Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 174-202).



CHAPITRE X.


M. et Mistriss Allen étaient fâchés de se séparer de leur jeune amie, dont le caractère gai et obligeant contribuait à rendre leur séjour à Bath plus agréable, et ajoutait au plaisir qu’ils trouvaient dans cette ville. Ils ne devaient plus y rester qu’une semaine ; Catherine se faisait un bonheur d’en passer plusieurs avec Miss Tilney ; d’après ces raisons, ils n’hésitèrent pas à faire le sacrifice de quelques jours de plaisir pour eux et consentirent au départ de Catherine. M. Allen la conduisit en Milsom-Street, où on l’attendait pour déjeûner, et il fut témoin de l’accueil affectueux qu’elle reçut de ses nouveaux amis. Elle fut si fortement émue en pensant qu’elle se trouvait là comme faisant en quelque sorte partie de la famille, elle eut une telle crainte de ne pas se conduire en tout précisément selon les règles de la bienséance et de diminuer la bonne opinion que l’on avait conçue d’elle, que dans le trouble du premier moment, elle aurait consenti volontiers à retourner en Pulteney-Street avec M. Allen.

Les prévenances de Miss Tilney, l’air gracieux d’Henri diminuèrent un peu sa timidité, mais ne la dissipèrent pas entièrement ; les attentions continuelles du Général la rassuraient moins qu’elles ne l’embarrassaient ; elle ne pouvait en effet s’expliquer d’où venaient les soins qu’il s’était donné pour qu’elle fût honorablement traitée, les instances réitérées qu’il lui faisait pour l’engager à prendre quelque chose, la crainte qu’il lui témoignait qu’elle ne trouvât rien de son goût, quoique le déjeûner fût le plus somptueux qu’elle eût vu ; elle se sentait remplie de confusion, en pensant que tant de marques de respect étaient au-dessus de ce qui lui était dû : elle ne savait de quelle manière y répondre. Elle fut péniblement affectée en voyant l’impatience que le Général laissait éclater de ce que son fils aîné n’arrivait pas, et sur-tout la sévérité des reproches qu’il lui adressa lors de son arrivée. Selon elle, cette sévérité excédait de beaucoup le tort de Frédéric ; mais ce qui ajouta le plus à sa peine, c’est qu’elle ne put ignorer qu’elle était la cause de ces réprimandes, puisque le Général accusait son fils d’avoir manqué aux égards respectueux qu’il devait à Miss Morland ; elle se trouvait ainsi dans la position la plus désagréable ; elle partageait la peine que devait éprouver le Capitaine ; mais elle ne pouvait l’adoucir. Celui-ci écouta son père, garda le silence, et ne chercha nullement à se justifier. Catherine s’imagina que Frédéric avait été tourmenté par les inquiétudes qu’il avait eues au sujet d’Isabelle, au point d’éprouver une insomnie qui l’avait empêché de se lever plutôt. C’était la première fois qu’elle se trouvait en société avec lui ; elle espérait avoir occasion de se former une opinion sur lui ; mais il ne proféra pas une parole tout le tems que son père resta dans la salle, et quand celui-ci fut sorti, tout ce que Catherine put entendre du Capitaine fut ce qu’il dit à Éléonore bas et avec le ton de la plus mauvaise humeur : « Comme je serai content quand vous serez tous partis ! »

Toutes les dispositions pour le départ étaient faites : dix heures sonnant, on demanda les voitures, suivant que l’avait ordonné le Général. Au lieu de mettre son manteau sur ses épaules, il l’étendit sur le dos du cabriolet, dans lequel il devait monter avec Henri. La chaise était pour les dames. La femme de chambre de Miss Tilney devait y être aussi. Elle avait rempli la voiture de tant de paquets que Catherine eut peine à trouver une place pour s’asseoir, encore était-elle si élevée qu’elle craignait que le mouvement de la voiture ne la fit tomber. On parvint après bien des peines à fermer la chaise, et on partit au train de quatre beaux et vigoureux chevaux de seigneur anglais, lesquels ont coutume de faire trente milles en un jour. C’était la distance de Bath à Northanger ; elle était partagée en deux relais égaux. Dès que Catherine fut dans la voiture, elle se remit du trouble qu’elle avait eu, parce qu’avec Miss Tilney elle n’éprouvait aucune contrainte. Elle vit sans regret disparaître à ses yeux les dernières maisons de Bath. Elle avait le plaisir de faire une route nouvelle pour elle ; elle avait dans le cabriolet qui allait en avant de quoi fixer ses regards, et à la fin elle devait se trouver dans une abbaye. On s’arrêta deux heures à Petty-France pour y laisser reposer les chevaux. On passa ce tems à manger sans appétit et à regarder partout, sans qu’il y eût rien à voir. L’admiration de Catherine se porta sur les nombreuses et élégantes calèches qui passaient, sur les belles livrées, les postillons qui se balançaient en suivant le mouvement du trot des chevaux, sur des cavaliers supérieurement montés, sur d’autres voyageurs de moindre importance, et toutes ces choses étaient pour elle un spectacle amusant : ce voyage eût été très-agréable ; il n’y eût pas même eu lieu de se plaindre du tems de repos, si le général Tilney, cet homme si aimable, n’eût semblé par sa présence imposer silence à ses enfans ; quand il était avec eux, personne que lui n’osait parler. Il s’ennuyait à l’auberge, aussi laissa-t-il éclater son impatience et sa colère contre les domestiques, ce qui augmenta tellement la crainte qu’il inspirait à Catherine, que celle-ci trouva que les deux heures de leur repos en avaient au moins duré quatre.

Enfin l’ordre d’atteler fut donné. Quelle fut la surprise de Catherine lorsque le Général lui proposa de prendre dans la cabriolet la place qu’il avait occupée ! Il lui fit observer que le tems était beau, que dans une voiture découverte, elle verrait mieux le pays, que c’était un plaisir qu’il désirait lui procurer. Cette proposition lui rappela sur le champ l’opinion de M. Allen sur les jeunes personnes qui se laissent ainsi conduire en voiture découverte. Elle rougit : sa première pensée fut de refuser ; mais réfléchissant que le général Tilney avait un jugement supérieur et trop de connaissances des bienséances pour lui proposer rien qu’elle ne dût accepter, elle lui dit qu’il en serait ce qu’il voudrait, et peu de minutes après elle se trouva dans la cabriolet assise à côté d’Henri et heureuse bien certainement au-delà de ce qu’elle l’avait jamais été. Un moment suffit pour porter dans son esprit la conviction qu’un cabriolet est le plus agréable équipage, que les voitures à quatre roues sont peut-être plus belles, plus sûres ; mais aussi qu’elles sont tristes et lourdes ; que c’était à cela qu’elle devait attribuer le délai de deux heures qu’il avait fallu passer à l’auberge, où une demie-heure eût suffi pour les chevaux de sa voiture. Ceux-ci étaient si légers, si ardens que si on les eût laissé aller, ils auraient bientôt dépassé ceux de l’autre voiture, derrière laquelle il fallait se tenir ; ce qui forçait par conséquent à modérer l’ardeur des chevaux.

Ce n’était pas leur bonté, leur légèreté seules qui frappaient Catherine d’admiration. Elle en avait bien plus pour le conducteur ! Sans se fâcher ! sans jurer ! sans se vanter ! ! ! Quelle différence avec le seul conducteur auquel elle pût le comparer ! Le chapeau de celui-ci était si bien posé ! Les nombreux collets de son manteau avaient si bonne grâce. Après le bonheur d’avoir dansé avec Henri, elle n’en pouvait avoir de plus grand que celui d’être conduite par lui. Il y mit le comble par les complimens galans qu’il lui adressa, par les remercîmens qu’il lui fit sur ce qu’elle avait bien voulu venir passer quelque tems avec sa sœur, à qui elle donnait par-là une preuve d’amitié, dont il était on ne peut plus reconnaissant. Elle allait, lui disait-il, procurer un grand agrément à Éléonore, qui vivait d’une manière assez triste à Northanger, n’ayant aucune femme pour société, et se trouvant quelquefois absolument seule, lorsque son père s’absentait.

— Comment cela, dit Catherine, n’êtes-vous pas toujours avec elle ?

— Northanger n’est presque plus ma demeure ; j’ai une maison et un établissement à Woodston, qui est éloigné de près de vingt milles de la demeure de mon père. Je suis obligé d’y aller résider une grande partie de l’année.

— Vous devez en éprouver de la peine.

— J’en ai toujours quand je quitte Éléonore.

— Je le conçois ; mais outre votre affection pour elle, vous devez aimer aussi l’Abbaye. Quand on est habitué à demeurer dans une abbaye, toute autre habitation doit paraître désagréable.

Il sourit et dit : vous vous êtes formé une idée bien favorable de l’Abbaye ?

— Cela est vrai. N’est-ce pas un beau vieux bâtiment comme ceux dont on lit les descriptions partout ?

— Eh bien ! êtes-vous préparée à supporter toutes les horreurs que peut vous offrir un bâtiment semblable à ceux que vous connaissez ? Avez-vous assez de courage et des nerfs assez solides pour vous glisser derrière des panneaux de vieilles tapisseries.

— Oh ! je crois que je ne me laisserai pas facilement effrayer, parce qu’il doit y avoir beaucoup de monde dans la maison ; et que d’ailleurs elle n’a jamais été déserte ni abandonnée pendant des années, et que votre famille n’y est pas venue inopinément sans y être attendue.

— Il est vrai qu’en arrivant nous n’avons pas trouvé une salle grande, sombre, éclairée seulement par les flammes expirantes d’un feu de cheminée ; nous n’avons pas été obligés de dresser nos lits sur le plancher, dans des chambres qui n’avaient ni portes, ni fenêtres, ni meubles.

Mais quand une jeune lady arrive, de quelque manière que ce soit, dans un bâtiment de cette espèce, elle doit toujours être logée dans un appartement séparé de celui de la famille. Cet appartement se trouve à une extrémité du bâtiment ; elle y est conduite avec cérémonie par une Dorothée, ancienne femme de charge, qui lui fait monter plusieurs escaliers, parcourir de longs et sombres corridors, avant d’arriver à la chambre qui lui est destinée et qui n’a pas été occupée depuis vingt ans, dans laquelle est mort un cousin ou quelqu’autre parent… ; et vous ne seriez pas épouvantée et votre cœur ne battrait pas, si vous vous trouviez dans une chambre écartée, si haute, si obscure, apercevant sur une table noire placée dans un coin, une lampe répandant une lueur faible, vacillante, incertaine, sur des vieilles tapisseries représentant des figures de grandeur naturelle, sur un lit d’une étoffe vert-sombre ou d’un velours cramoisi, et de forme sépulcrale.

— Oh ! mais, cela n’arrivera pas, j’en suis assurée.

— Et vous ne trembleriez pas en examinant les meubles de la chambre et en y trouvant, non une table de toilette ou une garde-robe, mais, dans un coin, quelques débris d’un ancien luth, dans un autre une lourde cassette que tous vos efforts ne parviendraient pas à ouvrir : près de la cheminée le portrait d’un superbe guerrier, dont la vue exercerait sur vous un pouvoir incompréhensible, tel que vos regards ne pourraient se détacher de dessus lui. C’est alors que votre Dorothée, aussi agitée que vous, frappée de la manière dont vous fixez ce portrait, laisse échapper des mots, des parties de phrases inintelligibles pour vous, et ne trouve rien de mieux pour fortifier votre courage, que de donner à entendre que cette partie de l’abbaye que vous occupez, n’est habitée par personne, qu’il n’y a pas un seul domestique ; après quoi, vous livrant à vous-même, elle tire vos rideaux et vous souhaite une bonne nuit. Vous écoutez le bruit de ses pas aussi long-tems que l’écho de ces murs déserts peut le porter jusqu’à votre oreille ; l’esprit alarmé, vous voulez fermer votre porte ; avec quelle frayeur vous découvrez qu’il n’y a point de verrou.

— Oh ! M. Tilney, vous m’épouvantez ! C’est là tout ce qui se trouve dans les livres. Je suis certaine que votre femme de charge n’est pas une vieille Dorothée. Vous n’avez sûrement pas fini votre description. Qu’y a-t-il encore ?

— Peut-être rien de plus alarmant pour la première nuit ; il vous faut surmonter l’éloignement que vous ressentez pour vous mettre au lit. Cependant vous êtes obligée de vous décider à y passer quelques heures ; vous vous livrez avec inquiétude à un léger sommeil ; mais, la seconde ou au plus tard la troisième nuit de votre arrivée, survient un orage des plus violens ; le bruit du tonnerre est si terrible, qu’il semble ébranler l’édifice jusques dans ses fondemens ; il est prêt à s’écrouler et à se précipiter jusqu’au bas de la montagne. Durant ce vacarme, le vent souffle avec une telle violence, que vous croirez voir (vous n’avez eu garde d’éteindre votre lampe) une partie de la tapisserie plus agitée que tout le reste. La curiosité vous pousse à chercher à découvrir ce que ce peut être ; la crainte vous retient ; mais le premier sentiment l’emporte ; vous vous levez précipitamment, quoiqu’en tremblant ; vous passez votre robe de nuit et vous cherchez à pénétrer le mystère. Long-tems vos recherches sont infructueuses, vous ne découvrez rien ; au moment de les abandonner, l’agitation d’un pan de tapisserie vous fait apercevoir une espèce de séparation si bien jointe, qu’elle vous avait d’abord échappé. Vous soulevez ce pan de tapisserie, vous trouvez qu’il cache une porte fermée par une grosse barre de fer, arrêtée par un cadenas ; vous parvenez à l’ouvrir sans beaucoup d’efforts, et, votre lampe à la main, vous suivez un passage qui vous conduit à une petite chambre voûtée.

— J’aurais trop peur pour aller jusques-là.

— Comment ! Dorothée ne vous a-t-elle pas fait entendre qu’il y a un souterrain secret qui communique de votre appartement à la chapelle de saint Anthony, à peine à deux milles de là ? Voulez-vous reculer pour une chose aussi simple ? Non, non ; vous avancez, vous entrez dans cette petite chambre voûtée ; de celle-ci vous passez successivement dans plusieurs autres où vous ne trouvez rien de remarquable. Cependant dans l’une il y aura peut-être un poignard, dans l’autre quelques gouttes de sang, dans une troisième quelques armes inconnues, choses qui ne sont pas précisément extraordinaires.

Vous jetez les yeux sur votre lampe que vous voyez prête à s’éteindre faute d’aliment ; il vous faut retourner dans votre appartement. Vous repassez par toutes les chambres, vous arrivez à la petite salle voûtée. C’est là qu’un très-ancien et très-grand coffre d’ébène garni en or vient frapper votre vue, à laquelle il avait échappé lors de votre premier passage, et malgré l’examen que vous aviez fait. Excitée, poussée par un irrésistible pressentiment, vous approchez, vous examinez, vous ouvrez et finissez par examiner chacun des tiroirs, dans lesquels vous ne trouvez rien, ou seulement peut-être quelques diamans. Mais dans vos recherches, vous touchez par hasard et sans l’avoir aperçu un ressort secret, qui vous fait découvrir un compartiment intérieur qui renferme un rouleau de papiers composé de plusieurs cahiers manuscrits. Vous le saisissez et vous retournez précipitamment dans votre chambre avec ce précieux trésor. Avide de savoir ce qu’il renferme vous cherchez à déchiffrer une écriture à peine lisible. Vous parvenez à lire : oh ! qui que tu sois, dans les mains de qui tomberont ces Mémoires de la malheureuse Mathilde… Ici votre lampe expire et vous laisse dans les plus profondes ténèbres…

Henri s’arrêta : Catherine le supplia de continuer ; mais il s’amusait trop de la manière dont il voyait qu’il avait excité son attention ; pour ne pas la laisser dans l’incertitude de ce qu’il aurait ajouté. Il quitta le ton grave et solennel qu’il avait pris et il l’engagea à imaginer elle-même quelle pouvait être l’histoire de cette pauvre Mathilde. Un mouvement de réflexion suffit à Catherine pour lui faire éprouver une espèce de honte d’avoir montré tant d’ardeur à désirer ce récit. Elle assura Henri que si elle l’avait écouté avec plaisir, il pouvait être assuré qu’elle ne craignait nullement de rencontrer rien de semblable, qu’elle pensait bien que Miss Tilney ne lui donnerait pas pour logement une chambre semblable à celle dont il venait de faire la description, qu’enfin elle ne craignait rien.

En approchant du terme de son voyage, elle sentit se réveiller dans toute sa force l’impatience qu’elle avait de découvrir de loin l’abbaye ; cette impatience avait été suspendue par les contes de Henri. D’après l’idée qu’elle s’était faite, elle s’attendait à voir les énormes murs d’un vaste bâtiment gothique, dont les pierres grisâtres porteraient l’empreinte du tems, s’élevant majestueusement au-dessus d’une forêt de chênes antiques ; les derniers rayons d’un beau soleil couchant frapperaient de hautes fenêtres et tombant sur des carreaux de vîtres, dont la plupart seraient de verres de diverses couleurs, ils réfléchiraient des feux qui rendraient plus imposants les ombres qui environnaient le reste de l’édifice.

Catherine s’étonna lorsqu’après avoir passé la première barrière de la grande enceinte dans laquelle se trouvait Northanger, elle n’aperçut pas seulement une cheminée antique. Tout ce qu’elle vit porta la confusion dans ses idées. Elle parcourait rapidement en voiture une route douce, unie, couverte d’un gravier fin ; elle remarquait de chaque côté de jolis bâtimens modernes ; elle parvenait facilement, sans obstacle, sans avoir rien rencontré qui lui inspirât de la terreur, jusques dans l’enceinte de l’abbaye, qui ne lui présentait qu’un bâtiment peu élevé. Toute la contrariété qu’elle éprouvait n’était que celle que lui causait une petite pluie que le vent poussait à son visage, et qui lui faisait donner toute son attention à la conservation de son chapeau de paille.

La voilà donc arrivée à Northanger. Henri l’avait aidée à descendre ; elle s’était reposée dans un lieu qu’elle avait cru devoir être un vieux vestibule hospitalier ; elle était même arrivée dans la grand’salle où son amie et le général l’attendaient, sans qu’elle eût éprouvé aucun sentiment de frayeur, aucun serrement de cœur, sans qu’elle eût été tourmentée par aucun pressentiment malheureux pour l’avenir, par aucun soupçon qu’il dût se passer une suite de scènes terribles : la bise ne lui avait pas semblé être le précurseur d’un soupir de mort ; elle n’avait annoncé qu’une pluie qui était venue l’assaillir et qui l’avait mise dans le cas de secouer et de défroisser sa robe avant de se rendre au salon.

Elle avait donc maintenant le bonheur, car c’en était un pour elle, de se trouver dans une abbaye. Elle était toutefois tentée d’en douter, lorsqu’en regardant autour d’elle, elle ne voyait rien de ce qu’elle avait cru y trouver. Les meubles étaient tous élégans et modernes ; au lieu d’une cheminée très-haute, chargée de sculptures grossières et colossales, telle qu’elle se l’était figurée, il y en avait une à la Rumford avec un manteau de marbre bien choisi, sur lequel étaient placés de jolis ornemens de porcelaine de la Chine ; elle avait entendu dire au Général qu’il avait religieusement conservé la forme des fenêtres de l’abbaye ; dès-lors, selon elle, ces fenêtres étaient hautes, étroites, les carreaux étaient petits, nombreux, obscurs et ils représentaient quelques peintures ; ils étaient sûrement couverts d’anciens vestiges.

Celles qu’elle voyait avaient à la vérité conservé le ceintre qui était de forme gothique, mais elles étaient larges, propres et donnaient de la clarté. Cette différence la frappait : le Général remarquant avec quelle attention elle considérait tout, parla du peu d’étendue de l’appartement, de la simplicité des meubles qui, servant journellement, devaient n’être que commodes, et il lui dit qu’il croyait que l’abbaye renfermait cependant quelques appartemens qui n’étaient pas indignes de fixer ses regards. Il se disposait déjà à lui montrer les riches ornemens de l’un d’eux, lorsque tirant sa montre, il s’arrêta et dit avec surprise : dans vingt minutes, il sera cinq heures. Ce mot fut le signal de la séparation.

Catherine fut promptement emmenée par Miss Tilney, ce qui dut convaincre que la plus exacte ponctualité était observée à Northanger pour toutes les actions de la journée. En sortant du salon, elles montèrent un large escalier de bois de chêne qui les conduisit dans une galerie éclairée d’un côté par le moyen de plusieurs fenêtres et présentant de l’autre différentes portes de chambres. Catherine eut à peine le tems de les parcourir des yeux dans toute leur étendue ; Miss Tilney la fit entrer dans une chambre, lui dit qu’elle y trouverait tout ce qui lui était nécessaire, qu’elle la priait de faire la toilette la plus prompte possible. Et aussitôt elle se retira.