Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 18-45).



CHAPITRE II.


Nous avons successivement mis sous les yeux du lecteur tous les événemens qui sont arrivés à Catherine depuis le lundi jusqu’au samedi inclusivement : nous avons soigneusement détaillé les espérances, les craintes, les contrariétés, les plaisirs qui l’ont alternativement affectée pendant ce tems, de sorte que pour compléter l’histoire de la semaine, il ne nous reste plus qu’à rapporter ce qui lui est survenu le dimanche.

Le projet d’aller à Clifton avait été différé, mais non pas abandonné : il fut renouvelé l’après-midi de ce jour, dans un petit conseil tenu particulièrement entre James et Isabelle. Au dire de celle-ci, son cœur n’était heureux que lorsqu’elle était à la campagne ; et James pour toute réponse l’assura qu’il n’avait d’autre désir que celui de lui plaire. Ils décidèrent que pour peu que le tems fût beau, cette course aurait lieu le lendemain matin ; que l’on s’arrangerait pour partir de bonne heure. Cela réglé, on était sûr de l’approbation de John ; il ne restait plus qu’à prévenir Catherine, qui venait de les quitter pour aller joindre Miss Tilney, et à lui faire part du plan qu’on avait formé pendant son absence.

On le lui communiqua à son retour : Isabelle croyait que la proposition ne manquerait pas d’être acceptée avec plaisir ; mais Catherine répondit sérieusement qu’elle était très-fâchée, qu’elle ne pouvait être de la partie, que l’engagement qu’on lui avait auparavant fait rompre était cause que pour cette fois elle ne pouvait les accompagner, parce qu’elle venait dans le moment même de renouer avec Miss Tilney, pour le lendemain matin, le projet de promenade qu’elles avaient d’abord formé, et que pour cette fois rien ne serait capable de la faire manquer à la parole qu’elle avait donnée.

Les Thorpe se réunirent pour l’assurer qu’elle devait dégager sa parole, sous prétexte qu’on allait le lendemain matin à Clifton et qu’on ne voulait pas y aller sans elle ; qu’il n’y avait rien de plus facile que de remettre à un autre jour la promenade qu’elle devait faire avec Miss Tilney. Catherine était affligée, mais nullement ébranlée. Ne me pressez pas, ma chère Isabelle, dit-elle : je suis engagée avec Miss Tilney, je ne puis aller avec vous. On ne fit aucune attention à ce qu’elle dit ; on lui répéta qu’elle pouvait, qu’elle devait aller à Clifton ; qu’on ne voulait pas entendre parler de refus ; qu’il lui était aisé de dire à Miss Tilney qu’elle avait oublié un premier engagement, qu’elle venait de s’en souvenir, qu’elle la priait de remettre la promenade à mardi. — Cela n’est pas si aisé à faire que vous le dites ; je n’avais aucun engagement avant celui que j’ai contracté avec Miss Tilney. — Isabelle n’écoutait rien, elle continuait à la presser vivement, en employant tour à tour les caresses les plus tendres et les noms les plus flatteurs. Elle était sûre que sa chère, que sa douce Catherine ne pourrait sérieusement se résoudre à refuser et à affliger la meilleure de ses amies, celle qui l’aimait si tendrement ; elle connaissait le bon cœur, la douceur de sa chère Catherine ; elle savait combien celle-ci aimait à obliger ses amies… Toutes ces douceurs furent inutiles. Catherine croyait avoir raison, et dit alors, que malgré la peine qu’elle avait de contrarier son amie, et quoique flattée des sollicitations qu’on lui faisait, elle ne céderait pas. Isabelle essaya un autre moyen : elle lui reprocha d’avoir plus d’égards, plus d’affection pour une connaissance de quelques jours que pour ses anciens, ses meilleurs amis ; de négliger ceux-ci pour Miss Tilney. Je ne puis, ma chère Catherine, m’empêcher d’être extrêmement jalouse, quand je vois que vous préférez une étrangère à moi qui vous aime si tendrement ; je ne suis pas comme vous : mes affections sont invariables, rien ne peut les faire changer ; mais je crois que mes sentimens sont plus vifs que ceux des autres ; je suis du moins bien sûre qu’ils le sont trop pour mon bonheur. C’est un chagrin affreux pour moi, de me voir enlever votre amitié par des étrangers ; ces Tilney sont venus ici exprès pour vous ravir à ma tendresse.

Catherine trouvait ces reproches injustes et désobligeans. Était-il bien de la part d’une amie de se montrer ainsi ? Isabelle lui semblait égoïste, peu généreuse, uniquement occupée de faire réussir ce qui lui était particulièrement agréable. Ces idées l’occupaient et elle gardait le silence. Isabelle se couvrait les yeux de son mouchoir. James, très-malheureux du chagrin de Miss Thorpe, ne put s’empêcher de dire à sa sœur : je ne pense pas, Catherine, que vous puissiez faire une plus longue résistance, quand il s’agit d’obliger une telle amie, et qu’il doit vous en coûter si peu : je vous croirais tout-à-fait insensible, si vous persistiez à refuser. C’était la première fois que son frère s’était déclaré contre elle ; pour éviter de lui déplaire, elle leur proposa à tous de remettre au mercredi l’exécution de leur projet ; ce qu’ils pouvaient, s’ils le voulaient, et qu’ainsi tout le monde serait content. Non ! non ! s’écrièrent-ils. Thorpe dit qu’il ne savait pas s’il pourrait aller à Clifton le mercredi ; Catherine témoigna qu’elle en était fâchée, et s’en tint à dire qu’elle ne pouvait accorder davantage.

On resta quelque tems dans le silence. Isabelle le rompit en disant froidement : eh bien ! si Catherine ne veut pas venir avec nous, c’est une partie rompue ; je ne puis y aller. Je ne veux pas être seule avec vous, pour rien au monde je ne voudrais faire une chose aussi inconvenante. Catherine, il faut que vous y veniez, dit James.

— Mais M. Thorpe ne peut-il donc conduire une autre de ses sœurs ; je suis sûre qu’elle irait avec plaisir.

— Grand merci ! dit John, je ne suis pas venu à Bath pour conduire mes sœurs ; on me prendrait pour un sot. Si vous n’y venez pas, que le diable m’emporte si j’y vais. C’est le seul plaisir de vous conduire qui me détermine à y aller.

— Voilà un compliment qui est très-agréable.

— Thorpe ne l’entendit pas ; il s’était brusquement éloigné.

Catherine restait avec John et Isabelle ; mais sa position était pénible. Tantôt on gardait le silence, tantôt on renouvelait l’attaque en employant les prières ou les reproches : le bras de Catherine était toujours enlacé dans celui d’Isabelle, quoique leurs cœurs fussent en guerre. La première était quelquefois touchée, quelquefois fâchée, toujours affligée, mais jamais ébranlée.

— Je n’eusse jamais cru que vous fussiez si obstinée, dit James à sa sœur : ordinairement vous êtes moins difficile à persuader ; jusqu’ici je vous ai connue comme celle de mes sœurs dont le caractère était le plus doux et le plus facile.

— J’espère que je serai toujours la même, reprit-elle avec sensibilité ; mais en vérité je ne crois pas qu’il me soit possible de faire ce que vous désirez : si j’ai tort, j’ai au moins la conviction que je fais ce que je dois.

— Je soupçonne, dit Isabelle, à demi-voix, que c’est sans beaucoup d’efforts. Le cœur de Catherine se gonfla ; elle retira son bras ; Isabelle ne le retint pas… Au bout de dix minutes M. Thorpe revint à eux, avec des yeux où brillait la joie. Eh bien ! dit-il, j’ai arrangé l’affaire ; Miss Morland, vous pouvez venir demain avec nous, en toute sûreté de conscience ; je suis allé faire vos excuses à Miss Tilney.

— Vous ne l’avez pas fait, s’écria Catherine.

— Je l’ai fait, sur mon âme ; je la quitte à l’instant : je lui ai dit que vous m’envoyiez pour lui faire observer que vous vous étiez rappelée que vous aviez un premier engagement avec nous, pour aller demain à Clifton, que vous ne pourriez avoir le plaisir d’aller promener avec elle avant mercredi ; elle m’a répondu que précisément mercredi lui convenait beaucoup mieux ; ainsi voilà la chose arrangée sans difficulté. Ai-je eu là une bonne pensée ! Isabelle reprit sa bonne humeur, et le bonheur se peignit dans les yeux de James. Excellente pensée, vraiment, dit Isabelle. À présent, ma douce Catherine, tous nos chagrins sont dissipés ; vous êtes honnêtement tirée d’affaire, et nous allons faire demain une délicieuse partie.

— Je n’en serai certainement pas, dit Catherine ; je ne puis approuver ce qu’a fait M. Thorpe ; je vais rejoindre Miss Tilney, et lui dire la vérité. Isabelle la retint d’un côté, John se mit de l’autre, et tous trois recommencèrent leurs instances. James était presqu’en colère. Quand toutes choses sont arrangées, quand Miss Tilney elle-même dit qu’elle préfère le mercredi, il est très-ridicule, très-absurde de continuer à faire des difficultés. Tout cela ne persuada pas Catherine ; M. Thorpe, dit-elle, ne trouve aucune difficulté à faire certaines suppositions ; si j’eusse pensé que cela pût être ainsi, je serais allée moi-même parler à Miss Tilney, il eût été trop malhonnête d’en charger un autre ; mais je connais M. Thorpe, il pourrait fort bien encore nous induire en erreur ; celle qu’il a commise jeudi a été assez fâcheuse pour moi ; je ne veux plus courir le même risque : laissez-moi aller, ma chère Isabelle, laissez-moi, M. Thorpe. Celui-ci répondit qu’en vain elle chercherait les Tilney, qu’ils étaient allés du côté de Brook-Street, lorsqu’il les avait quittés, qu’ils étaient sans doute chez eux maintenant.

— Je veux aller les chercher partout où ils seront, dit Catherine, tout ce que vous me direz pour m’en empêcher est inutile ; je ne veux plus être trompée, et je ne puis croire qu’il ne soit pas raisonnable d’aller leur apprendre la vérité. En disant cela, elle s’échappa et s’éloigna. Thorpe voulait la suivre pour l’engager à revenir, mais Morland l’arrêta : laissez-la, laissez-la aller, puisqu’elle le veut ; elle est obstinée comme…

— John aurait volontiers fini la phrase ; car en cela il pensait comme James.

Catherine, extrêmement émue, marchait aussi vîte que la foule le lui permettait, craignant d’être suivie par quelqu’un de sa société, mais bien déterminée à persévérer dans sa résolution. En avançant elle réfléchissait à ce qui s’était passé. Il lui était pénible de contrarier les personnes qu’elle aimait, et sur-tout de déplaire à son frère. Mais elle ne pouvait se repentir de leur avoir résisté. Indépendamment de toute inclination particulière, il lui semblait qu’elle serait impardonnable si elle manquait une seconde fois à un engagement pris avec Miss Tilney ; si elle retractait sa promesse cinq minutes après l’avoir faite, et encore au moyen d’un mensonge. Si elle n’eût pensé qu’à suivre le parti qui pouvait lui offrir le plus d’agrément et de plaisir, elle aurait été bien combattue par l’envie qu’elle avait de voir Blaize-Castle ; mais sa détermination avait pour motif ce qu’elle regardait comme un devoir et le désir de maintenir ses nouveaux amis dans l’opinion qu’ils avaient selon elle de son caractère. Ce n’était pas assez d’être convaincue qu’elle faisait ce qu’elle devait, il fallait encore pour la rassurer, pour la tranquilliser, qu’elle parlât à Miss Tilney. L’agitation de son esprit, son impatience, lui faisaient, sans qu’elle s’en aperçût, accélérer sa marche, de manière qu’elle courait presque en entrant dans Milsom-Street. Aussi malgré l’avance considérable qu’avaient sur elle les Tilney qui avaient quitté la Pump-Room assez long-tems avant elle, elle les aperçut au moment où ils rentraient dans leur logis, et le domestique n’avait pas encore eu le tems de fermer la porte, qu’elle s’y présentait. Elle le pria d’aller promptement prévenir Miss Tilney qu’elle désirait lui parler un moment, mais elle le suivit sur l’escalier, de sorte que, lorsqu’il ouvrit la porte du salon, Catherine se trouva en présence du général Tilney, qui s’y trouvait avec son fils et sa fille. Catherine était agitée ; elle ne pouvait ni respirer, ni parler. Sans chercher à mettre le moindre ordre dans ses idées, elle s’approcha de Miss Tilney et s’empressa de lui dire autant que le lui permettait la violente palpitation de sa poitrine… Je me suis dépêchée à venir… Ils ont tous voulu me tromper… Je n’ai jamais promis d’aller avec eux… Dès la première ouverture qu’ils m’ont faite, je leur ai dit qu’il m’était impossible de les accompagner… Je suis venue ici en courant pour vous expliquer… Je crains tant que vous ne pensiez mal de moi… Je n’ai jamais eu la pensée de vous envoyer quelqu’un…

Le désordre qui régnait dans tout ce que disait Catherine n’était pas propre à expliquer clairement comment la chose s’était passée ; mais on pouvait entrevoir que tout avait été fait sans sa participation : elle désavoua formellement le message de M. Thorpe. Mistriss Tilney lui dit franchement que ce message l’avait surprise, que son frère en avait témoigné plus de ressentiment qu’elle. Les motifs que Catherine employa pour sa justification furent, par une espèce d’instinct de sentiment, précisément ceux qu’elle sentait devoir être les plus propres à persuader M. Tilney. Quelque forte qu’eût été l’impression faite sur ce dernier et sur sa sœur, par ce qui s’était passé, elle s’effaça entièrement par l’empressement que Catherine avait mis à venir s’expliquer, par la vivacité et la simplicité qu’elle employa pour se disculper. Elle fut donc reçue avec tous les témoignages de sincérité et d’amitié qu’elle pouvait désirer.

Cette affaire étant heureusement éclaircie, Miss Tilney présenta Catherine à son père ; elle en fut accueillie avec tant de distinction et tant d’égards, que, se rappelant ce que John Thorpe lui avait dit, elle attribua cet accueil à l’opinion que le Général avait prise d’elle dans la conversation qu’il avait eue avec Thorpe. Le premier poussa l’honnêteté jusqu’au point de réprimander son laquais de ce qu’il n’avait pas annoncé Miss Morland et ne l’avait pas introduite au salon assez honorablement. Il feignait de n’avoir pas remarqué que l’empressement de celle-ci lui avait fait suivre le laquais de si près, qu’il n’avait pas eu le tems de remplir ces formalités. Catherine craignant que cet homme ne perdît sa place ou au moins la bienveillance de son maître, se crut obligée de plaider en sa faveur, d’assurer qu’il n’était pas coupable, que sans égard pour ce qu’il lui disait, elle l’avait suivi de si près qu’il n’avait pu l’annoncer.

Après un quart d’heure de conversation, elle se leva pour se retirer. Elle fut agréablement surprise en entendant le Général lui demander si elle voulait faire à sa fille l’honneur de dîner et de passer le reste du jour avec elle. Miss Tilney joignit ses instances à celles de son père ; mais Catherine remercia avec reconnaissance, en disant qu’elle ne pouvait accepter, parce que M. et Mistriss Allen l’attendaient. Le Général répondit qu’il n’osait insister davantage, ni priver Mistriss Allen et son mari du plaisir d’être avec elle, qu’il espérait cependant qu’un autre jour elle voudrait bien obtenir leur agrément, pour qu’il pût jouir du même plaisir. Oh ! je suis bien sûre, répondit-elle, qu’ils y consentiront, et ce sera avec le plus grand plaisir que je viendrai. Le Général la reconduisit jusqu’à la porte de la rue, en lui faisant les complimens les plus flatteurs sur sa tournure et les grâces qu’il avait remarquées dans sa danse. En la quittant, il lui fit le plus profond et le plus agréable salut qu’elle eût jamais reçu.

Catherine enchantée de tout ce qui venait de se passer, retournait gaiement en Pulteney-Street, non toutefois sans remarquer que sa marche était assez légère, observation qu’elle n’avait pas encore faite jusqu’alors. Elle approchait de sa maison sans avoir rencontré aucune des personnes avec lesquelles elle avait été en discussion. Mais après avoir réussi dans ce qu’elle s’était proposé, étant justifiée et triomphante, elle commença (tant ses esprits étaient encore agités) à douter si sa conduite avait été bien exactement ce qu’il fallait qu’elle fût. Elle pensait qu’il est toujours beau de faire un sacrifice, que si elle eût cédé aux prières, aux instances qu’on lui avait faites, elle n’aurait pas à se reprocher d’avoir causé du mécontentement à son amie, à son frère, et d’être peut-être la cause de la rupture d’un projet, qui faisait un si grand plaisir à tous les deux.

Pour se rassurer sur la crainte d’avoir, par sa conduite et par sa faute, causé de la peine à ses amis, elle saisit le premier prétexte pour parler devant M. Allen du projet formé pour le lendemain par son frère et par les Thorpe, et elle chercha à connaître ce qu’il en pensait… Fort bien, dit-il, et votre intention est d’aller avec eux ?

— Non, avant qu’ils m’eussent parlé de leur projet, je m’étais engagée à aller demain promener avec Miss Tilney, et pour cette raison je ne puis les accompagner ; mais, dites-moi, croyez-vous que je puisse convenablement accepter une semblable partie ?

— Non, bien certainement non, et je suis très-aise que vous n’ayez pas accepté. On passerait peut-être à de jeunes demoiselles de se faire conduire par des jeunes gens en voiture découverte dans les promenades de la ville ; mais aller ainsi à la campagne, s’arrêter dans des auberges, cela n’est pas bien, cela ne doit pas être, et je m’étonne que Mistriss Thorpe le permette à sa fille. Je vous le répète, je suis très-content que vous n’y alliez pas, je suis sûr que Mistriss Morland désapprouverait fort que vous y allassiez. Mistriss Allen, n’êtes-vous pas de mon avis ? Croyez-vous qu’il n’y ait rien à redire à ces parties ?

— Pardonnez-moi, il y a beaucoup à dire contr’elles. Les voitures découvertes sont toujours pleines de poussière ; on ne peut y conserver propre une robe plus de cinq minutes ; on est jetté tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; les cheveux, la coîffure sont dérangés par le vent ; pour moi je n’aime pas du tout cette espèce de voiture.

— J’entends ; mais il ne s’agit pas de cela : croyez-vous qu’une jeune demoiselle ne serait pas blâmée, si on la voyait plusieurs fois conduite par un jeune cavalier qui ne serait pas son parent ?

— Assurément, elle serait très-blâmable ; je ne puis souffrir de voir ces choses-là.

— Oh ! Madame, dit Catherine toute émue, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plutôt ? Je vous assure que si j’eusse su que cela était inconvenant, je ne serais pas allée une seule fois avec M. Thorpe ; j’espérais toujours que dans toutes mes actions vous voudriez bien m’avertir, et m’empêcher de faire ce qui serait mal.

— C’est ce que je fais de mon mieux, ma chère ! En venant ici, j’ai dit à Mist. Morland que je ferais tout mon possible pour vous bien diriger ; mais je ne puis rien de plus. Les jeunes gens sont des jeunes gens, votre mère le dit elle-même. Lorsqu’en arrivant, vous voulûtes acheter une robe, vous savez quel soin je mis pour vous choisir un bon tissu ; eh ! bien, vous en avez voulu une autre ; je ne puis que vous donner des conseils, les jeunes gens n’aiment pas à être contrariés.

— Mais, Mistriss, ceci était important ; vous ne pouvez penser que je ne me fusse pas rendue à vos observations.

— C’est bon, c’est bon, dit M. Allen, il n’y a pas encore grand mal jusqu’ici ; mais je vous conseille, ma chère, de ne plus aller à l’avenir toute seule avec M. Thorpe.

— C’est juste, c’est ce que j’allais dire, reprit Mistriss Allen.

Catherine, rassurée pour elle même, éprouva des inquiétudes pour Isabelle : après avoir réfléchi quelques instans, elle demanda à M. Allen si elle ne devait pas écrire à Miss Thorpe, pour lui apprendre que ses promenades blessaient la décence ; car elle s’imaginait que son amie, malgré tout ce qu’elle avait dit, pourrait bien aller le lendemain à Clifton. M. Allen l’en dissuada. Laissez faire, Isabelle, lui dit-il, ma chère, elle est d’âge à savoir ce qui convient, et si elle ne le connaît pas, elle a une mère pour l’en instruire. Mistriss Thorpe est sans doute beaucoup trop indulgente ; mais vous n’avez pas le droit d’intervenir dans les actions de sa fille. Si votre frère et elle ont envie d’aller à Clifton, vous ne les en empêcherez pas, et si vous vouliez le faire, ils vous accuseraient de chercher à troubler leurs plaisirs.

Catherine déféra à cet avis : quoiqu’elle éprouvât quelque chagrin en pensant qu’Isabelle ferait une démarche blâmable, elle se sentit extrêmement soulagée par l’approbation que M. Allen donnait à sa conduite, et elle fut très-satisfaite d’être préservée par ses bons avis du danger de tomber à l’avenir dans la faute qu’elle avait commise. Enfin elle se trouva très-heureuse d’avoir pu se dispenser de la partie qu’on lui avait proposée, et qu’elle n’aurait pu accepter qu’en se rendant coupable d’une grande impolitesse envers M. et Miss Tilney, et en faisant une action blâmable, qui lui aurait fait perdre leur estime.