à y consentir ; il appela Isabelle et James, qui étaient restés dans la voiture, en leur disant de venir comme auxiliaires pour l’aider à persuader Catherine. Ma chère Miss Morland, ajouta-t-il, ne soyez pas si cruelle ; nous aurons un tems charmant ; vous nous remercierez, votre frère et moi, d’avoir conçu ce projet qui s’est formé dans nos têtes au même instant, je crois, pendant que nous déjeûnions. Il y a deux heures que nous serions venus, sans cette maudite pluie ; mais qu’importe, il fait clair de lune, cela sera délicieux. Je suis ravie en pensant que nous allons respirer l’air de la campagne ; cela ne vaut-il pas mille fois mieux que d’aller dans le petit salon de Pump-Room ? Nous nous dirigerons sur Clifton, nous y dînerons ; ensuite, si nous en avons encore le tems, nous irons à Kingswerton. — Je doute fort que vous le puissiez, dit Catherine. — Vous doutez toujours, s’écria Thorpe ; nous pourrions aller dix fois plus loin : à Kingswerton d’abord, à Blaize-Castle ensuite, à d’autres endroits encore. James, voilà ta sœur qui dit qu’elle ne peut venir avec nous. — Blaize-Castle ? Quel lieu est-ce, demanda Catherine. — Le plus bel endroit de l’Angleterre, digne qu’on se détourne de cinquante milles pour le voir. — Y a-t-il un château ? Un vieux château ? — Le plus vieux des Trois Royaumes. — Ressemble-t-il à ceux dont il est parlé dans Udolphe ? — Il leur ressemble en tous points. — Réellement ! Il y a des tours, de longues galeries ? — Il y en a une douzaine. — Comme j’aimerais à voir ce château ! Mais je ne le puis ; il m’est impossible d’y aller. — Impossible ! ma bonne amie, dit Isabelle, vous n’y pensez pas. Pourquoi donc impossible ? — Je ne le puis, répondit Catherine, en baissant les yeux dans la crainte de rencontrer ceux d’Isabelle : j’attends Miss Tilney et son frère ; ils doivent venir me prendre pour aller faire une promenade hors de la ville ; ils m’avaient promis d’être ici à midi, mais il pleuvait en ce moment ; à présent qu’il fait beau ils ne peuvent tarder à venir. — Attendez-les ! s’écria ironiquement John. Comme nous tournions Broad-Street, je les ai vus tous les deux dans un élégant phaéton que le frère conduisait. — Vous vous serez certainement trompé. — Non, non, j’en suis sûr ; je l’ai vu ; n’est-ce pas celui avec lequel vous avez dansé la nuit dernière ? — Oui. — Eh bien, je l’ai vu tourner et prendre le Lansdown-Road ; il conduisait une jeune fille fort éveillée. — Cela serait-il possible ? — Je vous le jure sur mon âme : je l’ai vu de tout près ; il a un assez joli petit cheval. — C’est étonnant. Ils auront peut-être pensé qu’il faisait trop sale pour s’aller promener à pied. — Ils ont eu raison ; car de ma vie je n’ai vu pareille boue. Marcher ! Il vous serait aussi impossible de vous en tirer, qu’il l’est que vous voliez. Il n’a pas fait si mauvais de toute la saison ; il y a un pied de crotte. Isabelle enchérit encore. Vous ne pouvez, ma chère, dit-elle, concevoir combien il fait mauvais ? Allons, venez avec nous, rien ne doit vous en empêcher. — Il est vrai que je désire bien voir ce vieux château. Peut-on y entrer ? Peut-on voir tous les escaliers, toutes les longues files de chambres ? — Oui, oui, nous verrons tout jusqu’aux plus petits cabinets. — Mais Miss Tilney ? Peut-être n’est-elle allée faire un tour avec son frère que pour laisser à la terre le tems de se ressuyer un peu, et peut-être reviendront-ils tout à l’heure. — Tranquillisez-vous là-dessus, vous n’avez rien à craindre. J’ai entendu M. Tilney dire à un homme de sa connaissance qui passait près de sa voiture, qu’il allait jusqu’à Wich-Rocks. — En ce cas, pensez-vous, Mistriss Allen, que je puisse m’en aller ? — Comme cela vous plaira, ma chère. — Ils s’écrièrent tous : Mistriss Allen, engagez-la, persuadez-la ; il faut qu’elle vienne avec nous. Pour les contenter Mistriss Allen lui dit : eh bien, ma chère, je suppose que vous vous décidez à y aller ; et dans deux minutes ils furent prêts à partir.

En montant en voiture, Catherine était tourmentée par des sentimens divers. Elle était partagée entre le regret d’avoir perdu un très-grand plaisir et l’espoir d’en goûter un aussi grand peut-être, mais d’un genre différent. Elle était blessée de la manière dont les Tilney en avaient agi à son égard, en changeant de projet, sans lui en avoir fait des excuses ; il était une heure plus tard que celle qu’ils avaient fixée pour la promenade, et malgré tout ce qu’elle avait entendu dire de la prodigieuse quantité de boue formée dans la matinée, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que dans le fait il n’y en avait pas assez pour qu’il fût impossible de marcher. D’un autre côté elle trouvait une compensation assez puissante pour la consoler dans le plaisir qu’elle se promettait de parcourir un château semblable à celui dont elle avait lu la description dans Udolphe.

Catherine et John traversèrent rapidement Pulteney-Street, et arrivèrent à Lauza-place, avant que la première eut proféré une seule parole ; tandis que John parlait de son cheval, elle rêvait alternativement à des promesses faussées, à des routes, à des ruines, à des phaétons, à des tapisseries mobiles, aux Tilney, à des portes secrètes. Comme ils approchaient d’Argile-Building, elle fut tirée de sa rêverie par John qui lui dit : savez-vous qui est cette jeune Miss qui vous regarde si fixement, comme si elle avait envie de vous parler ? — Qui ? Où ? — Dans la rue, à droite. — Catherine se retourne, regarde, et ne peut se contenir en voyant Miss Tilney qui tenait le bras de son frère, marchant doucement avec lui et ayant tous deux les yeux attachés à sa voiture. Arrêtez ! Arrêtez ! M. Thorpe, s’écria-t-elle avec vivacité ; c’est Miss Tilney, c’est elle ; arrêtez ! Et vous m’avez dit que vous les aviez vu partir. Arrêtez donc ! je vous en conjure ; je veux descendre et aller leur parler. Au lieu de lui répondre, John mit son cheval au grand trot… Elle perdait de vue les Tilney qui avaient cessé de la regarder, et elle se trouvait déjà en Marchet-place, qu’elle demandait encore à M. Thorpe d’arrêter, qu’elle le suppliait de ne pas aller plus loin, de lui permettre de descendre pour qu’elle fût rejoindre Miss Tilney. John ne faisait que rire, plaisanter, se moquer, fouetter et exciter son cheval ; ce qui tourmentait et indignait Catherine. Cependant comme elle ne pouvait descendre malgré son conducteur, il fallut qu’elle se résignât ; mais ce ne fut pas sans lui adresser les plus vifs reproches.

Comme vous m’avez trompé M. Thorpe ! Comment avez-vous pu me dire que vous aviez vu M. et Miss Tilney sur la route de Lansdown ? Je donnerais tout au monde pour n’être pas venue avec vous. Que penseront-ils l’un et l’autre de moi ? Ils m’accuseront d’avoir manqué à ce que je leur devais, surtout en passant si près d’eux sans m’arrêter, sans leur avoir dit un seul mot ; vous ne vous faites pas d’idée de la peine que cela me cause. Je ne puis plus goûter de plaisir, ni à Clifton, ni ailleurs. Tout ce que je désire maintenant, c’est de retourner et d’aller les rejoindre. Comment avez-vous pu me dire que vous avez vu M. Tilney conduisant sa sœur en phaéton ?

John se défendait fort maladroitement, et s’excusait en assurant que la personne qu’il avait vue ressemblait tellement à M. Tilney, que sur son âme il gagerait encore que c’était lui.

Après avoir abandonné ce sujet, la promenade n’en devint pas plus agréable. Dans la première course que Catherine avait faite avec John, elle l’avait écouté avec complaisance ; cette fois elle n’éprouvait que de l’ennui de tout ce qu’il lui disait, et elle y répondait très-laconiquement. L’idée de Blaize-Castle était seule capable de calmer son mécontentement ; elle s’y arrêtait même avec une sorte de plaisir, qu’elle aurait néanmoins sacrifié bien volontiers à celui de faire la promenade projetée et surtout à la crainte d’avoir donné aux Tilney une mauvaise opinion de sa politesse, car elle tenait encore plus à eux qu’au bonheur qu’elle se faisait de visiter ce vieux château ; de parcourir une longue et sombre file de grandes salles désertes depuis long-tems, mais où l’on trouverait encore des restes de meubles magnifiques ; de découvrir quelques passages bien longs, bien étroits, bien obscurs, dont l’entrée serait sans doute cachée par un panneau d’une ancienne tapisserie de velours, et dans lesquels la lampe, la seule lampe, qu’elle aurait pour s’éclairer pourrait venir à s’éteindre par un violent coup de vent, et la laissant dans la plus profonde obscurité, ne lui donnerait d’autre ressource que de marcher au hasard, jusqu’à ce qu’elle parvint à une ancienne chapelle renfermant les monumens des chevaliers qui avaient habité du tems des croisades cette antique forteresse. Idées qui ont leurs charmes…

Pendant que Catherine se livrait à de telles réflexions on avançait, et il ne se présentait à elle aucune réalité capable de la troubler. On était près de la ville de Keynsham, quand un oh ! ah ! de Morland, qui était derrière, obligea John à s’arrêter pour en connaître le motif. Je crois, dit James, que nous devrions retourner ; il est trop tard pour aller aujourd’hui plus loin : Isabelle est de mon avis. Nous avons été précisément une heure pour venir de Pulteney-Street ici ; il n’y a pas plus de sept mille ; nous en aurions encore huit au moins pour aller à Blaize-Castle ; cela ne peut se faire, il est trop tard ; nous ferons beaucoup mieux de remettre la partie à un autre jour et de retourner. — Cela m’est égal, dit Thorpe en prenant un ton de mauvaise humeur, et en faisant tourner brusquement son cheval. Si votre frère, ajouta-t-il, n’eût pas pris cette vieille rosse qui ne peut marcher, nous y serions allés très-facilement. Depuis une heure mon cheval serait à Clifton, si je l’avais laissé suivre son allure ; je me suis presque démis le bras à force de le retenir. Morland est un insensé de n’avoir pas un cheval et un gig à lui. — Certainement non, il n’est pas insensé pour cela, dit Catherine très-vivement ; je suis sûre qu’il n’en achetera pas. — Pourquoi donc n’en acheterait-il pas. — Parce qu’il n’est pas assez riche ; s’il en achetait, c’est alors qu’il serait un insensé. À cela John se jetta dans les lieux communs qui étaient sa ressource ordinaire quand la conversation prenait un certain développement : « c’est diablement désagréable d’être pauvre : ceux qui roulent sur l’or et l’argent se plaignent toujours, et se font pauvres quand il leur plaît. » Catherine ne fit aucune attention à toutes ces phrases, et ne chercha pas même à pénétrer dans quel sens elles étaient dites. Trompée sur l’objet qui avait dû être la consolation de son premier désappointement, elle était encore moins disposée à être aimable et beaucoup moins encore à trouver son compagnon agréable. Ils arrivèrent à Pulteney-Street, sans qu’elle eût dit vingt mots.

Lorsqu’elle entra à la maison, le domestique lui apprit que peu après son départ, un gentelman et une lady étaient venus la demander, qu’il avait répondu qu’elle était partie avec M. Thorpe ; que la dame s’était informée si elle ne lui avait pas envoyé quelque message ; que, sur ce qu’il avait dit que non, cette dame avait cherché une carte, et que n’en ayant point trouvé, elle s’était en allée sans rien dire de plus. Catherine monta l’escalier avec précipitation, et avec un violent battement de cœur. Elle trouva au haut M. Allen qui lui demanda la cause de son prompt retour. Votre frère, lui dit-il, a eu raison. Je suis bien aise que vous soyez revenue ; vous aviez fait là un projet ridicule.

Mistriss Allen conduisit Catherine chez Mistriss Thorpe, pour y passer la soirée. Isabelle arrangea une partie de jeu, et donna John pour partener à son amie : elle s’étendit sur ce qu’il était bien plus agréable d’être chaudement à la maison et de s’y amuser, que d’être par le brouillard et à la nuit sur le chemin ou dans une auberge à Clifton. Elle exprima beaucoup de satisfaction de n’être pas allée au Lower-Room, (petit salon ou salon inférieur) et ne cessa d’en parler.

Tous les discours d’Isabelle n’ont pas plus d’intérêt pour nous, qu’ils n’en avaient pour Catherine. En conséquence conduisons celle-ci sur la couche solitaire. Là, en véritable héroïne de roman, elle pourra se livrer aux regrets, aux craintes, aux larmes, et même au désespoir, si elle sait se mettre à la place de celle qu’elle a si souvent admirée ; à moins que simple et naturelle, comme elle l’a toujours été jusqu’ici, l’agitation que lui causera encore le souvenir des contrariétés qu’elle éprouva pendant la journée, ne produise d’autre effet que de retarder son sommeil de quelques heures.


fin du premier volume.






L’ABBAYE


DE NORTHANGER.






L’ABBAYE


DE NORTHANGER ;


Traduit de l’anglais de Jeanne Austen,


auteur d’orgueil et préjugé, du parc de mansfield, de la famille elliot, de la nouvelle emma, etc


Par Mme. Hyacinthe de F****.



TOME SECOND.




PARIS,
PIGOREAU, Libraire, place Saint-Germain-
l’Auxerrois, n°. 20.


―――――


1824.





À Metz, de l’Imprimerie d’E. HADAMARD.





TOME II


CHAPITRE I.


Madame, dit Catherine le lendemain à Mistriss Allen, y aurait-il quelque inconvénient que j’allasse aujourd’hui chez Miss Tilney ? Je n’aurai point de tranquillité que je ne lui aie expliqué comment les choses se sont passées.

— Eh bien, ma chère, répondit Mistriss Allen, allez-y, seulement mettez une robe blanche ; Miss Tilney en porte toujours une. Catherine fut bientôt prête, et, avec plus d’empressement que jamais, elle alla à la Pump-Room pour s’informer du logement du général Tilney. Elle croyait qu’il logeait dans Milsom-Street, mais elle n’en était pas bien sûre ; elle ignorait le numéro de la maison, et les explications que Mistriss Allen avait voulu lui donner avaient augmenté ses incertitudes au lieu de les dissiper. Quand elle eut appris ce qu’elle désirait savoir, elle s’achemina promptement vers l’endroit où demeurait M. Tilney, non sans éprouver de très-fortes palpitations de cœur et sans avoir la tête entièrement remplie de tout ce qu’elle avait à dire pour se justifier.

En chemin elle aperçut sa chère Isabelle qui était dans un magasin avec toute sa famille : elle détourna la tête dans la crainte d’être forcée de s’arrêter et elle arriva ainsi, sans rencontrer d’obstacles à la maison du Général. Après s’être assurée du numéro, elle frappa à la porte et demanda Miss Tilney. Le laquais dit qu’il croyait que sa maîtresse était à la maison, qu’il n’en était cependant pas bien sûr ; il demanda à Catherine son nom ; celle-ci lui remit sa carte. Quelques minutes après il revint et lui dit, d’un ton qui s’accordait mal avec ses paroles, qu’il s’était trompé, que Miss Tilney était sortie. Catherine rougit, se retira, mais très-persuadée que Miss Tilney était chez elle, et qu’elle se croyait trop offensée pour la recevoir.

En s’en allant, elle retourna la tête, pensant que peut-être Miss Tilney se serait mise à la fenêtre pour la regarder ; mais elle ne l’aperçut nullement ; ayant fait quelques pas elle ne put s’empêcher de jeter encore un coup-d’œil sur cette maison ; alors elle vit Miss Tilney, non pas à la fenêtre, mais à la porte de la maison, d’où elle sortait accompagnée d’un cavalier que Catherine crut reconnaître pour M. Tilney père. Tous deux se dirigèrent du côté d’Edgar’s-Building. Catherine, profondément humiliée, s’en voulait à elle-même de s’être exposée à ce manque d’égards, dont elle était extrêmement choquée. Elle tâchait cependant de réprimer cette sensation, en pensant à l’ignorance dans laquelle elle était des usages du monde ; ignorance qui pouvait l’empêcher de juger exactement combien un tel procédé était offensant pour elle. Elle en était néanmoins bien affligée ; elle forma même un moment la résolution de ne pas aller le soir au spectacle ; mais elle ne la tint pas long-tems ; elle pensa d’abord qu’elle n’avait aucun prétexte à donner pour rester à la maison ; de plus on jouait une pièce qu’elle désirait voir ; enfin elle regardait comme probable qu’elle n’aurait ni à craindre la présence des Tilney, ni à s’en réjouir, parce qu’elle avait cru avoir remarqué que le goût du spectacle n’était pas le leur ; habitués à la perfection de ceux de Londres, ils devaient regarder tous les autres avec dédain, suivant ce que lui avait dit Isabelle.

Elle ne fut pas trompée dans l’attente du plaisir qu’elle s’était promis en voyant la pièce que l’on jouait. Celle-ci l’occupa si fortement que quiconque l’aurait observée pendant les quatre premiers actes, ne se serait en aucune manière douté des grands chagrins dont elle était affligée. Cependant au commencement du cinquième acte l’apparition du général Tilney et de son fils, qui entrèrent dans une loge, réveilla toutes ses anxiétés et sa détresse. La pièce n’eut plus le pouvoir de fixer son attention qu’elle porta sur cette loge. Pendant deux scènes entières elle ne cessa d’avoir les yeux fixés sur M. Henri Tilney, sans rencontrer une seule fois les siens ; elle ne pouvait le croire indifférent au spectacle, puisqu’il s’en était entièrement occupé pendant tout ce tems. À la fin cependant ses regards parcoururent la salle et s’arrêtèrent sur la loge où était Catherine ; il la vit, il la salua ; mais quel salut ! Pas un sourire, pas un signe ; ses yeux reprirent aussitôt leur première direction. Catherine était profondément malheureuse ; elle aurait volontiers couru à la loge de M. Tilney, pour le forcer à écouter l’explication qu’elle désirait lui donner. Les sentimens naturels la dominaient bien plus que ceux d’une héroïque fierté.

Au lieu de considérer sa propre dignité offensée par une si prompte condamnation ; au lieu de prendre quelque orgueilleuse résolution inspirée par la conscience de son innocence, pour faire connaître son ressentiment à celui qui avait pu se permettre d’en douter, et le laisser livré aux troubles et aux tourmens de l’incertitude ; au lieu de dédaigner de lui faire connaître la vérité, de fuir ses regards, d’affecter la gaieté et une liberté entière d’esprit, en riant avec un autre cavalier ; Catherine était triste ; elle rappelait en elle-même ce qui s’était passé, se trouvait seule coupable, du moins en apparence, et cherchait avec empressement l’occasion de s’expliquer.

La pièce finie, la toile tomba. Henri sortit de sa loge avant son père, et venant vers la loge de Catherine, il lui offrit ainsi qu’à Mistriss Allen ses devoirs, avec une politesse froide. Catherine fut bien loin de conserver du calme en lui répondant : ah ! M. Tilney, s’empressa-t-elle de dire, sans faire attention au lieu où elle était, combien je désirais vous voir et me justifier ! Vous devez avoir été bien mécontent de moi ; mais véritablement il n’y avait aucunement de ma faute, n’est-il pas vrai, Mistriss Allen ? Ne m’avait-on pas dit que M. et Miss Tilney étaient allés ensemble en phaéton d’un autre côté ? Que pouvais-je faire alors ? J’aurais mille fois mieux aimé aller avec vous ; mais on m’avait assurée que vous étiez bien loin. N’est-ce pas ainsi, dites Mistriss Allen, que les choses se sont passées ? — Ma chère, ne me serrez pas tant, vous froissez ma robe, fut la réponse de Mistriss. — Son assertion n’était pas nécessaire ; le ton que Catherine mit à ce qu’elle disait était un témoignage évident de la vérité de ses paroles et de la nature de ses sentimens. Un sourire, un air de satisfaction remplacèrent la froide politesse de M. Tilney ; il ne lui resta plus qu’un peu de réserve dans les manières. — Nous vous sommes obligés, dit-il, d’avoir bien voulu nous souhaiter du plaisir dans notre promenade ; quand nous vous avons rencontrée dans Argyle-Street. Vous avez même eu la bonté de vous retourner plusieurs fois, par ce même motif sans doute. — Mais, mon Dieu, je n’ai pas eu la moindre pensée de vous souhaiter une bonne promenade ; je priais au contraire vivement M. Thorpe d’arrêter ; je l’en ai supplié aussitôt que je vous ai vu ; Mistriss Allen ne peut vous l’assurer, elle n’était pas avec nous, mais en honneur, la chose est telle ; et si M. Thorpe eût consenti à arrêter sa voiture, j’en serais descendue pour courir après vous.

Il n’y a pas au monde un homme qui puisse être insensible à un pareil aveu, aussi M. Tilney en sentit tout le prix. Il lui dit avec le sourire le plus aimable tout ce qui était capable de la rassurer. Il lui parla du regret que sa sœur avait eu d’avoir été privée de sa société. Oh ! ne dites pas cela, s’écria Catherine ; Miss Tilney a été très-fâchée, j’en suis sûre, puisqu’elle n’a pas voulu me voir ce matin, quand je suis allée chez elle. Je l’ai vue sortir un moment après qu’elle eut refusé de me recevoir ; j’en ai été bien affligée, mais non pas offensée. Peut-être ne savez-vous pas cette circonstance ! — Je n’étais pas alors à la maison ; mais Éléonore m’a tout dit : elle aurait désiré vous voir pour vous dire la raison de cette incivilité ; je puis y suppléer, je la connais. Mon père devait sortir ; il était tard, il était pressé, et comme il n’avait pas sa voiture, il n’a pu retarder. Voilà le motif du refus que vous avez éprouvé, ma sœur en a été très-contrariée, et son désir est de s’en justifier près de vous le plutôt qu’il lui sera possible.

Catherine fut bien soulagée par cette explication. Il lui restait cependant encore quelques sujets d’inquiétude qu’elle exprima avec une naïveté faite pour troubler à son tour celui à qui elle parlait. — M. Tilney, vous êtes donc moins généreux que votre sœur, puisqu’elle a assez de confiance dans mes intentions, pour croire qu’il y a eu un mal entendu ? Pourquoi êtes-vous plus disposé à me croire coupable ? — Moi ! vous croire coupable ! — Oui, j’en suis sûre, je l’ai vu dans vos yeux ; quand vous êtes arrivé au spectacle, vous étiez très-fâché. — Moi fâché ! Je n’en ai pas le droit. — Eh bien ! en vous voyant, personne ne pouvait s’y tromper, ni croire que vous n’en eussiez pas le droit. — Il répondit en demandant à Catherine la permission de l’accompagner ; il parla de la pièce ; il resta quelque tems et fut si aimable que Catherine fut entièrement rassurée, quand il la quitta. Avant de se séparer, il fut convenu que le projet de promenade serait repris le plutôt possible, et Catherine, qui était si malheureuse en allant au spectacle, en revint la plus heureuse personne du monde.

Tandis qu’elle s’entretenait avec M. Tilney, elle avait observé avec quelque surprise que John Thorpe, qui ne restait jamais dix minutes à la même place, était engagé dans une conversation avec le général Tilney. Elle se sentit très-embarrassée en s’apercevant qu’elle était pour quelque chose dans cette conversation. Que pouvaient-ils dire d’elle ? Elle craignit que son extérieur n’eût déplu au Général et que pour cette raison, bien plus que par la crainte de retarder sa promenade de quelques minutes, il ne se fût opposé au désir que sa fille avait de la voir. « Comment se fait-il que M. Thorpe connaisse M. votre père » fut la question que son inquiétude la força de faire à M. Tilney : celui-ci n’en savait rien ; il ne put lui répondre autre chose, sinon que son père, étant militaire, devait connaître beaucoup de monde.

Quand John Thorpe quitta le Général, il revint près de Mistriss Allen et de Catherine pour les accompagner : celle-ci était l’objet particulier de ses attentions. Au milieu de tous les discours inconsidérés qu’il lui tenait suivant sa coutume, il prévint une question qu’elle n’osait lui faire, malgré tout le désir qu’elle en avait. Il lui demanda d’un air important, si elle avait remarqué qu’il avait long-tems causé avec le Général. C’est un bon vieux, sur mon âme ; il est vigoureux, actif, il a autant de vivacité que son fils dans les yeux. Ma foi, je le considère fort : c’est un bon gentilhomme, un bon vivant, s’il en fut jamais.

— Comment l’avez-vous connu ?

— Comment ! Il n’y a, ma foi, personne dans le pays que je ne connaisse. Je l’ai rencontré une fois à Bedfort ; ici je l’ai reconnu en entrant dans la salle de billard. C’est un des meilleurs joueurs qui existent. Nous sommes à peu-près de la même force ; d’abord je le craignais ; il avait, ma foi, cinq ou six points de plus que moi, et si je n’eusse fait un des plus beaux coups de billard que l’on ait jamais vu… Tenez, j’ai touché la bille exactement… Mais il me faudrait un billard pour vous faire comprendre cela ; enfin il a été battu et ferme encore. C’est un bon homme ; il est riche comme un juif. J’aimerais à dîner chez lui. Je vous assure qu’il donne de fameux dîners. De qui croyez-vous que nous ayons parlé ? De vous ! Oui pardieu de vous, et le Général trouve que vous êtes la plus jolie fille qui soit à Bath.

— Quelle déraison ! Comment pouvez-vous me dire une pareille chose ?

— Que croyez-vous que je lui aie répondu : (en baissant la voix) Général, je suis de votre avis.

Catherine moins flattée des expressions de l’admiration de John que des éloges que le général Tilney lui avait accordés, ne fut pas fâchée d’être dans ce moment appelée par Mistriss Allen. Thorpe voulut les conduire toutes deux chez elles et continua pendant le chemin à leur débiter toutes les galanteries dont il était capable. Elles y faisaient peu d’attention. Au lieu d’avoir déplu au père de Henri, ainsi que Catherine le craignait, il avait parlé d’elle avec éloge, c’était tout ce qui l’occupait alors ; elle n’avait donc plus à craindre de rencontrer aucune des personnes de cette famille. Ainsi cette soirée, qui lui avait inspiré tant de craintes, avait été dans le fait plus heureuse pour elle qu’elle n’aurait osé l’espérer.



CHAPITRE II.


Nous avons successivement mis sous les yeux du lecteur tous les événemens qui sont arrivés à Catherine depuis le lundi jusqu’au samedi inclusivement : nous avons soigneusement détaillé les espérances, les craintes, les contrariétés, les plaisirs qui l’ont alternativement affectée pendant ce tems, de sorte que pour compléter l’histoire de la semaine, il ne nous reste plus qu’à rapporter ce qui lui est survenu le dimanche.

Le projet d’aller à Clifton avait été différé, mais non pas abandonné : il fut renouvelé l’après-midi de ce jour, dans un petit conseil tenu particulièrement entre James et Isabelle. Au dire de celle-ci, son cœur n’était heureux que lorsqu’elle était à la campagne ; et James pour toute réponse l’assura qu’il n’avait d’autre désir que celui de lui plaire. Ils décidèrent que pour peu que le tems fût beau, cette course aurait lieu le lendemain matin ; que l’on s’arrangerait pour partir de bonne heure. Cela réglé, on était sûr de l’approbation de John ; il ne restait plus qu’à prévenir Catherine, qui venait de les quitter pour aller joindre Miss Tilney, et à lui faire part du plan qu’on avait formé pendant son absence.

On le lui communiqua à son retour : Isabelle croyait que la proposition ne manquerait pas d’être acceptée avec plaisir ; mais Catherine répondit sérieusement qu’elle était très-fâchée, qu’elle ne pouvait être de la partie, que l’engagement qu’on lui avait auparavant fait rompre était cause que pour cette fois elle ne pouvait les accompagner, parce qu’elle venait dans le moment même de renouer avec Miss Tilney, pour le lendemain matin, le projet de promenade qu’elles avaient d’abord formé, et que pour cette fois rien ne serait capable de la faire manquer à la parole qu’elle avait donnée.

Les Thorpe se réunirent pour l’assurer qu’elle devait dégager sa parole, sous prétexte qu’on allait le lendemain matin à Clifton et qu’on ne voulait pas y aller sans elle ; qu’il n’y avait rien de plus facile que de remettre à un autre jour la promenade qu’elle devait faire avec Miss Tilney. Catherine était affligée, mais nullement ébranlée. Ne me pressez pas, ma chère Isabelle, dit-elle : je suis engagée avec Miss Tilney, je ne puis aller avec vous. On ne fit aucune attention à ce qu’elle dit ; on lui répéta qu’elle pouvait, qu’elle devait aller à Clifton ; qu’on ne voulait pas entendre parler de refus ; qu’il lui était aisé de dire à Miss Tilney qu’elle avait oublié un premier engagement, qu’elle venait de s’en souvenir, qu’elle la priait de remettre la promenade à mardi. — Cela n’est pas si aisé à faire que vous le dites ; je n’avais aucun engagement avant celui que j’ai contracté avec Miss Tilney. — Isabelle n’écoutait rien, elle continuait à la presser vivement, en employant tour à tour les caresses les plus tendres et les noms les plus flatteurs. Elle était sûre que sa chère, que sa douce Catherine ne pourrait sérieusement se résoudre à refuser et à affliger la meilleure de ses amies, celle qui l’aimait si tendrement ; elle connaissait le bon cœur, la douceur de sa chère Catherine ; elle savait combien celle-ci aimait à obliger ses amies… Toutes ces douceurs furent inutiles. Catherine croyait avoir raison, et dit alors, que malgré la peine qu’elle avait de contrarier son amie, et quoique flattée des sollicitations qu’on lui faisait, elle ne céderait pas. Isabelle essaya un autre moyen : elle lui reprocha d’avoir plus d’égards, plus d’affection pour une connaissance de quelques jours que pour ses anciens, ses meilleurs amis ; de négliger ceux-ci pour Miss Tilney. Je ne puis, ma chère Catherine, m’empêcher d’être extrêmement jalouse, quand je vois que vous préférez une étrangère à moi qui vous aime si tendrement ; je ne suis pas comme vous : mes affections sont invariables, rien ne peut les faire changer ; mais je crois que mes sentimens sont plus vifs que ceux des autres ; je suis du moins bien sûre qu’ils le sont trop pour mon bonheur. C’est un chagrin affreux pour moi, de me voir enlever votre amitié par des étrangers ; ces Tilney sont venus ici exprès pour vous ravir à ma tendresse.

Catherine trouvait ces reproches injustes et désobligeans. Était-il bien de la part d’une amie de se montrer ainsi ? Isabelle lui semblait égoïste, peu généreuse, uniquement occupée de faire réussir ce qui lui était particulièrement agréable. Ces idées l’occupaient et elle gardait le silence. Isabelle se couvrait les yeux de son mouchoir. James, très-malheureux du chagrin de Miss Thorpe, ne put s’empêcher de dire à sa sœur : je ne pense pas, Catherine, que vous puissiez faire une plus longue résistance, quand il s’agit d’obliger une telle amie, et qu’il doit vous en coûter si peu : je vous croirais tout-à-fait insensible, si vous persistiez à refuser. C’était la première fois que son frère s’était déclaré contre elle ; pour éviter de lui déplaire, elle leur proposa à tous de remettre au mercredi l’exécution de leur projet ; ce qu’ils pouvaient, s’ils le voulaient, et qu’ainsi tout le monde serait content. Non ! non ! s’écrièrent-ils. Thorpe dit qu’il ne savait pas s’il pourrait aller à Clifton le mercredi ; Catherine témoigna qu’elle en était fâchée, et s’en tint à dire qu’elle ne pouvait accorder davantage.

On resta quelque tems dans le silence. Isabelle le rompit en disant froidement : eh bien ! si Catherine ne veut pas venir avec nous, c’est une partie rompue ; je ne puis y aller. Je ne veux pas être seule avec vous, pour rien au monde je ne voudrais faire une chose aussi inconvenante. Catherine, il faut que vous y veniez, dit James.

— Mais M. Thorpe ne peut-il donc conduire une autre de ses sœurs ; je suis sûre qu’elle irait avec plaisir.

— Grand merci ! dit John, je ne suis pas venu à Bath pour conduire mes sœurs ; on me prendrait pour un sot. Si vous n’y venez pas, que le diable m’emporte si j’y vais. C’est le seul plaisir de vous conduire qui me détermine à y aller.

— Voilà un compliment qui est très-agréable.

— Thorpe ne l’entendit pas ; il s’était brusquement éloigné.

Catherine restait avec John et Isabelle ; mais sa position était pénible. Tantôt on gardait le silence, tantôt on renouvelait l’attaque en employant les prières ou les reproches : le bras de Catherine était toujours enlacé dans celui d’Isabelle, quoique leurs cœurs fussent en guerre. La première était quelquefois touchée, quelquefois fâchée, toujours affligée, mais jamais ébranlée.

— Je n’eusse jamais cru que vous fussiez si obstinée, dit James à sa sœur : ordinairement vous êtes moins difficile à persuader ; jusqu’ici je vous ai connue comme celle de mes sœurs dont le caractère était le plus doux et le plus facile.

— J’espère que je serai toujours la même, reprit-elle avec sensibilité ; mais en vérité je ne crois pas qu’il me soit possible de faire ce que vous désirez : si j’ai tort, j’ai au moins la conviction que je fais ce que je dois.

— Je soupçonne, dit Isabelle, à demi-voix, que c’est sans beaucoup d’efforts. Le cœur de Catherine se gonfla ; elle retira son bras ; Isabelle ne le retint pas… Au bout de dix minutes M. Thorpe revint à eux, avec des yeux où brillait la joie. Eh bien ! dit-il, j’ai arrangé l’affaire ; Miss Morland, vous pouvez venir demain avec nous, en toute sûreté de conscience ; je suis allé faire vos excuses à Miss Tilney.

— Vous ne l’avez pas fait, s’écria Catherine.

— Je l’ai fait, sur mon âme ; je la quitte à l’instant : je lui ai dit que vous m’envoyiez pour lui faire observer que vous vous étiez rappelée que vous aviez un premier engagement avec nous, pour aller demain à Clifton, que vous ne pourriez avoir le plaisir d’aller promener avec elle avant mercredi ; elle m’a répondu que précisément mercredi lui convenait beaucoup mieux ; ainsi voilà la chose arrangée sans difficulté. Ai-je eu là une bonne pensée ! Isabelle reprit sa bonne humeur, et le bonheur se peignit dans les yeux de James. Excellente pensée, vraiment, dit Isabelle. À présent, ma douce Catherine, tous nos chagrins sont dissipés ; vous êtes honnêtement tirée d’affaire, et nous allons faire demain une délicieuse partie.

— Je n’en serai certainement pas, dit Catherine ; je ne puis approuver ce qu’a fait M. Thorpe ; je vais rejoindre Miss Tilney, et lui dire la vérité. Isabelle la retint d’un côté, John se mit de l’autre, et tous trois recommencèrent leurs instances. James était presqu’en colère. Quand toutes choses sont arrangées, quand Miss Tilney elle-même dit qu’elle préfère le mercredi, il est très-ridicule, très-absurde de continuer à faire des difficultés. Tout cela ne persuada pas Catherine ; M. Thorpe, dit-elle, ne trouve aucune difficulté à faire certaines suppositions ; si j’eusse pensé que cela pût être ainsi, je serais allée moi-même parler à Miss Tilney, il eût été trop malhonnête d’en charger un autre ; mais je connais M. Thorpe, il pourrait fort bien encore nous induire en erreur ; celle qu’il a commise jeudi a été assez fâcheuse pour moi ; je ne veux plus courir le même risque : laissez-moi aller, ma chère Isabelle, laissez-moi, M. Thorpe. Celui-ci répondit qu’en vain elle chercherait les Tilney, qu’ils étaient allés du côté de Brook-Street, lorsqu’il les avait quittés, qu’ils étaient sans doute chez eux maintenant.

— Je veux aller les chercher partout où ils seront, dit Catherine, tout ce que vous me direz pour m’en empêcher est inutile ; je ne veux plus être trompée, et je ne puis croire qu’il ne soit pas raisonnable d’aller leur apprendre la vérité. En disant cela, elle s’échappa et s’éloigna. Thorpe voulait la suivre pour l’engager à revenir, mais Morland l’arrêta : laissez-la, laissez-la aller, puisqu’elle le veut ; elle est obstinée comme…

— John aurait volontiers fini la phrase ; car en cela il pensait comme James.

Catherine, extrêmement émue, marchait aussi vîte que la foule le lui permettait, craignant d’être suivie par quelqu’un de sa société, mais bien déterminée à persévérer dans sa résolution. En avançant elle réfléchissait à ce qui s’était passé. Il lui était pénible de contrarier les personnes qu’elle aimait, et sur-tout de déplaire à son frère. Mais elle ne pouvait se repentir de leur avoir résisté. Indépendamment de toute inclination particulière, il lui semblait qu’elle serait impardonnable si elle manquait une seconde fois à un engagement pris avec Miss Tilney ; si elle retractait sa promesse cinq minutes après l’avoir faite, et encore au moyen d’un mensonge. Si elle n’eût pensé qu’à suivre le parti qui pouvait lui offrir le plus d’agrément et de plaisir, elle aurait été bien combattue par l’envie qu’elle avait de voir Blaize-Castle ; mais sa détermination avait pour motif ce qu’elle regardait comme un devoir et le désir de maintenir ses nouveaux amis dans l’opinion qu’ils avaient selon elle de son caractère. Ce n’était pas assez d’être convaincue qu’elle faisait ce qu’elle devait, il fallait encore pour la rassurer, pour la tranquilliser, qu’elle parlât à Miss Tilney. L’agitation de son esprit, son impatience, lui faisaient, sans qu’elle s’en aperçût, accélérer sa marche, de manière qu’elle courait presque en entrant dans Milsom-Street. Aussi malgré l’avance considérable qu’avaient sur elle les Tilney qui avaient quitté la Pump-Room assez long-tems avant elle, elle les aperçut au moment où ils rentraient dans leur logis, et le domestique n’avait pas encore eu le tems de fermer la porte, qu’elle s’y présentait. Elle le pria d’aller promptement prévenir Miss Tilney qu’elle désirait lui parler un moment, mais elle le suivit sur l’escalier, de sorte que, lorsqu’il ouvrit la porte du salon, Catherine se trouva en présence du général Tilney, qui s’y trouvait avec son fils et sa fille. Catherine était agitée ; elle ne pouvait ni respirer, ni parler. Sans chercher à mettre le moindre ordre dans ses idées, elle s’approcha de Miss Tilney et s’empressa de lui dire autant que le lui permettait la violente palpitation de sa poitrine… Je me suis dépêchée à venir… Ils ont tous voulu me tromper… Je n’ai jamais promis d’aller avec eux… Dès la première ouverture qu’ils m’ont faite, je leur ai dit qu’il m’était impossible de les accompagner… Je suis venue ici en courant pour vous expliquer… Je crains tant que vous ne pensiez mal de moi… Je n’ai jamais eu la pensée de vous envoyer quelqu’un…

Le désordre qui régnait dans tout ce que disait Catherine n’était pas propre à expliquer clairement comment la chose s’était passée ; mais on pouvait entrevoir que tout avait été fait sans sa participation : elle désavoua formellement le message de M. Thorpe. Mistriss Tilney lui dit franchement que ce message l’avait surprise, que son frère en avait témoigné plus de ressentiment qu’elle. Les motifs que Catherine employa pour sa justification furent, par une espèce d’instinct de sentiment, précisément ceux qu’elle sentait devoir être les plus propres à persuader M. Tilney. Quelque forte qu’eût été l’impression faite sur ce dernier et sur sa sœur, par ce qui s’était passé, elle s’effaça entièrement par l’empressement que Catherine avait mis à venir s’expliquer, par la vivacité et la simplicité qu’elle employa pour se disculper. Elle fut donc reçue avec tous les témoignages de sincérité et d’amitié qu’elle pouvait désirer.

Cette affaire étant heureusement éclaircie, Miss Tilney présenta Catherine à son père ; elle en fut accueillie avec tant de distinction et tant d’égards, que, se rappelant ce que John Thorpe lui avait dit, elle attribua cet accueil à l’opinion que le Général avait prise d’elle dans la conversation qu’il avait eue avec Thorpe. Le premier poussa l’honnêteté jusqu’au point de réprimander son laquais de ce qu’il n’avait pas annoncé Miss Morland et ne l’avait pas introduite au salon assez honorablement. Il feignait de n’avoir pas remarqué que l’empressement de celle-ci lui avait fait suivre le laquais de si près, qu’il n’avait pas eu le tems de remplir ces formalités. Catherine craignant que cet homme ne perdît sa place ou au moins la bienveillance de son maître, se crut obligée de plaider en sa faveur, d’assurer qu’il n’était pas coupable, que sans égard pour ce qu’il lui disait, elle l’avait suivi de si près qu’il n’avait pu l’annoncer.

Après un quart d’heure de conversation, elle se leva pour se retirer. Elle fut agréablement surprise en entendant le Général lui demander si elle voulait faire à sa fille l’honneur de dîner et de passer le reste du jour avec elle. Miss Tilney joignit ses instances à celles de son père ; mais Catherine remercia avec reconnaissance, en disant qu’elle ne pouvait accepter, parce que M. et Mistriss Allen l’attendaient. Le Général répondit qu’il n’osait insister davantage, ni priver Mistriss Allen et son mari du plaisir d’être avec elle, qu’il espérait cependant qu’un autre jour elle voudrait bien obtenir leur agrément, pour qu’il pût jouir du même plaisir. Oh ! je suis bien sûre, répondit-elle, qu’ils y consentiront, et ce sera avec le plus grand plaisir que je viendrai. Le Général la reconduisit jusqu’à la porte de la rue, en lui faisant les complimens les plus flatteurs sur sa tournure et les grâces qu’il avait remarquées dans sa danse. En la quittant, il lui fit le plus profond et le plus agréable salut qu’elle eût jamais reçu.

Catherine enchantée de tout ce qui venait de se passer, retournait gaiement en Pulteney-Street, non toutefois sans remarquer que sa marche était assez légère, observation qu’elle n’avait pas encore faite jusqu’alors. Elle approchait de sa maison sans avoir rencontré aucune des personnes avec lesquelles elle avait été en discussion. Mais après avoir réussi dans ce qu’elle s’était proposé, étant justifiée et triomphante, elle commença (tant ses esprits étaient encore agités) à douter si sa conduite avait été bien exactement ce qu’il fallait qu’elle fût. Elle pensait qu’il est toujours beau de faire un sacrifice, que si elle eût cédé aux prières, aux instances qu’on lui avait faites, elle n’aurait pas à se reprocher d’avoir causé du mécontentement à son amie, à son frère, et d’être peut-être la cause de la rupture d’un projet, qui faisait un si grand plaisir à tous les deux.

Pour se rassurer sur la crainte d’avoir, par sa conduite et par sa faute, causé de la peine à ses amis, elle saisit le premier prétexte pour parler devant M. Allen du projet formé pour le lendemain par son frère et par les Thorpe, et elle chercha à connaître ce qu’il en pensait… Fort bien, dit-il, et votre intention est d’aller avec eux ?

— Non, avant qu’ils m’eussent parlé de leur projet, je m’étais engagée à aller demain promener avec Miss Tilney, et pour cette raison je ne puis les accompagner ; mais, dites-moi, croyez-vous que je puisse convenablement accepter une semblable partie ?

— Non, bien certainement non, et je suis très-aise que vous n’ayez pas accepté. On passerait peut-être à de jeunes demoiselles de se faire conduire par des jeunes gens en voiture découverte dans les promenades de la ville ; mais aller ainsi à la campagne, s’arrêter dans des auberges, cela n’est pas bien, cela ne doit pas être, et je m’étonne que Mistriss Thorpe le permette à sa fille. Je vous le répète, je suis très-content que vous n’y alliez pas, je suis sûr que Mistriss Morland désapprouverait fort que vous y allassiez. Mistriss Allen, n’êtes-vous pas de mon avis ? Croyez-vous qu’il n’y ait rien à redire à ces parties ?

— Pardonnez-moi, il y a beaucoup à dire contr’elles. Les voitures découvertes sont toujours pleines de poussière ; on ne peut y conserver propre une robe plus de cinq minutes ; on est jetté tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; les cheveux, la coîffure sont dérangés par le vent ; pour moi je n’aime pas du tout cette espèce de voiture.

— J’entends ; mais il ne s’agit pas de cela : croyez-vous qu’une jeune demoiselle ne serait pas blâmée, si on la voyait plusieurs fois conduite par un jeune cavalier qui ne serait pas son parent ?

— Assurément, elle serait très-blâmable ; je ne puis souffrir de voir ces choses-là.

— Oh ! Madame, dit Catherine toute émue, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plutôt ? Je vous assure que si j’eusse su que cela était inconvenant, je ne serais pas allée une seule fois avec M. Thorpe ; j’espérais toujours que dans toutes mes actions vous voudriez bien m’avertir, et m’empêcher de faire ce qui serait mal.

— C’est ce que je fais de mon mieux, ma chère ! En venant ici, j’ai dit à Mist. Morland que je ferais tout mon possible pour vous bien diriger ; mais je ne puis rien de plus. Les jeunes gens sont des jeunes gens, votre mère le dit elle-même. Lorsqu’en arrivant, vous voulûtes acheter une robe, vous savez quel soin je mis pour vous choisir un bon tissu ; eh ! bien, vous en avez voulu une autre ; je ne puis que vous donner des conseils, les jeunes gens n’aiment pas à être contrariés.

— Mais, Mistriss, ceci était important ; vous ne pouvez penser que je ne me fusse pas rendue à vos observations.

— C’est bon, c’est bon, dit M. Allen, il n’y a pas encore grand mal jusqu’ici ; mais je vous conseille, ma chère, de ne plus aller à l’avenir toute seule avec M. Thorpe.

— C’est juste, c’est ce que j’allais dire, reprit Mistriss Allen.

Catherine, rassurée pour elle même, éprouva des inquiétudes pour Isabelle : après avoir réfléchi quelques instans, elle demanda à M. Allen si elle ne devait pas écrire à Miss Thorpe, pour lui apprendre que ses promenades blessaient la décence ; car elle s’imaginait que son amie, malgré tout ce qu’elle avait dit, pourrait bien aller le lendemain à Clifton. M. Allen l’en dissuada. Laissez faire, Isabelle, lui dit-il, ma chère, elle est d’âge à savoir ce qui convient, et si elle ne le connaît pas, elle a une mère pour l’en instruire. Mistriss Thorpe est sans doute beaucoup trop indulgente ; mais vous n’avez pas le droit d’intervenir dans les actions de sa fille. Si votre frère et elle ont envie d’aller à Clifton, vous ne les en empêcherez pas, et si vous vouliez le faire, ils vous accuseraient de chercher à troubler leurs plaisirs.

Catherine déféra à cet avis : quoiqu’elle éprouvât quelque chagrin en pensant qu’Isabelle ferait une démarche blâmable, elle se sentit extrêmement soulagée par l’approbation que M. Allen donnait à sa conduite, et elle fut très-satisfaite d’être préservée par ses bons avis du danger de tomber à l’avenir dans la faute qu’elle avait commise. Enfin elle se trouva très-heureuse d’avoir pu se dispenser de la partie qu’on lui avait proposée, et qu’elle n’aurait pu accepter qu’en se rendant coupable d’une grande impolitesse envers M. et Miss Tilney, et en faisant une action blâmable, qui lui aurait fait perdre leur estime.


CHAPITRE III.


Le lendemain le tems était beau. Catherine s’attendait à essuyer une nouvelle attaque ; mais fortifiée par ce que lui avait dit M. Allen, elle ne craignait pas de succomber : elle désirait seulement de n’avoir pas à soutenir de nouveaux débats dans lesquels la victoire même serait désagréable. Elle eut la joie de ne voir arriver aucun de ses antagonistes. Les Tilney vinrent la chercher à l’heure convenue : aucune difficulté, aucun souvenir, aucun ordre inattendu, aucun importun ne vinrent mettre obstacle à l’accomplissement de leur projet. Notre héroïne se trouva donc prête à remplir l’engagement qu’elle avait contracté, bien que ce fût avec le héros lui-même. Ils se dirigèrent tous trois du côté de Beechen-Cliff. Ils admirèrent la beauté du paysage, la richesse de la culture, la majesté imposante de la montagne.

Quand je me promène sur le bord de la rivière, je ne vois jamais ce lieu sans penser au midi de la France, dit Catherine.

— Vous avez été en France ! reprit Henri avec surprise.

— Oh ! non : je ne la connais que par ce que j’en ai lu. J’ai toujours présent à l’imagination le voyage que, dans les Mystères d’Udolphe, Émilie fit en France avec son père… Je suis sûre que vous ne lisez jamais de romans ?

— Pourquoi n’en lirais-je pas ?

— Parce que ce ne sont pas des livres assez savans pour vous. Les hommes en lisent de meilleurs que les romans.

— Ce serait pour un savant comme pour une jeune dame faire preuve de peu d’esprit que de ne pas se plaire à la lecture d’un bon roman. J’ai lu tous les ouvrages de Miss Radcliff ; il en est plusieurs qui m’ont causé un grand plaisir. Pour Udolphe, quand je tenais le livre, je ne pouvais le quitter ; je me souviens de l’avoir lu tout entier en deux jours. Depuis le commencement jusqu’à la fin, je sentais mes cheveux se dresser sur ma tête.

— Oui, ajouta Miss Tilney, je me rappelle fort bien que vous me le lisiez haut, qu’on m’appela, que je fus obligée de répondre à un billet, ce qui me retint au plus dix minutes ; qu’au lieu de m’attendre, vous allâtes avec le volume dans l’hermitage du jardin ; que vous ne voulûtes pas revenir, et qu’il me fallut attendre pour avoir le livre jusqu’à ce que vous l’eussiez fini.

— Grand merci, Éléonore, voilà un bon témoignage en ma faveur ; il vous prouve, Miss Morland, l’injustice de vos doutes et il vous fait voir que ce n’est pas sans empressement, sans avidité même, que je m’occupe de la lecture des romans. Vous le voyez, je refuse d’attendre ma sœur pendant dix minutes seulement ; je manque à la promesse que je lui avais faite de lui lire haut ; je la laisse en suspens dans l’endroit le plus intéressant ; je me sauve avec le volume, et observez qu’il est à elle, à elle seule, en vérité je suis fier, en rappelant cela, de penser que vous en prendrez une bonne opinion de moi.

— Certes, je suis bien aise de vous entendre ; maintenant je n’aurai plus honte de dire que j’ai lu Udolphe ; jusqu’alors j’avais cru que tous les hommes méprisaient les romans.

— Ils les méprisent, mais ils les lisent, ainsi que le font les femmes. Moi-même j’en ai lu une quantité. Je suis sûr que vous ne connaissez pas plus de Julie, de Louise, de Sophie, que je n’en connais. Je ne finirais pas si je vous nommais tous ceux que j’ai lus, j’aurais à vous dire bien des fois : avez-vous lu celui-ci, avez-vous lu celui-là ; dans cette revue je vous laisserais bien loin derrière moi, comme votre bonne amie Émilie laisse le pauvre Valancourt, quand elle suit sa tante en Italie. Pensez combien d’années j’ai de plus que vous. Vous n’étiez encore qu’une petite fille, copiant des exemples pour vos leçons, lorsque je suis allé à Oxford pour y faire mes études.

— Cela m’est indifférent : dites-moi seulement, si vous ne trouvez pas qu’Udolphe soit le livre le plus agréable, le plus délicieux qui existe ?

— Le plus délicieux ! oh oui, car il faut qu’il existe du délicieux partout. Sûrement le jour d’aujourd’hui est un jour délicieux ; la promenade que nous faisons est une promenade délicieuse ; le bois qui est en face de nous est un bois délicieux.

— Cessez, cessez Henri, dit Miss Tilney, vous croyez parler à votre sœur. Miss Morland ne l’écoutez pas ; quant à moi, je suis de votre avis, car la lecture d’Udolphe a fait mes délices. Ce n’est sans doute pas à celle des romans que vous vous bornez ?

— Je vous avoue que je n’en aime pas beaucoup d’autres.

— En vérité ?

— Je lis pourtant assez volontiers les poëtes, les pièces de théâtre et quelques voyages ; mais l’histoire est trop grave, trop fatigante à lire pour que je m’y intéresse. Y prendriez-vous quelque plaisir ?

— Oui, ma chère, j’aime beaucoup l’histoire.

— Je voudrais bien l’aimer aussi, je la lis parce qu’il le faut ; mais je n’y trouve rien autre chose que des malheurs et des crimes qui m’affligent, des querelles ennuyeuses entre les Papes et les Rois, à chaque page la guerre ou la peste, des hommes qui font tant de mal, des femmes si méchantes ; et puis il me paraît qu’il pourrait se faire qu’une grande partie de ces histoires si anciennes, aient été inventées par les auteurs, qui composent eux-mêmes les discours qu’ils font prononcer aux héros, et qui prennent dans leur tête les projets et les pensées qu’ils prêtent aux personnages puissans. D’après cela je préfère les inventions des romanciers à celles des historiens.

— Comment vous ne trouvez rien d’agréable dans la narration des historiens ? Pour moi, tout en avouant qu’ils peuvent avoir ajouté quelque chose, soit pour l’ornement, soit pour suivre les probabilités, j’aime l’histoire, parce que je crois que les principaux événemens sont vrais, qu’il est intéressant pour nous de les connaître, et qu’ils nous fournissent souvent le sujet de bonnes réflexions. Quand les discours que les auteurs font tenir à leurs héros sont bien faits, je les lis avec autant de plaisir que s’ils avaient été prononcés par ces héros même ; je crois que ceux que MM. Hume et Robertson ont composés, sont aussi bons que ceux qu’auraient fait Agricola ou Alfred-le-Grand.

— Vous aimez beaucoup l’histoire ; c’est aussi le goût de M. Allen et de mon père ; mais j’ai deux frères qui ne peuvent la souffrir. Je suis étonnée de ce que ces historiens se donnent tant de peines pour composer un si grand nombre de gros volumes, que peu de personnes lisent et qui sont le tourment des petits garçons et des petites filles.

— L’opinion que vous venez d’émettre, dit Henri, aurait un peu étonné nos célèbres historiens : j’avoue que dans un pays où l’éducation est regardée comme une chose importante, il faut tourmenter les petits garçons et les petites filles, pour leur faire apprendre l’histoire ; j’avoue que la bonté de la méthode, la perfection surtout de leur style sont faits pour tourmenter des personnes d’un âge plus raisonnable. Vous voyez, Miss Morland, que, comme vous, j’ai employé le mot tourmenter au lieu du mot instruire. Je suppose qu’ils sont maintenant synonymes.

— C’est pour vous moquer que vous dites que je confonds les mots tourmenter et instruire ; mais si, comme je le suis tous les jours à la maison, vous aviez été quelquefois témoin de ce que souffrent mes pauvres petits frères, quand on commence à leur apprendre à lire ; de l’air presqu’hébété qu’ils ont, quand on les retient à l’étude toute une matinée ; de l’ennui de ma mère pendant la leçon et de la fatigue qu’elle ressent, quand cette leçon est finie, vous me permettriez, je crois, de regarder quelquefois les mots tourmenter et instruire comme synonymes.

— Cela est possible : mais ce n’est pas la faute des auteurs si les enfans n’apprennent à lire qu’avec peine. Cependant dites-moi, vous qui ne me semblez pas aimer les occupations sérieuses, ne trouvez-vous pas que l’on gagne à être tourmenté pendant deux ou trois ans, pour se mettre en état de jouir toute sa vie du plaisir de la lecture. Convenez que si l’on n’apprenait pas à lire, Miss Radcliff eût écrit inutilement, ou plutôt qu’elle n’eût pas écrit du tout. Catherine en convint et l’éloge qu’elle fit de son auteur favori mit fin à ce sujet.

La conversation se porta sur un autre article ; mais elle ne pouvait y prendre part. M. Tilney et sa sœur parlèrent des beautés de la campagne en personnes qui savent admirer la nature et qui possèdent la connaissance et l’amour des arts. La pauvre Catherine qui n’avait presqu’aucune idée du dessin et dont rien n’avait formé le goût, les écoutait avec attention, mais sans profit, parce qu’elle ignorait la signification de la plupart des termes dont ils se servaient. Le peu qu’elle saisissait lui semblait en contradiction avec quelques-unes des notions qu’elle avait eues autrefois du dessin. En effet jusqu’alors elle avait cru qu’on ne pouvait prendre un beau point de vue, que du sommet d’une montagne ; qu’un beau ciel devait toujours être sans nuage. Étonnée de son ignorance, elle en ressentit une espèce de honte.

C’était bien mal-à-propos, car la science ne convient pas aux jeunes personnes qui désirent être aimées. On blesse ordinairement la vanité des autres, quand on se montre à eux avec des talens distingués, avec des connaissances étendues ; c’est ce que doit éviter une personne sensée. Une femme surtout qui a quelques talens, doit mettre tous ses soins à ne les laisser paraître que le moins possible. Tous les avantages d’une agréable déraison, pour une jeune et jolie personne, ont été détaillés par l’élégante plume de la sœur d’un de nos meilleurs auteurs, et je ne puis rien ajouter à ce qu’elle a écrit sur ce sujet : je dirai seulement à la louange des hommes, que pour ceux qui sont légers et irréfléchis, le peu d’esprit d’une femme ne diminue pas le prix de ses charmes, et que ceux qui sont plus éclairés et plus soigneux de leur bonheur, ne désirent pas non plus trouver dans les personnes de notre sexe de grandes connaissances.

Catherine ignorait toutes ces choses : elle ne savait pas qu’une jeune personne avec un extérieur agréable et un bon cœur, ne peut manquer de fixer le choix d’un jeune homme distingué, à moins que quelques circonstances particulières ne viennent déranger cet ordre naturel des choses. Elle avoua donc, elle déplora son ignorance, et dit qu’elle donnerait tout pour acquérir le talent du dessin.

M. Tilney lui expliqua quelques-unes des règles de la perspective et du paysage ; il mit une si grande clarté dans ses explications, et Catherine les écouta si attentivement, qu’elle ne tarda pas à découvrir dans tous les objets, les beautés qu’elle lui avait vu admirer. De son côté, son professeur était charmé de trouver en elle autant de dispositions et de bon goût naturel. Il lui fit connaître comment on distinguait ce qui se trouvait sur le premier plan, en seconde ligne, dans le lointain ; il lui fit observer l’effet de la perspective, des ombres, des clairs, et Catherine profita tellement de cette leçon, que quand ils arrivèrent à Beechen-Cliff, elle aurait voulu voir disparaître la ville de Bath, qui lui paraissait gâter le beau paysage qu’elle avait devant les yeux.

Henri satisfait des progrès de son écolière, mais craignant de fatiguer l’attention qu’elle lui accordait, chercha à varier le texte de ses leçons. La vue d’un chêne qui se desséchait et qui était placé près du rocher sur lequel ils s’étaient arrêtés, lui fournit une transition facile ; il parla des arbres en général ; puis de ceux qui sont particuliers au sol de l’Angleterre ; il n’oublia pas ceux dont on se sert pour les clôtures, et amena ainsi la conversation successivement sur les terres, sur les grands domaines, sur le gouvernement et insensiblement sur la politique.

Un silence assez long qui avait succédé à quelques réflexions sur des événemens publics peu agréables, fut interrompu par Catherine, qui, voulant se mettre à la hauteur du sujet, dit du ton le plus imposant qu’il lui fut possible ; j’ai entendu dire qu’il allait paraître des choses très-surprenantes ; qu’on l’avait appris par une lettre de Londres.

Miss Tilney, à qui elle semblait s’adresser particulièrement, s’arrêta et lui dit : Cela serait-il vrai ? Et que doit-il donc arriver ?

— Je ne sais pas bien ce que c’est, ni quels sont les acteurs de cet événement, j’ai seulement entendu dire qu’il sera terrible et beaucoup plus affreux que tout ce qu’on a vu.

— Ciel ! et de qui avez-vous appris cela ?

— Une de mes amies en a lu le détail dans cette lettre de Londres ; elle dit qu’il y aura des horreurs, des massacres, et beaucoup d’atrocités de ce genre.

— Vous parlez de cela avec une étonnante tranquillité, ma chère, j’espère que le récit de votre amie a un peu exagéré les choses. Puisque les mauvais desseins que l’on forme sont connus avant leur exécution, le gouvernement aura pris les mesures nécessaires pour empêcher qu’ils ne se réalisent.

— Le gouvernement, dit Henri, en s’efforçant d’arrêter une envie de rire, n’a pas à s’occuper de cela. Il y aura dit-on de grands malheurs : le gouvernement ne doit pas s’en mêler.

Miss Tilney et Catherine restèrent immobiles en regardant Henri. Ce fut alors qu’il ne put retenir un grand éclat de rire. Combien je pourrais vous effrayer, dit-il, en vous racontant tout ce que je sais sur cela ! Mais je n’en ferai rien ; je veux être généreux, et vous prouver combien nous sommes bons, autant par la noblesse de mes procédés que par le sang-froid de mon courage. Je désapprouve les hommes qui dédaignent de descendre quelquefois jusqu’à rectifier l’opinion des femmes. Peut-être les pensées de celles-ci ne sont-elles ni solides, ni profondes, ni fortes, ni subtiles ; peut-être les femmes manquent-elles quelquefois d’observation, de réflexion, de jugement, de chaleur, de génie.

— Miss Morland, s’écria Miss Tilney, ne l’écoutez pas, je vous en supplie ; ayez la bonté de me dire ce que vous savez de cette terrible nouvelle.

— Sans doute que ma chère sœur veut parler de la nouvelle que lui représente son imagination, qui me semble un peu en désordre en ce moment. Dans tout ce qu’a dit Miss Morland, il n’est en effet question de rien autre chose que de la publication d’un nouvel ouvrage en trois volumes in-12, de 276 pages chacun ayant en tête du premier volume un frontispice composé de deux pierres tumulaires et d’une lanterne.

— Y êtes-vous ? Maintenant vous voyez Miss Morland combien ma sœur s’est méprise sur le sens de vos expressions. Vous parliez simplement des événemens malheureux qu’on allait lire à Londres. Au lieu de penser, ainsi qu’une personne un peu réfléchie l’aurait pu faire, que ces événemens se trouveraient dans un ouvrage nouveau que l’on se disposait à mettre au jour, elle a de suite rêvé un rassemblement de trois cents hommes à St.-Georges-Fields, la banque attaquée, la tour menacée, les rues de Londres inondées de sang, un détachement du 12.e Régiment de Dragons, (l’espérance de la nation), appelé de Northampton pour dissiper les insurgés, le vaillant Capitaine Frédéric Tilney, à la tête de ses troupes, au moment de charger, renversé de cheval par une tuile qu’on lui aura lancée d’un toit, etc., etc. Excusez cette faiblesse de femme, augmentée par les craintes d’une sœur. Elle est souvent exagérée, quoiqu’elle ne manque cependant pas d’esprit.

Catherine était toute stupéfaite.

— À présent, Henri, dit Miss Tilney, que nous vous avons laissé énoncer votre opinion sur nous, je voudrais savoir ce que tous vos discours ont pu faire penser de vous à Miss Morland ; elle doit penser sûrement que vous êtes fort malhonnête envers votre sœur, sans indulgence pour elle, et que votre opinion est très-défavorable à toutes les femmes. Miss Morland n’est pas encore accoutumée à la singularité de vos manières.

— Je m’efforcerai à l’avenir d’être plus heureux, et d’en avoir de plus convenables à ses goûts.

— Bien pour l’avenir, mais cela n’efface pas vos torts actuels.

— Que faut-il donc que je fasse pour les réparer ?

— Vous le savez très-bien : il faut prouver que vous n’avez pas un caractère tel que celui que vous venez de montrer ; il faut avouer que vous ne pensez pas une seule chose de tout ce que vous venez de dire sur l’irréflexion des femmes.

— Miss Morland, j’ai une très-haute idée de la solidité du caractère de toutes les femmes et particulièrement de celles en la société desquelles j’ai l’honneur de me trouver.

— Ce n’est pas avec ironie qu’il faut dire cela.

— Miss Morland, personne ne peut avoir du caractère des femmes une plus haute idée que celle que j’en ai ; je crois que la nature les a traitées si généreusement, qu’elles n’ont jamais besoin de faire usage seulement de la moitié de ses dons.

— Nous n’aurons rien de mieux aujourd’hui de lui, ma chère Miss Morland, il n’est pas dans son moment de raison. Malgré toutes les plaisanteries qu’il vient de faire à nos dépens, je vous assure qu’il est incapable de jamais se permettre de dire sérieusement quelque chose de mal sur aucune femme, de même qu’il ne me dira jamais rien qui puisse troubler notre amitié.

Il n’était pas difficile de persuader à Catherine que M. Tilney se conduisait toujours bien ; à la vérité quelques-uns de ses procédés l’étonnaient ; mais elle n’osait les blâmer, et quand elle ne comprenait pas le sens de ce qu’il disait, elle n’en était pas moins disposée à l’admirer.

Cette promenade fut des plus agréables pour Catherine ; elle aurait bien voulu qu’elle se prolongeât davantage. Un nouveau plaisir l’attendait à la fin. Miss Tilney la reconduisit chez elle et demanda à Mistriss Allen avec la politesse la plus respectueuse, de faire à son père l’honneur de venir dîner chez lui le surlendemain. Mistriss Allen accepta sans faire la moindre difficulté, ce qui transporta Catherine d’une joie qu’elle eût toutes les peines imaginables à contenir.

Le plaisir que Catherine avait goûté toute la matinée dans la société de M. et Miss Tilney fut tel qu’ils occupèrent seuls son esprit, et que l’idée d’Isabelle et de James ne se présenta pas une seule fois à elle durant la promenade ; mais quand les Tilney l’eurent quittée, le souvenir de sa première amie lui revint ; elle en demanda des nouvelles à Mistriss Allen, qui ne put lui en donner, n’ayant pas encore vu Isabelle.

Quelques emplettes forcèrent Catherine à sortir de nouveau ; elle rencontra en Bond-Street la seconde des Miss Thorpe qui retournait chez sa mère. Celle-ci lui apprit que le projet d’aller à Clifton avait été exécuté. Ils ont monté en voiture, dit Miss Anna, à huit heures, et je vous assure que cette partie de plaisir n’était pas très-séduisante, que vous et moi, nous devons être fort contentes de l’avoir évitée ; car Clifton doit être extrêmement triste maintenant, il n’y a absolument personne. Isabelle était avec votre frère, et John conduisait Maria. Catherine répondit qu’elle apprenait avec le plus grand plaisir qu’on se fût ainsi arrangé. Maria était fort contente d’être de la partie, elle croyait que ce serait une chose charmante ; je ne la blâme pas ; mais, pour moi, j’étais bien déterminée à refuser si on me l’avait proposé. Catherine qui doutait un peu de la franchise de cette assurance, lui répondit : j’aurais voulu que vous y allassiez, vous vous seriez certainement amusée.

— Je vous remercie. Je vous proteste que cela m’est indiffèrent, c’est ce que je disais à mes deux amies, au moment que je vous ai aperçue. Catherine ne fut pas plus convaincue par cette nouvelle assurance qu’elle ne l’avait été par la première, mais elle vit avec plaisir que la société de ces deux amies pouvait être une consolation pour Anna et elle se retira satisfaite d’avoir appris que son refus n’avait pas dérangé le projet, et qu’ainsi ni eux ni son frère ne conserveraient aucun ressentiment contr’elle.








CHAPITRE IV.


Le lendemain de grand matin, Catherine reçut d’Isabelle un billet par lequel, parlant à chaque ligne de paix et de tendresse, elle la priait instamment de venir la voir pour une affaire de la dernière importance. Ce billet lui causa un double plaisir ; il la rassura d’abord sur les dispositions de son amie, ensuite il lui fit concevoir l’espérance d’être initiée à un grand secret. L’amitié et la curiosité causèrent donc l’empressement qu’elle mit à se rendre à Edgars’-Building. Elle trouva les deux jeunes Miss Thorpe dans le parloir. Anna sortit pour aller chercher sa sœur ; Catherine profita de cette circonstance pour demander à Maria quelques particularités sur la partie de la veille, que celle-ci se fit un plaisir de raconter. Elle lui dit que cette partie avait été la plus délicieuse qui se fût jamais faite : qu’il était impossible de rien imaginer de plus agréable et de plus charmant. Pendant cinq minutes elle prodigua toutes les épithètes et les exclamations que la langue et sa mémoire purent lui fournir : ensuite elle entra dans les détails : ils étaient allés directement à l’hôtel d’York, où en arrivant ils avaient pris quelque chose et avaient commandé un bon dîner, qu’ils étaient allés voir les bains, qu’ils avaient goûté l’eau, qu’ils avaient dépensé quelques schelings à acheter des bagatelles, qu’ils avaient été prendre des glaces ; qu’étant revenus à l’hôtel, ils s’étaient dépêchés de dîner pour n’être pas anuités, que le retour avait été charmant, que pourtant la lune n’était pas encore levée, qu’il pleuvait un peu, et que le cheval de M. Morland était si fatigué qu’il ne pouvait plus aller.

Ce ne fut pas sans plaisir que Catherine entendit ce récit, parce qu’elle vit qu’il n’avait été nullement question d’aller à Blaize-Castle, et le surplus ne pouvait lui causer le moindre regret. Maria termina son récit par une petite phrase sentimentale sur le chagrin qu’elle avait ressenti, de ce que sa sœur n’avait pas été choisie pour être de cette partie. Elle ne me le pardonnera jamais, j’en suis sûre, continua-t-elle, mais que pouvais-je faire. John voulait absolument m’avoir avec lui ; il jurait qu’il ne conduirait pas Anna parce qu’elle avait de trop grosses jambes. Elle va être de mauvaise humeur pendant un mois ; mais j’ai pris mon parti. Je saurai la redresser.

Isabelle entra dans ce moment comme en accourant, et ses yeux exprimaient tout le bonheur qu’elle ressentait : elle renvoya Maria sans cérémonie, et se jetant dans les bras de Catherine, oui, ma chère, dit-elle, oui, votre pénétration a tout deviné ; quels yeux de lynx vous avez ! Rien ne vous échappe. Celle-ci pour toute réponse la regarda d’une manière qui exprimait son étonnement et l’ignorance où elle était du sujet dont son amie voulait lui parler.

— Il est inutile, ma douce, ma bien chère amie, que vous cherchiez à feindre. Je suis extrêmement agitée, comme vous le voyez : asseyons-nous ; et tâchons de nous remettre : eh bien ! vous devinez, n’est-il pas vrai, tout ce qui m’émeut dans ce moment ? Céleste créature ! Ma chère Catherine ! Vous seule, vous qui connaissez mon cœur, vous pouvez juger de l’excès de ma félicité : votre frère est le plus aimable des hommes ; je voudrais être digne de lui ; mais que croyez-vous que diront votre digne père et votre excellente mère ? Oh ciel ! cette pensée me cause la plus violente émotion.

Catherine cherchait à comprendre ce dont il était question ; tout-à-coup l’idée s’en présenta à son esprit et lui causa une rougeur et un embarras très-naturels. Que voulez-vous dire, ma chère Isabelle ? Êtes-vous …? Pouvez-vous ?… Est-ce que vraiment vous aimez James ?… Son étonnement extrême d’abord se dissipa insensiblement à mesure qu’Isabelle lui découvrait tous ses secrets. Elle lui apprit que ce n’était que la veille et dans la partie faite à Clifton que James lui avait déclaré son amour, qu’elle prétendait que Catherine avait reconnu depuis long-tems, et dans leurs yeux et dans leurs actions : elle lui dit qu’elle n’avait pu résister au bonheur d’avouer qu’elle le partageait, que son cœur et sa foi étaient engagés à James pour toujours.

Catherine n’avait jamais entendu rien d’aussi étonnant, d’aussi intéressant et d’aussi heureux. L’union de son frère et de son amie, les circonstances qui l’amenaient, leur importance, tout lui semblait extraordinaire : elle admirait en cela un des grands événemens qui arrivent si rarement dans le cours ordinaire des choses et qui ne se présentent pas deux fois : elle ne pouvait exprimer la vivacité des sentimens qu’elle éprouvait ; mais elle exprimait bien le bonheur qu’elle ressentait de trouver une sœur dans une amie, et de voir celui de cette amie et de son frère, qu’elle aimait beaucoup, assuré l’un par l’autre ; elles s’embrassèrent, pleurèrent et se dirent mille tendresses.

Nous pouvons, sans faire tort à la pénétration de Catherine, reconnaître que celle d’Isabelle la surpassait de beaucoup, lorsqu’il était question de découvrir un tendre sentiment ; et que celle-ci avait deviné l’amour de James bien avant qu’elle ne s’en fût douté.

— Ma chère Catherine, dit Isabelle, vous me serez plus chère encore que ne me l’est Maria et que personne au monde. Je sens que je serai plus attachée à ma nouvelle famille qu’à la mienne propre… C’est un lien de plus pour notre amitié… Vous ressemblez tellement à votre frère que vous m’avez captivée dès l’instant que je vous ai vue. Voilà ce qui m’arrive toujours : le premier moment est celui qui me détermine en toutes choses. Le premier jour que Morland est venu chez ma mère, aux dernières fêtes de Noël, dès que je l’ai vu, mon cœur s’est donné irrévocablement à lui. Je me souviens que j’avais ma robe jaune, que mes cheveux étaient relevés, lorsqu’il est entré dans le salon et qu’on me l’a présenté, ma première pensée a été que je n’avais jamais vu un aussi bel homme que lui.

Ici Catherine reconnut secrètement le pouvoir de l’amour ; car quoiqu’elle aimât beaucoup son frère et qu’elle se plût à admirer les avantages personnels dont il était doué, jamais elle n’avait pensé qu’il fût beau.

Je me souviens aussi, continua Isabelle, que Miss Andrews vint le soir même prendre le thé avec nous ; elle avait une robe brune, son regard était si attrayant, que je ne pus m’empêcher de croire que votre frère en deviendrait amoureux. Cette pensée me tourmenta au point qu’il me fut impossible de fermer l’œil de toute la nuit. Oh ! Catherine, combien j’ai passé de nuits sans sommeil à cause de votre frère ! Je ne voudrais pas vous voir éprouver la moitié de ce que j’ai souffert. J’étais si malheureuse ! Mais je ne veux pas vous attrister par le récit de mes angoisses. Vous en avez assez vu par vous-même. Je sais que je me trahissais continuellement. Je ne pouvais m’empêcher de dire que je préférais les ecclésiastiques ; mais mon secret était assuré, puisqu’il était entre vos mains.

Catherine sentait bien que ce secret avait été en toute sûreté par l’ignorance qui l’avait empêchée de le deviner ; elle en conçut une espèce de honte, qui fit qu’elle ne contesta plus sur sa pénétration, lorsqu’Isabelle lui en parlait.

Il avait été décidé que James irait de suite à Fullerton pour faire part de ses sentimens à ses parens et obtenir leur consentement à son union avec Isabelle, qui éprouvait des craintes très-vives. Catherine fit tous ses efforts pour lui inspirer la persuasion dans laquelle elle était elle-même que son père et sa mère n’apporteraient aucun obstacle aux désirs de leur fils : il est impossible, disait-elle, d’avoir des parens qui soient plus tendres que les nôtres et qui désirent plus vivement le bonheur de leurs enfans ; je ne doute pas qu’ils ne donnent leur consentement sans difficulté.

— C’est bien ce que me dit Morland, répondit Isabelle, cependant je n’ose espérer. Ma fortune est si bornée ! Votre frère peut faire un mariage si brillant ! Non, ils ne consentiront pas. Ici Catherine remarqua encore la force de l’amour.

— En vérité Isabelle vous êtes trop modeste, la différence de fortune est peu de chose.

Oh, ma chère et bonne Catherine, je sais que pour votre noble cœur cette différence n’est rien ; mais on ne peut attendre le même désintéressement des autres. Pour moi, je voudrais que nos positions fussent en sens contraire. Si j’étais riche, si j’avais des millions, si j’étais maîtresse du monde entier, je serais heureuse de tout partager avec votre frère. Ces beaux sentimens, exprimés dans les mêmes termes que ceux que l’on trouve dans les romans, plaisaient à Catherine, d’autant plus qu’ils lui rappelaient toutes les héroïnes de sa connaissance, et les expressions de ces grandes idées lui rendaient son amie plus chère. Je suis sûre que mes parens donneront leur consentement ; je suis sûre qu’ils seront heureux de vous avoir pour fille : telles étaient néanmoins les réponses simples qu’elle renouvelait à chaque nouveau doute que témoignait Isabelle. Quant à moi, ajoutait celle-ci, mes goûts sont si simples, mes désirs si modérés, que le revenu le plus modeste me suffira ; unie à ce que l’on aime, la médiocrité est un vrai bien. Je déteste les grandeurs. Je ne voudrais pour rien au monde demeurer à Londres. Une petite société, dans quelque village isolé, me suffirait et ferait mon bonheur. Richemont par exemple me conviendrait ; il y a dans les environs des habitations délicieuses.

— À Richemont, s’écria Catherine ; mais c’est près de Fullerton qu’il faudrait vous établir pour vivre avec nous.

— Je serais certainement bien malheureuse, ma chère Catherine si je ne demeurais pas près de vous. Si nous vivions ensemble, rien ne manquerait à mon bonheur ; mais je ne veux pas me flatter de ces douces idées, ni me bercer de si heureuses espérances, que je n’aie connu la réponse de vos parens. Morland m’a dit qu’il voyagerait la nuit, qu’il m’écrirait de suite et que demain je pourrais avoir sa lettre. Demain ! Mon dieu comme je vais trembler ! Je n’aurai jamais le courage d’ouvrir cette lettre, je crains qu’elle ne contienne l’arrêt de ma mort. Alors Isabelle tomba dans une rêverie, dans laquelle elle resta plongée assez long-tems. Lorsqu’elle en sortit, elle dit qu’elle était décidée sur le choix de l’étoffe dont elle voulait faire sa robe de nôce.

James entra dans ce moment, il venait, avant de partir pour le Wittshire, dire un dernier adieu à Isabelle. Catherine aurait bien voulu lui parler des vœux qu’elle formait pour son bonheur et lui faire un compliment de félicitation ; mais comme elle ne savait pas ce qu’il fallait dire dans une telle circonstance, ses yeux furent les seuls interprètes de ses sentimens : ils les exprimèrent si bien, que James en fut plus touché qu’il ne l’eût été du compliment le mieux tourné. Impatient de partir pour aller chercher le consentement qu’il désirait ; ses adieux ne furent pas long, ils l’auraient été moins encore, sans les recommandations qu’Isabelle multipliait ingénieusement pour le retenir près d’elle quelques instans de plus. Elle le rappelait pour lui recommander de se dépêcher, de ne pas perdre un instant ; pour l’avertir que s’il ne se hâtait, il n’arriverait plus le même jour : pour lui dire de ne pas manquer le courrier du lendemain ; de penser à elle, de revenir au plutôt.

Les deux amies plus intimement unies que jamais ne se quittèrent pas de toute la journée ; elles firent pour l’avenir des projets de bonheur, et pendant ce tems les heures s’écoulèrent avec rapidité.

Mistriss Thorpe et son fils étaient très-satisfaits de l’événement qui se préparait : ils ne désiraient que de connaître le consentement de M. Morland. Les coups-d’œil significatifs, les conversations mystérieuses, les demi-mots, excitaient au plus haut degré la curiosité des jeunes sœurs. La simplicité des idées de Catherine, l’empêchait de trouver nécessaire de faire à ces jeunes personnes un mystère d’un événement qui devait les intéresser sensiblement ; il lui semblait que le secret qu’on tenait à leur égard était contraire à l’affection fraternelle ; elle n’aurait pas manqué de leur apprendre ce dont il s’agissait, si elle n’eût craint de contrarier Isabelle ; au surplus les deux jeunes sœurs ne tardèrent pas à soulager le cœur de Catherine de la peine que lui causait cette retenue. Après quelques questions qu’elles firent, et auxquelles on ne répondit qu’en leur disant de se taire : je sais ce que c’est, dit l’une, et le reste de la soirée, il y eut une petite guerre d’esprit, l’une des parties assurant très-gauchement qu’il n’y avait point de secret, et l’autre assurant très-malicieusement qu’il y en avait un qu’elle connaissait.

Catherine revint le lendemain près de son amie, et elle à calmer l’impatience que lui causaient les interminables heures qui précédaient la distribution des lettres. Plus le moment approchait, plus l’agitation d’Isabelle augmentait ; quand le facteur frappa à la porte, elle éprouva une violente émotion ; elle prit la lettre qu’on lui remit, l’ouvrit ; elle commençait ainsi : « Je n’ai éprouvé aucune difficulté pour obtenir le consentement de mes bons parens ; ils m’ont assuré qu’ils feraient pour mon bonheur, tout ce qui serait en leur pouvoir. » Isabelle s’arrêta transportée de joie. Ses craintes étaient dissipées, elle ne vit plus pour elle que sécurité et plaisir ; les plus vives couleurs animèrent son joli visage. La satisfaction éclata dans toute sa personne ; elle dit, elle répéta, qu’elle était la plus heureuse des femmes.

Mistriss Thorpe versait des pleurs de joie ; elle embrassait sa fille, son fils, les personnes qui se trouvaient là ; elle aurait embrassé avec le même plaisir tous les habitans de Bath. À chaque mot c’était : cher John, chère Catherine, chère Anna, chère Maria, venez partager ma félicité ; quand elle parlait à Isabelle, c’était sa chère, sa bien chère fille, son enfant chéri. John lui même montrait de la joie ; il estimait Morland, parce qu’il était le meilleur garçon du monde ; il ne lui connaissait pas de défauts ; car enfin, disait-il, ce n’en est pas un pour lui, qui est ecclésiastique, de ne pas se connaître en chevaux.

La lettre, source de tant de félicité, était courte, elle annonçait la réussite et promettait des détails par le premier courrier. Isabelle se montrait indifférente à ces détails ; tout, pour elle, était renfermé dans le consentement de M. Morland. Après l’avoir donné, il ne pouvait, selon elle, manquer de bien faire tout le reste : elle avait trop de noblesse, trop de désintéressement pour arrêter ses idées sur l’objet précieux de la dot ; que lui importait que celle-ci fût plus ou moins forte. Un peu plus, un peu moins d’argent, est-ce donc là le bonheur ?

Elle voyait pour elle un établissement honorable, son imagination se remplit bientôt de toutes les jouissances qu’elle espérait avoir. En très-peu de tems elle allait être l’objet de l’admiration de ses nouvelles connaissances à Fullerton et l’envie de ses anciennes amies de Pulteney ; elle allait avoir une voiture à ses ordres, un nouveau nom à mettre sur ses billets, un brillant étalage de bijoux, des bagues à tous ses doigts.

John Thorpe qui depuis quelque tems projettait de faire un voyage à Londres, et qui n’en avait différé l’exécution que pour savoir le contenu de la lettre, se disposa alors à partir. En entrant au parloir, il y trouva Catherine seule : eh bien, Miss Morland, je viens vous dire adieu. Catherine lui souhaita un bon voyage, sans paraître l’écouter. Il s’approcha de la fenêtre, fit jouer ses doigts sur les carreaux, frédonna quelques sons ; il avait l’air très-occupé.

— N’êtes vous pas allé dernièrement à Devizes, dit Catherine ; il ne répondit pas. Après quelques minutes de silence, sur mon ame, dit-il, ce projet de mariage est excellent ; c’est une bonne idée de Morland et d’Isabelle ; qu’en pensez-vous Miss Morland ?

— Je crois et j’espère que cela ira très-bien.

— Vous le croyez ! J’en suis charmé, j’aime à voir que vous n’êtes pas contre le mariage. Avez-vous jamais entendu la belle chanson « Going to one Wedding, brings on another. » (Aller à une noce c’est en préparer une autre.) J’espère que vous viendrez à la noce de Bella.

— J’ai promis à votre sœur d’y assister, si toutefois cela m’est possible.

— Bon ! nous y voilà ; puis hésitant et s’efforçant à rire : vous savez…, nous verrons si la chanson dit vrai.

— Je ne sais point de chansons, je ne chante jamais, dit Catherine en se levant ; je vous réitère mes souhaits de bon voyage ; je dîne aujourd’hui chez Miss Tilney, il est tems que j’aille m’y préparer.

— Vous en avez encore le tems ; qui sait quand nous nous retrouverons ensemble, je vais être absent pendant quinze jours qui me sembleront diablement longs.

— Et pourquoi vous absenter pour si long-tems, reprit Catherine, qui voyait qu’il attendait sa réponse ?

— Que vous êtes bonne ! Oui vous êtes tout-à-fait bonne ! Il y a plus de bonté en vous toute seule que dans le reste du monde. Je dis qu’il n’existe personne comme vous ; ce n’est pas seulement de la bonté que vous avez, vous possédez encore toutes les bonnes qualités ; vous en avez tant que, sur mon âme, je ne connais personne qui vous égale.

— Oh ! Monsieur, il y en a beaucoup comme moi, et même d’infiniment meilleures que moi. Adieu Monsieur.

— Si d’ici à quelque tems j’allais présenter mes devoirs à Fullerton, cela ne vous serait-il pas désagréable, Miss Morland.

— Non certainement ; mon père et ma mère seront très-flattés de vous voir.

— Je le crois bien… J’espère que vous ne serez pas non plus fâchée de m’y voir.

— Il n’est personne que je puisse être fâchée de voir ; la société procure toujours de l’agrément.

— Voilà précisément comme je pense. Donnez-moi une petite société agréable, que je sois avec des personnes que j’aime et qui m’aiment, au diable le reste. Voilà ce que je dis, et je suis très-content de voir que vous pensez comme moi. Il me vient une idée, Miss Morland : nos idées se rapportent sur bien des points.

— Cela peut être ; il y en a cependant beaucoup sur lesquelles je n’ai pas encore cherché à me former une opinion.

— Diable ! Ni moi non plus ; je n’aime pas à me troubler la cervelle par les choses qui ne me concernent pas. En tous points, je m’en tiens à ce qu’il y a de plus simple. Que j’obtienne, me dis-je, la femme que j’aime, que j’aie une bonne maison, que me fait tout le reste ; je ne cherche pas une grande fortune. De mon côté j’ai un revenu assuré, et si la femme qui me convient n’a rien, tant mieux.

— Je partage votre opinion là-dessus. Quand il y a du bien d’un côté, il n’est pas nécessaire qu’il y en ait de l’autre. N’importe de quel côté il vienne, l’essentiel est qu’il y en ait suffisamment. Je n’aime pas qu’on désire toujours acquérir : je crois que ce sont de tristes mariages que ceux que l’argent fait. Adieu, M. Thorpe ; nous serons très-aises de vous voir à Fullerton, quand cela vous conviendra. En disant ces mots, elle sortit, laissant John très-satisfait de l’heureuse adresse qu’il avait employée pour s’expliquer et de l’encouragement indirect que Catherine semblait lui avoir donné.

L’émotion que cette dernière avait éprouvée à la première nouvelle de l’engagement que son frère allait contracter lui fit croire que M. et Mistriss Allen n’apprendraient pas sans plaisir un tel événement. Elle ne fut pas long-tems dans cette erreur. Elle avait préparé ce qu’elle croyait nécessaire pour les amener à apprendre cette nouvelle ; mais dès les premiers mots qu’elle leur dit, ils lui assurèrent tous deux, que depuis l’arrivée de son frère, ils avaient prévu ce dénouement ; qu’ainsi il ne pouvait leur causer la moindre surprise. Ils formèrent des souhaits pour le bonheur de ces jeunes gens ; M. Allen y ajouta l’éloge d’Isabelle, et Mistriss Allen vanta le bonheur dont elle allait jouir.



CHAPITRE V.


Catherine s’était fait une si haute idée du plaisir qu’elle goûterait en Milsom-Street le jour où elle devait y dîner, qu’il était impossible que l’événement répondît à son attente. En effet, quoiqu’elle eût été traitée par le général Tilney avec la politesse la plus recherchée, quoique Miss Tilney lui eût donné les plus grandes marques d’amitié, que Henri fût resté à la maison, qu’aucun étranger ne fût venu les importuner, elle trouva, à son retour, en réfléchissant à ce qu’elle avait éprouvé, qu’elle avait eu beaucoup moins de plaisir qu’elle n’en espérait : elle s’attendait que ce jour-là même il allait se former la plus grande intimité entr’elle et Miss Tilney, et à peine l’avait-elle trouvée aussi affectueuse que précédemment. Dans son imagination Henri Tilney, au milieu de sa famille, faisait découvrir en lui les plus brillantes qualités, il se livrait avec grâce à la plus aimable conversation, et elle remarqua que jamais il n’avait moins parlé, que jamais il n’avait été moins aimable, qu’il était resté comme étranger et indifférent aux politesses, aux complimens, aux remercîmens, aux invitations qu’elle avait reçus du Général ; elle ne pouvait rejeter les torts sur celui-ci, qui avait été pour elle extrêmement bon et parfaitement aimable ; aussi l’avait-elle trouvé un homme charmant ; ce qui ne doit pas surprendre, puisqu’il avait un air majestueux, et qu’elle voyait en lui le père de Henri. Elle ne crut donc pas devoir le regarder comme la cause du silence qu’avaient gardé ses enfans et du peu de plaisir qu’ils avaient témoigné d’être avec elle. Et elle s’arrêta à l’idée que ce silence n’avait été qu’accidentel ; que s’ils avaient témoigné peu de plaisir, c’est qu’elle même avait apporté peu d’agrémens dans sa conversation.

Isabelle, à qui elle fit part de tous les détails de cette visite et de ses observations, interpréta d’une manière bien différente la conduite des Tilney. Elle n’y vit qu’orgueil et orgueil insupportable… Jusques là elle n’avait fait que soupçonner cette famille d’avoir une hauteur ridicule ; alors ses soupçons se changèrent en certitude.

— Jamais a-t-on vu une conduite semblable à celle de Miss Tilney ? Ne pas faire les honneurs de chez elle, en personne bien élevée ! Traiter ses hôtes avec une telle fierté, leur parler à peine !

— Mais les choses ne se sont pas passées, comme vous le dites ; elle n’a eu ni hauteur ni fierté ; elle a même été très-honnête.

— Oh ! oui, défendez-la. Et son frère, lui qui semblait vous être si attaché ! Bon Dieu, comme les sentimens des hommes sont incompréhensibles ! Je suis sûre qu’il a eu peine à vous regarder de toute la journée.

— Je ne dis pas cela : seulement il ne semblait pas d’aussi bonne humeur que les autrefois.

— Que cela est méprisable ! Ce que je déteste le plus au monde, c’est l’inconstance. Promettez-moi, ma chère Catherine, de ne plus penser à lui : en vérité il n’est pas digne de vous.

— Pas digne de moi ! Je ne suppose pas qu’il ait jamais pensé à moi.

— C’est précisément ce que je dis : non, jamais il n’a pensé à vous. Qu’il diffère de votre frère et du mien ! John, oh ! oui, John sera constant.

— J’ai été accueillie par le Général avec toute la politesse et tous les égards possibles ; il s’est constamment occupé de moi.

— Je ne dis rien de lui : je ne sais s’il a de l’orgueil ; je le crois un aimable gentelman ; c’est l’opinion de John qui l’estime.

— Je verrai quelle conduite ils tiendront ce soir envers moi ; je pense que nous les verrons au salon.

— Je doute que j’y aille.

— Quoi ! vous n’êtes pas décidée à y aller ? C’était cependant une chose convenue.

— Il n’en était pas ainsi. Mais puisque vous le désirez, j’irai ; je ne puis rien vous refuser. Mais ne vous attendez pas à m’y voir aimable : je ne serai au bal qu’en apparence, et en réalité je serai à quarante milles de là.

— Quant à la danse, ne m’en parlez pas ; j’y renonce, c’est une chose résolue et invariable. Charles Hodges viendra, j’en suis sûre, me tourmenter pour me faire danser. Je le refuserai positivement ; il fera mille conjectures que j’aurais voulu éviter ; qu’il les forme, mais qu’il ne m’en parle pas.

L’opinion d’Isabelle sur les Tilney ne changea en rien celle que Catherine en avait prise. Elle n’avait pas trouvé dans leurs manières l’affection qu’elle attendait ; mais elle n’avait pas été dans le cas de remarquer l’orgueil que son amie leur supposait. Sa confiance fut justifiée : le soir elle fut accueillie par l’une avec la même amitié et par l’autre avec les mêmes égards qu’ils lui avaient témoignés précédemment. Miss Tilney vint se placer près d’elle ; Henri la pria à danser.

Le Général avait dit qu’il attendait à tous momens son fils aîné, le capitaine Tilney. Catherine voyant au bal un très-joli homme qui y paraissait pour la première fois pensa que ce pouvait bien être lui, et elle en demanda le nom. Par la réponse qu’on lui fit, elle vit qu’elle ne s’était pas trompée. Il s’arrêta près de son frère et de sa sœur et causa assez long-tems avec eux. Pendant ce tems Catherine l’observa avec soin, et le trouva si bien qu’elle pensa, qu’aux yeux de beaucoup de personnes, il pouvait l’emporter sur Henri, dont le regard était moins fier et la contenance moins imposante ; mais elle le jugea inférieur pour le goût et les manières.

Le jugement de Catherine doit rassurer mes lecteurs sur la nature des sentimens que lui inspira le capitaine Tilney, sur la rivalité qu’ils auraient craint de voir naître entre les deux frères et sur les persécutions que cette rivalité aurait pu attirer à notre héroïne ; elle aimait la lecture des romans, mais son imagination n’avait rien de romanesque. En Frédéric elle voyait, elle estimait M. Tilney ; mais rien n’était capable de la distraire du bonheur qu’elle goûtait près de Henri, et du plaisir qu’elle trouvait à l’écouter.

Après la première contre-danse le capitaine s’approcha de son frère, le tira à l’écart et causa assez long-tems à voix basse avec lui. C’en fut assez pour causer quelqu’inquiétude à Catherine. Peut-être Frédéric avait-il recueilli sur elle quelques propos désavantageux, peut-être avait-il appelé son frère pour les lui communiquer, peut-être allait-elle en être séparée pour toujours.

Les deux frères ne furent pas cinq minutes sans revenir près d’elle, et ces cinq minutes lui avaient paru plus d’un quart d’heure. Je suis chargé de la part de mon frère, lui dit Henri, de vous demander si vous croyez que votre amie Miss Thorpe trouvera bon qu’il l’invite à danser, et il espère que vous voudrez bien le lui présenter. Catherine répondit, sans hésiter, qu’elle avait la certitude que Miss Thorpe ne danserait pas. Henri rendit cette fâcheuse réponse au capitaine, qui s’éloigna aussitôt.

Votre frère, reprit-elle, avait dit qu’il n’aimait pas la danse ; sans doute c’est par bonté qu’il se décide maintenant à danser. Il a vu Isabelle assise, il aura cru qu’elle manquait de partener, que cela lui causait de la peine. Il s’est trompé ; elle est déterminée à ne pas danser aujourd’hui, je crois que rien ne pourra changer sa détermination.

— Henri lui dit en souriant : il paraît que vous pénétrez aisément le motif des actions des autres.

— Que voulez-vous dire par cela ?

— Que votre bon esprit vous fait toujours regarder comme influant le motif qui est le meilleur. Il n’est pas cependant qu’il ne faille le chercher quelquefois ailleurs. L’âge, les goûts, les habitudes de la vie exercent assez souvent leur influence sur les sentimens, et il est difficile de deviner de quelle manière. Savez-vous, par exemple, ce qui pourrait m’influencer ? Quel motif me ferait faire telle ou telle action ?

— Je ne vous comprends pas trop.

— C’est la différence qu’il y a entre vous et moi, car je vous comprends facilement.

— Je le crois, je ne parle pas assez bien pour être inintelligible.

— Bravo ! Satyre excellente du langage moderne !

— De grâce, expliquez-moi donc clairement ce que vous voulez dire.

— Vous le demandez, j’y consens ; mais prenez garde aux conséquences ; elles peuvent vous mettre dans un grand embarras et amener des discussions entre nous.

— Non, non, cela ne peut pas être, je ne le redoute nullement.

— Eh bien ! j’entends que vous qui supposez que la seule bonté de cœur a engagé mon frère à vouloir proposer à Miss Thorpe de danser avec elle, vous m’avez prouvé que le vôtre est le meilleur qui existe.

Catherine rougit, et par les efforts même qu’elle fit pour se défendre elle confirma ce qui venait de lui être dit. Elle ressentait une certaine confusion qui n’était pas sans douceur pour elle. L’impression que son esprit en reçut fut telle que pendant quelque tems elle ne put ni entendre, ni parler ; elle ne se rappela même où elle était qu’en levant les yeux et en voyant Isabelle avec le capitaine Tilney prêts à danser dans le même quadrille.

La première lui fit un mouvement d’épaule et sourit, seules explications qu’elle put donner alors d’un si étrange changement. Elles n’étaient pas suffisantes pour l’intelligence de Catherine qui ne revenait pas de son étonnement. Je ne puis concevoir, dit-elle à Henri, comment cela s’est fait ; Isabelle était si déterminée à ne pas danser !

— Et vous n’avez jamais vu Isabelle manquer à sa résolution ?

— Oh !… mais… c’est que… et votre frère, comment a-t-il pensé à aller l’inviter après que vous lui avez rendu ma réponse ?

— Vous voudriez bien me voir surpris comme vous ! Je le suis pour ce qui concerne la conduite de votre amie ; mais, quant à celle de mon frère, je la trouve toute naturelle. La beauté de votre amie lui avait inspiré le désir de danser avec elle ; il ne savait pas qu’elle avait résolu de ne pas danser, que sa résolution était immuable.

— Vous raillez ; mais je vous assure qu’ordinairement Isabelle a beaucoup de fermeté.

— Il y a bien à dire à cela : dans une femme l’obstination pourrait quelquefois tenir la place de la fermeté. Cependant dans cette circonstance, et mettant à part toute partialité pour mon frère, je crois que votre amie a bien fait de céder.

Pendant la contre-danse Catherine et Isabelle ne purent se parler ; mais à peine fut-elle finie qu’elles se réunirent, et que se tenant par le bras elles firent ensemble le tour de la salle. Ce fut alors que la dernière s’expliqua.

— Vous avez dû être bien étonnée, ma chère Catherine. Je suis réellement fatiguée à mourir, quel tourment !… M. Tilney m’aurait cependant amusée, si mon esprit eût été libre ; mais j’aurais donné tout au monde pour rester à ma place.

— Pourquoi donc n’y êtes-vous pas restée ?

— Oh, ma chère, j’aurais eu l’air de me faire remarquer, et vous savez que c’est ce que j’abhorre. J’ai poussé mes refus aussi loin qu’il a été possible ; mais il n’a fait cas d’aucune de mes raisons : vous n’avez pas idée de la manière dont il m’a pressée ; j’ai eu beau le prier de m’excuser, de choisir une autre partener ; impossible de l’y faire consentir : dès qu’il m’avait vue, disait-il, il avait aspiré à danser avec moi, et dès-lors il ne pouvait trouver dans la salle personne qui pût me remplacer ; d’ailleurs c’était plutôt pour le plaisir d’être avec moi que pour celui de danser qu’il me priait d’accepter son invitation, et mille autres fadeurs semblables. Je lui ai fait observer qu’il prenait envers moi le moyen le plus mauvais pour réussir, que les complimens et les louanges étaient précisément ce que je haïssais le plus au monde, et puis je lui alléguais tantôt un motif, tantôt un autre ; mais sans m’écouter il a insisté de tant de manières que, voyant qu’il ne me laisserait pas en repos, j’ai fini par accepter, pour être tranquille ; d’ailleurs j’ai aussi pensé que Mist. Hughes, qui me l’avait présenté, pourrait être offensée de mon refus : je suis sûre encore que votre cher frère aurait été affligé, s’il eût pu savoir que je restasse toute une soirée sans danser. Enfin ce partener s’est éloigné, j’en suis enchantée ; je suis fatiguée d’entendre ses exagérations : c’est un jeune homme bien ardent, regardez-le, voyez comme il nous considère.

— Il faut convenir que c’est un très-bel homme.

— Beau ! oui : je crois bien qu’en général on le trouve beau ; mais ce n’est pas là le genre de beauté que je préfère. Je hais ces couleurs vives, ces grands yeux noirs. J’avoue pourtant qu’il est bien, mais il est suffisant j’en suis sûre. Je n’aimerais pas ses assiduités.

Le lendemain quand les deux amies se réunirent, elles eurent un sujet de conversation bien plus important. On avait reçu de James Morland une seconde lettre, dans laquelle il détaillait les bonnes intentions de son père en faveur de son mariage. Celui-ci était possesseur d’un bénéfice qui lui rapportait annuellement environ quatre cents livres sterlings. Il le résignerait à son fils dès qu’il aurait atteint l’âge requis pour l’administrer ; mais il ne pouvait distraire en faveur d’un de ses enfans aucune partie du reste de son revenu, qui lui était nécessaire pour subvenir à l’éducation de tous ; il pouvait cependant assurer que la part qui reviendrait après lui à son fils, monterait au moins à une pareille somme. James exprimait la reconnaissance dont il était pénétré pour son père, et en même tems il faisait sentir la nécessité où ils étaient d’attendre deux ou trois ans avant de se marier, circonstance qu’il n’avait pas prévue d’abord, qui l’affligeait beaucoup, mais dont il ne pouvait accuser personne.

Catherine, qui ne connaissait pas la fortune de son père et qui n’y avait jamais pensé, fut frappée de ce que disait James ; elle entra dans ses vues, parut contente et félicita Isabelle de ce que les choses s’arrangeaient d’une manière si satisfaisante pour elle.

— Cela est à merveille, en vérité, dit celle-ci d’une manière très-grave.

— M. Morland en agit magnifiquement, dit en grommelant Mist. Thorpe, qui jetait des regards inquiets sur sa fille. Il est seulement à désirer qu’il puisse faire ce qu’il promet. Je sais qu’on ne peut espérer davantage de sa fortune actuelle ; si par la suite il peut faire plus, je suis sûre qu’il n’y manquera pas ; car c’est un excellent homme. Quatre cents livres ! c’est bien peu pour les commencemens d’un établissement ; mais, ma chère Isabelle, vos désirs sont si modérés, que vous vous bornerez sûrement à cela sans peine.

— Ce n’est pas pour moi que je désire davantage ; mais comment supporter l’idée des privations auxquelles il faudra que se soumette mon cher Morland, s’il est obligé de partager avec moi un revenu à peine suffisant pour lui ? Pour ce qui me concerne, j’y suis indifférente ; jamais je ne pense à moi.

— Je le sais, ma chère, et vous êtes récompensée de cette abnégation de vous-même par l’affection de toutes les personnes qui vous connaissent. Il n’y a pas une jeune personne plus généralement aimée que vous, et je suis sûre que quand M. Morland vous verra…

— Mais nous affligeons la chère Catherine en parlant de ces choses-là. M. Morland s’est très-bien conduit ; j’ai toujours entendu parler de lui avec estime. Vous savez, ma chère Catherine, comme nous pensons aussi ; si sa fortune était meilleure, je suis persuadée que votre père ferait davantage ; car je suis certaine qu’il a le cœur bon et généreux.

Personne, je vous assure, reprit Isabelle, n’a meilleure opinion que moi de M. Morland ; mais chacun a sa manière de penser, d’agir, et peut librement disposer de sa fortune. Catherine blessée par tout ce qu’elle entendait, se contenta de dire : je suis sûre que ce que mon père a promis, est tout ce qu’il lui est possible de faire.

Isabelle, qui conservait un air rêveur, lui dit : vous me connaissez trop bien, ma chère Catherine, pour n’être pas persuadée qu’avec James je serais satisfaite d’un revenu moindre encore ; ce n’est pas cela qui me trouble maintenant : je méprise l’argent, je hais d’en parler, et n’eussions-nous que cinquante livres sterlings, je n’aurais rien à désirer si notre union pouvait avoir lieu sans retard, ainsi que nous l’espérions. Ah ! ma chère, ce délai, voilà, voilà le mal. Deux ans et demi avant que votre frère puisse administrer un bénéfice !…

— Oh oui ! ma chère petite Isabelle, dit sa mère, nous lisons parfaitement dans votre cœur ; vous ne savez rien dissimuler ; nous comprenons le motif qui vous affecte réellement ; vous ne serez que plus chère à vos amis par des sentimens si délicats.

Catherine pour la première fois éprouva quelque peine à croire à la vérité des sentimens que lui montrait son amie ; il lui fallut faire quelques efforts pour se persuader que le délai de ce mariage était la véritable cause des regrets d’Isabelle. Le lendemain la retrouvant tendre et aimable, elle chercha à effacer la mauvaise impression qu’elle avait reçue la veille. James suivit de près sa lettre ; il fut accueilli avec toutes les démonstrations d’un sincère amour.



CHAPITRE VI.


Il y avait alors près de six semaines que la famille Allen était à Bath. Ce n’était pas sans un battement de cœur que Catherine avait entendu plusieurs fois répéter ces questions : est-ce la dernière semaine de notre séjour à Bath ? Le prolongerons-nous encore ? Elle ne pouvait, sans un très-grand chagrin, voir finir ses relations avec les Tilney. Tant que la chose fut incertaine, il lui sembla que son bonheur allait lui échapper ; mais elle le crut consolidé, quand il fut déterminé qu’on reprendrait le logement pour quinze jours. Cette prolongation lui causa un plaisir auquel se mêlait peut-être confusément quelque chose de plus que celui de voir Henri encore pendant ce tems. L’engagement de James lui avait appris comment on en contractait : elle ne se flattait de rien ; mais, peut-être à son insu, un peu d’espérance s’était glissée dans son cœur. Cependant le bonheur d’être avec Henri occupait seul pour le présent toutes ses idées et suffisait à ses désirs ; l’avenir était pour elle en quelque sorte renfermé dans les trois semaines de séjour à Bath. Son bonheur était certain pendant cette période ; elle regardait le reste de sa vie comme à une distance trop éloignée pour qu’elle s’en occupât.

Le lendemain du jour où cette décision fut prise, elle alla le matin voir Miss Tilney et laissa paraître tout le plaisir qu’elle ressentait. Mais son destin avait réglé que ce jour serait pour elle un jour d’épreuve. Elle n’eut pas plutôt exprimé le plaisir que lui faisait la prolongation du séjour de Mist. Allen à Bath, que Miss Tilney lui dit que son père venait aussi de fixer le terme du leur et qu’ils partiraient à la fin de la semaine. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour Catherine ; les inquiétudes qu’elle avait eues la veille n’étaient rien en comparaison de ce que lui faisait éprouver ce dernier désappointement. Elle perdit contenance et d’une voix concentrée, qu’on entendait à peine, elle ne put que répéter les dernières paroles de Miss Tilney : à la fin de la semaine.

— Oui : mon père se réfuse à prendre les eaux plus long-tems, malgré la certitude que j’ai qu’elles lui sont bonnes. Il a été contrarié de ne pas voir ici des amis qu’il y attendait, et, comme il trouve maintenant qu’il va bien, il a un grand désir de retourner chez lui. Voudriez-vous me faire un grand plaisir ? Continua-t-elle avec quelqu’embarras, seriez-vous assez bonne …?

L’entrée du Général interrompit ce discours, dont le commencement avait fait espérer à Catherine que cette amie allait lui témoigner le désir d’avoir une correspondance avec elle. Après lui avoir adressé quelques paroles avec sa politesse accoutumée, M. Tilney se tourna vers sa fille et lui dit : eh bien, Éléonore, puis-je vous féliciter sur le succès de la demande que vous deviez faire à votre amie ?

— Je commençais précisément au moment où vous êtes entré.

— Continuez donc et ne négligez rien pour réussir, je sais quel est votre désir sur cet objet. Puis sans laisser à sa fille le tems de s’expliquer, Miss Morland, dit-il, Éléonore a un désir bien vif ; nous partons, comme elle vous l’a peut-être dit, samedi prochain. Une lettre de mon homme d’affaires m’apprend que ma présence est nécessaire chez moi, et l’espérance que j’avais de voir ici le Marquis de Longtown et le Général Courteney, mes bons et anciens amis, ayant été trompé, rien ne peut me retenir plus long-tems à Bath ; si nous obtenons de vous la faveur que nous sollicitons, nous le quitterons sans le moindre regret. Pourriez-vous bien consentir à quitter le théâtre de votre bonheur et faire la grâce à votre amie Éléonore de l’accompagner à Gloucester-shire ? Je suis presque honteux de vous faire cette demande ; cette proposition paraîtrait téméraire à tout le monde à Bath ; je n’en excepte que vous : votre modestie est si grande, que vous seule ne devinez pas qu’elle est ici celle qui réunit tous les éloges. Si vous pouvez nous faire cet honneur, notre reconnaissance sera inexprimable. Il est vrai que nous ne pouvons rien vous offrir qui ressemble aux plaisirs que l’on trouve ici ; nous ne pourrons vous environner de splendeur ; notre manière de vivre, comme vous le voyez, est simple et sans prétention ; mais nous ferons tout ce qu’il nous sera possible pour que le séjour de Northanger-Abbaye ne vous soit pas trop désagréable.

Northanger-Abbaye ! Comme ce nom retentit aux oreilles de Catherine, il mit le comble à l’émotion que la demande du Général lui avait causée. Son cœur était si plein de bonheur et de trouble, qu’elle eut beaucoup de peine à renfermer dans les bornes convenables les expressions de sa reconnaissance. Pouvait-il en être autrement, lorsqu’elle recevait une invitation si agréable, qu’elle voyait sa société si vivement recherchée, qu’elle s’entendait dire des choses si honorables et si flatteuses ? Cette invitation renfermait tout pour elle, jouissances pour le présent, espérance pour l’avenir. Elle ne fit donc nulle difficulté pour donner son consentement, avec la réserve toutefois qu’elle aurait l’approbation de ses père et mère. Je vais de suite leur écrire, dit-elle, et si, comme je l’espère, ils ne s’y opposent pas, j’aurai l’honneur de vous accompagner.

M. Tilney, qui était un homme vif, dit qu’il avait déjà vu ses excellens amis de Pulteney-Street et obtenu leur consentement ; nous devons avoir, ajouta-t-il, une haute idée de leur philosophie, puisqu’ils consentent à se séparer de vous. Enfin Miss Tilney put parler ; elle fit à Catherine les instances les plus affectueuses et les plus engageantes, à la suite desquelles, les choses furent en quelques minutes, arrangées comme si l’on avait reçu le consentement de Fullerton.

Les événemens de la veille et du jour avaient fait éprouver à Catherine les divers sentimens de l’incertitude, du plaisir et de la contrariété ; maintenant elle ne ressentait plus que celui du bonheur. Dans le ravissement de son âme, le cœur plein de Henri, l’imagination frappée du nom de Northanger-Abbaye, elle courut chez elle pour écrire à son père.

M. et Mist. Morland, instruits de cette invitation, ne pouvaient que s’en rapporter à la discrétion des amis auxquels ils avaient déjà confié leur fille, et ne supposant aucun inconvénient à un arrangement formé sous les yeux et avec l’approbation de ces derniers, ils envoyèrent, par le retour du courrier, leur consentement au départ de leur fille pour Gloucester-Shire. Catherine s’attendait à cet acte de bonté de ses parens, néanmoins dans ce moment elle acquit complètement la conviction que de toutes les créatures humaines elle était dans le choix de ses amies la plus favorisée par le hasard, par la fortune et par les circonstances. Tout semblait se réunir pour son bonheur. C’était la tendresse de ses premiers amis, les Allen, qui l’avait introduite sur la scène où des plaisirs de toute espèce l’attendaient. Ses préférences, ses tendres affections avaient obtenu un doux retour. L’amitié d’Isabelle était pour elle l’amitié d’une sœur. Quant aux Tilney, ses premiers désirs n’avaient été que de leur inspirer une bonne opinion d’elle et tous ses souhaits avaient été surpassés par la manière flatteuse dont leur liaison se continuait. Elle était invitée par eux à les accompagner dans leur demeure ; elle allait être pendant plusieurs semaines sous le même toît avec les personnes dont elle estimait le plus la société, et pour compléter ce bonheur ce toît était celui d’une abbaye. Sa passion pour les anciens édifices était presque portée au même degré que les sentimens qu’elle éprouvait pour Henri Tilney. Les châteaux, les abbayes faisaient habituellement le charme de ses rêveries, son imagination en était remplie. Visiter, explorer les remparts, les souterrains des uns, ou les cloîtres des autres avait été, pendant plusieurs semaines, l’objet de ses plus vifs désirs. À peine pouvait-elle croire qu’elle fût au moment de le satisfaire ; Northanger était une abbaye, et elle l’habiterait ! Les longs et sombres passages les étroites cellules, la chapelle en ruines, seraient journellement l’objet de ses recherches. Elle espérait découvrir quelques légendes, quelques anciens monumens de l’histoire d’une nonne victime malheureuse et injustement persécutée. Elle s’étonnait que ses amis missent aussi peu d’importance à la possession d’une telle maison ; leur indifférence pour une chose aussi merveilleuse ne pouvait, selon elle, provenir que de l’habitude qu’ils avaient de la voir ; d’ailleurs, pensait-elle, il en est peut-être de cela comme des avantages que l’on reçoit de la nature, et dont on ne pense pas à s’enorgueillir ; ils regardent cette belle possession qui vient de leurs ancêtres comme les autres titres qu’ils en ont reçu, comme le rang que ceux-ci leur ont laissé dans la société. Elle fut confirmée dans cette pensée par les réponses simples que fit Miss Tilney à toutes les questions qu’elle lui adressa.

Northanger-Abbaye, lui dit celle-ci, était autrefois un riche couvent, la réformation l’a fait passer entre les mains de l’un des ancêtres de ma famille ; on en a démoli une partie ; le reste, qui forme encore une portion considérable, nous sert maintenant d’habitation ; cette maison est située dans le fond d’une vallée et protégée contre les vents du nord et de l’est par un grand bois rempli de chênes.



CHAPITRE VII.


Le bonheur que goûtait Catherine, s’était tellement emparé de toutes ses facultés, qu’elle n’avait pas remarqué que pendant les deux ou trois jours qui venaient de s’écouler, elle avait à peine vu Isabelle durant quelques minutes : elle en fut à la fin frappée et désira avoir une entrevue avec elle. Un matin, comme elle se promenait devant la Pump-Room avec Mistriss Allen, à laquelle elle ne trouvait rien à dire et qui de son côté gardait le silence, Catherine pensait à Isabelle, et dans le même moment, elle la vit venir à elle. Isabelle lui demanda un entretien particulier. Elles s’assirent sur un banc qui était près d’elles : voici, dit la dernière, ma place favorite ; le siège est très-commode ; il se trouve placé de telle manière, que d’ici, l’on peut voir entrer et sortir tout le monde.

Voyant que les yeux de son amie se fixaient alternativement à l’une ou l’autre porte, comme si elle cherchait à apercevoir quelqu’un qu’elle attendait, se rappelant combien de fois Isabelle s’était méprise sur la pénétration qu’elle lui supposait, Catherine pensa que c’était une belle occasion pour lui en montrer réellement : ma chère amie, lui dit-elle gaiement, vous ne serez pas long-tems tourmentée, James ne tardera sûrement pas à être ici.

— Quoi ! ma chère, vous me croiriez assez ridicule pour penser que je veuille l’avoir sans cesse attaché à ma ceinture. Il serait affreux d’être toujours ensemble ; nous serions la risée du public. Vous allez donc à Northanger ! J’en suis ravie : j’ai entendu dire que c’était un des plus beaux monumens des tems anciens : j’en attends de vous une description exacte.

— Je vous la ferai sûrement de mon mieux. Mais que regardez-vous donc avec tant d’attention ? Ah ! ce sont vos sœurs, les voici.

— Je ne regarde en vérité personne ; il faut bien que mes yeux se portent quelque part ; au surplus vous connaissez que c’est en moi une espèce de manie que d’avoir l’air de fixer un objet, tandis que ma pensée est à mille lieues de là. Je suis extrêmement distraite. Personne au monde ne l’est peut-être autant que moi. Tilney dit que les esprits d’une certaine trempe sont tous comme cela.

— Je croyais Isabelle que vous aviez quelque chose de particulier à me dire.

— Ah ! mon Dieu, oui. Voilà bien encore une preuve de ce que je vous disais de ma pauvre tête : j’avais totalement oublié ce que vous me rappelez. Voici ce que c’est. J’ai reçu une lettre de John, vous pouvez en deviner le sujet.

— Comment pourrais-je le deviner ?

— Mon cœur ne soyez donc pas si ridiculement réservée. De qui pourrait-il me parler, si ce n’est de vous ? vous savez qu’il est amoureux de vous à la folie.

— Amoureux de moi, ma chère Isabelle !

— Eh bien ! non, ma chère ; c’est une absurdité, une fable, une invention…… La modestie est très-louable, mais quand elle est à sa place. Il est bon quelquefois d’être vraie et confiante. Je ne crois pas être visionnaire, et ne puis prendre pour de simples complimens ce qu’il dit. Les soins qu’il vous rendait étaient tels qu’un enfant ne s’y serait pas trompé ; une demi-heure avant son départ de Bath, il a reçu de vous les encouragemens les plus positifs. Il me le dit dans sa lettre ; il m’assure qu’il vous a fait naïvement sa déclaration, que vous les avez reçus de même ; il me charge d’entretenir vos sentimens et de soigner près de vous ses intérêts ; il vous adresse mille complimens aimables. Vous voyez donc que c’est à tort que vous cherchez à feindre.

Catherine, avec toute l’ardeur de la vérité, exprima combien elle était étonnée de tout ce qu’elle entendait : elle protesta n’avoir jamais pensé que M. Thorpe eût de l’amour pour elle et que par conséquent elle n’avait pu rien dire avec intention de l’encourager. Quant aux attentions qu’il a eues pour moi, ajouta-t-elle aussi vivement, je vous déclare, sur mon honneur, que je n’en ai jamais vu aucune avec plaisir, si ce n’est la première fois qu’il m’a invitée à danser. Pour les offres qu’il assure que j’ai reçues et encouragées, je pense qu’il y a immanquablement quelque mal-entendu. Je ne vous aurais certainement pas caché une chose comme celle-là. Autant je désire en être crue sur ma parole, autant je vous déclare formellement que pas un mot de ce que vous venez de dire n’a de réalité. La dernière demi-heure, dit-il, avant son départ ! C’est visiblement une erreur ; je ne l’ai pas vu une seule fois le matin de ce jour.

— Vous ne l’avez pas vu ! Cependant vous avez passé cette matinée à Edgar’s-Buildings ; c’était le jour que nous avons reçu le consentement de votre père ; je suis très-sûre qu’avant de sortir de la maison, vous êtes restée seule avec John dans le parloir.

— Vous l’assurez il faut bien que cela soit ; mais quand il irait de ma vie, je ne puis dire que je m’en souvienne. Je me rappelle bien d’avoir été ce jour chez vous ; je l’ai vu avec tout le monde ; mais je n’ai pas la moindre idée que nous ayons été seulement cinq minutes seuls ensemble. Je n’insisterai pourtant pas dès que vous en êtes convaincue ; il est, dans le fait, possible que cela soit et que je l’aie oublié ; mais vous pouvez bien croire également, que je n’ai jamais rien pensé, rien désiré de tout ce dont vous me parlez. Je suis d’autant plus étonnée de cette prédilection qu’il témoigne pour moi, que je n’ai jamais rien fait pour l’obtenir, que je ne me suis jamais aperçue qu’il l’ait eue. Je vous en conjure, désabusez-le aussitôt qu’il vous sera possible, dites-lui que je le prie de m’excuser, que je… en vérité, je ne sais ce que je dois dire ; mais faites-lui bien connaître la vérité ; je n’ai nulle intention de dire la moindre chose désobligeante à votre frère, ma chère Isabelle ; mais vous savez bien que si je préférais un homme à un autre, ce ne serait pas sur lui que tomberait cette préférence. Isabelle gardait le silence.

— J’espère, ma chère amie, que vous n’êtes pas fâchée contre moi : je ne puis croire qu’en refusant ses soins, je perde votre amitié ; cela n’empêchera sûrement pas que nous ne soyons sœurs.

— Oui, répondit-elle en rougissant, nous pourrons toujours devenir sœurs. Êtes-vous donc bien déterminée à refuser John ?

— Je ne puis répondre à son affection, et certainement je n’ai rien fait pour l’encourager.

— Puisqu’il en est ainsi, je ne vous tourmenterai pas plus long-tems ; John a désiré que je vous parlasse sur ce sujet, je l’ai fait. J’avoue qu’en lisant sa lettre, j’ai pensé qu’il y avait imprudence et même folie de sa part ; que cette union ne pouvait faire le bonheur ni de l’un ni de l’autre. Supposons que vous vous soyez mariés, avec quoi eussiez-vous vécu ? Vous auriez eu chacun quelque chose, mais si peu, que cela ne vous eût pas suffi pour passer le quart de l’année : quoiqu’en disent les romanciers, sans argent l’on ne fait rien. Je voudrais seulement que John adoptât ma façon de penser, et qu’il n’eût pas reçu ma dernière lettre.

— Suis-je justifiée près de vous, mon amie ? Êtes-vous convaincue que je n’ai jamais cherché à tromper votre frère, que jusqu’à ce moment je n’ai jamais eu la pensée qu’il pût m’aimer ?

— Oh ! quant à cela, reprit Isabelle en riant, je ne puis affirmer que vos pensées et vos projets antérieurs m’aient été connus ; ils ne l’ont été que de vous seule. Un coup-d’œil agréable, un sourire d’intérêt sont souvent plus encourageans que des paroles : soyez cependant bien sûre que je suis la dernière personne du monde qui vous jugerait sévèrement. Tout cela est l’effet de la jeunesse, de la vivacité ; on dit aujourd’hui une chose, demain une autre ; les circonstances changent, les opinions varient.

— Mais mon opinion sur votre frère n’a jamais varié ; elle a toujours été la même. Et ce que vous venez de dire ne m’est jamais arrivé.

— Ma chère Catherine, reprit Isabelle, sans écouter ce que la première disait, pour rien au monde je ne voudrais exercer d’influence sur votre opinion pour un engagement. Je sais que rien ne me justifierait de vous porter à faire le bonheur de mon frère uniquement parce qu’il est mon frère ; peut-être, après tout, avez-vous raison de croire qu’il sera plus heureux sans vous. Chacun connaît si peu ce qui lui convient personnellement ! Les jeunes gens sont si légers, si inconstans ! En vous assurant enfin que le bonheur de mon amie m’est aussi cher que celui de mon frère, c’est bien vous prouver que le sentiment de l’amitié agit sur moi au suprême degré ; au surplus, ma chère Catherine, il ne faut rien presser ; vous ne tarderiez pas, croyez-moi, à vous repentir. Tilney dit qu’il n’y a rien sur quoi on soit aussi fréquemment déçu que sur ses propres sentimens. Je suis bien de son avis là-dessus. Ah ! le voilà qui vient ; nous verra-t-il ?

Catherine, regardant de côté et d’autre, aperçut en effet le capitaine Tilney, sur qui Isabelle, tout en parlant, fixa ses regards d’une manière particulière. Il s’approcha aussitôt et s’assit à côté de celle-ci à la place qu’elle lui indiqua par un geste. Quoiqu’il lui parlât très-bas, Catherine entendit avec étonnement qu’il lui disait : quoi toujours être surveillée ou par l’une ou par l’autre ! Elle entendit aussi la réponse qui se fit de même à voix basse. Quelle sottise ! Pourquoi vouloir me mettre ces idées dans la tête ? Ne savez-vous pas que mon esprit est déjà assez indépendant ?

— C’est votre cœur que je voudrais savoir indépendant ; cela me suffirait.

— Mon cœur ! Vraiment ! Que vous importe le cœur ? Je crois, moi, que vous autres hommes n’en avez point.

— Si nous n’avons point de cœur, nous avons des yeux, et cela suffit pour nous tourmenter cruellement.

— En vérité, j’en suis fâchée. Je vois avec peine que les vôtres trouvent en moi des choses assez désagréables pour vous tourmenter. Je vais prendre un autre parti ; j’espère qu’il vous fera plaisir ; et lui tournant le dos : eh bien ! vos yeux sont-ils encore maintenant tourmentés ?

— Plus que jamais. Car le revers d’une joue de rose est encore en vue, c’est trop ou trop peu.

Tout ce que Catherine entendait, tout ce qu’elle voyait la frappa du plus grand étonnement ; elle ne concevait pas qu’Isabelle pût le souffrir ; jalouse pour son frère et résolue de ne plus rien entendre, elle se leva en disant qu’elle allait rejoindre Mist. Allen, et en proposant à Isabelle de venir avec elle. Celle-ci n’y était nullement disposée. Elle prétexta qu’elle était horriblement fatiguée, qu’il était odieux de se promener pour avoir l’air de se faire remarquer, que si elle quittait sa place, elle ne trouverait plus ses sœurs qu’elle attendait à chaque instant ; elle pria sa chère amie de l’excuser et même de rester encore quelques momens avec elle. Catherine, qui se refusait à cette prière, vit avec plaisir arriver Mist. Allen qui lui proposa de se retirer. Dans la disposition où elle était, elle accepta sans hésitation, suivit Mistriss Allen et laissa Isabelle seule avec le capitaine Tilney, non toutefois sans se faire intérieurement quelques reproches, parce qu’elle croyait entrevoir que le capitaine était amoureux d’Isabelle, qui de son côté semblait l’encourager, sûrement sans s’en apercevoir, puisqu’elle aimait James et que leur hymen était comme arrêté. Cette dernière pensée lui défendait le moindre doute sur les intentions de son amie. Cependant quand elle se rappelait la dernière conversation qu’elles avaient eue ensemble, elle y trouvait quelque chose qui ne laissait pas de lui faire de la peine. Elle n’y avait plus remontré le même ton d’amitié ; Isabelle n’avait plus parlé de sa fortune avec le désintéressement qu’elle avait d’abord montré. Enfin, elle trouvait quelque chose qui la choquait dans le plaisir que témoignait son amie en regardant, en entendant le capitaine Tilney, qui, de son côté, paraissait toujours en admiration devant elle. Et Isabelle ne s’en aperçoit pas, se disait-elle ; il faut lui ouvrir les yeux là-dessus, afin qu’elle se tienne sur ses gardes et qu’elle prévienne les dangers qu’une conduite trop légère, pourrait attirer sur mon frère ou sur M. Tilney.

La froideur qu’elle avait remarquée dans Isabelle à son égard, lui avait fait une impression qui n’était pas suffisante pour effacer ce qu’elle avait appris de l’amour que John Thorpe déclarait avoir pour elle. Elle était aussi éloignée de croire que de désirer qu’il fût sincère. Elle n’avait pas oublié qu’il était sujet à se tromper. L’assurance si positive qu’il donnait que ses offres avaient été accueillies, lui prouvait qu’il avait des erreurs fréquentes ; sa vanité était peu flattée. Mais elle ne revenait pas de l’étonnement où l’avait jetté la persuasion que John avait qu’elle l’aimât. Ce n’était que d’Isabelle qu’elle avait appris les soins qu’il lui avait rendus ; jamais elle n’en avait fait la remarque ; ces discours n’étaient à ses yeux que des choses supposées ou dites sans réflexion et auxquelles probablement on ne reviendrait plus.



CHAPITRE IX.


Plusieurs jours se passèrent sans que Catherine pût trouver l’occasion d’entretenir Isabelle en particulier et de la prévenir ainsi qu’elle en avait pris la résolution. Elle n’osait encore se permettre le moindre soupçon contr’elle. Cependant, quand elle réfléchissait à la conduite de cette amie, elle ne pouvait s’empêcher de faire des observations peu satisfaisantes. Isabelle lui semblait avoir alors deux caractères. En Edgar’s-Building ou en Pulteney-Street, environnée de ses amis, de sa famille, elle conservait des manières simples. Le seul changement que l’on pouvait quelquefois voir en elle était une certaine langueur, une teinte d’indifférence ; elle se laissait aller à des distractions, dont elle se vantait plutôt qu’on ne s’en plaignait, et que jusques-là Catherine n’avait pas même observées. C’étaient des distractions et rien de plus ; elles ne faisaient qu’inspirer un nouvel intérêt pour elle en ajoutant un nouveau charme à sa beauté… En public et avec le capitaine Tilney, on la voyait s’animer, accueillir les attentions de celui-ci avec empressement et avec autant de plaisir qu’il en ressentait à les offrir. Sa conduite envers lui ne différait pour ainsi dire en rien de celle qu’elle tenait envers James. Son changement alors était tel qu’il était impossible de n’en pas être frappé. Quel pouvait être le motif d’une conduite si inconvenante ? Quel était le but, quelles étaient les intentions de son amie ? C’est ce que Catherine ne pouvait deviner, ce qui était au-dessus de son intelligence et de sa pénétration. Ces observations lui causaient une peine réelle et dont Isabelle ne se doutait pas, quoiqu’elle en fût la cause. Mais James était le véritable martyr ; il était devenu sérieux, triste, et souffrait d’autant plus que son tourment venait de la part de la femme à laquelle il avait donné son cœur.

Catherine ne pouvait s’empêcher d’éprouver aussi quelques sentimens pénibles par rapport au capitaine Tilney. Les regards de celui-ci ne lui plaisaient pas, mais son nom était pour lui un titre à sa bienveillance. Elle ne pensait pas sans peine à la douleur qu’il ressentirait quand dans peu il serait détrompé. Elle savait qu’il connaissait les engagemens d’Isabelle avec James. Dans ce qu’elle avait entendu de lui, dans ce qu’elle avait vu, elle avait bien remarqué qu’il ne tenait pas une conduite toujours conforme à la connaissance qu’il avait ; mais elle pensait que l’intérêt qu’elle portait à son frère lui avait exagéré les choses, que M. Tilney pouvait bien être le rival de James et jaloux de lui, mais rien de plus ; qu’elle allait tout terminer en avertissant amicalement Isabelle, et en la prévenant sur le danger de la position où elle se plaçait. Malheureusement l’occasion de donner cet avertissement lui échappait sans cesse. Elle lançait à la vérité quelques avis indirects, mais ils n’étaient pas compris, et elle s’étonnait de ce qu’Isabelle, si habile pour inspirer ses idées aux autres, manquât d’intelligence pour saisir celles qu’elle cherchait à lui suggérer.

Le motif de consolation qu’elle trouva dans son chagrin fut le prochain départ de la famille Tilney ; on touchait au jour fixé pour ce départ ; l’éloignement du capitaine allait rendre la paix à tous les cœurs, ainsi qu’au sien. Mais celui-ci n’avait nulle envie de partir, il n’était pas du voyage de Northanger, il restait à Bath. Lorsque Catherine fut instruite de cette circonstance, elle prit la résolution de parler à Henri de l’objet qui l’occupait si fort. Elle lui dit qu’elle voyait avec peine les soins que son frère rendait à Miss Thorpe et elle le pria de lui faire connaître ses engagemens antérieurs.

— Mon frère doit les connaître.

— S’il les connaît, pourquoi se conduit-il ainsi ?

— Henri ne fit pas de réponse et chercha à détourner la conversation ; mais Catherine reprit vivement : pourquoi ne lui persuadez-vous pas de partir avec vous ? Plus il restera à Bath, plus il se préparera de chagrins ; je vous en prie, pour l’amour de lui et de quelques autres encore, engagez-le à quitter Bath promptement. L’absence le guérira à la longue, j’espère ; il n’a rien à gagner ici ; il ne peut être que malheureux en y restant.

Henri, souriant, dit : je suis sûr que mon frère ne voudra pas partir.

— Vous ne pourriez le persuader !

— Le persuader ! Ce n’est pas chose facile ; excusez-moi si je ne puis même pas essayer. Je lui ai fait part des engagemens de Miss Thorpe ; il sait ce qu’il doit faire ; il est son maître.

— Ah ! il ne sait pas tout le chagrin qu’il cause à mon frère : ce n’est pas que James m’en ait parlé ; mais je suis sûre qu’il est très-malheureux.

— Êtes-vous sûre aussi que ce soit par la faute de mon frère ?

— Oui, très-sûre.

— Sont-ce les soins que mon frère rend à Miss Thorpe, ou la manière dont celle-ci accueille ces soins qui sont la cause du chagrin de votre frère ?

— Est-ce que ce n’est pas la même chose ?

— Je crois que M. Morland en connaît bien la différence. Un homme n’est jamais offensé de l’admiration d’un autre homme pour la femme qu’il aime ; c’est la femme seule qui peut causer sa peine.

Catherine rougit pour son amie. Isabelle a tort, dit-elle ; mais je suis sûre que c’est sans le savoir ; car elle est tendrement attachée à mon frère : elle l’a aimé dès le premier jour qu’elle l’a vu ; tant que le consentement de mon père à leur union a été incertain, l’inquiétude lui a donné la fièvre. Vous pouvez juger par-là de son attachement.

— Je comprends : elle aime James, mais elle est coquette avec Frédéric.

— Oh ! non, elle n’est pas coquette. Une femme engagée avec un homme ne peut chercher à plaire à un autre.

— Peut-être n’a-t-elle qu’un peu d’amour pour l’un et un peu de coquetterie pour l’autre ; en ce cas chacun n’a que peu de sujet d’être content.

Après quelques momens de silence, Catherine reprit :

— Il me semble que vous croyez à Isabelle peu d’amitié pour mon frère.

— Je ne puis avoir aucune opinion sur ce sujet.

— Mais que prétend votre frère, s’il connaît les engagemens d’Isabelle ? Que peut-il espérer de sa conduite ?

— Vous êtes une questionneuse bien pressante.

— Tout ce que je demande, c’est que vous lui parliez d’une chose aussi importante.

— Ce que vous demandez est précisément ce que je ne puis faire.

— Je croyais que vous deviez parfaitement connaître le cœur de votre frère.

— Dans la circonstance présente, ce ne sont que des conjectures que je puis former par rapport à son cœur.

— Eh bien !

— Eh bien ! Rien. Quand on n’a que des conjectures à former, il faut les garder pour soi. Il serait ridicule de les prendre pour la base d’une décision. Vous connaissez les faits. Mon frère est un jeune homme ardent, peut-être quelquefois inconsidéré ; il connaît depuis une semaine votre amie et les engagemens qu’elle a contractés.

— Eh bien ! dit Catherine, après quelques momens de réflexion, d’après cela vous pouvez présumer quelles sont les intentions de votre frère ; pour moi, je ne le puis pas. Votre père ne pourrait-il nous aider dans cette circonstance ? Ne pourrait-il faire en sorte que le capitaine partît ?

— Certainement, si mon père lui en témoignait le désir, il céderait ; mais, ma chère Miss Morland, cette aimable sollicitude pour le bonheur de votre frère ne vous induit-elle pas dans une certaine erreur ? N’allez-vous pas un peu trop loin ? Croyez-vous qu’il se trouve satisfait de savoir que ce n’est qu’à l’absence du capitaine Tilney qu’il est redevable de l’affection de Miss Thorpe ; que ce n’est qu’à une espèce de solitude où elle serait réduite que tient la bonne conduite de celle-ci, sur la constance de laquelle il ne pourrait compter qu’autant qu’un autre ne lui adresserait pas ses hommages. Croyez qu’il n’en serait nullement flatté, qu’il serait même peiné de savoir que vous soupçonnez de pareilles choses. Je ne veux pas pour cela vous engager à bannir toute inquiétude, parce que je vois combien vous êtes tourmentée dans ce moment ; mais je vous conseille de moins vous en affecter. Vous n’avez aucun doute sur le mutuel attachement de votre frère et de votre amie ; croyez d’après cela qu’aucun motif réel de jalousie ne peut exister entr’eux ; qu’une altercation qui surviendrait ne serait pas de longue durée. Ils connaissent réciproquement leurs cœurs beaucoup mieux que vous ne pouvez les connaître vous-même ; ils savent exactement ce qu’ils demandent, ce qu’ils espèrent ; ainsi vous pouvez être assurée que l’un ne fera jamais le tourment de l’autre, tant qu’il sera sûr d’être préféré. Apercevant que Catherine conservait encore du doute et de la tristesse, Henri ajouta : quoique Frédéric ne parte pas de Bath en même tems que nous, probablement il n’y restera que peu de tems ; car quelques jours après notre départ son congé sera expiré, il retournera à son régiment, alors toutes ses relations avec Isabelle seront terminées, et dans une quinzaine celle-ci n’y pensera plus que pour rire avec votre frère de la passion du capitaine Tilney.

Catherine ne voulut pas combattre plus long-tems les motifs de tranquillité que lui donnait Henri. Elle eut d’abord de la peine à les goûter et à adopter son avis ; elle l’adopta cependant en réfléchissant qu’il devait mieux qu’elle connaître toutes ces choses ; elle finit par se blâmer d’avoir conçu de si grandes craintes et elle résolut de ne plus donner autant de gravité aux choses qu’elle ne concevait pas.

Au moment de son départ, dans la dernière entrevue qu’elle eut avec Isabelle, celle-ci par sa conduite la confirma dans cette résolution. La dernière soirée de son séjour à Bath, les Thorpe ne la quittèrent pas. Il ne se passa entre les amans rien qui pût ranimer ses inquiétudes : son frère ne paraissait en avoir aucunes ; il était de bonne humeur. Elle trouva Isabelle engageante, et lui témoignant une tendresse qui semblait être le plus vif de ses sentimens. Elle la vit cependant une fois contredire James d’une manière assez désagréable et retirer avec humeur sa main, que celui-ci avait prise ; mais au point où ils en étaient ensemble, cette petite altercation était sans conséquence. Aussi se rappelant les conseils de Henri, Catherine n’en conçut aucune espèce d’inquiétude. Les adieux, les larmes, les assurances de souvenir, d’amitié, au moment du départ, peuvent s’imaginer aisément.



CHAPITRE X.


M. et Mistriss Allen étaient fâchés de se séparer de leur jeune amie, dont le caractère gai et obligeant contribuait à rendre leur séjour à Bath plus agréable, et ajoutait au plaisir qu’ils trouvaient dans cette ville. Ils ne devaient plus y rester qu’une semaine ; Catherine se faisait un bonheur d’en passer plusieurs avec Miss Tilney ; d’après ces raisons, ils n’hésitèrent pas à faire le sacrifice de quelques jours de plaisir pour eux et consentirent au départ de Catherine. M. Allen la conduisit en Milsom-Street, où on l’attendait pour déjeûner, et il fut témoin de l’accueil affectueux qu’elle reçut de ses nouveaux amis. Elle fut si fortement émue en pensant qu’elle se trouvait là comme faisant en quelque sorte partie de la famille, elle eut une telle crainte de ne pas se conduire en tout précisément selon les règles de la bienséance et de diminuer la bonne opinion que l’on avait conçue d’elle, que dans le trouble du premier moment, elle aurait consenti volontiers à retourner en Pulteney-Street avec M. Allen.

Les prévenances de Miss Tilney, l’air gracieux d’Henri diminuèrent un peu sa timidité, mais ne la dissipèrent pas entièrement ; les attentions continuelles du Général la rassuraient moins qu’elles ne l’embarrassaient ; elle ne pouvait en effet s’expliquer d’où venaient les soins qu’il s’était donné pour qu’elle fût honorablement traitée, les instances réitérées qu’il lui faisait pour l’engager à prendre quelque chose, la crainte qu’il lui témoignait qu’elle ne trouvât rien de son goût, quoique le déjeûner fût le plus somptueux qu’elle eût vu ; elle se sentait remplie de confusion, en pensant que tant de marques de respect étaient au-dessus de ce qui lui était dû : elle ne savait de quelle manière y répondre. Elle fut péniblement affectée en voyant l’impatience que le Général laissait éclater de ce que son fils aîné n’arrivait pas, et sur-tout la sévérité des reproches qu’il lui adressa lors de son arrivée. Selon elle, cette sévérité excédait de beaucoup le tort de Frédéric ; mais ce qui ajouta le plus à sa peine, c’est qu’elle ne put ignorer qu’elle était la cause de ces réprimandes, puisque le Général accusait son fils d’avoir manqué aux égards respectueux qu’il devait à Miss Morland ; elle se trouvait ainsi dans la position la plus désagréable ; elle partageait la peine que devait éprouver le Capitaine ; mais elle ne pouvait l’adoucir. Celui-ci écouta son père, garda le silence, et ne chercha nullement à se justifier. Catherine s’imagina que Frédéric avait été tourmenté par les inquiétudes qu’il avait eues au sujet d’Isabelle, au point d’éprouver une insomnie qui l’avait empêché de se lever plutôt. C’était la première fois qu’elle se trouvait en société avec lui ; elle espérait avoir occasion de se former une opinion sur lui ; mais il ne proféra pas une parole tout le tems que son père resta dans la salle, et quand celui-ci fut sorti, tout ce que Catherine put entendre du Capitaine fut ce qu’il dit à Éléonore bas et avec le ton de la plus mauvaise humeur : « Comme je serai content quand vous serez tous partis ! »

Toutes les dispositions pour le départ étaient faites : dix heures sonnant, on demanda les voitures, suivant que l’avait ordonné le Général. Au lieu de mettre son manteau sur ses épaules, il l’étendit sur le dos du cabriolet, dans lequel il devait monter avec Henri. La chaise était pour les dames. La femme de chambre de Miss Tilney devait y être aussi. Elle avait rempli la voiture de tant de paquets que Catherine eut peine à trouver une place pour s’asseoir, encore était-elle si élevée qu’elle craignait que le mouvement de la voiture ne la fit tomber. On parvint après bien des peines à fermer la chaise, et on partit au train de quatre beaux et vigoureux chevaux de seigneur anglais, lesquels ont coutume de faire trente milles en un jour. C’était la distance de Bath à Northanger ; elle était partagée en deux relais égaux. Dès que Catherine fut dans la voiture, elle se remit du trouble qu’elle avait eu, parce qu’avec Miss Tilney elle n’éprouvait aucune contrainte. Elle vit sans regret disparaître à ses yeux les dernières maisons de Bath. Elle avait le plaisir de faire une route nouvelle pour elle ; elle avait dans le cabriolet qui allait en avant de quoi fixer ses regards, et à la fin elle devait se trouver dans une abbaye. On s’arrêta deux heures à Petty-France pour y laisser reposer les chevaux. On passa ce tems à manger sans appétit et à regarder partout, sans qu’il y eût rien à voir. L’admiration de Catherine se porta sur les nombreuses et élégantes calèches qui passaient, sur les belles livrées, les postillons qui se balançaient en suivant le mouvement du trot des chevaux, sur des cavaliers supérieurement montés, sur d’autres voyageurs de moindre importance, et toutes ces choses étaient pour elle un spectacle amusant : ce voyage eût été très-agréable ; il n’y eût pas même eu lieu de se plaindre du tems de repos, si le général Tilney, cet homme si aimable, n’eût semblé par sa présence imposer silence à ses enfans ; quand il était avec eux, personne que lui n’osait parler. Il s’ennuyait à l’auberge, aussi laissa-t-il éclater son impatience et sa colère contre les domestiques, ce qui augmenta tellement la crainte qu’il inspirait à Catherine, que celle-ci trouva que les deux heures de leur repos en avaient au moins duré quatre.

Enfin l’ordre d’atteler fut donné. Quelle fut la surprise de Catherine lorsque le Général lui proposa de prendre dans la cabriolet la place qu’il avait occupée ! Il lui fit observer que le tems était beau, que dans une voiture découverte, elle verrait mieux le pays, que c’était un plaisir qu’il désirait lui procurer. Cette proposition lui rappela sur le champ l’opinion de M. Allen sur les jeunes personnes qui se laissent ainsi conduire en voiture découverte. Elle rougit : sa première pensée fut de refuser ; mais réfléchissant que le général Tilney avait un jugement supérieur et trop de connaissances des bienséances pour lui proposer rien qu’elle ne dût accepter, elle lui dit qu’il en serait ce qu’il voudrait, et peu de minutes après elle se trouva dans la cabriolet assise à côté d’Henri et heureuse bien certainement au-delà de ce qu’elle l’avait jamais été. Un moment suffit pour porter dans son esprit la conviction qu’un cabriolet est le plus agréable équipage, que les voitures à quatre roues sont peut-être plus belles, plus sûres ; mais aussi qu’elles sont tristes et lourdes ; que c’était à cela qu’elle devait attribuer le délai de deux heures qu’il avait fallu passer à l’auberge, où une demie-heure eût suffi pour les chevaux de sa voiture. Ceux-ci étaient si légers, si ardens que si on les eût laissé aller, ils auraient bientôt dépassé ceux de l’autre voiture, derrière laquelle il fallait se tenir ; ce qui forçait par conséquent à modérer l’ardeur des chevaux.

Ce n’était pas leur bonté, leur légèreté seules qui frappaient Catherine d’admiration. Elle en avait bien plus pour le conducteur ! Sans se fâcher ! sans jurer ! sans se vanter ! ! ! Quelle différence avec le seul conducteur auquel elle pût le comparer ! Le chapeau de celui-ci était si bien posé ! Les nombreux collets de son manteau avaient si bonne grâce. Après le bonheur d’avoir dansé avec Henri, elle n’en pouvait avoir de plus grand que celui d’être conduite par lui. Il y mit le comble par les complimens galans qu’il lui adressa, par les remercîmens qu’il lui fit sur ce qu’elle avait bien voulu venir passer quelque tems avec sa sœur, à qui elle donnait par-là une preuve d’amitié, dont il était on ne peut plus reconnaissant. Elle allait, lui disait-il, procurer un grand agrément à Éléonore, qui vivait d’une manière assez triste à Northanger, n’ayant aucune femme pour société, et se trouvant quelquefois absolument seule, lorsque son père s’absentait.

— Comment cela, dit Catherine, n’êtes-vous pas toujours avec elle ?

— Northanger n’est presque plus ma demeure ; j’ai une maison et un établissement à Woodston, qui est éloigné de près de vingt milles de la demeure de mon père. Je suis obligé d’y aller résider une grande partie de l’année.

— Vous devez en éprouver de la peine.

— J’en ai toujours quand je quitte Éléonore.

— Je le conçois ; mais outre votre affection pour elle, vous devez aimer aussi l’Abbaye. Quand on est habitué à demeurer dans une abbaye, toute autre habitation doit paraître désagréable.

Il sourit et dit : vous vous êtes formé une idée bien favorable de l’Abbaye ?

— Cela est vrai. N’est-ce pas un beau vieux bâtiment comme ceux dont on lit les descriptions partout ?

— Eh bien ! êtes-vous préparée à supporter toutes les horreurs que peut vous offrir un bâtiment semblable à ceux que vous connaissez ? Avez-vous assez de courage et des nerfs assez solides pour vous glisser derrière des panneaux de vieilles tapisseries.

— Oh ! je crois que je ne me laisserai pas facilement effrayer, parce qu’il doit y avoir beaucoup de monde dans la maison ; et que d’ailleurs elle n’a jamais été déserte ni abandonnée pendant des années, et que votre famille n’y est pas venue inopinément sans y être attendue.

— Il est vrai qu’en arrivant nous n’avons pas trouvé une salle grande, sombre, éclairée seulement par les flammes expirantes d’un feu de cheminée ; nous n’avons pas été obligés de dresser nos lits sur le plancher, dans des chambres qui n’avaient ni portes, ni fenêtres, ni meubles.

Mais quand une jeune lady arrive, de quelque manière que ce soit, dans un bâtiment de cette espèce, elle doit toujours être logée dans un appartement séparé de celui de la famille. Cet appartement se trouve à une extrémité du bâtiment ; elle y est conduite avec cérémonie par une Dorothée, ancienne femme de charge, qui lui fait monter plusieurs escaliers, parcourir de longs et sombres corridors, avant d’arriver à la chambre qui lui est destinée et qui n’a pas été occupée depuis vingt ans, dans laquelle est mort un cousin ou quelqu’autre parent… ; et vous ne seriez pas épouvantée et votre cœur ne battrait pas, si vous vous trouviez dans une chambre écartée, si haute, si obscure, apercevant sur une table noire placée dans un coin, une lampe répandant une lueur faible, vacillante, incertaine, sur des vieilles tapisseries représentant des figures de grandeur naturelle, sur un lit d’une étoffe vert-sombre ou d’un velours cramoisi, et de forme sépulcrale.

— Oh ! mais, cela n’arrivera pas, j’en suis assurée.

— Et vous ne trembleriez pas en examinant les meubles de la chambre et en y trouvant, non une table de toilette ou une garde-robe, mais, dans un coin, quelques débris d’un ancien luth, dans un autre une lourde cassette que tous vos efforts ne parviendraient pas à ouvrir : près de la cheminée le portrait d’un superbe guerrier, dont la vue exercerait sur vous un pouvoir incompréhensible, tel que vos regards ne pourraient se détacher de dessus lui. C’est alors que votre Dorothée, aussi agitée que vous, frappée de la manière dont vous fixez ce portrait, laisse échapper des mots, des parties de phrases inintelligibles pour vous, et ne trouve rien de mieux pour fortifier votre courage, que de donner à entendre que cette partie de l’abbaye que vous occupez, n’est habitée par personne, qu’il n’y a pas un seul domestique ; après quoi, vous livrant à vous-même, elle tire vos rideaux et vous souhaite une bonne nuit. Vous écoutez le bruit de ses pas aussi long-tems que l’écho de ces murs déserts peut le porter jusqu’à votre oreille ; l’esprit alarmé, vous voulez fermer votre porte ; avec quelle frayeur vous découvrez qu’il n’y a point de verrou.

— Oh ! M. Tilney, vous m’épouvantez ! C’est là tout ce qui se trouve dans les livres. Je suis certaine que votre femme de charge n’est pas une vieille Dorothée. Vous n’avez sûrement pas fini votre description. Qu’y a-t-il encore ?

— Peut-être rien de plus alarmant pour la première nuit ; il vous faut surmonter l’éloignement que vous ressentez pour vous mettre au lit. Cependant vous êtes obligée de vous décider à y passer quelques heures ; vous vous livrez avec inquiétude à un léger sommeil ; mais, la seconde ou au plus tard la troisième nuit de votre arrivée, survient un orage des plus violens ; le bruit du tonnerre est si terrible, qu’il semble ébranler l’édifice jusques dans ses fondemens ; il est prêt à s’écrouler et à se précipiter jusqu’au bas de la montagne. Durant ce vacarme, le vent souffle avec une telle violence, que vous croirez voir (vous n’avez eu garde d’éteindre votre lampe) une partie de la tapisserie plus agitée que tout le reste. La curiosité vous pousse à chercher à découvrir ce que ce peut être ; la crainte vous retient ; mais le premier sentiment l’emporte ; vous vous levez précipitamment, quoiqu’en tremblant ; vous passez votre robe de nuit et vous cherchez à pénétrer le mystère. Long-tems vos recherches sont infructueuses, vous ne découvrez rien ; au moment de les abandonner, l’agitation d’un pan de tapisserie vous fait apercevoir une espèce de séparation si bien jointe, qu’elle vous avait d’abord échappé. Vous soulevez ce pan de tapisserie, vous trouvez qu’il cache une porte fermée par une grosse barre de fer, arrêtée par un cadenas ; vous parvenez à l’ouvrir sans beaucoup d’efforts, et, votre lampe à la main, vous suivez un passage qui vous conduit à une petite chambre voûtée.

— J’aurais trop peur pour aller jusques-là.

— Comment ! Dorothée ne vous a-t-elle pas fait entendre qu’il y a un souterrain secret qui communique de votre appartement à la chapelle de saint Anthony, à peine à deux milles de là ? Voulez-vous reculer pour une chose aussi simple ? Non, non ; vous avancez, vous entrez dans cette petite chambre voûtée ; de celle-ci vous passez successivement dans plusieurs autres où vous ne trouvez rien de remarquable. Cependant dans l’une il y aura peut-être un poignard, dans l’autre quelques gouttes de sang, dans une troisième quelques armes inconnues, choses qui ne sont pas précisément extraordinaires.

Vous jetez les yeux sur votre lampe que vous voyez prête à s’éteindre faute d’aliment ; il vous faut retourner dans votre appartement. Vous repassez par toutes les chambres, vous arrivez à la petite salle voûtée. C’est là qu’un très-ancien et très-grand coffre d’ébène garni en or vient frapper votre vue, à laquelle il avait échappé lors de votre premier passage, et malgré l’examen que vous aviez fait. Excitée, poussée par un irrésistible pressentiment, vous approchez, vous examinez, vous ouvrez et finissez par examiner chacun des tiroirs, dans lesquels vous ne trouvez rien, ou seulement peut-être quelques diamans. Mais dans vos recherches, vous touchez par hasard et sans l’avoir aperçu un ressort secret, qui vous fait découvrir un compartiment intérieur qui renferme un rouleau de papiers composé de plusieurs cahiers manuscrits. Vous le saisissez et vous retournez précipitamment dans votre chambre avec ce précieux trésor. Avide de savoir ce qu’il renferme vous cherchez à déchiffrer une écriture à peine lisible. Vous parvenez à lire : oh ! qui que tu sois, dans les mains de qui tomberont ces Mémoires de la malheureuse Mathilde… Ici votre lampe expire et vous laisse dans les plus profondes ténèbres…

Henri s’arrêta : Catherine le supplia de continuer ; mais il s’amusait trop de la manière dont il voyait qu’il avait excité son attention ; pour ne pas la laisser dans l’incertitude de ce qu’il aurait ajouté. Il quitta le ton grave et solennel qu’il avait pris et il l’engagea à imaginer elle-même quelle pouvait être l’histoire de cette pauvre Mathilde. Un mouvement de réflexion suffit à Catherine pour lui faire éprouver une espèce de honte d’avoir montré tant d’ardeur à désirer ce récit. Elle assura Henri que si elle l’avait écouté avec plaisir, il pouvait être assuré qu’elle ne craignait nullement de rencontrer rien de semblable, qu’elle pensait bien que Miss Tilney ne lui donnerait pas pour logement une chambre semblable à celle dont il venait de faire la description, qu’enfin elle ne craignait rien.

En approchant du terme de son voyage, elle sentit se réveiller dans toute sa force l’impatience qu’elle avait de découvrir de loin l’abbaye ; cette impatience avait été suspendue par les contes de Henri. D’après l’idée qu’elle s’était faite, elle s’attendait à voir les énormes murs d’un vaste bâtiment gothique, dont les pierres grisâtres porteraient l’empreinte du tems, s’élevant majestueusement au-dessus d’une forêt de chênes antiques ; les derniers rayons d’un beau soleil couchant frapperaient de hautes fenêtres et tombant sur des carreaux de vîtres, dont la plupart seraient de verres de diverses couleurs, ils réfléchiraient des feux qui rendraient plus imposants les ombres qui environnaient le reste de l’édifice.

Catherine s’étonna lorsqu’après avoir passé la première barrière de la grande enceinte dans laquelle se trouvait Northanger, elle n’aperçut pas seulement une cheminée antique. Tout ce qu’elle vit porta la confusion dans ses idées. Elle parcourait rapidement en voiture une route douce, unie, couverte d’un gravier fin ; elle remarquait de chaque côté de jolis bâtimens modernes ; elle parvenait facilement, sans obstacle, sans avoir rien rencontré qui lui inspirât de la terreur, jusques dans l’enceinte de l’abbaye, qui ne lui présentait qu’un bâtiment peu élevé. Toute la contrariété qu’elle éprouvait n’était que celle que lui causait une petite pluie que le vent poussait à son visage, et qui lui faisait donner toute son attention à la conservation de son chapeau de paille.

La voilà donc arrivée à Northanger. Henri l’avait aidée à descendre ; elle s’était reposée dans un lieu qu’elle avait cru devoir être un vieux vestibule hospitalier ; elle était même arrivée dans la grand’salle où son amie et le général l’attendaient, sans qu’elle eût éprouvé aucun sentiment de frayeur, aucun serrement de cœur, sans qu’elle eût été tourmentée par aucun pressentiment malheureux pour l’avenir, par aucun soupçon qu’il dût se passer une suite de scènes terribles : la bise ne lui avait pas semblé être le précurseur d’un soupir de mort ; elle n’avait annoncé qu’une pluie qui était venue l’assaillir et qui l’avait mise dans le cas de secouer et de défroisser sa robe avant de se rendre au salon.

Elle avait donc maintenant le bonheur, car c’en était un pour elle, de se trouver dans une abbaye. Elle était toutefois tentée d’en douter, lorsqu’en regardant autour d’elle, elle ne voyait rien de ce qu’elle avait cru y trouver. Les meubles étaient tous élégans et modernes ; au lieu d’une cheminée très-haute, chargée de sculptures grossières et colossales, telle qu’elle se l’était figurée, il y en avait une à la Rumford avec un manteau de marbre bien choisi, sur lequel étaient placés de jolis ornemens de porcelaine de la Chine ; elle avait entendu dire au Général qu’il avait religieusement conservé la forme des fenêtres de l’abbaye ; dès-lors, selon elle, ces fenêtres étaient hautes, étroites, les carreaux étaient petits, nombreux, obscurs et ils représentaient quelques peintures ; ils étaient sûrement couverts d’anciens vestiges.

Celles qu’elle voyait avaient à la vérité conservé le ceintre qui était de forme gothique, mais elles étaient larges, propres et donnaient de la clarté. Cette différence la frappait : le Général remarquant avec quelle attention elle considérait tout, parla du peu d’étendue de l’appartement, de la simplicité des meubles qui, servant journellement, devaient n’être que commodes, et il lui dit qu’il croyait que l’abbaye renfermait cependant quelques appartemens qui n’étaient pas indignes de fixer ses regards. Il se disposait déjà à lui montrer les riches ornemens de l’un d’eux, lorsque tirant sa montre, il s’arrêta et dit avec surprise : dans vingt minutes, il sera cinq heures. Ce mot fut le signal de la séparation.

Catherine fut promptement emmenée par Miss Tilney, ce qui dut convaincre que la plus exacte ponctualité était observée à Northanger pour toutes les actions de la journée. En sortant du salon, elles montèrent un large escalier de bois de chêne qui les conduisit dans une galerie éclairée d’un côté par le moyen de plusieurs fenêtres et présentant de l’autre différentes portes de chambres. Catherine eut à peine le tems de les parcourir des yeux dans toute leur étendue ; Miss Tilney la fit entrer dans une chambre, lui dit qu’elle y trouverait tout ce qui lui était nécessaire, qu’elle la priait de faire la toilette la plus prompte possible. Et aussitôt elle se retira.



CHAPITRE XI.


Un coup-d’œil suffit à Catherine pour lui faire voir que cet appartement ne ressemblait en rien à celui dont Henri lui avait fait la description : il n’était pas très-grand et il n’avait ni tapisseries à grands personnages, ni tentures de velours. Un joli papier décorait les murs, un tapis couvrait le parquet ; les fenêtres n’étaient ni plus antiques, ni plus modernes que celles du salon ; les meubles, quoiqu’ils ne fussent pas du dernier goût, étaient beaux et commodes. La chambre en général semblait très-soignée. L’esprit de Catherine fut à l’instant tranquillisé sur ce point. Elle résolut de ne pas perdre son tems à examiner chaque objet en détail, dans la crainte de désobliger le Général, en se faisant attendre. Elle s’était hâtée de se déshabiller ; elle se disposait à ouvrir sa malle pour y prendre ce qui était nécessaire à sa toilette, lorsque tout-à-coup ses regards tombèrent sur un grand et large coffre, posé à terre, à l’un des côtés de la cheminée. À cette vue, elle s’arrêta ; oubliant tout le reste, elle demeura immobile, les yeux attachés sur ce coffre. Une foule de pensées vinrent l’assaillir. Quelle chose étrange ! Devais-je m’attendre à en trouver de semblables ? Un grand coffre noir ! Que contient-il ? Comment est-il placé ici ? Il est derrière les autres meubles, comme si on eût voulu le cacher ! Il faut que je regarde dedans. Quoiqu’il m’en coûte il le faut et de suite pendant qu’il fait jour. Si j’attends le soir, ma lumière peut s’éteindre ! Elle s’approche, elle l’examine soigneusement. Il était de cèdre ; il était habilement travaillé en marqueterie de bois brun ; il était élevé à un pied de terre et posé sur un soutien bien sculpté. La serrure était d’argent noirci par le tems, à chaque angle il y avait eu de belles garnitures en argent ; mais il n’en restait plus que quelques morceaux ; au milieu du couvercle était un chiffre mystérieux du même métal. Catherine se baissa aussitôt pour l’examiner ; elle ne put parvenir à découvrir avec certitude aucune lettre, de quelque côté qu’elle le regardât ; elle ne put y découvrir un T… Ne devait-il pas lui paraître bien extraordinaire, que quelque meuble dans cette maison pût porter un autre chiffre ? Quelles étranges conjectures devait-elle faire ? Si ce coffre n’appartenait pas originairement à la famille Tilney, par quelle voie extraordinaire, par quel singulier événement se trouvait-il chez le Général et placé en cet endroit ?

Sa curiosité, qui n’était pas sans crainte, augmentait toujours ; elle résolut de la satisfaire, quoiqu’il en pût arriver, et de voir ce que ce coffre contenait ; elle porta une main tremblante sur le fermoir de la serrure ; après beaucoup d’efforts et de difficultés, elle était parvenue à soulever le couvercle à la hauteur de deux doigts, quand un coup frappé à la porte de sa chambre l’arrêta ; elle laissa échapper le couvercle, qui retomba avec bruit. L’importune qui arrivait si mal-à-propos était la femme de chambre de Miss Tilney, que celle-ci lui envoyait. Catherine la remercia et la congédia de suite ; mais pensant à la nécessité où elle était de s’habiller promptement, elle fut forcée, en dépit de sa curiosité, de songer à sa toilette, sans perdre un moment. Pendant qu’elle y travaillait, ses pensées, ses regards avaient sans cesse pour objet ce coffre, si bien fait pour l’occuper et l’alarmer. Quoiqu’elle ne cédât pas encore à la tentation de faire un second essai pour l’ouvrir, elle revint plus d’une fois de son côté. Après avoir passé sa robe et presque fini sa toilette, elle crut pouvoir contenter son impatiente curiosité : un moment peut lui suffire ; puisqu’elle a déjà commencé à ouvrir le coffre, elle peut donc espérer de l’ouvrir entièrement, malgré les difficultés qu’il présente. Elle emploie toutes ses forces, et ce n’est plus en vain ; le lourd couvercle cède ; elle parvient à le jeter contre le mur. Et quel fut son étonnement, quand elle vit que ce coffre mystérieux qu’elle était parvenue à ouvrir avec tant de peines, ne renfermait qu’une courte-pointe de coton blanc, proprement pliée et posée dans le fond.

Elle était droite devant ce coffre, et rouge de honte et de surprise, quand Miss Tilney, désirant savoir si son amie était prête, entra dans sa chambre et ajouta par sa présence une peine de plus à celles de la pauvre Catherine, qui souffrait de voir un témoin de son indiscrète curiosité, et de penser que ce témoin ne manquerait pas d’attribuer à cette curiosité l’emploi du tems qui s’était déjà écoulé.

Elle s’empressa de refermer le coffre et de se remettre à son miroir. Ce vieux coffre est assez curieux, n’est-il pas vrai, dit Miss Tilney ? Il est impossible de savoir depuis combien de générations il est à la maison. Je ne sais pourquoi il a été placé dans cette chambre ; mais je l’y laisse parce qu’il est bon pour y mettre quelquefois des robes ou des chapeaux. Ce qu’il y a de désagréable, c’est qu’il est difficile à ouvrir : il est bien dans ce coin ; il ne gêne personne. Catherine ne pouvait répondre ; elle rougissait, arrangeait sa robe, faisait les plus sages réflexions, se pressait, enfin elle fut en état de descendre.

Miss Tilney n’osait lui faire part des craintes que le retard lui causait. Elles étaient fondées ; car le Général se promenait dans le salon, sa montre à la main, et il venait au moment où elles entraient de tirer avec violence le cordon de la sonnette pour ordonner qu’on servît le dîner à l’instant. Catherine trembla en l’entendant parler si haut ; elle était pale, respirait à peine, souffrait du ton qu’il avait envers ses enfans, et maudissait intérieurement les vieux coffres. Le Général reprit avec elle ses manières polies ; il gronda sa fille de ce qu’elle avait pressé sa charmante amie, qui était ainsi entrée toute hors d’haleine, ce qui n’était point du tout nécessaire. Il continua sur ce ton jusqu’au moment où il prit place à table, et il s’occupa à satisfaire un excellent appétit.

La salle à manger était une belle pièce, suivie d’un grand salon, d’une dimension égale, que l’on pouvait réunir en faisant disparaître une séparation mobile. L’une et l’autre étaient meublés avec un luxe et une élégance qui étaient perdus pour les yeux inexpérimentés de Catherine, qui ne remarquait que le nombre des meubles et la grandeur de la salle, sur laquelle elle exprima tout haut son admiration. Le Général dit, avec un air de satisfaction, qu’effectivement c’était une pièce d’une assez belle régularité, que sans donner à ce sujet plus d’importance qu’il ne fallait, il regardait une grande salle à manger, comme une chose indispensable, qu’il supposait qu’elle était habituée à voir chez M. Allen de bien plus grandes salles.

— Non, en vérité, dit Catherine avec une modeste assurance, la salle à manger de M. Allen est à peine égale à la moitié de celle-ci ; je suis sûre que de sa vie il n’en a vu d’aussi grande. La bonne humeur du Général s’accrut à cette réponse. Il ajouta qu’ayant de telles pièces, il était naturel qu’il en fît usage ; mais qu’en honneur il croyait qu’on était mieux dans une salle moins grande, et qu’il était persuadé que la maison de M. Allen était exactement ce qui convenait pour une habitation où l’on réunit le plaisir et le bonheur.

La soirée se passa sans qu’il survînt rien de nouveau qui troublât la tranquillité ; quand par intervalles le Général s’absentait, tout le monde était gai et affectueux ; mais quand il était présent, il inspirait de la contrainte. Alors Catherine sentait une légère fatigue de son voyage, peut-être un peu celle de la présence de M. Tilney ; elle éprouvait cependant un sentiment de bonheur qui dominait tous les autres, et en outre elle pouvait penser à ses amis de Bath, sans toutefois former le souhait de les rejoindre.

La nuit fut orageuse ; le vent qui s’était élevé plusieurs fois par intervalles, pendant l’après-midi, augmenta dans la soirée, amena une pluie abondante et produisit une espèce de tempête, que Catherine entendit avec frayeur en traversant la salle. Le vent qui soufflait avec violence dans l’angle du bâtiment, ferma avec grand bruit une porte placée dans l’éloignement. Ce fut alors pour la première fois que Catherine sentit qu’elle était véritablement dans une abbaye. C’étaient là en effet des sons caractéristiques ; ils rappellaient à sa mémoire une foule de situations, de scènes terribles passées dans des bâtimens semblables et pendant de pareilles tempêtes. Elle n’avait cependant pas à redouter pour la nuit la cruauté des assassins, ni même la poursuite de convives un peu gais. Henri n’avait fait que plaisanter le matin dans tout ce qu’il lui avait dit. Dans une maison si bien montée, si bien soignée, elle ne devait avoir rien à craindre, elle ne trouverait rien de secret, elle pouvait aller dans sa chambre à coucher avec autant de sécurité qu’elle en avait à Fullerton. Toutes ces pensées qui se présentaient à elle fortifièrent si bien son esprit, qu’en montant l’escalier, elle se sentit capable d’entrer dans sa chambre d’un pas ferme et d’un regard assuré. Son courage augmenta encore quand elle vit que l’appartement de Miss Tilney n’était qu’à quatre pas du sien. La vue d’un bon feu de bois de chêne bien allumé la satisfit aussi… Comme il est agréable, pensait-elle, en s’approchant de la cheminée, de trouver un bon feu près de son lit, au lieu de rester transie de froid, en attendant que toute une famille soit couchée, comme il arrive à tant de pauvres jeunes filles. Que je suis heureuse que Northanger soit tel qu’il est ! Si j’étais ailleurs, je ne sais ce que je deviendrais en pensant à l’épouvantable tems qu’il fait : je crois que je mourrais de peur ; mais ici, il n’y a rien à craindre ; je suis parfaitement tranquille.



FIN DU SECOND VOLUME.





L’ABBAYE


DE NORTHANGER.






L’ABBAYE


DE NORTHANGER ;


Traduit de l’anglais de Jeanne Austen,


auteur d’orgueil et préjugé, du parc de mansfield, de la famille elliot, de la nouvelle emma, etc


Par Mme. Hyacinthe de F****.



TOME TROISIÈME.




PARIS,
PIGOREAU, Libraire, place Saint-Germain-
l’Auxerrois, n°. 20.


―――――


1824.





À Metz, de l’Imprimerie d’E. HADAMARD.





TOME III



CHAPITRE I.


Elle regarda autour de la chambre ; les rideaux des fenêtres lui parurent agités. Ce n’est rien, se dit-elle, c’est la force du vent qui pénètre entre les volets. Et courageusement elle s’approcha, en fredonnant un petit air ; elle regarda partout, ne vit rien qui pût l’inquiéter, et appuyant sa main au joint de la croisée, elle s’assura que c’était réellement le vent qui occasionnait le mouvement des rideaux. Un coup-d’œil qu’elle jeta sur le vieux coffre, en revenant vers la cheminée, après cette expérience, ne fut pas sans efficacité pour elle. Elle pensa avec mépris aux craintes sans fondement qu’une imagination peu réglée fait naître, et commença avec une sécurité réelle à se disposer à se coucher. Elle prit son tems sans se presser. Elle ne chercha pas à savoir si elle était la dernière personne levée dans la maison ; elle ne voulut pas entretenir son feu, pensant que ce serait une lâcheté, que de désirer se faire une protection de la lumière, quand elle serait couchée. Il s’éteignit donc insensiblement.

Catherine avait mis près d’une heure à tous ses arrangemens, quand, en parcourant des yeux pour la dernière fois toute sa chambre, elle fut frappée par la vue d’un grand cabinet noir, extrêmement ancien et qu’elle n’avait pas aperçu jusqu’alors, quoiqu’il fût assez en évidence. Les paroles d’Henri, la description de ce coffre d’ébène, qui une première fois avait échappé aux regards, lui reviennent immédiatement à la mémoire. Quoiqu’elle fût bien certaine que dans le fait ce n’était rien, elle trouva cependant quelque chose de singulier et de très-remarquable dans cette coïncidence ; elle prit la lumière et regarda soigneusement de tous côtés, pour reconnaître si cette porte était la seule qu’elle n’eût pas encore aperçue ; elle se croyait destinée à découvrir quelque mystère important, et son imagination lui représentait déjà les événemens les plus extraordinaires.

La curiosité pressait vivement Catherine d’ouvrir ce cabinet et de regarder dans l’intérieur, non qu’elle eût la moindre idée d’y trouver quelque chose de particulier. Mais d’après ce que Henri lui avait dit, cette découverte lui paraissait si singulière, qu’elle se figura ne pouvoir dormir sans l’avoir visité. Elle plaça donc son flambeau sur une chaise, porta une main tremblante sur la clef, essaya de la tourner, trouva une forte résistance ; troublée, mais non découragée, elle tourna la clef de l’autre côté, le pène céda ; mais quelle étrange chose, la porte ne put s’ouvrir ! Émue, respirant à peine, elle s’arrêta un moment. Le vent faisait un bruit affreux, la pluie frappait avec violence contre les vîtres, tout semblait concourir à préparer Catherine à quelqu’effrayante découverte. Se coucher sans avoir ouvert le cabinet devenait pour elle une chose inutile. Elle sentait trop que tant qu’il resterait fermé le sommeil ne pourrait approcher de ses yeux. Elle reprit donc encore la clef, visita toutes les parties de la porte, les toucha, les pressa avec une anxiété extrême ; tout-à-coup cette porte s’ouvrit avec force ! Le cœur de Catherine tressaillit de joie à la vue d’une telle victoire, elle ouvrit le second battant qui était retenu par un ressort d’une construction non moins admirable que celui qui fermait le premier. Au fond du cabinet se trouvait un ancien meuble d’une construction particulière ; il présentait un double rang de petits tiroirs ; quelques-uns étaient plus grands que les autres.

Mais dans le centre du cabinet il y avait une porte fermée et dont la clef se trouvait dans une petite cavité, pratiquée dans le mur.

À cette vue, le cœur de Catherine battit avec force ; elle sentit son courage se ranimer, l’espérance lui fit monter le rouge au visage, la curiosité enflammait ses yeux, ses doigts saisirent avec empressement le bouton d’un tiroir qu’elle tira et qu’elle trouva absolument vide. Avec moins de crainte et même avec courage, elle en ouvrit un second, un troisième, un quatrième également vides. Tous furent ouverts, et il ne se trouva rien dans aucun. Bien instruite de la manière dont on peut cacher un trésor dans de tels meubles, elle examina partout l’épaisseur du bois et chercha, mais sans succès, à découvrir un double fond. La première idée qu’elle avait eue, qu’elle ne trouverait rien d’extraordinaire dans ce cabinet, fit qu’elle ne fut nullement surprise de n’y rien apercevoir ; la porte du milieu restait seule à ouvrir. Après avoir visité tout le reste, c’eût été folie d’en rester là, elle chercha donc à ouvrir cette porte ; elle fut quelque tems sans pouvoir y réussir ; elle rencontrait des difficultés pareilles à celles qu’elle avait eues pour ouvrir la porte extérieure ; elle parvint cependant à les surmonter. Ici ses peines ne furent pas perdues. Cette cavité était pleine ; le premier objet qui fixa les regards avides qu’elle portait sur tout fut un rouleau de papiers placé dans un enfoncement. Il n’avait sûrement été mis là que pour être moins exposé à la vue… Il est impossible d’exprimer ce que Catherine éprouva dans ce moment ; elle se sentit défaillir, ses genoux tremblèrent, son visage se couvrit d’une pâleur mortelle, elle ne porta qu’une main incertaine sur ce précieux papier. Le premier coup-d’œil qu’elle jeta dessus lui fit voir qu’il était écrit à la main. Ce fut avec un sentiment de crainte qu’elle compara ce qui lui arrivait avec ce que Henri lui avait dit le matin. Cependant elle prit la résolution de lire cet écrit.

Elle observa avec inquiétude que sa chandelle était considérablement diminuée ; elle pouvait cependant durer encore quelques heures ; ainsi elle ne devait pas craindre d’en manquer. Cette écriture devait sûrement être très-ancienne, très-difficile à lire, aussi, pour voir plus clair, elle moucha sa chandelle ; mais hélas ! la moucher ce fut l’éteindre, et jamais lampe ne s’éteignit en produisant un aussi terrible effet ; la terreur tint pendant quelque tems Catherine dans l’immobilité la plus complète. Tout était fini, il ne restait pas à la mèche la plus légère étincelle capable de donner l’espoir de la rallumer, l’obscurité la plus profonde régnait dans la chambre ; un violent coup de vent s’élève avec furie, et ajoute une nouvelle horreur à celle du moment. Catherine était tremblante de la tête aux pieds. Un instant de calme succédant, il lui sembla entendre un bruit semblable à celui des pas d’un homme ; ensuite celui d’une porte fermée dans l’éloignement. La nature n’en pût supporter davantage. Une sueur froide couvrit son front, le manuscrit tomba de ses mains, elle se traîna vers son lit sur lequel elle se jeta avec précipitation, elle mit sa tête sous la couverture, et resta quelque tems dans les angoisses de la terreur. Le sommeil était ce à quoi elle pensait le moins : comment, en effet, pouvoir dormir quand on est agité par une curiosité si naturelle, par des sentimens si forts, si pénibles, si contraires au repos. De plus, l’orage était si effrayant ! Jamais elle n’avait craint le vent. Mais alors chaque bouffée lui paraissait être soufflée par quelqu’intelligence malfaisante ; d’un autre côté revenait l’idée de ce manuscrit si merveilleusement découvert, celle de l’accomplissement de tout ce qui avait été prédit le matin. Quoi de plus extraordinaire ! de plus étonnant ! Que pouvait contenir ce manuscrit ? Par quel hasard était-il demeuré si long-tems inconnu ? Était-elle destinée à le découvrir ? Elle avait beau s’efforcer à se calmer un peu, elle ne pouvait trouver ni repos ni tranquillité ; elle attendait avec la plus vive impatience que les premiers rayons du soleil lui permissent de continuer sa lecture. Que les heures étaient longues et fatigantes ! Elle se retournait dans son lit, enviait le bonheur de ceux qui dorment d’un sommeil tranquille. L’ouragan continuait et occasionnait dans le bâtiment divers bruits encore plus effrayans pour elle que celui du vent. Elle entendait tantôt l’agitation des rideaux de son lit, tantôt le bruit que faisait le verrou de sa porte, comme si quelqu’un cherchait à entrer dans la chambre, tantôt de sourds murmures dans la galerie ; plus d’une fois son sang fut glacé, parce qu’elle croyait entendre des gémissemens.

Cependant les heures se succédaient, l’horloge de l’abbaye avait sonné trois heures, l’orage continuait ; la pauvre Catherine, exténuée par tout ce qu’elle avait éprouvé, s’endormit enfin insensiblement.



CHAPITRE II.


La femme de chambre en ouvrant les volets de l’appartement de Catherine, à huit heures du matin, l’éveilla en sursaut. Celle-ci ne concevait pas qu’elle eût pu dormir. Cependant son feu brûlait déjà, un ciel serein avait succédé à l’orage de la nuit. Sa première pensée fut pour son manuscrit. Aussitôt que la femme de chambre fut sortie, elle s’élança hors de son lit, et s’empressa de réunir les feuilles éparses qui s’étaient détachées du rouleau, lorsqu’il était tombé à terre, puis elle se remit au lit pour lire tout à son aise cet intéressant manuscrit. Elle s’aperçut d’abord que celui-ci n’était pas du même genre que ceux dont elle avait vu la description dans les romans. Le rouleau paraissait n’être composé que de petites feuilles détachées dont quelques-unes étaient légèrement réunies, et elles n’étaient pas en aussi grand nombre qu’elle l’avait cru la veille.

Elle porta vivement ses regards sur la première feuille. Elle fut frappée de surprise, elle s’arrêta, ne pouvant croire qu’il fût possible d’y trouver ce qu’elle voyait. Ses yeux la trompaient sans doute. Un mémoire de linge, en caractères modernes et grossièrement tracés, voilà ce qui remplissait cette feuille. Si elle est réduite à en croire l’évidence ; elle est forcée de reconnaître que c’est le mémoire d’une blanchisseuse qu’elle tient à la main. Elle saisit une autre feuille, elle y trouve les mêmes articles à quelques variations près. Une troisième, une quatrième, une cinquième ne lui offrent plus la même chose ; un inventaire de chemises, de bas, de cravates et de bonnets s’y trouvait inscrit dans le plus grand détail. Deux autres feuilles, toujours écrites par la même main, portaient des articles non moins intéressans, de la poudre, des cordons de souliers, des boutons, etc… La plus grande feuille, celle qui enveloppait toutes les autres contenait la recette d’un cataplasme de chataignes, ensuite le nécessaire d’un maréchal. Telle était la collection des écrits précieux, laissés sans doute par la négligence de quelque servante dans le lieu où ils se trouvaient, et qui, pendant une grande partie de la nuit, avaient causé tant de trouble et d’impatience à Catherine.

À cette découverte, elle fut cruellement humiliée. Comment l’aventure du coffre ne l’avait-elle pas rendue plus sage ? La partie qu’elle en apercevait de son lit, semblait s’élever contr’elle pour lui faire des reproches ; elle se cachait les yeux. Maintenant rien ne lui paraissait plus absurde que de se livrer, comme elle l’avait fait, à son imagination, que de supposer qu’un manuscrit fut placé depuis plusieurs années dans une chambre si moderne ; qu’il y fût resté inconnu ; qu’elle eût été la première assez habile pour ouvrir un cabinet auquel tenait la clef. Combien elle s’était elle-même abusée ! Fasse le ciel que Henri ne sache rien de cette sottise ! Elle en rejetait toutefois en grande partie la faute sur lui. Si ce cabinet n’eût pas autant ressemblé à celui dont il lui avait fait la description, aurait-elle jamais eu la curiosité de l’ouvrir ? Elle n’avait d’autre excuse à se donner à elle-même.

Empressée de faire disparaître ces honteux témoignages de sa folie, elle rassembla ces odieux papiers épars sur son lit, se leva de suite et les arrangea autant qu’il lui fut possible, de la même manière et dans la même forme qu’elle les avait trouvés, et les replaça dans le même endroit où elle les avait pris, avec le souhait bien sincère qu’aucun méchant événement ne les représentât jamais à ses yeux.

Elle ne concevait pas comment elle avait d’abord eu autant de peines à ouvrir une serrure qu’elle faisait maintenant jouer si facilement ; sans doute il y avait là quelque chose de mystérieux. Pendant une demi-minute l’idée que la clef pouvait être enchantée lui passa par la tête ; mais elle en rougit jusqu’au blanc des yeux.

Aussitôt qu’elle fut prête, elle sortit de sa chambre, où sa conduite lui faisait faire tant de réflexions humiliantes ; de-là elle se rendit à la salle du déjeûner, d’après l’invitation que Miss Tilney lui avait faite la veille.

Henri y était seul ; il lui demanda si le mauvais tems de la nuit ne l’avait pas empêchée de dormir, si le bruit du vent qui s’engouffrait dans ce grand bâtiment ne l’avait pas incommodée. Cette simple question la troubla. Elle redoutait par-dessus tout de lui faire naître le moindre soupçon sur la faiblesse qu’elle avait eue ; néanmoins elle se vit forcée d’avouer que le vent l’avait souvent éveillée ; mais, dit-elle, tempête et insomnie ne sont rien quand elles sont passées, nous avons une matinée charmante ; puis, pour éloigner totalement ce redoutable sujet, elle ajouta : quelles belles jacinthes vous avez là : j’ai depuis peu appris à les aimer.

— Comment l’avez-vous appris ? Est-ce par hasard ou par réflexion ?

— C’est de votre sœur que je tiens ce goût ; je ne puis dire comment elle me l’a donné. Chaque année Miss Allen prenait beaucoup de peine pour me l’inspirer, mais c’était inutilement ; il ne m’est venu que depuis peu en Milsom-street ; je suis naturellement fort indifférente pour les fleurs.

— En voilà déjà une que vous aimez maintenant ; c’est pour vous une source nouvelle de jouissances. Autant que possible il faut saisir toutes celles qui peuvent ajouter au bonheur. D’ailleurs le goût des fleurs convient à votre sexe ; c’est un moyen de vous obliger à prendre plus fréquemment un exercice salutaire. Quoique votre goût se borne aux jacinthes, il pourra développer en vous un sentiment qui vous fera parvenir à aimer jusqu’à la rose.

— Je n’ai pas besoin de ce motif pour sortir et prendre de l’exercice. Le plaisir de la promenade, celui de respirer un air vif me suffisent pour cela. Quand il fait beau, je suis dehors plus de la moitié de la journée ; maman dit que je ne reste jamais en place.

— C’est bien ; je vois avec plaisir votre goût pour les jacinthes ; vous l’avez contracté subitement sur ce que vous a dit ma sœur ; cela montre en vous une docilité, qui est une qualité bien précieuse pour une jeune personne, et de plus le désir d’apprendre, autre qualité non moins essentielle. Mais, trouvez-vous en ma sœur celle qu’il faut pour bien vous instruire ?

Catherine ne savait guères que répondre ; elle fut tirée d’embarras à tems par l’arrivée du Général, dont l’air gracieux annonçait la bonne humeur. Malheureusement il ne sympathisait pas beaucoup avec les autres ; aussi sa bonne humeur ne se transmit-elle pas à la société.

La beauté des porcelaines que l’on servit au déjeûner frappa Catherine. Elle en fit la remarque ; comme elles étaient du choix du Général, il fut enchanté qu’elle fît ainsi l’éloge de son goût. Il convint qu’elles étaient belles, quoique simples et de fabriques anglaises ; il dit qu’il pensait qu’on devait encourager les manufactures de son pays ; que quant à lui, son goût était aussi agréablement flatté, lorsqu’il buvait du thé dans une tasse d’argile de Stafford-shire, que s’il le prenait dans une tasse de porcelaine de Dresde ou de Sèvres. Que pour sa porcelaine, c’était un vieux service acheté depuis deux ans ; que ce tems avait suffi pour apporter un grand perfectionnement dans ces objets de luxe, qu’il en avait vu de superbes échantillons au dernier voyage qu’il avait fait à la ville ; que s’il n’avait pas été attaché au sien, il aurait été tenté d’en commander un autre ; qu’il reconnaissait à la vérité que dans quelque tems, il pourrait arriver une circonstance qui l’engagerait à en acheter un nouveau ; que toutefois ce ne serait pas pour lui. Catherine fut probablement la seule de la société qui ne comprit pas ce qu’il voulait dire.

Peu de tems après le déjeuner, Henri quitta la compagnie, pour se rendre à Woodstown où des affaires nécessitaient sa présence pour deux ou trois jours. On passa dans le vestibule pour le voir monter à cheval, et immédiatement après son départ on rentra dans la salle à manger.

Catherine s’approcha de la fenêtre, dans l’espérance de le voir encore quelque tems ; il est désagréable, dit le Général à sa fille, que votre frère ait été obligé de se rendre aujourd’hui à Woodstown. Il me semble qu’il le trouvera bien triste.

— Est-ce un joli endroit, demanda Catherine.

— Qu’en dites-vous, Éléonore ? Votre opinion sera, pour Miss Morland, préférable à la mienne ; une dame s’en rapporte plus volontiers à une autre dame qu’à un homme. Je crois cependant qu’aux yeux même les plus indifférens Woodstown n’est pas sans quelque mérite. La maison est tournée au sud-est. Il y a devant un superbe jardin potager ; de belles prairies entourent l’enclos, dont les murs ont été soigneusement construits par moi, il y a dix ans. Il formera le bénéfice de mon fils ; c’est un bien de famille, Miss Morland ; les améliorations sont toutes mon ouvrage : vous ne sauriez croire combien j’ai pris de peines pour l’entretenir en bon état. Quand la fortune de Henri devrait être bornée au revenu de ce bien, mon fils ne serait pas malheureux… Il paraîtra peut-être étrange que n’ayant que lui et deux autres enfans, j’aie cru nécessaire de lui faire embrasser un genre de vie dont les occupations à notre grand regret sont pénibles, et néanmoins nécessaires. Je n’ose me flatter que de jeunes dames soient de mon avis sur ce dernier point ; mais je suis sûr, Miss Morland que Monsieur votre père pense comme moi, et qu’il croit très-utile pour les jeunes gens qu’ils soient dans la nécessité de s’occuper. L’argent n’est rien ; ce n’est pas pour en procurer que je désire voir un état à un jeune homme ; mais pour lui apprendre à le dépenser convenablement. Vous voyez que j’en agis de même avec Frédéric. Il a à espérer une des plus belles propriétés du pays. Eh bien ! malgré cela, il a une profession.

Ces raisonnemens furent approuvés par le silence que gardèrent les jeunes personnes, attendu qu’elles n’avaient rien à leur opposer.

Il avait été question la veille au soir de faire voir à Catherine l’intérieur de la maison ; le Général qui s’en souvint, lui proposa d’être son conducteur. Elle aurait bien souhaité faire cette visite seule avec Miss Tilney ; mais la proposition était trop gracieuse pour qu’elle ne l’acceptât pas avec un empressement égal au désir qu’elle avait de connaître cette maison. Le panier à ouvrage fut promptement fermé et joyeusement placé dans le tiroir, et dans l’instant Catherine fut prête à suivre le Général, qui lui promit qu’après lui avoir fait voir la maison, il la conduirait dans les jardins et dans les bosquets ; peut-être, ajouta-t-il, serait-il plus agréable à Miss Morland de commencer par visiter l’extérieur ; le tems est beau ; dans cette saison il varie souvent. Je voudrais savoir le goût de Miss Morland : allons Éléonore, dites-moi ce qui fera le plus de plaisir à votre amie. Mais je m’en doute… Je lis dans ses yeux qu’elle préfère profiter de ce beau soleil… Cela prouve sa prudence ; l’abbaye sera toujours là : nous pourrons la voir dans tous les tems… Je vous obéis ; permettez que j’aille prendre mon chapeau, je reviens à l’instant.

Il sortit, et Catherine, avec un visage triste et d’un air d’impatience, commençait à exprimer combien il est désagréable d’avoir l’air de faire avec plaisir ce que l’on faisait malgré soi, lorsque Miss Tilney l’arrêta, en lui disant avec douceur : je crois aussi qu’il est plus sage de profiter du beau tems et de ne pas déranger les habitudes de mon père, qui va toujours se promener à cette heure du jour.

Catherine ne pénétra pas l’intention de Miss Tilney ; il lui sembla que celle-ci avait un air embarrassé, elle soupçonna un peu de mauvaise volonté de la part du Général, de ce qu’il ne lui montrait pas d’abord l’abbaye après le lui avoir proposé. N’était-il pas ridicule à lui d’être astreint de faire sa promenade si régulièrement à la même heure ? Ce n’était pas ainsi qu’en agissaient son père et M. Allen. C’était une véritable contrariété pour elle qui avait envie de voir l’abbaye et non ses dépendances. Si Henri était là, à la bonne heure ; mais sans lui comment connaîtrai-je ce qui est réellement pittoresque, ou non ? Telles étaient ses pensées ; elle n’en témoigna cependant rien et mit son chapeau avec une triste résignation.

Elle fut frappée de l’étendue de l’abbaye, qu’elle voyait pour la première fois à l’extérieur ; c’était un très-grand bâtiment carré, placé au milieu d’une vaste cour. Deux des côtés de ce carré étaient décorés d’ornemens gothiques riches et dignes d’être admirés. Du côté du nord de grands et superbes arbres, plantés depuis des siècles, étalaient le luxe d’une belle végétation, et faisaient admirer leurs nombreuses et fortes branches qui n’étaient pas encore parées de feuilles. Ils s’élevaient en forme d’amphithéâtre et garantissaient l’habitation des vents froids ; ils embellissaient le paysage. Catherine n’avait jamais rien vu de comparable. Elle en éprouva un plaisir si vif, qu’elle se livra d’elle-même à l’admiration et à l’éloge. Le Général l’écoutait avec une sorte de reconnaissance, comme s’il n’avait pas eu jusqu’alors d’opinion fixée sur Northanger et qu’il lui eût été utile de connaître celle de Catherine pour le déterminer dans ses idées.

Ils se rendirent dans le parc ; le terrain que renfermait cet enclos était si vaste que Catherine ne put apprendre sans étonnement le nombre de verges qu’il contenait. C’était bien plus que le double de tout ce que possédaient ensemble son père et M. Allen, en y comprenant même les jardins et les vergers du bénéfice. Les murs s’étendaient à perte de vue, et renfermaient dans leur enceinte divers bâtimens, des bains, des serres chaudes, des fabriques de différentes espèces et toutes utiles ; un temple était élevé au milieu. Tout cet assemblage représentait assez bien un village avec sa paroisse. Le Général jouissait de la surprise et de l’admiration de Catherine. On ne pouvait louer plus sincèrement qu’elle ne le faisait ; elle répétait sans cesse qu’elle n’avait jamais vu une aussi belle habitation. Il répondait avec une feinte modestie qu’il n’avait aucune prétention à ce sujet, que c’était sans ambition qu’il s’était plu à l’embellir, qu’il n’avait suivi que son inclination et son goût, qu’il convenait néanmoins qu’il ne croyait pas qu’il y eût une plus belle habitation dans tout le royaume ; c’était sa jouissance ; il aimait les jardins ; quoiqu’indifférent sur la qualité des alimens, il cherchait à avoir les meilleurs fruits pour ses enfans et pour ses amis. Il y a cependant aussi, disait-il, de grands inconvéniens attachés à la possession d’un jardin comme celui-là ; les plus grands soins ne sont pas toujours suffisans. Je n’ai pas eu l’année précédente un fruit qui soit venu en pleine maturité ; je suppose que M. Allen a aussi à souffrir, ainsi que moi, de ces contre-tems.

— Pas du tout, dit Catherine, M. Allen ne prend aucun soin de ses jardins, il n’y va jamais.

— Le Général dit, avec un sourire de satisfaction, qu’il voudrait pouvoir faire de même ; car il n’allait jamais dans les jardins sans être contrarié d’une manière ou d’une autre par la vue de ce qui manquait, ou de ce qu’on arrangeait.

— M. Allen a sans doute une serre ?

— M. Allen n’en a qu’une petite pour placer en hiver les plantes qu’aime Mistriss ; pour lui, il ne s’en occupe pas.

— Heureux mortel ! dit le Général avec un sourire ironique.

Ayant conduit Catherine partout, dans toutes les différentes parties du parc, le long de tous les murs, autour de tous les bouquets d’arbres, le long de tous les canaux, jusqu’à ce qu’elle fut fatiguée de regarder, d’admirer, il consentit à ce que les deux jeunes Miss reprissent le chemin de la maison, en leur demandant la permission de les laisser aller seules, parce qu’il avait à visiter des réparations qu’il faisait faire à celle de ses serres où il cultivait l’arbre à thé. Il leur eût proposé d’y aller avec lui, s’il n’eût craint que Miss Morland ne fût trop fatiguée. Quel chemin prenez-vous donc Éléonore ? Pourquoi choisissez-vous un sentier triste et sombre ? Il sera trop humide pour Miss Morland ; il vaudrait mieux traverser le parc.

— C’est ici ma promenade favorite, dit Miss Tilney, j’ai toujours trouvé que cette allée était la meilleure et la plus propre ; il est possible qu’elle soit un peu sombre.

C’était un sentier étroit et tournant, pratiqué dans la partie touffue d’un petit bois. Attirée par l’obscurité même de ce sentier, Catherine mourait d’envie de s’y engager, malgré l’avis du Général, qui voyant le désir qu’elle avait, lui fit encore, mais inutilement, quelques sages observations sur le danger auquel elle exposait sa santé. Il était trop poli pour insister, quand il vit qu’il ne gagnait rien. Il les quitta donc en leur disant que pour lui, il voulait profiter des rayons bienfaisans du soleil, qu’il les rejoindrait toutes deux plus loin. Dès qu’il se fut éloigné, Catherine se sentit tellement soulagée qu’elle s’en fit une espèce de reproche ; mais le plaisir dissipa bientôt cette légère impression, et ce fut très-gaiement et presqu’en courant qu’elle parla de la délicieuse mélancolie que ce lieu devait inspirer. J’aime particulièrement cette promenade, dit Miss Tilney, avec un soupir, parce que c’était celle que ma mère préférait.

Jusques-là Catherine n’avait jamais entendu parler dans cette famille de Mist. Tilney ; le vif intérêt que cette phrase lui inspira, devint visible dans toute sa personne, le silence dans lequel elle resta pendant quelques minutes, semblait montrer qu’elle attendait ce que pouvait ajouter son amie, qui reprit à la fin : j’étais habituée à venir ici souvent avec elle ; alors j’aimais peu ce lieu, j’y venais uniquement parce qu’elle m’y conduisait ; maintenant j’y viens parce qu’il me rappelle le souvenir de cette tendre mère. Par la même raison, pensa Catherine M. Tilney ne devrait-il pas y venir aussi, et il ne veut pas seulement y entrer !

Miss Tilney gardait le silence, Catherine se hasarda de lui dire : la mort de votre mère a été un bien grand malheur !

— Un bien grand ! chaque jour il le devient encore davantage, répondit-elle à voix basse. Je n’avais que douze ans quand il arriva, et quoique je sentisse ma perte aussi vivement qu’on pouvait le faire à cet âge, je ne connaissais pas, je ne pouvais pas connaître toute son étendue. Elle s’arrêta quelques minutes, puis reprit avec plus de fermeté : vous savez que je n’ai point de sœur ; quoique Henri ainsi que mon autre frère m’aiment beaucoup et que le premier reste avec moi le plus qu’il peut, cependant il est impossible que je ne sois pas seule souvent.

— Je sens tout ce que cette perte a de cruel pour vous.

— On est toujours avec sa mère, c’est une bonne et véritable amie ; son influence dirige notre sort.

— Était-elle bien belle ? Y a-t-il quelqu’un de ses portraits à l’abbaye ? Pourquoi aimait-elle tant ce lieu ? Qu’est-ce qui a causé sa maladie ? Telles furent les questions que Catherine fit sans interruption et presque sans réflexion. Miss Tilney répondit affirmativement aux deux premières. Sur les autres elle garda le silence. Ce qui ne fit qu’augmenter l’intérêt que Catherine ressentait déjà pour Mist. Tilney. Elle regarda comme certain que le mariage de celle-ci l’avait rendue malheureuse, que le Général avait été un mauvais mari. Il n’aimait pas la promenade qu’aimait son épouse, cela ne montrait-il pas qu’il l’aimait peu elle-même ? Quoiqu’il fût un bel homme, ne portait-il pas dans ses traits quelque chose qui semblait dire qu’il ne l’aimait pas.

Le portrait de votre mère, dit-elle, en rougissant de la multiplicité de ses questions, est sans doute dans l’appartement de votre père.

— Non il avait été fait pour être placé dans le salon ; mais mon père en a été mécontent et il n’a pas voulu qu’il y fût placé. Après la mort de ma mère, je l’ai demandé ; il m’a été accordé ; il est placé dans ma chambre à coucher, je vous le ferai voir volontiers ; il est très-bien. Autre preuve pour confirmer Catherine dans l’opinion qu’elle a prise. Un portrait bien ressemblant d’une femme morte. Et le mari ne le conserve pas !… Il faut qu’il ait été épouvantablement méchant avec elle.

Elle n’essaya pas long-tems de combattre en elle même la nature des sentimens que le Général lui inspirait ; malgré les attentions excessives qu’il montrait, ce qui n’avait d’abord été que de la crainte et de l’éloignement devenait maintenant de l’aversion : oui, de l’aversion. La cruauté qu’il avait eue pour une aussi charmante femme devait le rendre odieux. Elle avait souvent trouvé de semblables caractères dans les romans. M. Allen lui avait bien dit qu’ils étaient hors de la nature et de pure imagination ; celui du Général prouvait qu’il en existait réellement de tels.

Elle s’arrêtait à ces idées, quand elle se trouva à l’extrémité du sentier, précisément en face du Général, qui les attendait ; en dépit de sa vertueuse indignation, elle fut obligée de prendre son bras qu’il lui offrit, de l’écouter, de lui répondre, et même de sourire lorsqu’il souriait. Dans la situation où elle était, aucun des objets qui l’environnaient ne pouvaient plus lui inspirer d’intérêt ; elle sentit et elle laissa voir qu’elle était lasse.

Dès que M. Tilney s’en aperçut, il redoubla d’attentions pour elle ; il exprima les craintes qu’il avait que cette promenade n’eût été nuisible à sa santé. Il la pressa de retourner à la maison avec sa fille, promettant de les suivre dans un quart d’heure. Elles s’en allaient, lorsque, rappelant Éléonore, il lui recommanda d’attendre son retour, pour montrer à Miss Morland l’intérieur de l’abbaye. Celle-ci fut véritablement affligée de cette recommandation, qui était une seconde preuve du retard que le Général mettait à satisfaire le plus vif de ses désirs.



CHAPITRE III.


Une heure se passa avant le retour du Général, et cette heure ne fut pas employée par Catherine d’une manière avantageuse pour lui. Elle réfléchit sur le caractère qu’il montrait, sur le retard qu’il mettait à accomplir la promesse qu’il avait faite, sur les promenades isolées qu’il paraissait aimer ; tout cela semblait prouver qu’il était mal avec sa conscience, qu’il avait des reproches à lui faire.

À la fin, il arriva ; quelle que fût l’horreur de ses souvenirs ; il parut le sourire sur les lèvres. Éléonore qui savait combien Catherine désirait voir la maison, renouvella la proposition de la lui montrer. Celle-ci s’attendait à éprouver encore quelques nouveaux délais, parce que le Général demanda le tems d’ordonner qu’on préparât dans l’appartement quelques rafraîchissemens pour leur retour. Quelle fut sa surprise de le voir rentrer presqu’aussitôt pour les accompagner.


Avec un air de supériorité et une démarche assurée, qui ne changea rien aux sentimens de la pénétrante Catherine, il se dirigea, en sortant du salon ordinaire, placé à côté de la grande salle, il leur fit traverser un vaste anti-chambre qui aboutissait à un salon magnifiquement décoré : c’était le salon de cérémonie. « Il est grand et meublé avec somptuosité. Que cela est noble ! que cela est beau ! que cela est charmant ! » était tout ce que pouvait dire et répéter Catherine, dont les yeux éblouis ne pouvaient discerner rien en particulier. Le Général suppléait aux éloges des détails, en lui faisant remarquer chacun des objets qui étaient dignes de fixer son attention : c’était une peine perdue, car Catherine ne cherchait et n’aurait voulu voir que des meubles antérieurs au quinzième siècle.

Quand le Général eut satisfait sa propre vanité par une minutieuse explication de tout ce que contenait ce superbe appartement, il passa dans la bibliothèque également remarquable par les accessoires qui l’embellissaient et par la précieuse collection des nombreux ouvrages qu’elle contenait, et qui était tels que le propriétaire le plus modeste aurait pu la vanter sans que personne dût l’accuser d’orgueil. Catherine s’émerveillait véritablement, et, recueillant tout ce qu’elle possédait de connaissances littéraires, elle se mit à parcourir le titre des livres de plusieurs tablettes, espérant y trouver de suite ceux qu’elle connaissait. Mais la longueur de la bibliothèque la découragea bientôt.

Quand elle fut à l’extrémité, elle vit avec surprise qu’elle avait déjà parcouru trois côtés du bâtiment. Elle n’avait cependant vu que cinq ou six pièces. Il lui parut impossible qu’on lui eût tout montré, et qu’il n’y eût pas quelques chambres secrètes dans le nombre de celles qui devaient se trouver dans un aussi grand bâtiment. Elle sentit renaître un peu ses espérances, quand, en repassant par les pièces habitées journellement, elle aperçut au bas quelques passages qui servaient à faciliter les communications entre les divers côtés. Cette remarque lui fut plus agréable encore, lorsqu’elle apprit qu’ils appartenaient à un des anciens cloîtres.

L’indication des cellules était encore marquée par l’arrangement des briques dans le mur ; elle y vit plusieurs portes fermées et sur lesquelles on ne lui donna aucune explication ; elle arriva successivement dans une salle de billard et dans l’appartement particulier du Général, sans comprendre par où elle était entrée, sans savoir par où elle pourrait sortir, si on la laissait seule. Enfin on passa par une petite chambre assez obscure, qui était remplie de livres, d’habits et d’armes de toutes espèces. C’était la chambre de Henri.

Après être revenu dans la salle à manger que nous connaissons déjà et où nous nous retrouverons chaque jour à cinq heures précises, le Général ne voulut pas priver Miss Morland du plaisir qu’elle devait avoir de connaître les améliorations qu’il avait faites dans les offices et pour l’avantage du service. L’ancienne cuisine du couvent subsistait encore ; les murs et les voûtes étaient couverts de la fumée des anciens tems, mais elles contenaient les poëles et les fourneaux des tems modernes. Le Général avait fait construire toutes les choses d’invention nouvelle qui y étaient relatives ; il avait perfectionné toutes celles qui étaient imparfaites ; tout ce qui pouvait améliorer le grand art de la gastronomie s’y trouvait ; n’eût-il donné ses soins particuliers qu’à cette partie, il aurait dû être mis au nombre de ceux qui avaient bien mérité de l’abbaye.

Aux murs de la cuisine finissait tout ce qui appartenait à l’ancien couvent. Le quatrième côté du carré étant en partie tombé de vétusté il avait été totalement abattu et reconstruit par le père du Général.

Toute vénération s’arrêtait ici ; le reste du bâtiment était neuf et portait le seul nom de nouveau bâtiment ; de plus il ne contenait que des offices et des écuries ; nulle régularité, nuls ornemens n’avaient été jugés nécessaires pour sa construction. Catherine eût volontiers terminé en cet endroit la visite de la maison qui ne lui offrait plus que des objets différens de ceux qu’elle avait cherchés ; mais le Général n’eût garde de le permettre. Ce dont il se glorifiait le plus était la construction et la distribution des offices, et comme il était persuadé que pour un esprit comme devait être celui de Miss Morland, tout ce qui contribuait à adoucir et à faciliter le travail de la classe inférieure, ne pouvait que lui être agréable, il ne la plaignit pas de la fatigue qu’elle aurait en descendant ; il lui montra tout et lui expliqua tout dans le plus grand détail.

Catherine se trouva comme perdue dans toutes ces explications minutieuses qu’elle ne comprenait pas et qui l’ennuyaient. Une petite boulangerie informe, un lavoir rustique suffisaient à Fullerton pour les besoins de la maison. Ici ces objets étaient de petits édifices soigneusement construits et tous séparés. Ces choses ne pouvaient qu’exciter son étonnement, qui redoubla encore à la vue du grand nombre de domestiques qu’elle trouva employés à divers ouvrages. Elle voyait partout de jeunes servantes qui s’arrêtaient par respect, ou des laquais qui ouvraient les portes, et c’était là une abbaye !… Quelle incroyable différence de cet arrangement domestique à tout ce qu’elle avait lu des autres abbayes et châteaux, dans lesquels, fussent-ils même plus grands que Northanger, tout l’ouvrage est en réalité fait par une ou deux vieilles. Mistriss Allen n’avait jamais pu concevoir comment deux vieilles pouvaient tout faire dans ces châteaux ; Catherine même commença à s’en étonner, quand elle vit combien il en fallait à l’abbaye.

Ils remontèrent par le grand escalier ; les sculptures et les ornemens, dont il était embelli, méritaient d’être admirés.

Étant arrivés au haut dans la galerie, ils prirent la direction opposée à celle de l’appartement de Catherine, et ils entrèrent dans une pièce beaucoup plus vaste ; ils trouvèrent successivement trois grandes chambres à coucher, ayant chacune un cabinet de toilette. Tout ce que la richesse et le goût peuvent réunir pour rendre un appartement commode et élégant se trouvait dans ceux-ci. Ils avaient été meublés depuis trois ou quatre ans seulement ; rien de ce qui était agréable n’y manquait ; mais il ne s’y trouvait pas ce que Catherine cherchait. Étant arrivé dans la dernière chambre le Général, avec un air d’indifférence, nomma quelques personnages de distinction qui l’avaient successivement honorée en y demeurant quelques jours. Mais, dit-il, en s’adressant à Catherine, avec un obligeant sourire, j’espère bien être assez heureux pour y voir un jour les bons amis de Fullerton. Elle fut sensible à cette politesse imprévue, et profondément affligée de ce qu’il lui était impossible de bien penser d’un homme qui lui témoignait autant de civilité et d’affection, même pour ses parens.

La galerie était terminée par une porte piquée vers laquelle Miss Tilney s’avança ; elle l’avait déjà ouverte et elle se trouvait devant une autre porte qu’elle ouvrit aussi, quand le Général qui la suivait l’arrêta, et d’une voix haute, qui sembla à Catherine avoir l’accent de la colère, lui demanda où elle allait, ce qu’il y avait là qui méritât d’être montré. Il fit observer à sa fille que Miss Morland avait vu tout ce qui était digne de quelqu’attention et qu’elle devait bien penser que son amie avait besoin de repos après tant de courses.

Miss Tilney se disposa donc au retour et la sombre porte se referma au grand regret de Catherine, qui, dans l’instant qu’elle avait eu pour y jeter les yeux, avait aperçu que c’était l’entrée d’un petit passage au bout duquel elle avait cru voir un petit escalier bien obscur. Tout cela méritait beaucoup d’être visité. Ce fut avec une véritable peine qu’elle se vit obligée de retourner ; elle eût bien mieux aimé continuer à visiter la maison, plutôt que d’être forcée d’admirer tant de belles choses auxquelles elle ne connaissait rien et qui ne l’intéressaient pas.

Le Général désirait évidemment qu’elle ne vît pas cette partie de l’abbaye ; c’était pour elle un avertissement de plus ; il y avait certainement là quelque chose de secret ; son imagination avait bien pu l’égarer une fois ou deux ; mais aujourd’hui la chose était bien différente. Quelques mots que Miss Tilney lui dit en descendant l’escalier, dans un moment que son père était un peu en arrière, la fortifièrent dans cette opinion. Je voulais, lui dit-elle, vous conduire dans la chambre de ma mère, dans celle où elle est morte. Ce peu de mots en dirent plus à l’imagination de Catherine, que cent discours.

Il n’était pas étonnant que le Général redoutât la vue d’objets tels que ceux que pouvait renfermer cette chambre, où personne n’était probablement entré depuis la scène de mort qui s’y était passée. Cette chambre avait été le théâtre des souffrances de la malheureuse Mist. Tilney ; elle ne pouvait donc que réveiller les remords les plus cuisans dans la conscience de son mari.

Quand elle se trouva seule avec Éléonore, elle se hasarda de lui exprimer le désir qu’elle avait qu’il lui fût permis de voir cet appartement avec le même détail qu’elle avait vu tout le reste de la maison. Éléonore lui promit de le lui montrer aussitôt qu’elle en trouverait le moment favorable. Catherine crut comprendre que le Général surveillait pour empêcher qu’on n’y entrât. Je suppose, dit-elle du ton le plus ému, que cette chambre est restée telle qu’elle était au moment de la mort de votre mère.

— Oui, absolument telle.

— Et combien y a-t-il de tems que votre mère est morte ?

— Il y a neuf ans.

Aux yeux de Catherine neuf ans étaient un tems bien court, en comparaison de celui qui devait s’écouler avant qu’il fût possible à un mari coupable de revoir la chambre mortuaire de sa malheureuse victime.

— Vous étiez avec elle, je pense, à son dernier moment ?

— Non, dit Éléonore en soupirant ; malheureusement j’étais absente ; sa maladie a été subite et courte, et malgré l’empressement que j’y ai mis, je ne suis arrivée que quelques heures après sa mort.

Un frisson parcourut tous les membres de Catherine à l’horrible soupçon que ces paroles firent naître dans son esprit… Cela serait-il bien possible…? Le père de Henri…! Mais combien n’avait-elle pas connu d’exemples capables de justifier les plus terribles soupçons ! Quand le même soir elle vit le Général dans le salon où elle travaillait avec son amie, se promener à pas lents, en silence, les yeux baissés, d’un air méditatif et pendant un tems considérable, elle croyait avoir bien raison de le juger comme criminel ; il avait l’air et l’attitude de Montoni.

Cet air absorbé ne fait-il pas connaître l’agitation du remords dans une âme qui n’a pas perdu absolument tous les sentimens de l’humanité ! Homme infortuné ! ! ! Ces réflexions agitaient tellement l’esprit de Catherine, qu’elle ne cessait de fixer ses regards du côté du Général. Miss Tilney s’en aperçut et lui dit à voix basse : mon père se promène très-souvent ainsi dans l’appartement ; il n’y a rien là d’extraordinaire. Tout, aux yeux de Catherine, ajoutait à sa conviction. Cet exercice si prolongé, si singulier, cette promenade faite par préférence à l’ardeur du soleil, tout ne lui paraissait pronostiquer rien de bon.

Après une soirée aussi peu variée et pendant laquelle l’absence d’Henri s’était fait sentir, Catherine fut satisfaite d’entendre donner le signal de la retraite. Éléonore sonna ; un laquais arriva avec un flambeau, et au moment de se retirer : j’ai plusieurs écrits à finir ce soir, avant de me coucher, dit le Général à Catherine ; vous dormirez probablement depuis long-tems, quand je serai encore occupé des intérêts publics dont j’ai l’honneur d’être chargé : l’un et l’autre nous ferons un usage bien différent du tems ; mes yeux se fatigueront pour l’avantage de mon pays et les vôtres s’embelliront pour le tourment de ceux qui les verront.

Ni les affaires alléguées, ni ce superbe compliment ne purent empêcher Catherine de penser que quelque sujet bien différent serait la cause de cette longue veille. Rester éveillé et au travail pendant plusieurs heures, après que toute la famille était retirée, et seulement pour s’occuper d’ennuyeux papiers, cela n’était pas possible ; il devait y avoir quelqu’autre cause de la dernière importance, quelques démarches secrètes, qui ne pouvaient se faire que quand toutes les personnes de la maison étaient plongées dans le sommeil.

La conclusion naturelle qu’elle tirait de ce qu’elle avait vu, c’est qu’il était probable que Mist. Tilney vivait encore, que pour quelques causes inconnues son mari la soustrayait à tous les regards, qu’elle se trouvait obligée de recevoir des mains de ce barbare la nourriture la plus grossière. Quelque révoltante que fût cette idée, elle croyait devoir s’y arrêter préférablement à celle d’une mort violente. L’événement subit d’une prétendue maladie, l’absence de sa fille et sûrement aussi de ses fils dans ce moment, tout favorisait la supposition d’un emprisonnement… La cause ? C’était peut-être une injuste jalousie, une folle cruauté qui subsistait encore dans toute sa force. Dans le cours naturel des choses, ce mystère ne pourrait tarder à s’éclaircir.

Réfléchissant à tout cela, pendant qu’elle se déshabillait, elle fut tout-à-coup frappée de l’idée que le matin même elle avait probablement passé bien près de la prison ou gémissait cette malheureuse victime, près de la cellule où depuis long-tems l’infortunée traînait sa déplorable existence. Mais dans quelle partie de l’abbaye était le lieu de sa réclusion ? La distribution des maisons monastiques offre dans leur intérieur mille réduits secrets. Elle se souvenait que dans le passage voûté qu’elle avait soigneusement considéré, elle avait remarqué plusieurs portes devant lesquelles le Général était passé sans dire seulement où elles conduisaient. Pourquoi ce silence, pendant qu’il montrait tout, qu’il expliquait tout ? Cherchant à se rappeler toutes les circonstances qui pouvaient fortifier ses conjectures, elle trouva que la porte de la galerie où était l’appartement de l’infortunée Miss Tilney devait être, d’après le rapport de sa mémoire précisément au-dessus de ces suspectes cellules, auxquelles conduisait sûrement par de secrets détours l’escalier qu’elle avait entrevu dans le court moment que la porte de cet appartement avait été ouverte. Comme personne n’y entrait, le secret de la barbare conduite de cet époux se trouvait assuré, et d’autant plus qu’il l’avait probablement transportée dans ce lieu après l’avoir réduite dans un état momentané d’insensibilité absolue. Catherine ne laissait pas d’être quelquefois effrayée de l’étendue qu’elle donnait à ses conjectures. Elle flottait entre la vérité qu’elle croyait voir, et l’humanité qui lui faisait douter de cette même vérité. Les apparences étaient cependant pour elle si positives qu’elles triomphèrent de ses doutes.

Le côté du carré où elle supposait que se trouvait le théâtre de la déplorable scène qui l’occupait était précisément vis-à-vis de ses fenêtres. Elle s’imagina que, lorsque le Général se rendrait à la prison de sa malheureuse femme, quelques-uns des rayons de lumière de la lampe, dont il serait porteur viendraient frapper les vîtres de sa chambre. Deux fois avant de se mettre au lit, elle s’approcha de la fenêtre de sa chambre qui correspondait à celle de la galerie ; l’obscurité régnait partout. Sans doute il était trop bonne heure encore : le bruit qui s’entendait de plusieurs côtés dans la maison, prouvait que les domestiques n’étaient pas couchés. Selon elle jusqu’à minuit il serait inutile d’attendre ; elle devait donc se coucher jusqu’à minuit, ensuite se relever pour tout observer autant que l’obscurité le lui permettrait. Elle se coucha. Hélas ! Mais quand l’horloge frappa les douze coups, il y avait une demi-heure qu’elle était endormie.



CHAPITRE IV.


Le lendemain il ne fut pas possible à Catherine de trouver une circonstance propre à lui fournir l’occasion de visiter le mystérieux appartement. C’était un dimanche ; tout le tems qui s’écoula entre le service du matin, et celui de l’après-midi fut employé par le Général à la promenade extérieure qu’il avait coutume de faire. Si la curiosité de Catherine était grande, son courage ne l’était pas autant ; elle n’en avait pas assez pour faire cette visite après le dîner, au jour tombant ; elle en avait moins encore pour la faire plus tard, à la faible clarté d’une lampe, qui pourrait en outre la trahir. Cette journée n’eut donc rien de remarquable pour elle ; la seule chose capable d’agir sur son imagination, fut un très-beau monument érigé à la mémoire de Mistriss Tilney, et qu’elle vit placé dans le temple, précisément en face du banc de sa famille. Pendant tout le service, ses yeux se portaient sans cesse sur ce monument ; ils ne pouvaient s’en détacher. Elle fut affectée jusqu’aux larmes du style pompeux de l’épitaphe, qui retraçait les vertus de cette femme qui était dite adorée par son mari ; tandis que dans l’opinion de Catherine, c’était lui qui, d’une façon ou de l’autre, en avait causé la perte.

Il lui paraissait assez étonnant que le Général se fût déterminé à ériger un semblable monument, qu’il ne pouvait se dispenser de voir. Mais qu’il lui fût possible de se placer tranquillement en face, d’y fixer ses regards, de conserver un maintien assuré et la tête élevée, de promener autour de lui des yeux calmes et dans lesquels on ne découvrait aucun trouble, tandis qu’il devait en éprouver d’entrer seulement dans le temple ; voilà ce qu’elle ne pouvait comprendre, bien qu’elle se rappelât avoir vu dans les romans plusieurs exemples d’un pareil endurcissement dans le crime et qu’elle crût qu’il pouvait s’en trouver encore d’autres. Sa mémoire lui rappelait douze coupables au moins qui avaient persévéré dans le mal, allant d’assassinats en assassinats, usant de tous les moyens imaginables pour se défaire de tous ceux qui pouvaient mettre le moindre obstacle soit à leurs projets, soit au but de leur vengeance, et vivant sans aucuns remords, sans aucun sentiment d’humanité jusqu’au moment qu’une mort effroyable, causée par quelque catastrophe, venait leur ouvrir les yeux sur leur conduite, et en même tems terminer leur abominable carrière.

L’érection de ce monument ne fut pas capable de dissiper les doutes que Catherine avait conçus sur la mort de Mistriss Tilney. Ils étaient tels qu’elle n’y aurait pas renoncé quand bien même on l’eût fait descendre dans le caveau de la famille, quand elle eût vu de ses yeux le cercueil renfermant les cendres de cette infortunée. Ses lectures ne lui avaient-elles pas appris que dans des cas semblables, rien n’était plus facile que de substituer au prétendu mort quelque figure en cire ou autre substances, et de faire disparaître la personne dont on faisait les funérailles.

Le jour suivant favorisa ses désirs. Le Général sortit de bonne heure ; le tems était mauvais, ce qui plut à Catherine parce qu’on ne pouvait lui proposer de se promener. Dès qu’elle fut assurée que M. Tilney était hors de la maison, elle pria son amie de tenir la parole qu’elle lui avait donnée et de lui faire voir la chambre de sa mère. Celle-ci fut prête à l’instant et se mit en devoir de la satisfaire ; mais auparavant Catherine réclama l’exécution d’une autre promesse, celle qu’Éléonore lui avait faite de lui montrer le portrait de sa mère. Sans la moindre objection, Miss Tilney la conduisit dans sa chambre à coucher, lui montra ce portrait. Il représentait une jeune femme, d’une figure intéressante ; l’air doux, le maintien sérieux qu’elle lui trouva, s’accordaient avec l’idée qu’elle s’en était faite, elle fut seulement frappée de n’y trouver aucune ressemblance avec Éléonore, ni avec Henri. Elle comparait minutieusement les traits de ceux-ci avec ceux du portrait ; mais elle n’y voyait pas la moindre conformité ; et cependant d’après ce qu’elle avait lu dans les romans, tous les membres d’une même famille doivent nécessairement se ressembler, au moins de quelque manière. Elle en avait tellement la conviction, qu’elle pensait que le portrait du plus ancien des ancêtres devait suffire, au moyen de quelques faibles changemens, comme de modèle pour ceux de tous ses descendans. Quoique celui-ci contrariât ses idées, elle ne laissait pas de le contempler avec émotion. Et appelée ailleurs par un puissant motif, elle ne le quitta qu’avec regret.

En entrant dans la galerie elle éprouva une agitation trop forte pour qu’il lui fût permis de parler. Elle ne put que fixer avec la plus grande attention ses yeux sur son amie. La contenance d’Éléonore était triste, mais calme ; elle parlait tout naturellement de ce qu’elles allaient voir. Elle avait ouvert la porte piquée ; Catherine pouvait à peine respirer, elle s’était retournée avec une craintive précaution pour refermer la première porte, quand la figure, l’épouvantable figure du Général, s’offrit à ses yeux, à l’autre extrémité de la galerie. Le nom d’Éléonore prononcé au même instant de la voix la plus forte et raisonnant dans toute l’étendue de la galerie avertit Miss Tilney de la présence de son père et remplit de trouble et de terreur la pauvre Catherine. Son premier mouvement après avoir aperçu le Général avait été de chercher à se cacher ; elle ne pouvait espérer d’avoir échappé à ses regards ; et quand son amie, après s’être excusée par un coup d’œil, l’eût quittée pour aller rejoindre son père et qu’ils eurent disparus tous deux, elle se hâta de retourner dans sa chambre, s’estimant heureuse d’y être arrivée, de s’y trouver seule et ne se sentant plus le courage de pouvoir se rendre au salon.

Elle fut au moins une heure dans la plus violente agitation, elle déplorait le sort de son amie qu’elle croyait accablée par les reproches de son père, et elle attendait elle-même ceux que la colère de celui-ci lui dicterait relativement à la tentative qu’elle avait faite. Cependant elle n’entendait rien. La vue d’un carosse qui arrivait à l’abbaye ranima son courage et lui donna assez de force pour la déterminer à descendre au salon, en lui faisant penser que la présence des étrangers la protégerait dans ce moment.

Le Général la présenta à la société comme l’amie de sa fille ; il le fit en des termes si flatteurs pour elle qu’ils déguisaient parfaitement le ressentiment qu’elle lui croyait et qu’elle fut rassurée, au moins pour le moment.

Éléonore qui avait toujours un ton mesuré qui faisait honneur à son caractère, prit un moment pour lui dire à part : mon père m’appelait seulement pour me faire écrire un billet. Alors Catherine commença à espérer que peut-être le Général ne l’avait pas vue ou qu’au moins il avait de fortes raisons pour feindre de ne l’avoir pas aperçue. Il y eut beaucoup de gaieté pendant la durée du déjeûner.

Toutes les réflexions que Catherine fit sur ce qui s’était passé, la conduisirent à la résolution qu’elle avait prise de faire seule une nouvelle tentative pour pénétrer dans l’appartement proscrit. Elle trouva plusieurs raisons pour se dispenser d’en parler à Éléonore. D’abord elle jugea qu’il n’était pas convenable de l’exposer aux dangers d’une nouvelle surprise ; ensuite que c’était manquer à l’amitié que de l’entraîner en quelque sorte dans un appartement dont la vue devait déchirer son cœur. Et la colère du Général ne devait-elle pas être plus dangereuse pour Éléonore qu’elle ne pouvait l’être pour elle-même ? D’ailleurs elle pensait que seule elle serait plus à même de tout observer. D’un autre côté, elle ne pouvait se permettre de laisser paraître la moindre chose des soupçons qui la tourmentaient et qu’heureusement Éléonore semblait n’avoir jamais eus devant elle ; elle n’aurait pu chercher les preuves de la cruauté du Général, preuves qui pour le bonheur de celui-ci avaient échappé jusqu’alors ; mais qu’un secret pressentiment lui disait devoir exister, sous une forme quelconque, peut-être sous celle d’un journal soigneusement caché et rédigé par la victime.

Maintenant Catherine connaissait le chemin de cet appartement ; elle désirait exécuter son projet avant le retour de Henri, qu’on attendait pour le lendemain ; il n’y avait pas de tems à perdre. Il était trois heures et demie, le soleil avait deux heures à éclairer l’horizon. Une demi-heure lui suffit pour faire sa toilette, il lui en restait encore une et demie pour satisfaire sa curiosité. Elle s’affermit dans sa courageuse détermination, elle sortit de sa chambre et se trouva seule dans la galerie devant l’horloge au moment où elle frappa quatre heures. Elle ne délibéra plus ; elle se pressa et se glissa avec le moins de bruit possible jusqu’à la porte piquée, sans regarder, sans respirer ; elle la tira à elle, saisit la clef de l’autre porte qu’elle ouvrit facilement et sans produire aucun bruit capable d’accuser son indiscrétion, elle entra en marchant sur la pointe du pied ; elle put voir toute la chambre, et fut quelques minutes sans oser faire le second pas. Elle ressentit dans toute sa personne une espèce de frémissement. Elle jeta les yeux sur tout ce qui se présentait dans cette chambre qui était grande et belle. Elle y vit un superbe lit, garni de rideaux de bazin soigneusement arrangés, un poële très-brillant et très-orné, une commode en bois d’acajou, des fauteuils recouverts de toiles peintes, et une foule de beaux meubles que faisaient ressortir les rayons du soleil qui pénétraient à travers les carreaux de deux grandes fenêtres cintrées.

Catherine s’était attendue à voir des choses qui la frapperaient d’étonnement ; elle en voyait qui l’étonnaient en effet ; mais dans un genre bien différent de ce qu’elle s’était figuré. Quant à la chambre elle ne s’était pas trompée, c’était bien celle dont il s’agissait ; mais comme elle s’était abusée sur tout le reste ! comme elle avait mal interprêté les paroles et les sentimens de Miss Tilney ! Cet appartement, qui d’après ses calculs devait être d’une date si ancienne, était précisément le premier du bâtiment neuf construit par le père du Général ; celui-ci, malgré tous les crimes dont il s’était rendu coupable, n’avait-il pas trop d’esprit pour avoir laissé là le dernier voile de Mistriss Tilney ou le livre dont elle se servait, objets sur lesquels Catherine avait compté pour la découverte du secret qu’elle cherchait à pénétrer.


Toutes ces réflexions produisirent en elle une lueur de raison qui lui inspira quelque honte, de sorte que, voyant dans cet appartement deux portes autres que celle d’entrée, elle ne pensa autre chose, sinon que c’étaient des portes de cabinets de toilette ; elle ne fut nullement tentée de les ouvrir. Elle était dégoûtée de faire des recherches et aurait bien voulu être déjà rendue dans sa chambre sans avoir de témoins d’une folie, dont elle se crut alors guérie. Catherine se disposait à se retirer aussi doucement qu’elle était venue, lorsque le bruit des pas d’une personne vint frapper ses oreilles, sans qu’il fût toutefois possible de distinguer de quel côté venait ce bruit. Elle s’arrêta : un tremblement universel la saisit. Il eût été bien désagréable pour elle d’être surprise là, ne fût-ce que par un valet ; mais si c’était par le Général (et il se trouvait toujours dans les lieux où on l’attendait le moins) il y avait de quoi se désespérer. Elle prêta l’oreille et n’entendit plus rien. Déterminée à ne pas perdre un moment, elle sortit et ferma la porte. Au même instant une porte au-dessous s’ouvre avec vivacité, quelqu’un monte rapidement l’escalier près duquel il fallait qu’elle passât. Saisie d’un sentiment de terreur indéfinissable, elle reste sans mouvement, les yeux fixés sur l’escalier, au haut duquel elle voit aussitôt paraître Henri. M. Tilney, s’écria-t-elle, sans savoir ce qu’elle disait. Il la regarda avec étonnement. Bon Dieu ! continua-t-elle, vous ici ? Comment y êtes-vous venu ? Comment vous trouvez-vous sur cet escalier ?

— Comment je me trouve sur cet escalier ? dit-il plus étonné encore, c’est qu’il conduit à mon appartement.

Catherine se recueillit un moment, rougit beaucoup et n’ajouta plus rien. Henri la regardait et semblait chercher sur son visage l’explication de l’exclamation qu’elle avait faite en le voyant. Elle se retirait quand Henri en repoussant la porte piquée, lui dit, ne puis-je à mon tour, Miss Morland, vous demander comment vous êtes venue ici ? Ce passage est un chemin plus extraordinaire pour aller de votre appartement dans la salle à manger et dans le salon que cet escalier ne l’est pour conduire des cours dans mon appartement.

— Je suis venue, dit Catherine, en baissant les yeux, pour voir la chambre de votre mère.

— La chambre de ma mère ! Est-ce qu’il y a quelque chose d’extraordinaire à y voir ?

— Non rien du tout. Je croyais que vous ne reviendriez que demain matin.

— Quand je suis parti, je ne croyais pas pouvoir revenir aujourd’hui ; mais j’ai eu la satisfaction d’être libre plutôt que je ne l’espérais, et je suis venu dès que je l’ai été. Mais vous êtes pâle. Je vous ai sûrement effrayée en faisant du bruit sur l’escalier que vous ne connaissiez peut-être pas, ne sachant pas non plus où il pouvait conduire.

— Il est vrai que je ne le savais pas. Vous avez eu aujourd’hui un bien beau tems pour votre retour.

— Oui ; mais pourquoi Éléonore vous laisse-t-elle aller seule dans ces chambres, où il y a à craindre que vous ne vous égariez ?

— Elle m’en a montré une grande partie samedi ; nous avions aussi commencé à visiter celle-ci ; mais, ajouta-t-elle d’une voix entrecoupée, votre père était avec nous.

— Et il vous a empêchée d’examiner cet appartement, dit Henri en la regardant attentivement ; en avez-vous visité toutes les chambres ?

— Non je voulais seulement voir… mais il est bien tard, il faut que j’aille m’habiller.

— Il n’est que quatre heures un quart, dit-il, en regardant sa montre, vous n’êtes pas à Bath, vous n’irez ni au bal ni au spectacle, une demi-heure doit suffire à votre toilette, à Northanger.

Elle n’avait rien à répondre à cette observation, mais elle souffrait d’être arrêtée, elle craignait les nouvelles questions que Henri pouvait lui faire, et pour la première fois depuis leur liaison elle désirait de le quitter.

Ils avançaient lentement dans la galerie ; Henri lui demanda si elle avait reçu quelques lettres de Bath.

— Je n’en ai reçu aucune, et j’en suis étonnée à cause des promesses et des protestations que m’avait faites Isabelle de m’écrire tout de suite.

— Elle fait d’autant plus mal de ne pas tenir ses promesses, qu’elle ne peut ignorer qu’en ne les remplissant pas, elle vous afflige… La chambre de ma mère est trés-commode n’est-il pas vrai ? Elle est grande et agréable ; il en est de même des cabinets de toilette ; j’ai toujours regardé cet appartement comme le plus beau de la maison ; je suis étonné qu’Éléonore ne l’habite pas. Vous l’avez vu entièrement ? Catherine ne répondit rien.

Après un moment de silence pendant lequel Henri l’avait attentivement observée, il ajouta : comme il n’y a rien dans cette chambre qui mérite la curiosité, celle que vous avez eue est venue sans doute d’un sentiment de respect pour la mémoire de ma mère, inspiré par ma sœur d’après la manière dont elle vous aura parlé d’elle. Jamais il n’y a eu, je crois, une plus excellente femme. Éléonore vous aura sûrement donné beaucoup de détails sur elle, sur la vertu qu’elle pratiquait d’une manière si simple : elle ne brillait pas au dehors, et ses qualités renfermées au sein de sa famille, faisaient le bonheur de sa maison.

— Miss Tilney m’a beaucoup parlé de votre mère. Beaucoup, ce n’est pas cela tout à fait… Mais ce qu’elle m’en a dit était si intéressant, puis sa mort a été si subite… (prenant une voix basse et avec hésitation) : vous n’étiez pas à la maison lors de cet événement ; aucun de vous n’y était non plus, et votre père je pense qu’il ne l’aimait pas beaucoup.

— Et de toutes ces circonstances vous inférez peut-être, dit Henri en la regardant fixement, la probabilité de quelques faits particuliers.

Catherine fit involontairement un signe de tête approbatif, et même quelque chose de moins pardonnable encore : elle leva les yeux et le regarda fixement, ce qu’elle n’avait osé faire jusqu’alors.

La maladie de ma mère, continua-t-il, fut vive et sa mort prompte : c’était une fièvre bilieuse, dont précédemment elle avait déjà ressenti quelques attaques et qui venaient de sa constitution ; dès le troisième jour de la maladie, un médecin fut appelé ; c’était un homme respectable en qui depuis long-tems elle avait une grande confiance. Il déclara le danger ; deux autres médecins furent appelés le jour suivant et ne l’ont pas quittée pendant les vingt-quatre heures qui lui restaient à vivre. Elle mourut le cinquième jour. Pendant les progrès rapides de cette maladie, Frédéric et moi nous étions tous les deux à la maison ; nous l’avons vue plusieurs fois et nous avons été témoins qu’elle a eu constamment tous les soins de la plus tendre affection de la part de tous ceux qui lui en devaient. La pauvre Éléonore était absente, et trop éloignée pour qu’il lui eût été possible d’arriver avant le fatal moment de la mort.

— Votre père, dit Catherine, était-il bien affligé ?

— Il l’a été beaucoup et pendant long-tems. Vous êtes dans l’erreur en croyant qu’il l’aimait peu. Je suis assuré qu’il avait pour elle tout l’amour dont il est capable ; nous n’avons pas tous, comme vous le savez, une égale sensibilité. Je ne prétends pas dire que pendant qu’elle vivait ma mère n’ait pas eu un peu à souffrir de son humeur ; mais si par ses manières il a pu quelquefois l’affliger, il lui rendait justice ; il la respectait beaucoup, enfin quoique sa douleur soit éteinte, elle n’en a pas moins été longue et sincère.

— Je suis très-contente de tout ce que vous me dites ; il eût été très-fâcheux de…

Si je comprends bien, reprit Henri, vous avez formé des soupçons de telle nature que vous n’osez les proférer. Chère Miss Morland, considérez l’effroyable marche des choses, dont vous avez peut-être rempli votre imagination ; faites usage de votre jugement, rappelez-vous le pays et le siècle où vivez ; pensez que nous sommes Anglais, consultez votre raison, calculez les probabilités, pensez aux observations que vous avez faites sur tout ce qui se passe autour de vous. Sont-ce nos mœurs, est-ce notre éducation, qui nous rendraient capables de si grandes atrocités ? Nos lois sont-elles sans force ? Pourrait-on les éluder dans un pays tel que le nôtre, où la société entière, la liberté de la presse sont en sentinelle et surveillent les actions de tous, où chacun semble être le censeur naturel et libre de son voisin et où tout est publié dans les feuilles publiques. Ma très-chère Miss Morland, comment avez-vous pu concevoir de telles idées ?

Ils arrivaient en ce moment à l’extrémité de la galerie, et Catherine, sans répondre un seul mot, les joues couvertes des larmes de la honte, s’empressa de rentrer dans son appartement.



CHAPITRE V.


Les visions romanesques de Catherine étaient évanouies ; elle était complétement désabusée ; Henri avait plus fait en quelques instans, pour l’éclairer sur l’extravagance des derniers effets de son imagination, que toutes les leçons qu’elle avait déjà reçues, que tous les désappointemens qu’elle avait éprouvés. L’humiliation qu’elle ressentait était grande : les reproches qu’elle se faisait étaient amers ; c’était déjà beaucoup pour elle de se trouver condamnable à ses propres yeux, mais de l’être à ceux de Henri, c’est ce qui mettait le comble à ses tourmens. Ses soupçons qui lui semblaient si criminels étaient connus de lui ; il allait sans doute la mépriser pour toujours. Pourrait-il jamais lui pardonner d’avoir jugé aussi témérairement le caractère de son père ? Pourrait-il jamais oublier l’inconvenance de la curiosité à laquelle elle s’était laissé aller, les absurdités qu’elle avait conçues ! Une fois ou deux avant ce moment fatal, il avait montré pour elle quelqu’affection, maintenant pourrait-il lui en conserver ? Enfin ne contribuait-elle pas même à se rendre aussi misérable que possible ?

Une demi-heure après qu’elle fut rentrée dans sa chambre, l’horloge sonna cinq heures ; son agitation était encore si grande qu’à peine put-elle dire quelques mots à Éléonore, qui vint la chercher pour aller à la salle. Henri, dont elle redoutait, la présence, arriva après elle. Il se montra toujours le même à son égard, et s’il y eut de la différence dans sa conduite envers elle, c’est qu’il fut encore plus attentif et plus aimable qu’à son ordinaire. Catherine n’avait jamais eu plus besoin de soutien ; il semblait qu’il se faisait un devoir de lui en servir.

La soirée s’écoulait, l’amabilité de Henri se soutenait ; insensiblement les esprits de Catherine se calmèrent, et sa tranquillité revint. Elle ne pouvait espérer qu’il oublierait le passé, ni qu’elle parviendrait elle-même à effacer l’impression qu’elle avait produite sur lui ; mais elle put croire qu’il serait assez généreux pour ne plus lui parler de cet événement et pour n’en rien dire à personne, pour même ne conserver aucun ressentiment contr’elle. Ses pensées revenaient sans cesse sur les effrayantes chimères qu’elle s’était forgées à plaisir sans que rien de probable n’y eût contribué, sur les terreurs dont son imagination seule avait fait les frais, sur la gravité qu’elle attachait aux plus légères circonstances, dans lesquelles elle cherchait un motif pour s’alarmer, sur la sotte avidité avec laquelle, depuis son arrivée à l’abbaye, elle s’occupait d’objets et d’aventures effroyables. Elle se rappelait l’idée qu’elle s’était faite de Northanger avant de le connaître, celles qui l’absorbaient depuis qu’elle y était. Elle reconnaissait qu’avant de quitter Bath elle était imbue de ces ridicules et mensongères pensées qui lui représentaient Northanger et tout ce qu’elle y trouverait comme ces vieux châteaux isolés, théâtres des scènes les plus horribles.

Si Mistriss Radcliffe et beaucoup de ses imitateurs eussent placé au centre de l’Angleterre le théâtre des événemens mystérieux et des attachans récits dont se composent leurs charmans ouvrages, ils ne seraient pas parvenus à leur donner seulement l’apparence de la probabilité ; mais ils leur ont imprimé le sceau de la possibilité, peut-être même de la réalité, en les supposant arrivés dans les Alpes ou au milieu des Pyrénées, dans le fond de sombres forêts habitées par des hommes aussi sauvages que le sîte, aussi dépravés que peut l’être celui qui est assuré de l’impunité ; il n’était pas tout-à-fait contraire au naturel de penser qu’ils eussent pu arriver en Italie, en Suisse, dans les chaînes de montagnes qui bordent le midi de la France… Catherine penchait même encore à croire que dans le nord et à l’occident de son propre pays on pouvait aussi trouver quelques exemples de ces événemens ; mais, d’après les observations de Henri, elle comprit qu’au centre de la nation les lois et les mœurs donnaient toute sécurité pour son existence à une femme que son mari n’aimerait pas ; l’assassinat, quelque clandestin qu’il fût, ne pouvait rester long-tems ignoré ; les serviteurs ne sont pas des esclaves, encore moins des aveugles. Quant aux poisons, aux potions soporifiques, les droguistes ne les donnent pas aussi indifféremment qu’ils donnent de la rhubarbe. Dans les Alpes et dans les Pyrénées les caractères sont peut-être plus fortement prononcés ; tel qui a toujours vécu dans l’innocence et que l’occasion n’a pas encore éprouvé, renferme peut-être les inclinations les plus vicieuses ; il n’en est pas ainsi, pensait-elle, des Anglais ; dans leurs cœurs et leurs habitudes il y a un mélange de bon et de mauvais.

D’après cette opinion, elle ne devait pas s’étonner de ce que Henri et Éléonore laissaient paraître quelquefois de légers défauts, de ce que leur père, bien qu’innocent des odieux soupçons qu’elle rougissait d’avoir conçus contre lui, n’était pas parfaitement aimable.

Après avoir fixé son idée sur tous ces points, et après avoir pris la résolution de ne plus porter d’autres jugemens que ceux que lui dicterait la raison, elle n’avait rien de mieux à faire que d’oublier le passé, de jouir du présent, et de suivre doucement la marche du tems. L’étonnante générosité de Henri et la noblesse de sa conduite, qui lui faisaient éviter tout ce qui pouvait avoir quelque rapport à ce qui s’était passé, rendit à Catherine son courage, et, ce qu’elle n’eût pas cru possible dans les premiers momens de sa détresse, elle se retrouva bientôt dans une parfaite liberté d’esprit. Il restait cependant quelques sujets sur lesquels elle sentait qu’elle ne pourrait entendre parler sans rougir : une cassette, un cabinet, par exemple, la seule vue d’un meuble couvert d’un vernis du Japon, quelle qu’en fût la forme, la faisait reculer ; elle reconnaissait que le souvenir d’une erreur passée, quoique pénible, pouvait être salutaire.

Les inquiétudes de la vie commune vinrent succéder aux crises de la vie de roman. Chaque jour elle désirait plus vivement recevoir des nouvelles d’Isabelle. Elle était impatiente d’apprendre quelles étaient les personnes qui avaient quitté Bath et si les assemblées étaient toujours nombreuses. Elle était inquiète aussi de savoir si Isabelle avait enfin trouvé une étoffe qu’elle avait jusqu’alors infructueusement cherchée, et elle désirait connaître si la bonne intelligence régnait toujours entre son frère et son amie. Isabelle était la seule personne qui pût lui faire savoir toutes ces choses.

Mist. Allen devait bien lui écrire ; mais seulement lorsqu’elle serait à Fullerton. Isabelle lui avait néanmoins et plus d’une fois promis qu’elle lui écrirait de suite. Elle était ordinairement si exacte à tenir ses promesses…

Catherine ne put donc s’empêcher de croire qu’il n’y eût quelque chose d’extraordinaire qui lui avait fait garder le silence. Pendant neuf jours consécutifs elle renouvela chaque matin les expressions de son étonnement ; le dixième jour en entrant dans la salle à manger, elle vit s’avancer vers elle Henri tenant une lettre à la main, elle le remercia aussi affectueusement que s’il en eût été l’auteur. C’est de mon frère, c’est de James, dit-elle, en regardant l’écriture. Elle l’ouvrit. La lettre était datée d’Oxford et contenait ce qui suit :


Chère Catherine,


Malgré toute l’aversion que vous me connaissez pour écrire, je crois qu’il est de mon devoir de vous annoncer que tout est rompu entre Miss Thorpe et moi. Hier je suis parti de Bath et me suis séparé d’Isabelle, pour ne la revoir jamais. Je ne veux pas entrer dans des détails inutiles qui vous affligeraient. Vous apprendrez immanquablement par d’autres de quel côté sont les torts. J’espère que vous regarderez votre frère comme n’en ayant eu aucun, excepté celui d’avoir cru follement que son affection était payée de retour. Grâces à Dieu, je suis détrompé à tems. C’est une triste expérience que j’ai faite, sur-tout après avoir obtenu de mon père, un consentement qu’il avait donné avec tant de bonté. N’y pensons plus ; elle m’a rendu malheureux pour toujours. Revenez bientôt, ma chère Catherine ; vous êtes ma seule amie, la seule dont l’attachement soit solide. Je désire que vous puissiez quitter Northanger avant que les nouveaux engagemens du capitaine Tilney y soient connus. Ce serait une chose pénible pour vous de les apprendre chez son père.

Le pauvre Thorpe est à la ville. Je crains de le voir ; son cœur honnête sentira vivement l’injure que l’on m’a faite ; je lui ai écrit, ainsi qu’à mon père. La duplicité d’Isabelle est ce qui me révolte le plus ; jusqu’au dernier moment quand je lui parlais des craintes que sa conduite m’inspirait, elle se moquait de moi et m’assurait qu’elle m’aimait plus que jamais. Je suis honteux en pensant combien il y a de tems qu’elle me trompe.

Si jamais un homme a eu de fortes raisons de se croire aimé d’une femme, c’est moi. Je ne puis comprendre encore maintenant pourquoi Miss Thorpe s’est conduite comme elle l’a fait ; car il n’était pas nécessaire de me jouer pour s’assurer la conquête du capitaine Tilney. Nous nous sommes séparés d’un commun accord ; heureux si je ne l’eusse jamais rencontrée. Il est impossible que je retrouve jamais une femme que je puisse autant aimer.

Chère Catherine, prenez bien garde à qui vous donnerez votre cœur.

Je suis, etc.


Catherine avait à peine lu les premières lignes que l’altération de ses traits et une exclamation qui lui échappa involontairement firent connaître qu’elle apprenait une mauvaise nouvelle. Henri qui l’observait avec inquiétude, vit bien que la fin de la lettre n’était pas plus agréable pour elle que le commencement ; son père qui entra dans ce moment l’empêcha de faire des questions à Miss Morland. On servit le déjeûner ; celle-ci ne toucha à rien : ses yeux étaient pleins de larmes, quelques-unes même s’échappèrent malgré elle et sans qu’elle s’en aperçût. Elle tenait sa lettre, elle la mettait dans sa poche, l’en retirait, la regardait, comme si elle n’eût su ni de qui elle venait, ni ce qu’elle contenait. Le Général, tout occupé de son chocolat et de ses journaux, ne faisait nulle attention au trouble qui agitait Catherine ; mais Henri et Éléonore, qui le voyaient, en étaient très-occupés. Aussitôt qu’elle put convenablement sortir de table, elle courut dans sa chambre. Une servante était occupée à l’arranger ; Catherine fut obligée de redescendre ; elle entra au salon, croyant qu’elle y serait seule ; mais Henri et Éléonore y étaient venus, ils s’entretenaient ensemble et paraissaient sérieusement occupés. Elle voulut se retirer ; ils l’engagèrent tous deux vivement à rester. Éléonore, après lui avoir exprimé avec la plus aimable affection le désir qu’elle avait de la consoler et de lui être utile, crut devoir se retirer avec son frère, pour la laisser libre.

Après une demi-heure de réflexions, Catherine sentit le besoin d’aller rejoindre ses amis ; elle ne savait si elle devait leur faire savoir le sujet de sa douleur, ou le leur laisser pénétrer sans en faire connaître les détails, dans le cas où ils viendraient à l’interroger. Comment se déterminer à divulguer les torts d’une amie, et d’une amie telle qu’Isabelle qui lui avait donné tant d’assurances d’un véritable attachement, et découvrir ceux de leur frère impliqué d’une manière si étonnante dans ce malheur. Elle crut devoir éluder ce sujet ou garder à cet égard un silence absolu.

Henri et sa sœur étaient retournés dans la salle à manger. Quand Catherine y entra, ils la considérèrent avec inquiétude : elle s’assit ; après quelques momens de silence, Éléonore lui dit : j’espère ma chère amie, que vous n’avez pas reçu de mauvaises nouvelles de Fullerton, que M. et Mistriss Morland, que vos frères et vos sœurs sont en bonne santé.

— Oui, je vous remercie, dit-elle en soupirant, je crois qu’ils se portent bien. La lettre que j’ai reçue est de mon frère ; elle vient d’Oxford.

Ils ne firent aucune réflexion. Mais quelques minutes après, Catherine dit, en versant un torrent de larmes : je n’aurais jamais cru recevoir une semblable lettre.

— J’en suis affligé, dit Henri en fermant le livre qu’il venait d’ouvrir, si j’eusse soupçonné que cette lettre dût vous faire la peine que je vois qu’elle vous cause, j’aurais éprouvé, en vous la remettant, des sentimens bien différens de ceux qui m’affectaient.

— Elle contient des choses impossibles à croire. Pauvre James ! Il est bien malheureux ! Vous saurez bientôt pourquoi.

— Une sœur aussi tendre, aussi bonne que vous, dit Henri avec vivacité, est pour lui une bien grande consolation dans sa douleur.

— J’ai une grâce à vous demander, dit Catherine quelques minutes après et d’un air très-ému, c’est que, si votre frère revient ici, vous ayez la bonté de m’en prévenir, afin que je puisse partir avant son arrivée.

— Notre frère Frédéric ! s’écrièrent ensemble Henri et Éléonore.

— Oui, j’aurai certainement bien du regret de vous quitter aussitôt ; mais ce qui est arrivé me fait craindre de me trouver avec le capitaine Tilney et dans la même maison que lui.

Éléonore laissa son ouvrage et regarda Catherine avec le plus grand étonnement ; Henri commença à soupçonner la vérité. Il prononça à voix basse quelques mots, dans lesquels on put distinguer le nom de Miss Thorpe. Que vous êtes pénétrant ! s’écria Catherine. Je l’avoue, vous avez deviné juste. Hélas ! lorsqu’à Bath, nous avons une fois parlé de cela, vous ne pensiez pourtant pas que la chose dût se terminer ainsi. Je ne suis plus surprise de n’avoir pas reçu de lettres d’Isabelle : elle a abandonné mon frère, elle nous comble de chagrin. Auriez-vous jamais cru qu’elle fût aussi légère, aussi inconstante ? Quelle honte !

— J’espère que pour ce qui concerne mon frère, vous êtes mal informée ; il n’est pas coupable, je le crois, des désagrémens qu’éprouve M. Morland. Il n’est pas probable que mon frère épouse Miss Thorpe ; on vous induit sûrement en erreur à ce sujet. Je partage la peine de votre frère ; je suis fâché qu’une personne qui vous appartient soit malheureuse ; la seule chose qui me surprendrait dans cette affaire, serait le mariage de Frédéric avec Miss Thorpe.

— Il est cependant très-vrai : lisez vous-même la lettre de James… Tenez, c’est ici, et elle rougit en regardant la dernière ligne.

— Faites-moi le plaisir de nous lire les passages qui concernent mon frère.

— Non, non ; lisez vous-même, dit Catherine avec embarras et en rougissant plus encore ; puis elle ajouta : je ne sais à quoi pensait James, en finissant, il voulait seulement me donner un bon conseil.

Henri prit la lettre, il la lut attentivement, et dit en la lui rendant : s’il en est ainsi, je puis dire que j’en suis très-fâché ; Frédéric aura fait un choix que sa famille ne peut approuver ; je plains la position où il se met comme fils et comme amant.

Catherine passa la lettre à Éléonore en lui disant de la lire. Après l’avoir lue et après avoir exprimé combien elle était étonnée de son contenu, celle-ci commença à s’informer de la famille et de la fortune de Miss Thorpe.

— Quelle femme est sa mère ?

— Une très-bonne femme.

— Qu’était son père ?

— Un homme de loi, à ce que je crois. Il demeurait à Pulteney.

— Sa famille est-elle riche ?

— Non, pas du tout. Je crois qu’Isabelle n’aura pas de fortune. Mais qu’est-ce que cela fait à votre famille, votre père est si généreux ! Il me disait l’autre jour qu’il ne mettait de prix à l’argent que par l’espoir qu’il contribuerait au bonheur de ses enfans. Le frère et la sœur se regardèrent. Le bonheur de mon frère, reprit Éléonore après une courte pause, sera-t-il assuré s’il épouse une telle femme, qui doit n’avoir aucun principe puisqu’elle est capable de se conduire ainsi qu’elle l’a fait avec votre frère ? Quel étrange aveuglement de la part de Frédéric ! Une fille qui oublie un engagement qu’elle a volontairement contracté, cela n’est-il pas inconcevable, Henri ? Frédéric qui avait tant de fierté, des prétentions si élevées, qui ne trouvait aucune femme digne de son amour…

— C’est ce qui rend inexplicable, dit Henri, sa conduite dans cette circonstance, et ce qui me fait concevoir contre lui les plus étranges présomptions, sur-tout quand je pense aux opinions qu’il manifestait si hautement. Cependant j’ai trop bonne idée de la prudence de Miss Thorpe pour croire qu’elle se décide à rompre avec un galant homme, avant de s’être bien assurée de celui qu’elle choisit pour lui succéder. Ce sera la ruine de Frédéric.

Préparez-vous, ma chère Éléonore, à avoir une belle sœur, mais non pas comme vous le désirez, franche, ingenue, naturelle, innocente, ayant des affections tendres et simples, sans aucune prétention et sans le moindre déguisement.

— Je désire effectivement une belle sœur qui jouisse de ces dernières qualités, mon cher Henri, dit Éléonore en souriant ; ce serait ma meilleure amie, elle ferait mon bonheur…

— Peut-être, dit Catherine, quoiqu’elle se soit mal conduite envers notre famille, se conduira-t-elle bien à l’égard de la vôtre. À présent qu’elle aura réellement trouvé l’homme qu’elle préfère, elle pourra être conséquente.

— Elle le sera certainement, dit Henri, à moins qu’il ne se présente quelque baronnet sur son chemin ; voilà le seul danger que Frédéric ait à redouter dans ce moment. Je prendrai les journaux de Bath pour voir quels sont les arrivans et savoir s’il vient quelqu’un qui puisse succéder à mon frère.

— Vous la croyez donc ambitieuse ?… Il est vrai que j’ai fait une remarque qui pourrait me le faire soupçonner : je ne puis oublier que dans le premier moment qu’elle apprit ce que mon père donnerait à mon frère pour son mariage, elle sembla très-étonnée qu’il ne donnât pas davantage. Je n’ai jamais été trompée sur le caractère de personne, comme sur le sien.

— Et vous en avez connu et étudié un grand nombre, dit Henri en souriant.

— Le chagrin que j’éprouve de la perte d’une amie est grand ; mais ce pauvre James, je crains qu’il ne se console jamais.

— Votre frère est certainement très-malheureux maintenant ; mais vous ne devez pas juger sa douleur d’après vos sentimens ; vous pensez, je suppose, qu’en perdant Isabelle, vous perdez la moitié de vous-même, vous sentez dans votre cœur un vide que vous croyez ne pouvoir être rempli ; la société vous devient pénible ; quant aux amusemens que vous étiez accoutumée à partager avec elle à Bath, l’idée d’en jouir sans elle vous fait horreur. Par exemple, maintenant pour rien au monde vous ne voudriez aller au bal ; vous pensez que vous ne retrouverez plus une amie à qui vous puissiez ouvrir votre cœur sans réserve, qui mérite votre entière confiance, dont les conseils vous éclairent et vous aident dans les positions difficiles où vous pouvez vous trouver. N’est-ce pas là précisément ce que vous sentez ?

— Non, dit Catherine, après quelques momens de réflexion, ce n’est pas tout-à-fait cela, et pour vous dire la vérité, quoique je sois très-affligée de ne pouvoir plus l’aimer et de ne la revoir peut-être jamais, je n’éprouve pas ce grand chagrin dont vous pensez que je suis accablée.

— Vous ne ressentez comme vous le faites toujours, ma chère Miss Morland, que ce qu’il est naturel de sentir dans une pareille circonstance. On n’a pas de peine à juger de vos sentimens. J’ignore pour quelle raison Catherine sentit ses esprits ranimés par cet entretien.



CHAPITRE VI.


Ce sujet était devenu celui de la conversation ordinaire des trois jeunes gens. Catherine observait avec quelque surprise que ses deux amis étaient parfaitement d’accord sur les conséquences qu’ils attribuaient relativement au mariage de Frédéric, au défaut de fortune de la part d’Isabelle sur les obstacles que cette cause y mettrait. Un retour qu’elle fit sur elle-même lui causa quelqu’inquiétude, quand elle vit qu’ils pensaient tous deux, qu’indépendamment des objections que le caractère du Général pourrait élever contre ce mariage, le seul point du défaut de fortune suffirait pour qu’il s’y opposât absolument. Elle était aussi d’une naissance obscure et elle n’avait pas plus de fortune qu’Isabelle. De plus si l’héritier de la maison Tilney n’avait pas suffisamment le sentiment de ce qu’il devait à la dignité de cette maison, son jeune frère n’avait-il pas des sentimens plus relevés ? L’impression pénible que ces réflexions lui avaient faite, se trouvait un peu effacée quand elle pensait à la conduite que le Général tenait constamment envers elle, au bonheur qu’elle goûtait d’en être traitée d’une manière distinguée ; ce qu’elle lui avait entendu dire plusieurs fois de noble et de désintéressé sur sa fortune la portait à croire que Henri et Éléonore se méprenaient sur les véritables sentimens de leur père.

Ils se montrèrent cependant si convaincus que leur frère n’aurait pas le courage de venir en personne demander le consentement de son père, ils répétèrent si souvent à Catherine que jamais sa venue à Northanger n’avait été moins probable que maintenant, qu’elle sentit un soulagement à la crainte qu’elle avait eue de se voir forcée de partir de Northanger.

Comme il n’était pas probable que le capitaine Tilney, s’il se décidait effectivement à épouser Isabelle, pût donner d’elle une juste idée à son père, Catherine crut qu’il était nécessaire que Henri instruisît exactement celui-là de tout ce qui s’était passé, afin qu’il eût le tems de se former une opinion sur la conduite qu’il aurait à tenir et de préparer avec calme les objections qu’il aurait à faire contre ce mariage, dans le cas où il le désapprouverait. Elle proposa à Henri de le seconder en cela, s’il le jugeait nécessaire. Mais il ne fut en aucune manière de son avis : mon père, dit-il, n’a pas besoin d’être prévenu, il n’est pas nécessaire de lui faire connaître d’avance les folies de Frédéric ; il faut laisser à mon frère le soin d’en faire l’aveu lui-même.

— Mais il ne dira les choses qu’à moitié.

— Il y en aurait bien assez du quart.

Un jour, deux jours se passèrent sans aucune nouvelle du capitaine Tilney. Éléonore et Henri ne savaient qu’en penser ; quelquefois ils voyaient dans ce silence un des résultats de l’engagement qu’ils craignaient ; d’autres fois ils le regardaient comme une preuve que ce mariage n’aurait pas lieu. Cependant le Général exprimait chaque jour son mécontentement de ce qu’il ne recevait pas de nouvelles de son fils, sans cependant rien soupçonner sur la cause de ce silence. Son occupation principale était de chercher continuellement les moyens de rendre agréable à Miss Morland le séjour de Northanger ; il se plaignit souvent de son défaut de talens pour lui imaginer des distractions : il craignait que l’uniformité de la société et des occupations ne la dégoûtassent de cette demeure ; il regrettait que lady Fravers ne fût pas à la campagne ; il parlait souvent du projet de donner un grand dîner ; il avait été jusqu’à calculer une fois ou deux le nombre des danseurs du voisinage qu’il était possible de réunir. La saison n’était pas favorable ; le tems de la chasse et des courses était passé ; lady Fravers d’un autre côté n’était pas dans le Comté. Il répétait tout cela fort souvent.

Un matin pendant le déjeûner il dit à Henri qu’au premier séjour qu’il ferait à Woodston ils iraient tous le surprendre et lui demander à dîner. Henri en fut très-flatté et s’estima heureux de ce projet. Pour Catherine elle en fut enchantée. Quand croyez-vous, Monsieur, que je puisse espérer que vous me ferez cet honneur ? dit Henri : je dois retourner à Woodston pour une assemblée de paroisse ; je serai probablement obligé d’y rester deux ou trois jours.

— Bien ! Bien ! Nous prendrons notre tems ; il n’est pas nécessaire de fixer le jour : nous ne voulons pas vous déranger ; ce que nous trouverons chez vous nous suffira ; je crois pouvoir assurer, au nom de ces jeunes personnes, qu’elles se contenteront de la table d’un célibataire. Mais voyons. Lundi vous aurez probablement votre assemblée. Nous n’irons pas lundi. Mardi j’aurai des affaires ; j’attends mon intendant de Brockham, il doit venir le matin m’apporter ses comptes ; ensuite je ne puis décemment me dispenser d’assister à la convocation du Comté. On sait que je suis dans le pays, on s’attend à me voir à l’assemblée, et, si j’y manquais, cela ferait un mauvais effet. Je me suis fait une règle, Miss Morland, de ne jamais donner à aucun de mes voisins sujet de se plaindre de moi, quand je puis le prévenir par le léger sacrifice de mon tems ou par quelque condescendance. Cette réunion est composée de gens estimables. Elle a lieu deux fois chaque année ; j’y envoie ordinairement de Northanger la moitié d’un jeune daim, et, quand je le puis, je vais dîner avec eux. Pour mercredi, il m’est impossible d’aller à Woodston… Mais vendredi ; oui, je crois, Henri, que vous pouvez nous attendre vendredi : nous arriverons de bonne heure, pour avoir le tems de rester un peu avec vous. Je suppose que deux heures trois quarts suffisent pour nous transporter à Woodston ; nous serons en voiture à dix heures ; comptez sur nous pour vendredi à une heure moins un quart.

L’annonce même d’un bal n’aurait pas été mieux reçue de Catherine, que le fut celle de cette petite excursion. Elle avait un vif désir de connaître Woodston. Son cœur battait encore de plaisir, quand une heure après, Henri, déjà en habit de voyage, entra dans la chambre où elle était avec Éléonore. Vous me voyez, Mesdames, leur dit-il, tout occupé de réflexions morales ; j’observe que nos plaisirs dans ce monde sont toujours chèrement achetés, que nous nous trompons souvent en les poursuivant et en les payant des jouissances présentes données en échange d’un avenir incertain. Je peux servir d’exemple dans le moment ; pour le plaisir que je dois avoir de vous voir vendredi prochain à Woodston, plaisir que le mauvais tems ou mille autres circonstances peuvent suspendre, il faut que je vous quitte maintenant et deux jours plutôt que je ne croyais le faire.

Vous partez, dit Catherine avec une émotion bien visible et pourquoi partir ?

— Pouvez-vous me faire cette question. Parce que je n’ai point de tems à perdre pour mettre en mouvement ma vieille gouvernante, parce qu’il faut que j’aille lui faire faire toutes les dispositions nécessaires pour vous donner à dîner.

— Allons, vous plaisantez.

— Non, en vérité, je ne plaisante pas, j’ai beaucoup de choses à faire.

— Comment cela se peut-il d’après ce que vous a dit votre père. Il vous a assuré si positivement qu’il ne voulait vous causer aucun embarras, qu’il se contenterait de ce qui serait chez vous.

Henri sourit sans rien répondre.

— Il est inutile de faire les moindres préparatifs pour votre sœur et pour moi, vous devez être sûr de cela ; et votre père vous a dit qu’il ne voulait rien d’extraordinaire. D’ailleurs, quand il ne vous l’aurait pas si expressément enjoint, je ne crois pas qu’il y ait un si grand inconvénient pour lui de faire une fois un dîner un peu moins abondant que celui qu’il a tous les jours.

— Je voudrais et pour lui et pour moi pouvoir penser comme vous là-dessus. Il faut que je vous dise adieu ; je ne pourrai, ma chère Éléonore revenir avant dimanche matin.

Il partit.

Catherine qui n’avait nulle raison de douter de la vérité de ce qu’il avait dit, ni de la justesse de son opinion, ne douta pas non plus qu’il ne s’éloignât avec peine ; elle ne pouvait s’expliquer la contradiction qui paraissait se trouver entre les discours du Général et ce que lui avait dit Henri. Elle y réfléchit long-tems. Elle avait bien observé que le premier était très-recherché et très-délicat pour sa table, mais qu’il dît une chose si positivement, tandis que pour lui plaire, il fallait en faire une autre, c’est ce qu’elle ne pouvait comprendre. Y aurait-il donc des personnes qui défendraient ce qu’elles voudraient qu’on fît ? De plus, Henri pouvait-il se tromper ? Ne savait-il pas bien ce qu’il devait faire pour plaire à son père ? La fin de toutes ses réflexions était qu’il lui fallait rester depuis le samedi jusqu’au vendredi sans voir Henri. Cette pensée l’attristait.

Catherine craignait que, durant cette absence, il ne vint une lettre du capitaine Tilney ; elle craignait aussi qu’il ne plût le vendredi. Le passé, le présent, l’avenir, tout était devenu sombre pour elle : son frère était si malheureux ! Elle avait fait une si grande perte en perdant l’amitié d’Isabelle ! Éléonore était toujours un peu triste quand Henri était absent ; qu’y avait-il donc qui pût amuser ou intéresser Catherine ? La vue des bois, des bosquets : c’était toujours la même chose. L’abbaye même n’était plus pour elle, qu’une maison comme une autre : le pénible sentiment du souvenir de ses romanesques idées était la seule sensation que lui inspirât la vue de ce grand bâtiment. Quelle révolution s’était faite dans ses idées ! Long-tems elle n’avait aspiré qu’au bonheur de voir une abbaye. Maintenant son imagination ne lui représentait plus pour préférable qu’une habitation simple, commode et suffisante pour des personnes qui n’ont point de prétentions : une habitation, dans le genre de celle de Fullerton, mais mieux.

Fullerton ne laisse pas d’avoir des inconvéniens ; si vendredi pouvait seulement arriver, pour voir Woodston.

Il vint enfin, et précisément à son tour, ni plutôt, ni plus tard ; il vint, et le tems était beau. Catherine avait été éveillée de bon matin, elle était prête de bonne heure ; mais ce ne fut qu’à dix heures juste qu’on monta en voiture. Après un agréable voyage de trente milles environ, on arriva à Woodston, grand village, bien peuplé, et placé dans la situation la plus riante. Catherine se sentait un peu honteuse de l’excès de la joie qu’elle éprouvait. Le Général avait beau déprécier la position de ce village qui perdait, disait-il, à être dans un pays plat, Catherine intérieurement ne le préférait pas moins à tout ce qu’elle avait vu ; elle en regardait avec admiration les maisons qui étaient jolies et qui formaient une ligne prolongée de beaux hameaux. Toutes les boutiques, devant lesquelles elle passait, étaient d’une propreté surprenante ; le presbytère se trouvait à l’extrémité du village, dont il était un peu séparé. C’était une maison neuve et bâtie en pierres ; les fenêtres et les portes étaient peintes en vert. Quand on arriva, Henri était descendu pour les recevoir ; il avait avec lui les seuls compagnons de sa solitude, un grand chien de Newfomd-Land et deux ou trois terriers.

L’esprit de Catherine, quand elle entra dans cette maison, était tellement occupé, tellement agité qu’elle ne pouvait rien dire, ni même rien discerner, et, quand le Général lui demanda avec empressement comment elle trouvait cette maison, elle n’avait pas la plus légère idée de la chambre dans laquelle elle était. Ce fut alors seulement que promenant ses regards autour d’elle, elle jugea à l’instant qu’elle était la plus belle du monde, ce qu’elle n’eût garde néanmoins de dire ainsi qu’elle le pensait. La froideur des louanges qu’elle en fit contraria le Général. On ne peut pas dire que ce soit une grande maison, reprit-il, elle ne peut se comparer ni à Fullerton, ni à Northanger ; nous ne la regardons que comme un presbytère petit, circonscrit, mais assez décent et habitable ; il n’est inférieur en rien à aucun autre ; je crois même pouvoir assurer qu’il en est peu en Angleterre qui soient de moitié aussi bien. On peut toutefois l’améliorer encore, je ne m’y opposerais pas. Cette voûte, par exemple, peut-être abattue et remplacée par une construction plus élégante.

Catherine était fort indifférente pour toutes ces explications ; Henri eut l’adresse de faire naître un autre sujet de conversation qu’il entretint avec son père jusqu’au moment que la gouvernante apporta des rafraîchissemens. Le Général eut bientôt repris son humeur obligeante envers Catherine, qui de son côté reprit une douce et agréable liberté d’esprit.

La chambre dans laquelle ils se trouvaient, était commode, bien proportionnée et très-belle pour une salle à manger. On montra à Catherine la chambre qui était à côté, c’était celle du maître de la maison ; elle était bien appropriée et renfermait toutes les commodités possibles. On passa au salon ; il était d’une jolie forme, les fenêtres descendaient jusqu’à terre, elles donnaient toutes sur de belles et vastes prairies. Quoiqu’il ne fût pas encore meublé, Catherine le trouva très-beau, et avec tout le naturel de sa simplicité elle exprima tellement combien elle l’admirait que le Général fut charmé de l’entendre. Puis elle ajouta : oh, pourquoi n’habitez-vous pas ce salon, M. Tilney ? Quel dommage qu’il ne soit pas meublé ! C’est la plus jolie chambre que j’aie vue. Il n’y en a sûrement pas une pareille au monde.

— Cela est vrai, dit le Général avec un sourire de satisfaction ; elle mérite de jolis meubles ; il faut que ce soit le goût d’une femme qui les choisisse.

— Certainement si cette maison était à moi, je ne voudrais jamais en habiter une autre. Voyez donc ce joli jardin, ces bosquets charmans. Mon dieu ! Que tout cela est beau…

— Vous aimez ces choses, vous les trouvez jolies, cela suffit. Henri, souvenez-vous de parler à Robinson, afin qu’il ne soit rien changé à toutes ces choses. Cette espèce de recommandation si obligeante pour Catherine, la rendit toute interdite, et réprima l’explosion de son admiration ; quoique consultée ensuite par le Général sur la couleur du papier dont il faudrait tapisser les murs, sur la forme des draperies, elle n’émit plus d’opinion sur aucun des sujets dont il lui parla.

De nouveaux objets et le grand air dissipèrent insensiblement cette impression. Étant arrivée dans la partie la plus ornée du jardin, dans l’endroit où depuis six mois, Henri se plaisait à essayer ses talens, où, au milieu d’un gazon charmant, il avait tracé une allée dont diverses sinuosités augmentaient la longueur et où il avait fait quelques plantations, elle retrouva toute son exaltation et pensa qu’elle n’avait jamais rien vu de si beau, quoiqu’il n’y eût pas un seul arbuste aussi haut qu’un épi de blé.

Une promenade dans les prairies voisines et dans quelques parties du village, l’examen de quelques améliorations faites dans la basse-cour, une visite à des chiens qui ne faisaient que se rouler les uns sur les autres, occupèrent la société jusqu’à quatre heures. Catherine ne pensait pas alors qu’il en fût trois ; on s’apprêta à dîner pour pouvoir partir à six heures. Jamais une journée ne s’était écoulée aussi rapidement pour elle. Pendant le dîner elle ne put s’empêcher d’être étonnée de ce que le Général ne faisait pas la moindre observation sur l’abondance des mêts, de ce que même il jetait souvent les yeux sur une autre table où se trouvaient des viandes froides que l’on ne servit pas. De leur côté Henri et Éléonore faisaient des remarques d’un autre genre. Rarement ils l’avaient vu autant manger à une autre table, même à la sienne ; jamais ils ne l’avaient vu si peu occupé de la crainte que le beurre dont on s’était servi pour la cuisine, n’eût pas été assez frais.

À six heures le Général, ayant pris son café, remonta en voiture. Sa conduite, ses discours avaient été tellement significatifs pendant cette visite, ses projets s’étaient montrés si clairement, que si Catherine avait eu une confiance égale dans les dispositions de Henri, elle eût quitté Woodston sans qu’il lui restât d’incertitude sur le tems et la manière dont il était probable qu’elle pourrait y revenir.



CHAPITRE VII.


Le jour suivant il arriva, sans qu’on s’y attendît, une lettre d’Isabelle : voici ce qu’elle contenait :


Ma très-chère Catherine,


J’ai reçu vos deux aimables lettres avec le plus grand plaisir, j’ai mille excuses à vous faire de ce que je n’y ai pas répondu plutôt. Je suis vraiment très-honteuse de ma paresse ; mais dans cet odieux pays on ne trouve de tems pour rien. Chaque jour, depuis votre départ, j’ai pris la plume pour vous écrire et j’en ai été empêchée par mille bagatelles. Écrivez-moi de suite, je vous prie et adressez-moi votre lettre à la maison. Grâces à Dieu, nous quittons demain cette ville. Depuis que vous en êtes partie, je n’y ai pas eu un moment de plaisir ; tout a été perdu pour moi depuis cet instant ; je n’y ai plus porté intérêt à personne. En vérité si je pouvais aller vous voir, tout le reste me serait égal, car vous m’êtes plus chère qu’on ne peut l’imaginer.

Je suis tout-à-fait inquiète de votre cher frère, n’en ayant pas entendu parler depuis qu’il est retourné à Oxford : je crains qu’il n’y ait quelque mal-entendu. Vos bons offices arrangeront cela. Il est le seul homme que je puisse aimer, le seul que j’aie jamais aimé ; vous pourrez, j’espère, l’en convaincre facilement.

Les tailles des robes sont allongées, les chapeaux sont les plus affreux que vous puissiez imaginer.

Je crois que vous employez agréablement votre tems ; mais je crains bien que vous ne pensiez plus à moi.

Je ne vous dirai pas tout ce qu’il y a à dire sur la famille avec laquelle vous êtes, parce que j’ai de la délicatesse et que je ne veux pas nuire dans votre esprit aux personnes que vous estimez ; la vérité est très-difficile à connaître ; il y a des personnes qui ne pensent pas de même deux jours de suite. C’est avec grand plaisir que je vous apprends que le jeune homme que j’abhorre le plus a heureusement quitté Bath. Vous devinerez aisément que je parle du capitaine Tilney qui, comme vous vous en souvenez peut-être, me fatiguait par ses continuelles poursuites, quand vous étiez à Bath. Après votre départ ce fut pis encore, il était exactement mon ombre. Beaucoup de femmes auraient pu y être trompées, car aucune ne reçut jamais des soins pareils à ceux qu’il me rendait. Mais je connais trop bien l’astuce des hommes ; il est parti il y a deux jours pour son régiment, je désire vivement ne plus me trouver à l’avenir dans le cas d’en être tourmentée. C’est l’homme le plus ennuyeux et le plus désagréable que j’aie vu. Les deux derniers jours il n’a pas quitté d’un instant Charlotte Davis. J’ai pitié de son mauvais goût ; mais je ne lui en ai rien dit. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés c’était en Bath-Street ; je suis entrée précipitamment dans une boutique afin de ne pas lui parler ; je ne l’ai pas même regardé ; il vint ensuite dans la Pump-Room ; je n’aurais pas voulu pour tout au monde prendre son bras.

Quelle différence entre lui et votre frère ! Donnez-moi des nouvelles de ce dernier ; je suis très-malheureuse à cause de lui, il me paraissait triste et chagrin quand il est parti de Bath. Il y avait quelque chose qui le préoccupait. Je lui aurais écrit moi-même, mais je ne sais pas où il est. Comme il ne m’a rien dit, je crains qu’il n’ait quelque chose contre moi. De grâce expliquez-lui tout, de manière à ce qu’il soit satisfait. S’il conserve quelques doutes, qu’il me l’écrive ou qu’il vienne à Pulteney, quand il sera à la ville ; et alors il connaîtra bientôt la vérité.


Dans ces derniers tems je ne suis allée ni au salon, ni au spectacle, si ce n’est une fois que les Hodge m’y ont entraînée pour voir une folie ; nous y avons pris du thé ; j’étais bien résolue à me tenir cachée, parce que Tilney y était. Nous nous sommes trouvés à côté des Mitchell, elles ont paru surprises de me voir là. J’ai fait leur connaissance ; pendant quelque tems elles ont été assez malhonnêtes envers moi ; maintenant elles me témoignent une amitié à laquelle je ne suis pas assez folle de croire.

Vous savez que j’ai de jolies plumes ; Anne Mitchell a voulu avoir un turban pareil à celui que je portais la semaine qui a précédé le concert. Il a été si mal fait qu’elle avait l’air d’une vraie caricature, du moins Tilney me le disait, et m’assurait que cela était la cause de ce que tous les yeux étaient fixés sur moi. Je ne crois jamais un mot de ce qu’il dit. Je ne porte plus d’autre couleur que le ponceau. Je sais qu’il me va horriblement, mais n’importe, c’est la couleur favorite de votre frère. Ne perdez pas un instant, ma douce et bien chère Catherine, pour lui écrire et à moi aussi.

Je suis, etc.

Ce tissu de honteux artifices ne pouvaient en imposer même à Catherine. Elle fut frappée des légèretés, des contradictions et des faussetés qu’elle voyait. Elle rougit pour Isabelle et éprouva une espèce de honte de l’avoir jamais aimée. Elle ne croyait pas plus aux protestations d’attachement, qu’à la bonté des excuses alléguées, et trouvait fort impertinente la demande qu’Isabelle lui faisait d’écrire à James en sa faveur. Jamais certainement il n’entendra prononcer le nom d’Isabelle.

Quand Henri fut de retour de Woodston, elle lui fit connaître ainsi qu’à Éléonore l’heureuse rupture de leur frère avec Isabelle ; elle les en félicita sincèrement et finit par leur lire avec indignation les passages de cette lettre qui était relatifs à cet objet. En vérité, dit-elle vivement lorsqu’elle eut fini, malgré l’intimité qui existait entre Isabelle et moi ; il faut qu’elle me croye une idiote pour m’avoir écrit ainsi. Ce que je gagne à cela, c’est de mieux connaître son caractère qu’elle ne connaît le mien. Je vois maintenant ce qu’elle a toujours été. Elle est vaine et coquette, mais ses projets n’ont pas réussi. Je ne crois plus qu’elle ait jamais eu une véritable amitié ni pour James ni pour moi. Je voudrais que nous ne l’eussions jamais connue.

— Dans très-peu de tems vous atteindrez ce point, dit Henri.

— Il y a là dedans une chose que je ne puis comprendre. Je vois qu’elle a eu sur le capitaine Tilney des desseins qui n’ont pas réussi ; comment, pendant tout ce tems, celui-ci a-t-il pu être trompé ? Comment peut-il lui avoir rendu des soins assez marqués pour la brouiller avec mon frère et pour obliger James à s’éloigner ?

— J’ai peu de choses à dire en faveur des motifs que je suppose à Frédéric ; il a ses prétentions comme Miss Thorpe a les siennes, avec cette différence qu’il n’y a pas la même légèreté ; il ne s’est fait aucun tort par cette conduite ; si les effets ne suffisent pas pour le justifier à vos yeux il faut remonter à la cause.

— Vous supposez probablement qu’il ne l’aimait pas réellement.

— Je suis persuadé qu’il ne l’a jamais aimée.

— Et toute sa conduite était pour lui inspirer un amour qu’il n’éprouvait pas lui-même ?

Henri s’inclina en signe d’approbation ; mais sans rien dire.

— Très-bien, en ce cas je puis dire que je ne l’aime pas non plus, et que je ne puis pas l’aimer, quoiqu’il soit la cause d’un événement avantageux pour nous. À ce que je vois, cet événement l’inquiète peu, il croit qu’Isabelle n’a pas un cœur à perdre ; cependant si elle eût pris vraiment beaucoup d’amour pour lui ?

— Pour cela il faudrait supposer qu’elle a un cœur capable d’en ressentir, dans ce cas, elle ne serait pas ce qu’elle est, elle se serait conduite tout autrement.

— Il est juste que vous cherchiez à justifier votre frère.

— Si vous voulez aussi apprécier au juste la conduite de Miss Thorpe, vous serez moins affectée de sa mésaventure, votre esprit est pénétré d’un profond principe d’intégrité ; il est inaccessible à tout ce qui paraît contraire à ce principe, comme il l’est à tout ce qui paraît se ressentir de la vengeance. La faute de Frédéric qui avait Henri pour défenseur ne put long-tems sembler impardonnable à Catherine. Elle cessa de l’accuser, elle résolut de ne pas répondre à Isabelle et de s’efforcer de ne plus y penser.



CHAPITRE VIII.


Peu de tems après sa visite à Woodston le Général fut obligé d’aller à Londres, il devait rester une semaine. Il quitta Northanger en se plaignant amèrement de la nécessité qui le privait pour si long-tems de la compagnie de Miss Morland ; il recommanda à ses enfans, avec un soin particulier, de faire leur principale occupation, pendant son absence, de tout ce qui pourrait être agréable à cette jeune Miss. Catherine pour la première fois et par sa propre expérience, apprit qu’il est des circonstances où l’on gagne en perdant ; pour elle ainsi que pour ses amis le tems se passa de la manière la plus agréable. Elle eût été parfaitement heureuse si son bonheur n’eût pas été troublé par la nécessité où elle se voyait d’en être bientôt privée et par la crainte qu’elle avait de n’être pas assez aimée de ceux par lesquels elle était si heureuse.

L’époque du retour du Général devait terminer la quatrième semaine de son séjour à Northanger. Elle sentait qu’il pourrait y avoir de l’indiscrétion de sa part, à chercher de le prolonger plus long-tems. Elle résolut, pour se délivrer de l’inquiétude et du tourment que cette crainte lui causait, de parler de son départ à Éléonore et de se conduire d’après la manière dont elle verrait que celle-ci prendrait la chose. Étant plusieurs fois sur le point d’exécuter sa résolution, le courage lui manqua ; elle réfléchit cependant que plus elle tarderait, plus la difficulté augmenterait pour elle. Un jour enfin qu’elles étaient seules, et qu’Éléonore lui parlait de choses très-étrangères à cet objet, elle l’interrompit au milieu d’une phrase, et lui dit, qu’il faudrait bientôt qu’elles se séparassent. Son amie la regarda, sembla étonnée et lui répondit qu’elle avait espéré jouir beaucoup plus long-tems du plaisir de sa compagnie ; qu’elle était persuadée que si M. et Mist. Morland connaissaient le plaisir que la société de leur fille lui faisait, ils seraient assez généreux pour ne pas presser son départ.

— Mon Dieu ! dit Catherine, ce n’est ni papa, ni maman qui pressent mon départ ; ils sont toujours contens quand ils savent que j’ai du plaisir.

— En ce cas, pourquoi êtes-vous si pressée de partir ?

— Oh ! c’est que voilà long-tems que je suis ici.

— Si c’est vous qui trouvez le tems long, je n’ose vous retenir.

— Oh, non, non, non ! En vérité, si je consultais mon goût, je resterais avec vous le plus de tems possible. Il fut dès-lors convenu entr’elles qu’il ne fallait plus penser à parler de départ ni de séparation.

Son inquiétude se dissipa entièrement quand elle vit de quelle manière affectueuse Éléonore l’engageait à rester, et quel plaisir Henri témoigna, lorsqu’il apprit qu’elle consentait à prolonger son séjour avec eux.

Il n’était pas possible à Henri d’obéir à l’injonction que son père lui avait faite de rester durant toute son absence avec ces dames à Northanger. Les devoirs de la cure de Woodston l’obligèrent à partir le samedi pour y passer deux jours. Quand le Général était à la maison et que Henri partait, celui-ci semblait emporter avec lui toute la gaieté des jeunes personnes ; cette fois il n’en fut pas de même. Elles pouvaient s’occuper des choses qui leur plaisaient ; elles étaient liées plus étroitement par l’amitié, elles ne craignaient plus de rester seules. Le soir du départ de Henri, il était onze heures qu’elles étaient encore à causer, sans se douter qu’il fût si tard. Onze heures ; c’était une heure indue à Northanger.

Elles se retiraient, lorsqu’il leur sembla entendre le bruit d’un carosse. Le son de la cloche d’entrée leur prouva qu’elles ne s’étaient pas trompées. Après le premier mouvement de surprise, elles cherchèrent qui ce pouvait être ; Éléonore pensa à la fin que c’était son frère aîné qui arrivait souvent à pareille heure, malgré l’inconvenance qu’il y avait à déranger tout le monde. Elle quitta Catherine pour aller le recevoir.

Celle-ci se retira dans sa chambre. Elle y réfléchit à la conduite qu’elle avait à tenir avec le Capitaine.

Mais le temps s’écoulait, il y avait plus d’une demi-heure qu’Éléonore était descendue, son frère lui racontait sans doute toute cette affaire. Catherine crut avoir entendu quelqu’un marcher dans la galerie, elle écouta et n’entendit plus rien ; elle avait cependant peine à croire qu’elle se fût trompée ; un petit bruit qu’elle entendit à sa porte la fit tressaillir, un léger mouvement de la clef, lui prouva qu’une main l’avait tournée, elle trembla un peu à l’idée que quelqu’un était là, et en quelque sorte mystérieusement ; mais résolue de ne plus se laisser dominer par des illusions ou par une imagination faible, elle se leva promptement et ouvrit la porte.

Elle trouva Éléonore seule. Cette vue ne la tranquillisa que pour un moment. Elle la vit pâle et paraissant fort agitée. Catherine, supposant qu’il était arrivé quelque chose au capitaine Tilney, montrait, en gardant un silence expressif, l’inquiétude où elle était. Elle obligea Éléonore de s’asseoir, elle lui frotta les tempes avec de l’eau de lavande et se plaça devant elle avec une inquiète sollicitude.

Ma chère Catherine vous ne devez pas… non en vérité vous ne devez pas… furent les premiers mots qu’Éléonore put prononcer… Je suis tout-à-fait bien… Cette bonté me déchire, je ne puis la supporter… Je viens près de vous avec un tel message…

— Un message pour moi !…

— Comment vous le dirai-je ?… Oh, mon Dieu comment vous dire cela ?… De nouvelles idées se présentèrent à l’esprit de Catherine. C’est un messager de Woodston, s’écria-t-elle, aussi pâle que l’était son amie.

— Non, ce n’est point cela, répondit Éléonore, en la regardant avec la plus tendre pitié ; il n’est venu personne de Woodston : c’est mon père lui-même… Sa voix s’affaiblit, ses yeux se baissèrent en prononçant ces derniers mots. Ce retour si inattendu suffit seul pour causer à Catherine une palpitation qui dura quelques momens ; elle crut qu’il ne pouvait rien y avoir de pire. Elle garda le silence.

Éléonore, s’efforçant de parler avec fermeté, continua de la sorte : vous êtes trop bonne pour me vouloir du mal à cause de la commission que je remplis, et qui me rend si malheureuse. Après ce qui s’est passé dernièrement entre nous, j’étais si contente, si reconnaissante de ce que vous consentiez à rester ici, comme je vous le demandais, le plus de tems possible ; comment vous dire que votre bonté n’est pas acceptée, que le bonheur que votre société nous a procuré est payé par… Je ne puis, non en vérité je ne puis prononcer ce mot. Ma chère Catherine, nous allons nous absenter, mon père s’est souvenu d’un engagement qu’il doit remplir, toute la famille part lundi. Nous allons chez lord Longtown près d’Heresford, pour y passer quinze jours. Des explications, des apologies sont également impossibles : je ne tenterai pas d’en faire.

Ma chère Éléonore, dit Catherine, en s’efforçant de cacher ce qu’elle éprouvait, il ne faut pas être si affligée ; un premier engagement doit passer avant un second. Je suis très-fâchée qu’il faille nous séparer, et sitôt, mais je n’en suis pas offensée. Non, en vérité, je ne le suis pas. Je puis venir ici vous voir dans un autre tems, j’espère que vous viendrez aussi me faire une petite visite. Au retour de chez lord Longtown ne pourrez-vous venir à Fullerton ?

— Cela ne sera pas en mon pouvoir, ma chère Catherine.

— Vous y viendrez donc quand vous le pourrez.

Éléonore ne répondit rien.

Catherine espérait apporter quelque consolation à son chagrin et à celui d’Isabelle, en lui proposant de rester encore un jour ou deux ; vaine espérance ! Le Général en avait autrement ordonné ; il fallait partir dès le lendemain, à sept heures du matin, sans domestique… La chaise était commandée… Cet oubli de toutes les convenances accabla Catherine ; elle ne pouvait, non plus que Miss Tilney, en pénétrer la cause… Elles gémissaient ensemble. Enfin, Éléonore sentit que le repos pourrait être nécessaire à son amie et elle se retira. La nuit fut longue pour la malheureuse Catherine.

L’espèce de repos, qui en tient quelquefois lieu, ne l’abrégea pas. Cette chambre qui, la première fois qu’elle l’avait habitée, avait été pour elle le lieu où elle avait senti des tourmens fantastiques, est maintenant celui où elle en éprouve de bien véritables et de bien justes.

Ses craintes ne sont malheureusement que trop bien fondées ; elles ne proviennent plus de la solitude, de l’obscurité de cette chambre, de sa construction gothique…

Immédiatement après six heures Éléonore entra et vint près de son amie ; elle mit toute l’affection dont elle était capable dans les attentions qu’elle eut pour elle, dans les petits services qu’elle lui rendit.

Catherine avait espéré dans le repentir du Général. Vain espoir. Éléonore ne put lui apprendre aucun changement à la cruelle détermination de la veille.

Les deux amies parlèrent peu ; elles n’osaient ni l’une ni l’autre exprimer ce qu’elles pensaient. Elles quittèrent la chambre. Catherine resta un instant en arrière pour jeter un dernier regard sur chacun des objets qu’elle contenait, et qui dans ce moment lui étaient tous précieux. Elles descendirent dans la salle où le déjeûner les attendait.

Que sa position était différente dans cette salle de ce qu’elle avait été la veille ! Heureuse du présent, presqu’heureuse de l’avenir, elle y avait vu Henri, Henri qu’elle ne reverrait peut-être jamais ! Cette réflexion l’assiégeait, lorsque le bruit de la chaise qui arrivait la rappela au moment présent. Catherine rougit en voyant cette chaise et l’idée de l’indignité avec laquelle elle se voyait traitée agit si fortement sur son esprit, que pendant quelques momens le ressentiment l’emporta sur tout.

Éléonore embarrassée, lui dit, vous m’écrirez, ma chère Catherine, le plutôt qu’il vous sera possible. Je n’aurai pas un moment de tranquillité que je ne vous sache en sûreté. Quoiqu’il puisse m’en arriver, il me faut une lettre. Donnez-moi la satisfaction d’apprendre de vous-même, que vous êtes arrivée à Fullerton, que vous y avez trouvé votre famille en bonne santé. C’est tout ce que je puis vous demander jusqu’à ce que je puisse établir, ainsi que je le désire, une correspondance suivie avec vous. Adressez-moi votre lettre chez lord Longtown, sous le couvert d’Elize.

— Non, ma chère Éléonore, s’il ne vous est pas permis de recevoir mes lettres, il vaut mieux que je ne vous écrive pas. Il n’est pas douteux que j’arrive à la maison sans accident.

— Ces sentimens ne m’étonnent pas de votre part, je ne veux pas vous importuner ; mais j’espère conserver votre amitié, malgré l’éloignement où nous serons. Elle prononça ces mots d’un ton affectueux et qui montrait en même tems combien elle était affligée. Catherine cédant à son cœur, s’écria, eh bien, oui, Éléonore, je vous écrirai.

On vint annoncer que la voiture était prête. Catherine se leva aussitôt, un long embrassement suppléa aux paroles d’adieu ; et comme elle allait sortir de la chambre, ne pouvant quitter cette maison sans laisser quelque souvenir à celui dont elle n’avait osé prononcer le nom, elle s’arrêta un moment et d’une voix tremblante et presqu’inarticulée, ne m’oubliez pas, dit-elle, auprès des absens. En prononçant ces mots, elle sentit son courage s’évanouir ; elle cacha son visage dans son mouchoir, se hâta de sortir de la salle, monta précipitamment dans la voiture et dans un moment elle fut loin de Northanger.



CHAPITRE IX.


Catherine était trop malheureuse pour être accessible à la crainte. D’ailleurs le voyage, en lui-même, n’offrait aucun danger et elle le commençait sans nulle idée de ceux qui pouvaient se présenter. Seule, placée dans un coin de la voiture, elle versait un torrent de larmes.

La pointe du clocher de l’abbaye avait déjà disparu qu’elle n’avait pas encore eu le courage de jeter les yeux de ce côté. La route qu’elle parcourait était celle qu’elle avait suivie si joyeusement dix jours auparavant, en allant à Woodston. L’amertume de sa douleur s’aigrissait, lorsqu’elle reconnaissait les objets qu’elle avait vus avec des sentimens différens. Chaque mille qui la rapprochait de Woodston, ajoutait à ses souffrances. Quand à la courte distance de cinq milles de ce village on quitta la route pour prendre celle qui conduit à Fullerton, la pensée qu’elle était si près de Henri, qu’il l’ignorait, qu’elle s’en éloignait, la mit dans l’état le plus désolant.

Le jour qu’elle avait passé chez lui avait été le jour le plus heureux de sa vie : c’était celui où dans cet endroit toutes les actions du Général, toutes les paroles qu’il avait adressées soit à son fils, soit à elle, avaient démontré qu’il désirait leur mariage. Dix jours se sont à peine écoulés, et la voilà bannie, sans savoir ce qu’elle a fait ou omis qui méritât un tel changement, sans qu’on l’eût mise à même de pouvoir se justifier.

Les pensées qui l’agitaient le plus, celles qui dominaient toutes les autres, provenaient de l’incertitude où elle était de ce que penserait, de ce que dirait, de ce que ferait, le lendemain Henri, quand de retour à Northanger il apprendrait qu’elle était partie et de quelle manière on l’avait renvoyée. Tantôt elle craignait qu’il n’y fût peu sensible, tantôt elle espérait qu’il en serait blessé. Elle était bien sûre qu’il n’oserait en parler à son père. Mais de quelle manière s’en entretiendrait-il avec sa sœur ? Que lui dirait-il d’elle ?

Dans cette succession continuelle de craintes, d’espoir, de doutes et d’inquiétudes, son esprit ne pouvait trouver aucun repos. Les heures se succédaient ; le voyage s’avançait sans qu’elle s’en aperçut. La manière dont elle retournait à Fullerton ne pouvait qu’éteindre le plaisir qu’elle aurait dû éprouver à revoir après une absence d’onze semaines les personnes qui lui étaient le plus chères. Que pouvait-elle dire qui ne fût humiliant pour elle et pour sa famille ? En racontant la cause de sa douleur, ne devait-elle pas en augmenter l’amertume ? N’avait-elle pas à craindre d’exciter un ressentiment qui envelopperait l’innocent et le coupable ; pourrait-elle jamais trouver des expressions assez justes pour parler du mérite et des attentions de Henri et d’Éléonore. Pourrait-elle empêcher que ses parens ne prissent une opinion aussi défavorable d’eux que de leur père ?

Elle arriva à Fullerton entre six et sept heures du soir.

À la fin d’un roman, le retour d’une héroïne dans le village où elle est née est un événement capable d’exercer la plume d’un auteur ; il peut la peindre élevée à la dignité de comtesse par le triomphe éclatant d’une beauté et d’une innocence reconnues, la représenter arrivant dans une chaise de poste et accompagnée de nombreux et honorables amis, suivie de plusieurs femmes de chambre et de laquais ; il peut faire des descriptions brillantes des scènes de reconnaissances et de tendresse, et répartir à chaque personnage suivant son mérite une part plus ou moins grande dans le bonheur commun. Ma position est malheureusement différente. Je ramène mon héroïne seule et humiliée ; je n’ai ni description de grandeur, ni pathos de sentimens à tracer ; je dois me borner à dire que son postillon traversa rapidement le village, en passant au milieu des groupes de paysans qui se trouvaient réunis parce que c’était dimanche, et qu’elle se hâta de descendre de voiture.

Quelles furent ses angoisses lorsqu’elle arriva au presbytère ! Qu’il serait pénible pour son historien d’avoir à les retracer !… Rarement on voyait une voiture à Fullerton. À l’aspect de celle-ci, toute sa famille se mit aux fenêtres ; le plaisir brilla dans tous les yeux, toutes les imaginations furent en travail. Les deux plus jeunes enfans, un petit garçon âgé de six ans et une petite fille de quatre ans qui croyaient lorsqu’ils voyaient une voiture que c’était un frère ou une sœur qui leur arrivaient coururent à celle-ci. Heureux celui qui le premier reconnut Catherine ! Heureux celui qui la nomma le premier.

Entourée, caressée, elle fut un instant si heureuse dans l’effusion des sentimens de la nature, que tous ses chagrins furent oubliés pour quelques minutes. Le plaisir de la revoir suffisait à ses bons parens ; ils furent long-tems sans penser à lui témoigner la moindre curiosité sur la cause de son retour.

Ce ne fut qu’avec beaucoup de peines et après bien des hésitations que Catherine se décida à parler ; elle ne cacha rien de la manière dont le Général en avait agi envers elle. Ses parens cherchaient, mais en vain, le motif d’un départ si précipité ; ils n’étaient nullement irascibles, ni disposés à se croire offensés ; néanmoins dans cette circonstance quand ils eurent entendu tout le récit de leur fille, ils trouvèrent dans la conduite de M. Tilney une insulte grave que pendant la première demi-heure ils regardèrent comme absolument impardonnable. Sans supposer de romanesques dangers dans le voyage que leur fille venait de faire, M. et Mistriss Morland crurent qu’elle aurait pu éprouver bien des désagrémens qu’ils n’auraient jamais voulu lui faire courir ; ils jugèrent que M. Tilney, en l’y exposant, n’avait agi ni en gentilhomme, ni en père de famille.

Je suis bien aise, dit Mist. Morland, de n’avoir rien su de cela avant votre arrivée : à présent que la chose est faite il n’y a peut-être pas grand mal ; il est bon que les jeunes gens acquièrent un peu d’expérience à leurs dépens, et vous savez, ma chère Catherine, que vous avez toujours été une fille un peu étourdie. Maintenant que vous avez été obligée de vous conduire par vous-même dans ces différentes circonstances, dans ces diverses maisons, vous serez devenue un peu raisonnable ; j’espère que vous avez eu bien soin de tout ce que vous aviez ; que vous n’avez rien perdu, rien oublié. Catherine dit qu’elle le pensait.

Elle forma le projet de chercher à se tranquilliser ; elle ne pouvait le suivre long-tems. Elle désirait être seule, aussi accepta-t-elle avec empressement l’invitation que lui fit sa mère de se retirer et d’aller se coucher. Ses parens ne voyaient dans son trouble que l’effet naturel du ressentiment qu’elle éprouvait des humiliations qu’elle avait eu à supporter et de la fatigue d’un assez long voyage. Ils se séparèrent d’elle en ne doutant nullement qu’elle ne dût bientôt s’endormir profondément. Le lendemain, ils la trouvèrent beaucoup moins bien qu’ils ne l’avaient espéré ; cependant, ils ne conçurent pas le moindre soupçon sur la nature et la gravité de son mal. Ils ne pensèrent pas qu’il avait sa source dans son cœur. Ce soupçon eût cependant été assez naturel à des parens, dont la fille revenait à l’âge de dix-sept ans après une première excursion de plusieurs mois.

Aussitôt après le déjeûner, Catherine se disposa à exécuter la promesse qu’elle avait faite à Éléonore de lui écrire. Elle éprouvait déjà l’effet du tems et de l’éloignement sur la véritable amitié. Elle se reprochait d’avoir quitté froidement son amie, de n’avoir jamais bien apprécié son mérite et son attachement. Ses sentimens ne lui rendirent pas néanmoins plus facile la composition de sa lettre. Elle voulait exprimer l’étendue de son amitié, parler de sa reconnaissance sans laisser voir trop de regrets, de sa déférence sans froideur du passé et sans ressentiment. Elle voulait faire une lettre dans laquelle Éléonore ne trouvât rien qui put la peiner et dont elle-même n’eût pas à rougir. La pensée que peut-être Henri verrait cet écrit, ajoutait à la difficulté. Après y avoir long-tems réfléchi et être restée dans une grande perplexité, elle ne trouva rien de mieux que d’écrire d’une manière simple et courte.

Quelle singulière liaison, dit Mist. Morland quand la lettre fut écrite ! Si vite formée, si-tôt rompue ! Je suis fâchée qu’il en soit ainsi, car Mist. Allen pensait beaucoup de bien de ces jeunes gens. Vous avez été aussi bien tristement trompée par votre Isabelle. Ah ! mon pauvre James ! Nous apprenons à vivre. Il faut espérer que les amies que vous ferez à l’avenir seront plus dignes de votre amitié que les premières. Catherine rougit et répondit vivement : personne n’est plus digne que Miss Tilney d’inspirer une constante amitié.

Elle pensa aussi à Henri ; elle sentit que rien n’affaiblirait la tendresse qu’elle éprouvait pour lui ; le désir de le rencontrer se présenta à son esprit. À cette idée ses yeux se remplirent de larmes.

Sa mère lui proposa, pour la distraire, d’aller chez M. Allen ; elle accepta. La maison de ce dernier n’était distante de celle de M. Morland que d’un quart de mille. Pendant le chemin la mère de Catherine lui dit tout ce qu’elle pensait sur la mésaventure de James.

Catherine fut reçue par les Allen avec une tendre affection et un plaisir véritable ; ils furent très-étonnés et très-affligés d’apprendre comment elle avait été traitée, quoique le récit que Mist. Morland en fit fût extrêmement simple et qu’elle n’eût aucune intention d’exciter de ressentiment. Catherine nous a surpris hier soir, dit-elle, elle a voyagé toute seule et n’a su qu’elle devait partir que samedi dans la nuit, parce que le Général Tilney, ou par caprice, ou par je ne sais quelle raison, s’est tout d’un coup trouvé fatigué de l’avoir chez lui et lui a fait dire de partir. Cela est vraiment bien peu amical ; il doit être un fort sot homme.

M. Allen montra sur cette affaire le ressentiment d’un ami, et Mist. Allen, dont les idées n’étaient ni bien nombreuses ni bien variées, exprima son étonnement, répéta ses conjectures, et finit chaque phrase par ces mots : à quoi pensait le Général ?

En retournant chez elle, Mist. Morland s’efforça de persuader à sa fille combien des amis solides et affectionnés tels que les Allen étaient à conserver. Combien l’étaient peu les liaisons que les convenances de la société ou des plaisirs formaient ; elle dit que souvent celles-ci ne causaient que des peines et des regrets, ainsi que lui prouvait celle qu’elle avait eue avec les Tilney. Il y avait infiniment de bon sens dans ces observations, mais il est, dans la vie, des situations d’esprit où le bon sens n’a aucun empire.

Mistriss Morland était sortie avec Catherine, un jour après son arrivée. Elle fut très-étonnée en rentrant à la maison d’y trouver un jeune homme qui lui était entièrement inconnu ; celui-ci se leva de l’air le plus respectueux, et lui fut annoncé par Catherine toute tremblante comme M. Tilney.

Avec tout l’embarras d’une véritable émotion, il commença par se justifier d’avoir osé se présenter chez elle, reconnaissant qu’après ce qui s’était passé, il n’avait aucun droit à une réception bienveillante à Fullerton. Il dit que l’impatience qu’il avait de savoir si Miss Morland était arrivée chez elle sans accident était la cause de sa visite. Il n’avait pas affaire à un cœur vindicatif, et Mistriss Morland ne croyant ni lui, ni sa sœur, coupables du mauvais procédé de leur père avait conservé pour tous deux des sentimens de bienveillance ; elle fut mieux disposée encore en faveur de Henri par sa présence ; elle le reçut avec politesse, et sans aucune affectation, elle le remercia de l’attention qu’il avait pour sa fille, et lui donna l’assurance que les amis de ses enfans seraient toujours bien reçus chez elle. Ensuite elle le pria de ne plus parler de tout ce qui s’était passé.

Il était très-disposé à obéir à cette demande ; quoiqu’il fût extrêmement rassuré par un accueil aussi inattendu, il n’aurait pas été en son pouvoir dans ce moment de s’expliquer sur ce sujet. Il se remit sans rien dire sur son siège, répondit civilement aux observations que Mist. Morland lui fit sur le tems et sur la route. Pendant ce tems Catherine, la tremblante, l’inquiète, la craintive, l’heureuse Catherine ne disait pas un mot ; mais les couleurs dont ses joues se chargèrent, l’éclat dont ses yeux brillèrent, firent connaître à sa mère que l’effet de cette visite lui serait salutaire au moins pendant quelque tems.

Mistriss Morland qui désirait la présence de son mari, autant pour rassurer M. Tilney sur leurs sentimens à son égard, que pour avoir les moyens de soutenir la conversation, le fit appeler par un de ses enfans. Il n’était pas à la maison ; elle se trouva donc sans aide, aussi au bout d’un quart-d’heure, elle n’eut plus rien à dire. Après quelques minutes de silence, Henri se tourna vers Catherine pour la première fois depuis que Mist. Morland était entrée ; il lui demanda avec vivacité si M. et Mist. Allen étaient alors à Fullerton, et s’embarrassant dans d’obscures et insignifiantes explications, il annonça (ce qu’il aura pu dire en deux mots) l’intention d’aller leur offrir ses respects. Se levant avec quelque trouble, il la pria d’avoir la bonté de lui indiquer le chemin de leur demeure.

De cette fenêtre, Monsieur, dit la petite Sarah, vous pouvez voir leur maison. Mist Morland pensa que son désir n’était pas probablement de faire seulement une visite à leurs dignes amis, mais que peut-être il avait quelques explications à donner à Catherine sur la conduite du Général, en conséquence elle engagea sa fille à conduire elle-même M. Tilney chez M. Allen.

Ils sortirent ensemble. Pour cette fois Mist. Morland ne s’était pas trompée sur le désir qu’ils avaient tous les deux. L’intention de Henri était bien de donner à Catherine quelques explications par rapport à la conduite de son père ; mais son objet principal était de lui en donner de relatives à lui-même. Ce fut par celles-ci qu’il commença, et ses explications furent telles qu’avant qu’ils fussent parvenus à l’enclos de M. Allen, Catherine pensa qu’il ne pouvait les répéter trop souvent. Elle recevait l’assurance de sa tendresse, il sollicitait le don de son cœur, qu’il savait depuis long-tems être à lui. Quoique Henri fut alors tendrement attaché à Catherine, qu’il appréciât ses excellentes qualités, qu’il aimât vraiment sa société, je dois convenir que cet amour ne fut dans l’origine que de la reconnaissance ou en d’autres termes que l’effet de la persuasion où il était qu’elle le préférait. C’est une circonstance assez commune dans le cours ordinaire des choses.

La visite de Mist. Allen fut très-courte, Henri parla peu ; ses paroles étaient sans suite, sans liaison ; et Catherine absorbée dans la contemplation de son bonheur, ouvrit à peine la bouche. Ils se hâtèrent de sortir et de jouir du charme d’un tête-à-tête. Catherine fut en état de juger jusqu’à quel point ils pouvaient compter sur la sanction du Général Tilney. Deux jours avant son retour de Woodston, Henri rencontra son père près de l’abbaye ; il le trouva impatient de lui apprendre dans les termes les plus amers le départ de Miss Morland, et de lui ordonner de ne plus penser à elle. C’était pourtant à la suite d’un ordre si positif que Henri s’était déterminé à venir offrir sa main à Catherine. Celle-ci au milieu des terreurs que lui inspiraient ces détails, admirait la tendre délicatesse de M. Tilney, qui lui avait fait l’aveu de son amour et demandé sa main avant de lui laisser connaître la volonté du Général.

Henri lui expliqua ensuite les motifs de la conduite de son père. Elle eut une vive satisfaction d’apprendre qu’il ne savait rien des soupçons qu’elle avait eus sur lui, qu’il ne l’accusait de rien. Elle était involontairement, et sans même qu’elle le sût, l’objet d’une erreur que par orgueil il croyait ne pouvoir pardonner, tandis qu’un orgueil mieux entendu aurait dû contribuer à l’en préserver. Elle n’était à ses yeux coupable que d’être moins riche qu’il ne l’avait cru. D’après une fausse opinion qu’il avait eue de son bien, de ses espérances, il l’avait recherchée à Bath, il l’avait engagée à venir à Northanger, et l’avait destinée à être sa bru. Quand il reconnut son erreur, il ne trouva rien de mieux à faire que de l’éloigner promptement de Northanger, quoique ce fût selon lui une faible preuve de son ressentiment contre elle et de son mépris pour sa famille.

C’était John Thorpe qui d’abord l’avait trompé. S’appercevant un soir au spectacle que son fils s’occupait beaucoup de Miss Morland, il avait par hasard demandé à Thorpe s’il savait de quelle famille elle était ; celui-ci, heureux et vain d’être en conversation liée avec un homme de l’importance du Général, fut très-communicatif ; mais très-peu exact. L’espérance que la famille concevait du mariage prochain d’Isabelle avec Morland, celle qu’il avait lui-même d’épouser Catherine, pour laquelle il avait du goût, firent que dans ses détails il représenta la famille Morland comme étant dans la position la plus brillante, et l’état de Catherine comme devant être plus brillant encore par les espérances que lui donnait l’amitié que les Allen avaient pour elle. Sa vanité l’engageait toujours à augmenter la fortune des personnes avec lesquelles il était une liaison. Depuis qu’il savait que son ami Morland prétendait à la main de sa sœur il ajoutait chaque jour aux avantages qu’il lui supposait, il doublait ceux qu’il lui connaissait et ceux que selon lui il attendait de son avancement, il triplait sa fortune particulière, lui supposait une tante très-riche dont il devait hériter, et, pour rendre l’héritage plus considérable, il diminuait le nombre des enfans de M. Morland ; de cette manière, il présenta au Général cette famille sous le jour le plus avantageux.

Quant à Catherine, l’objet principal de l’attention et des calculs du Général, John l’enrichit plus encore d’après ce qu’il disait, les mille ou quinze cents pièces que son père lui donnerait en mariage ne seraient qu’une petite somme en comparaison de celles que Mist Allen y ajouterait. L’amitié que celle-ci et son mari avaient pour Miss Morland, faisait croire qu’elle aurait toute leur fortune ; il ne la nommait que l’héritière de Fullerton ; c’était d’après ces renseignemens que le Général avait agi ; il n’avait nulle raison de douter de la vérité de ces détails. D’un côté il pensait que la famille Thorpe, au moment de contracter une alliance avec celle des Morland, devait connaître avec certitude la fortune de celle-ci ; d’un autre côté l’espoir que John avait d’épouser Catherine, espoir dont le premier parlait ouvertement et avec présomption, semblait suffire pour prouver qu’il connaissait la vérité. Il ajoutait que les Allen étaient très-riches et sans enfans ; que Miss Morland était l’unique objet de leur affection ; que connaissant leur tendresse pour elle, il avait pensé à la rechercher en mariage.

Le Général, en remerciant M. Thorpe de ces intéressantes communications, forma aussitôt le projet d’en profiter pour réunir les prétentions de l’orgueil et les intérêts de son fils. Catherine alors ne savait pas plus que les enfans du Général tout ce qui se passait. Ceux-ci ne pouvaient concevoir quelle était la cause des attentions et du respect que leur père témoignait à Miss Morland ; ils en avaient été surpris dans l’origine ; ils l’étaient plus encore de voir que chaque jour il ajoutait aux égards qu’il avait pour elle. La recommandation qu’il avait si expressément faite un jour à son fils de faire tout son possible pour plaire à Miss Morland avait bien dénoté quelque intention secrète. Henri avait conjecturé que son père pensait qu’elle serait un parti avantageux pour lui ; mais jusqu’au moment où il venait d’avoir la dernière explication à Northanger, il n’avait pas eu le moindre soupçon des faux calculs sur lesquels son père fondait son espoir.

C’était Thorpe lui-même qui avait détrompé le Général. Celui-ci l’avait rencontré à Londres, et John sous l’influence des sentimens qu’il avait alors et qui étaient entièrement opposés à ceux qu’il avait eus lorsque pour la première fois il avait parlé de Catherine, offensé du refus de celle-ci, et plus encore de l’inutilité des efforts qu’il avait faits pour opérer une réconciliation entre Morland et Isabelle, convaincu qu’ils étaient séparés pour toujours, John enfin, qui méprisait une amitié qui ne pouvait plus lui être d’aucune utilité, se hâta de démentir tout ce qu’il avait dit d’avantageux sur la famille Morland. Il avoua qu’il avait été absolument dans l’erreur sur la fortune et les espérances qu’il lui avait cru. Il dit avoir été trompé par les rodomontades de son ami, qui lui avait fait accroire que son père était un homme d’importance et fort riche ; mais que les événemens survenus pendant les trois dernières semaines lui avaient fait acquérir la preuve qu’il n’en était rien. Qu’en conséquence le mariage projeté de sa sœur et de James, mariage presque arrêté entre les deux familles, avait été rompu, sur la connaissance que lui John s’était procurée que M. Morland était dans l’impuissance de donner aux jeunes gens de quoi vivre, même le plus simplement du monde. C’était une famille pauvre, chargée d’un grand nombre d’enfans, peu considérée dans le voisinage, (ce qu’il avait vérifié lui-même en dernier lieu), vivant d’une manière qui excédait ses moyens, recherchant la société des personnes trop riches pour elle, enfin c’étaient des gens intrigans, présomptueux et peu estimables.

Et les Allen demanda le Général stupéfait !

John détruisit encore l’erreur dans laquelle il l’avait jeté de ce côté. Depuis qu’il les connaissait mieux, il avait découvert quel était le jeune parent auquel devait revenir leur héritage. Le Général ne demanda rien de plus, il était en colère contre tout le monde et contre lui-même. Il partit le jour suivant pour l’abbaye où nous avons vu ce qu’il était venu faire.

Henri fit connaître qu’il avait déclaré avec fermeté à son père qu’il n’aurait pas d’autre épouse que celle qu’il lui avait précédemment ordonné d’aimer. Le Général était terrible dans sa colère, il avait menacé son fils, et tous deux s’étaient séparés dans l’état le plus violent. L’après-midi du jour suivant Henri était parti pour Fullerton.



CHAPITRE X.


M. et Mist. Morland furent extrêmement surpris d’entendre M. Tilney leur demander leur consentement à son union avec leur fille. Ils restèrent quelque tems stupéfaits ; jamais il ne leur était venu dans la pensée qu’il pourrait y avoir d’attachement entre ces deux jeunes gens ; comme ils croyaient que rien n’était plus naturel que l’amour qu’avait pu inspirer Catherine, ils éprouvèrent l’heureuse émotion de l’orgueil des parens pour leurs enfans. En ce qui les concernait, ils n’avaient pas la moindre objection à faire ; les manières agréables de M. Tilney, la raison qu’il montrait étaient pour lui une puissante recommandation auprès d’eux, n’ayant jamais entendu dire de mal de lui, il n’était pas dans leur caractère d’en supposer ; la bienveillance leur tenait lieu d’expérience, et sa personne en inspirait. Catherine, dit Mist. Morland, après avoir réfléchi, fera une bien mauvaise femme de ménage ; il faudra patienter ; il n’y a rien de tel que la pratique.

On parla ensuite de l’obstacle qui, tant qu’il subsisterait, devait empêcher le mariage. Leur caractère était facile, mais leurs principes étaient fermes. Ils ne pouvaient donner leur consentement à cette union tant que le père de Henri s’y opposerait ; leurs prétentions étaient toujours simples ; ils ne pensaient pas à demander que le Général eût l’air de solliciter leur alliance, ou qu’il témoignât qu’il la souhaite et la voit avec grand plaisir ; ils ne mettaient ni raffinement ni vanité dans leur conduite ; ils n’exigeaient donc que son consentement ; jugeant d’après leur cœur, ils ne pouvaient croire qu’il le refusât long-tems, alors leur approbation suivrait immédiatement. Ce consentement seul les occupait ; ils ne pensaient pas à l’argent, ils étaient assurés que Henri aurait dans la suite, une fortune assez considérable ; son revenu actuel était indépendant et suffisant : sous tous les rapports ils regardaient cette union comme au-dessus des prétentions qu’ils auraient pu avoir pour leur fille.

Les jeunes gens ne durent pas être surpris de cette décision ; ils s’en affligèrent, mais ne s’en plaignirent pas ; ils se séparèrent en s’efforçant d’espérer, quoiqu’ils le crussent presqu’impossible qu’il se ferait bientôt un changement dans l’esprit du Général. Henri retourna dans sa résidence à Woodston (il n’en avait plus ailleurs) pour veiller à ses jeunes plantations, qui devaient à l’avenir rendre ce séjour plus agréable à Catherine. Celle-ci resta à Fullerton pour pleurer. Ne me demandez pas si tous deux adoucissaient les tourmens de l’absence par une correspondance secrète. M. et Mist. Morland étaient trop bons pour en avoir défendu une ouverte. Toujours quand il arrivait une bonne petite lettre pour Catherine ; ils avaient l’air de s’occuper d’autre chose, pour la lui laisser lire à son aise.

Les inquiétudes qui devaient être le partage de Henri et de Catherine et qui seraient les mêmes pour tous les amans qui se trouveraient dans leur position pourraient, si nous le voulions, amener de longs récits à mes lecteurs qui, se voyant arrivés presqu’à la dernière page, s’attendent au contraire que je vais conclure brusquement ce mariage ; source d’une félicité parfaite et inaltérable. Mais comment peut-il se faire si promptement ? Quel événement assez puissant pourra vaincre la résistance du Général, et le faire un peu céder ? Cet événement qui eut lieu dans le cours de l’été suivant fut le mariage de sa fille avec un Lord fort riche. Outre la fortune, ce Lord apportait à Éléonore un titre fait pour satisfaire l’ambition de son père, qui en ressentit une telle joie qu’il eut un accès de bonne humeur qui lui dura plusieurs jours. Éléonore en profita pour solliciter le pardon de son frère. Le Général dit qu’il lui accordait la permission de faire une sottise, puisque tel était son bon plaisir.

Le mariage d’Éléonore l’unissait à l’homme de son choix et mettait un terme aux chagrins qu’elle éprouvait à Northanger depuis le bannissement de Henri. Il fut un sujet de grande satisfaction pour tous ses amis qui l’aimaient sincèrement. Je le partage avec eux, car je ne connais personne qui ait plus qu’elle de mérite sans prétentions, et qui ait été préparée par plus de peines habituelles au bonheur dont elle méritait de jouir. Depuis long-tems elle était aimée de l’homme qu’elle venait d’épouser. L’infériorité du rang et de la fortune de celui-ci l’avaient toujours empêché de découvrir ses sentimens. Une succession, qui le rendit possesseur d’un titre et d’une fortune inespérée, anéantit tous les obstacles.

L’époux d’Éléonore était vraiment digne d’elle. Indépendamment de la pairie à laquelle il était monté, de sa fortune, de son amour, il était un charmant jeune homme dans toute la signification de ce mot. Il est inutile que je m’étende plus au long sur son mérite. Quand on a dit le plus charmant jeune homme du monde, chacun se le représente aussitôt. Tout ce que je puis dire par rapport à lui, (les règles de la composition me défendant l’introduction d’un caractère qui n’a aucune liaison avec mon histoire) ; c’est que le rouleau de mémoires, qu’un valet de chambre négligent avait oubliés, était de lui.

L’influence du vicomte et de la vicomtesse en faveur de Henri fut secondée par l’impression que fit sur le Général la conduite désintéressée de M. Morland, il pensa que le second rapport de Thorpe n’était pas plus vrai que le premier, que la vengeance semblait lui avoir inspiré, puisque Catherine aurait en mariage une dot considérable ; sa famille n’était pas pauvre et encore moins dans le besoin, comme Thorpe l’avait dit. Cette dot affaiblit beaucoup les motifs de son opposition et adoucit les regrets que son orgueil avait fait naître. De plus il parvint à se procurer secrètement la certitude que Fullerton était une libre propriété des Allen ; que ceux-ci n’avaient pas d’héritier substitué, comme l’avait assuré Thorpe. Alors le champ des espérances lui fut encore ouvert de ce côté.

En conséquence, aussitôt après le mariage d’Éléonore, le Général permit à son fils de revenir à Northanger ; il lui remit le consentement qu’il donnait à son union avec Catherine dans une lettre fort polie, mais un peu emphatique, qu’il écrivit à M. Morland. Le mariage suivit immédiatement : la jeunesse dansa, et après douze mois écoules depuis leur première rencontre Catherine et Henri furent unis.

Il est assez beau pour eux de commencer la carrière d’un bonheur parfait, l’une à l’âge de dix-sept ans, l’autre à celui de vingt-huit ; quoique j’aie été la première à blâmer le Général de la barbarie de sa conduite, quand il s’opposait à leur félicité ; il me semble que nous devons maintenant penser que c’est par cette barbarie même qu’elle a été assurée. En effet les amans ont eu le tems de se mieux connaître, et leur attachement est devenu plus solide. Chacun peut avoir là-dessus son opinion ; mais la mienne et la morale de cet ouvrage est de recommander la tyrannie des pères pour que la désobéissance des fils puisse être récompensée.



fin du troisième et dernier volume.