Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 59-70).



CHAPITRE V.


Le soir, étant au spectacle, Catherine admirait les jolies manières d’Isabelle ; elle s’entretenait avec elle. Elle était aussi occupée de M. Tilney ; elle regardait dans chaque loge, pour voir si elle ne l’apercevait pas. En entendait-elle ouvrir une, elle se retournait pour examiner si ce n’était pas lui qui entrait. Ce fut en vain qu’elle le chercha ; il ne parut pas plus au spectacle, qu’il n’avait paru à la Pump-Room. Elle fut obligée de reporter au lendemain son espoir sur cet objet. Sa première question, en s’éveillant, fut pour s’informer du tems. Sur ce qu’on lui dit qu’il était superbe ; elle ne douta pas qu’elle ne dût rencontrer M. Tilney ; car à Bath, le dimanche, lorsqu’il fait beau, chacun s’empresse de prendre le plaisir de la promenade.

Aussitôt que le service fut fini, les deux familles se rejoignirent avec empressement ; elles se rendirent à la Pump-Room, où elles ne restèrent que le tems nécessaire pour s’apercevoir que la foule était insupportable, et se répéter, comme chacun le fait régulièrement tous les dimanches pendant la saison, qu’il ne s’y voit pas une figure humaine. Elles sortirent pour aller respirer un air plus frais et plus agréable au Croissant. Là, Catherine et Isabelle se promenèrent en se tenant par le bras, et se livrant aux douceurs d’une conversation intime, et d’une confiance sans borne ; elles causèrent beaucoup et assez gaiement ; ce qui toutefois n’empêcha pas la première de penser à M. Tilney, qu’elle cherchait des yeux, comme elle l’avait fait la veille. Mais il lui était impossible de le découvrir ; en effet, depuis la première fois qu’elle l’avait vu, il n’avait paru ni dans les assemblées, ni au grand, ni au petit salon, ni aux bals parés, ou non parés : on ne l’avait rencontré à la promenade, ni à pied, ni à cheval, ni en Tilbury ; bien plus son nom ne se trouvait pas même inscrit sur la liste des étrangers. Tels furent les renseignemens que Catherine parvint à se procurer : ils ne satisfirent pas sa curiosité. Elle pensa alors qu’il avait quitté Bath : cependant il ne lui avait rien dit qui pût faire croire que son séjour serait si court, et son départ si prochain. Ce mystère qui semblait impénétrable et qui enveloppait M. Tilney, lui donnait parfaitement l’air d’un héros de roman ; Catherine n’en éprouvait qu’un plus inquiet désir de le voir ; le souvenir qu’elle en conservait agissait sur son imagination, et lui faisait ajouter aux agrémens qu’elle avait remarqués en lui.

Il n’y avait que deux jours que Mistriss Thorpe était arrivée à Bath, quand elle fit la rencontre de Mistriss Allen : ce n’était donc ni par elle, ni par ses filles que Catherine pouvait apprendre quelque chose de M. Tilney ; cependant il était souvent le sujet de ses conversations avec Isabelle. Celle-ci, en donnant quelques bons conseils à son amie, en l’engageant à penser moins à cet inconnu, aurait pu affaiblir l’impression qu’elle en avait reçue : loin de là, elle ne cessait de l’en entretenir, de lui répéter qu’elle le croyait un charmant jeune homme : je ne doute pas, lui disait-elle qu’il ne soit épris de vous, qu’il ne revienne incessamment. Je l’aime, ajoutait-elle, parce qu’il est ecclésiastique ; car je vous avoue que j’ai une prédilection pour les hommes de cet état. Et elle poussait un soupir en disant ces mots. Catherine eut la gaucherie de ne pas lui demander la cause de ce soupir. Elle n’avait pas encore assez d’expérience ; elle ne connaissait pas encore assez les délicatesses de l’amour et les devoirs de l’amitié, pour savoir quand il est nécessaire de forcer à une confidence.

Pour Mistriss Allen, elle était alors parfaitement contente, parfaitement heureuse. Elle avait trouvé une société, et cette société était celle d’une ancienne et estimable amie, à laquelle surtout la fortune ne permettait pas d’avoir d’aussi belles robes qu’elle en avait elle-même. C’était pour elle le comble du bonheur. Aussi, « que je suis heureuse d’avoir rencontré Mist. Thorpe à Bath », était l’expression dont elle se servait sans cesse, et qui avait remplacé celle qui lui était auparavant si habituelle : « que je voudrais avoir une connaissance à Bath. » Elle avait autant d’empressement pour se réunir à son amie, que Catherine et Isabelle pouvaient en avoir pour se trouver ensemble. Elle n’était pas contente si elle ne passait la plus grande partie de la journée avec Mist. Thorpe, le sujet de leurs conversations était bien différent. Celle-ci racontait les gentillesses de ses enfans, l’autre parlait de ses robes.

Catherine et Isabelle ne se quittaient plus d’un instant : leur amitié était parvenue à l’intimité ; elles avaient toujours mille secrets à se dire, mille caresses à se faire : elles ne s’appellaient que par leur nom de baptême, se tenaient toujours par le bras à la promenade : au bal, si elles dansaient, c’était à la même contre-danse ; si elles étaient assises, c’était l’une à côté de l’autre. Quand la pluie leur interdisait le plaisir de la promenade, ou quand leurs mères ne voulaient pas aller dans le monde, nos deux amies s’enfermaient ensemble pour lire des Romans. — Oui, pour lire des Romans !

Ici je ne veux pas imiter la méthode de quelques auteurs modernes, qui déprécient ces livres par des censures amères, qui parlent avec mépris d’un genre sur lequel ils s’exercent eux-mêmes, qui, en faisant des romans, les interdisent à leurs héroïnes, et les leur font rejetter avec dédain, après qu’elles ont lu seulement quelques pages de ceux que le cours des événemens leur fait tomber entre les mains. Si l’héroïne d’un roman rebute ainsi celle d’un autre, bientôt les auteurs ne pourront attendre de protection, et seront privés d’éloges. Je ne puis approuver cette manière. Laissons les rédacteurs de revues et les critiques exagérer tous les inconvéniens de ces lectures ; laissons-les, à l’apparition d’un roman nouveau, se plaindre de leur abondance, de leurs dangers ; mais qu’aucun de nous ne se joigne à eux : car ils en veulent à tout le corps des Romanciers…

Pourtant quelle branche de littérature est plus vaste et plus agréable ? Laquelle procure plus de plaisir ? Quel mortel, sachant lire, n’a parcouru quelquefois, souvent même, avec intérêt ces ouvrages qui charment la pente qui nous entraîne vers le merveilleux ?… et n’a lu avec délices ceux qui retracent si bien tous les secrets du cœur et les divers événemens de la vie… Nous ne rencontrons partout que des ennemis ; nous ne recueillons que le blâme, et nos ouvrages sont dans toutes les mains ! Et c’est dans nos productions que ces ennemis eux-mêmes viennent chercher quelques idées agréables, quelques souvenirs de bonheur, quelques momens de distraction.

Voyez les neuf cents abréviateurs de l’histoire d’Angleterre ; voyez les auteurs non moins nombreux, qui publient des volumes, en compilant quelques passages de Milton, de Pope, de Prior, quelques articles du Spectateur, quelques chapitres de Sterne : cent plumes s’empressent à composer leur éloge ou celui de leurs ouvrages ; on les vante, mais ont-ils un grand nombre de lecteurs ? On serait tenté de croire qu’il y a une ligue formée pour décourager les romanciers, en refusant malgré l’évidence de leur reconnaître du talent, et en jettant du mépris sur ce genre de littérature, qui demande pour réussir du goût, de l’esprit et du génie.

« Je ne lis jamais de nouvelles… Il est rare que je jette les yeux sur une nouvelle… Ne croyez pas que je lise des romans… Cela est assez bien fait pour un roman. » Voilà ce que l’on entend dire tous les jours. — Que lisez-vous là Miss ? — Ce n’est qu’un roman, dit la jeune personne, en jettant le livre avec indifférence, ou même avec un dédain affecté ; et ce roman, c’est pourtant Cécilia, Camillia, Balinda, ou enfin quelqu’ouvrage dans lequel la connaissance la plus approfondie du cœur humain est parvenue à décrire ses sensations avec le talent le plus vrai, le style le plus élégant et le plus pur.

Que la même jeune personne ait entre les mains un volume du Spectateur, avec quel orgueil elle le montre ; elle en dit le titre, elle en nomme l’auteur ! Et cependant il est peu croyable qu’elle prenne beaucoup d’intérêt ou de plaisir à la lecture d’un ouvrage si volumineux, écrit d’un style dur, rude, sec ; dont la plupart des articles ont si peu de liaison, traitent de sujets supposés et peu intéressans, avec des circonstances improbables et peu attachantes ; dont les caractères sont factices, les conversations embrouillées : il est peu croyable qu’elle puisse s’en occuper long-tems.