Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 33-46).



CHAPITRE III.


Les mêmes occupations se renouvelaient chaque jour : parcourir les magasins, visiter quelques parties de la ville, se rendre à l’établissement des eaux, s’y promener de tous côtés, pendant une heure, en regardant tout le monde, et sans parler à personne ; exprimer le regret, toujours croissant, de n’avoir aucune connaissance à Bath, répéter le souhait qu’il s’en trouvât enfin quelqu’une : tel était l’emploi régulier et uniforme des premières journées.

Un jour que Mistriss Allen et Miss Morland furent au petit salon, la fortune se montra enfin favorable à notre héroïne ; le maître des cérémonies lui présenta pour chevalier un très-agréable jeune homme : il se nommait Tilney ; il paraissait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans ; il était grand, d’un extérieur agréable, ayant des yeux pleins d’esprit ; en un mot, il était parfait, et plein de grâces : Catherine eut à remercier le hasard qui la servait si bien. Pendant la danse, M. Tilney parla peu ; mais quand on fut à la table du thé, Catherine put juger qu’il était aussi aimable, qu’il le lui avait paru d’abord : il s’exprimait facilement et avec esprit, il plaisantait avec légèreté, et quoique Catherine comprît difficilement le sens de ses plaisanteries, elle l’écoutait cependant avec plaisir.

Après avoir causé, quelque tems sur tout ce qui les entourait, il lui dit, que comme son chevalier, il réclamait la permission de lui demander depuis quand elle était à Bath ; si elle croyait y faire un long séjour, si elle y était venue précédemment, si elle était allée au grand salon, au spectacle, au concert, laquelle de toutes ces assemblées elle préférait : je ne devais pas, ajouta-t-il, vous faire toutes ces questions à la fois ; mais si vous le trouvez bon, je vais les reprendre par ordre. — Il n’est pas nécessaire, Monsieur, dit Catherine, que vous en preniez la peine. — Ce n’est pas une peine, je vous assure, Miss, reprit-il avec un agréable sourire et de la voix la plus douce.

Il recommença, avec un air d’intérêt, la première question. — Y-a-t-il long-tems, Miss, que vous êtes à Bath ? — Une semaine, répondit Catherine, en souriant. — Quoi déjà une semaine ! — Qu’y a-t-il là pour vous surprendre, Monsieur ? — Je ne sais : votre réponse, il est vrai, m’a causé quelque surprise ; mais pardonnez, continuons : étiez-vous venue ici précédemment ? — Jamais. — Avez-vous déjà favorisé de votre présence le grand salon ? — J’y suis allée lundi dernier. — Et le spectacle ? — J’y ai assisté mardi. — Et le concert ? — Mercredi. — Et vous amusez-vous bien à Bath ? — Oui très-bien ; et en même tems elle regardait de tous côtés pour chercher à découvrir ce qui devait l’amuser.

Il faut maintenant, dit M. Tilney, avec une gravité affectée, que je vous parle de moi : je présume que je vais figurer tristement sur votre journal de ce jour. — Comment ! sur mon journal ! — Oui, votre journal : je suis sûr que voici précisément ce que vous y inscrirez : Vendredi je suis allée au petit salon, j’avais ma robe de mousseline à petits bouquets, avec une garniture bleue et des souliers noirs ; j’étais très-bien. Mais j’ai été excédée par un indiscret et ennuyeux questionneur, avec lequel j’ai été obligée de danser, et qui m’a fatiguée par une conversation très-insignifiante. — Bien certainement, Monsieur, je n’écrirai ni ne dirai cela. — Eh bien ! permettez-vous que je vous dise ce que je souhaite que vous écriviez ? — Volontiers. — J’ai dansé avec un jeune homme qui m’a été présenté par M. King ; nous avons beaucoup causé ensemble ; il me paraît singulier ; j’espère dans quelque tems le connaître mieux, et pouvoir en parler plus juste… Voilà, Miss, ce que je désirerais vivement voir inscrit dans votre journal. — Mais si je ne tiens point de journal ! — Impossible ! Il serait aussi raisonnable de mettre en doute si vous êtes dans ce salon, si j’y suis assis à côté de vous, que de douter qu’une jeune demoiselle, qui est à Bath, n’inscrive pas dans un joli journal tous les événemens qui lui arrivent, afin d’en faire part à quelque parente ou à quelque amie intime. Dans ce journal sont notés, chaque jour, les connaissances qu’elle fait, les hommages qu’on lui rend : sans un journal, comment se souvenir de l’élégance de ses toilettes, du ridicule de celles des autres, des diverses manières dont on arrange ses cheveux, de l’état de son teint, de celui de ses yeux ? Je connais, vous le voyez, tous ces petits secrets des jeunes personnes : au surplus, c’est à cette habitude d’écrire un journal que les femmes doivent, en général, la facilité et les charmes de leur style ; si tout le monde convient qu’elles excellent dans le genre épistolaire, la nature peut y être pour quelque chose, mais je suis certain que la méthode du journal y contribue pour beaucoup. — J’ai quelquefois pensé, dit Catherine, en hésitant, que les femmes écrivent mieux que les hommes ; mais je ne croyais pas que cette supériorité fût si générale à notre sexe ! — Autant que j’ai pu en juger par moi-même, trois points exceptés, les femmes écrivent en perfection. — Et quels sont ces trois points ? — Ordinairement trop de vague dans le sujet, puis défaut de ponctuation, ensuite ignorance des principes de l’art d’écrire. — J’étais d’abord fort embarrassée de votre compliment ; mais votre explication me prouve que votre opinion, sur ce sujet, nous est moins favorable que je ne l’avais pensé. — Je crois avec tout le monde que dans le style épistolaire, ainsi qu’en tout ce qui demande du goût, de l’esprit, du sentiment, les femmes surpassent infiniment les hommes.

Cette conversation, qui tendait déjà au sérieux, fut interrompue par Mistriss Allen : ma chère Catherine, dit-elle, ôtez, je vous prie, cette épingle ; je crains qu’elle ne déchire ma robe ; j’en serais désolée : c’est ma robe favorite ; elle est vraiment du dernier goût et d’un très-bon choix ; aussi coûte-t-elle neuf schellings ; — C’est précisément ce que je l’aurais estimée, dit M. Tilney, en regardant de près la mousseline, — Vous vous connaissez donc en mousseline, Monsieur ? — J’achète moi-même mes cravates ; j’ai la réputation de bien les choisir : ma sœur me consulte ordinairement quand elle fait ses emplettes : j’ai, il y a quelques jours, acheté une robe pour une dame, et au dire de toutes celles qui l’ont vue j’ai fait un excellent marché : j’ai eu pour cinq schellings, une véritable mousseline des Indes.

Mistriss Allen fut tout émerveillée du mérite de M. Tilney : ordinairement, dit-elle, les jeunes gens ont si peu d’idée de ces choses ! Jusqu’à présent je n’ai pu parvenir à mettre mon mari en état de distinguer une de mes robes d’une autre. Vous devez être d’une bien grande ressource pour Mademoiselle votre sœur ? — Je le crois, Mistriss Eh bien ! que pensez-vous de la robe de Miss Morland ; — Elle est très-jolie, répondit M. Tilney, en examinant gravement cette robe ; mais je ne sais si elle se lavera bien… — Comment pouvez-vous, dit Catherine en riant, être si… elle allait dire connaisseur ; mais Mistriss Allen, sans l’écouter, l’interrompit en disant : je suis entièrement de votre opinion, Monsieur ; je n’ai pas manqué d’en faire l’observation à Miss Morland, quand elle a acheté cette robe. — Comme vous le savez sûrement ? Mistriss, on tire toujours parti de la mousseline, quand une robe éprouve un accident, des morceaux on fait des bonnets, des fichus : c’est un grand avantage ainsi que me l’a toujours dit ma sœur. — Bath est une charmante petite ville, Monsieur, il y a beaucoup de très-beaux magasins. — Aussi dans le reste du Comté on est très-malheureux ; il n’y a de bons magasins qu’à Salisbury, et il faut faire huit milles pour y aller. — M. Allen assure qu’il y en a neuf bien mesurés ; mais je n’en crois rien ; je suis persuadée qu’il n’y en a que huit : quoiqu’il en soit, c’est bien loin pour envoyer chercher les choses dont on a besoin, au lieu qu’ici il n’y a qu’un pas à faire et qu’un instant à attendre.

M. Tilney, qui était extrêmement honnête, écoutait Mistriss Allen avec attention ; aussi la conversation sur les mousselines et les magasins dura-t-elle jusqu’à ce que l’on reprit la danse. Pendant cet entretien, Catherine réfléchissait que M. Tilney portait peut-être un peu trop loin sa complaisance pour les sottes faiblesses des autres. À quoi songiez-vous si sérieusement, lui dit-il, en la conduisant dans la salle du bal ? Ce n’était pas à votre chevalier, j’espère ; car à en juger par l’apparence, vos réflexions ne lui seraient pas favorables. Catherine rougit, et répondit qu’elle ne pensait à rien. — Voilà de l’artifice ; car si je n’avais pas deviné juste, votre réponse ne serait pas telle que vous la faites. — Vous ne pouvez le croire. — Je le crois cependant très-fort ; et si vous ne voulez pas me dire ce à quoi vous pensiez, je reviendrai sur ce sujet chaque fois que j’aurai l’avantage de vous rencontrer. Rien n’établit une connaissance comme un petit sujet de querelle à reprendre quand on se retrouve. On dansa ; ensuite l’assemblée se sépara. M. Tilney demanda à ces dames la permission de leur faire des visites, et engagea Catherine à penser à lui, quand elle n’aurait rien de mieux à faire.

Qu’elle y ait pensé en faisant sa toilette de nuit, c’est ce qui est assez probable ; il est même possible qu’elle en ait rêvé ; mais ce n’aura été tout au plus que pendant ce demi sommeil du matin, tems où les objets apparaissent légèrement à l’imagination pour s’évanouir aussitôt, sans même laisser de souvenir : car, s’il est vrai, ainsi que l’a dit un auteur célèbre, qu’une femme soit inexcusable de ressentir de l’amour, avant d’avoir reçu l’aveu de celui qui l’adore, il est sans doute plus inexcusable, pour une jeune personne, de rêver d’un amant, avant de savoir s’il a rêvé d’elle. Quoiqu’il en soit M. Allen, ayant cru devoir prendre des informations sur le chevalier de sa protégée, apprit le soir même, pendant le bal, que M. Tilney était un jeune ecclésiastique, d’une famille respectable, de la province de Gloucester.