Bonne Presse (p. 55-58).

CHAPITRE VI

LES RÊVERIES DE PAULE


Lorsque le comte apprit par Mlle de Montscorff la scène navrante de la prairie, il s’écria :

— Pauvre femme ! je la plains. Quelle sera sa vie avec de telles ressouvenances !

— Elle a choisi la meilleure voie pour se résigner, répondit Paule, celle de la prière et du sacrifice. Au milieu de ces douleurs morales et physiques qui l’entoureront, elle oubliera les siennes et sera encore relativement heureuse puisqu’elle pourra faire le bien.

En parlant ainsi, la jeune femme était transfigurée : une vive flamme illuminait ses grands yeux.

Roger la regardait, ému ; il regrettait doublement de lui imposer aussi le sacrifice de cette enfant franchement adoptée, alors qu’on pouvait la croire la fille d’une saltimbanque. Son regard, attristé par ces pensées, attira celui de Paule, il s’y posa à peine une seconde, et se détourna, confus.

Qu’avait-elle donc lu dans ces grands yeux sombres pailletés d’or, qui lui rappelaient si intimement ceux de Mireille ?

— J’aurais bien voulu voir cette Juana, dit Mlle Irène, rompant ainsi le silence embarrassant qui régnait dans le petit salon des Magnolias où ils étaient réunis tous trois.

La jeune femme reprit assez d’empire sur elle-même pour répondre à sa sœur :

— Ce n’est pas une femme vulgaire. Physiquement, elle a dû être fort belle, puisqu’elle conserve encore de tels restes de beauté. De plus, son éducation n’a pas été négligée ; elle s’exprime bien, en termes choisis, qui dénotent un milieu tout autre que celui du monde des baraques. Enfin, elle a beaucoup de cœur ; elle l’a prouvé en venant de Bonn en Bretagne pour aider l’enfant, à retrouver sa famille. Et cette délicatesse de ne pas vouloir rester près de Mireille afin de ne pas raviver de cruels souvenirs !

— Je regrette aussi de n’avoir pas été mis en sa présence, dit M. de Peilrac. J’aurais voulu lui dire une parole de pitié avant son départ pour l’exil.

Mlle Irène lui tendit la main, et Paule eut pour lui le même regard indéfinissable.

— C’est agir en chrétien, comte ! dit la vieille demoiselle.

Il serra avec émotion les doigts si spontanément offerts.

— Je ne puis oublier qu’elle a aimé Mireille, dit-il ; sans cette affection et ces soins, quel aurait été son sort dans cette promiscuité révoltante ! Je pouvais la retrouver, mais gangrenée jusqu’au cœur. Et c’est un beau lis, à la pure blancheur, qui m’a été rendu.

Ses yeux allèrent encore, pleins de reconnaissance, de l’une à l’autre de ces femmes qui avaient achevé si noblement la tâche de Juana.

— Dès que j’ai vu Mireille, murmura Paule, j’ai été conquise, et par sa beauté si frêle, et par ce charme d’innocence qui était en elle.

— Oui, il faut reconnaître que tu as été très perspicace, ma chérie, dit Mlle Irène. Quand je te démontrais les inconvénients qui pouvaient résulter pour nous de cette adoption d’une enfant inconnue, tu me répondais bravement que tu t’en rendrais maîtresse, car tu la croyais fille d’honnêtes gens.

Cette fois, ce fut vers Paule que s’avança, presque craintivement, la main de Roger. Elle y mit la sienne et la retira vivement, une rougeur aux joues ; puis elle s’écria :

— Je vais rejoindre Mireille au jardin.

Ils la regardèrent s’enfuir presque silencieux, préoccupés peut-être des mêmes idées.

— Je ne puis penser à la séparation prochaine sans songer aussi au chagrin que ressentira Mlle Paule en quittant l’enfant, dit enfin M. de Peilrac.

Le visage de la sœur aînée se rembrunit encore.

— Oui, elle souffrira de ce départ, dit-elle simplement. Et pourtant, vous ne pouvez le remettre indéfiniment : tout vous appelle à Peilrac.

— Oh ! tout m’appelle ! répéta-t-il amèrement, je n’y retrouverai que des tombes et de navrants souvenirs.

Mireille, l’air épanoui, vint se jeter au travers de la conversation.

— Nous allons faire une promenade sur le lac avec Yvonne et Alice, et je viens te chercher, papa.

Roger réprima mal un mouvement d’ennui.

— Tu ne le veux pas ? ajouta-t-elle, un regret dans la voix.

— Mais, volontiers, fit-il.

— Allez vous promener sur l’eau, mon cher comte, dit Mlle Irène, et laissez-y tous vos papillons noirs : tant de papillons couleur d’azur y sortent des nénuphars.

Il sourit, et prenant, le bras de sa fille, ils gagnèrent le bord de la rivière. Les trois jeunes femmes les attendaient, et bientôt ils montaient dans la barque blanche que le comte et Yvonne, à l’aide de leurs rames, firent glisser sur l’eau.

La soirée était splendide ! Le soleil déclinait lentement derrière les grands chênes, moirant l’eau limpide de fugitifs rayons passant au travers des branches finement feuillues.

Et dans cette barque amie, près de sa Mireille qui appuyait sa tête brune sur ses genoux, entre ces jeunes filles spirituelles, dont émanait un charme aussi grand que celui de l’onde frissonnante, des fleurs, de la verdure naissante, M. de Peilrac vit, en effet, s’enfuir toutes ses pensées sombres.

Il avait tant souffert qu’il sentait le besoin d’une existence toute de calme et de douces jouissances. Et l’âme ainsi détendue depuis quelques mois dans ce milieu apaisant, il redevenait l’élégant gentilhomme de jadis, avec son fier maintien et ses yeux de velours où passaient des lueurs d’or.

Soudain Mireille releva sa tête câline et s’écria :

— C’est le moment de chanter à père ce duo de Mendelssohn ! On me l’avait toujours promis depuis la fête de tante Irène !

— Quelle mémoire ! fit Yvonne en riant.

— Mais il nous manquera un accompagnement de guitare, plaisanta Alice.

— Écoutez la brise dans les branches des peupliers, dit Paule. Croyez-vous qu’elle n’y suppléera pas ?

— Puisque tout est complot, je vous écoute, Mesdemoiselles, dit Roger.

Sans se faire prier davantage, Paule et Alice redirent ce duo qui avait eu le don de plaire à l’enfant.

Il avait bien le cadre qui lui convenait sur ce lac reflétant l’azur du ciel, sous l’ombre charmeuse et embaumée de ses rives.

Et les voix s’élevaient toujours plus fraîches et plus suaves, impressionnant autant les chanteuses que ceux qui les écoutaient. Harmonie des êtres, harmonie des choses, accord sublime qu’aucune dissonance ne venait troubler. Cette réunion d’âmes poétiques était en parfaite communion avec le beau, dans ce décor féerique du printemps, le grand enchanteur.

Les dernières notes s’étaient envolées vers le parc, y réveillant le vieil écho, que le comte écoutait encore, son front pensif levé vers la nue.

— N’est-ce pas qu’il est joli, ce chant, papa ? fit Mireille avec admiration.

— C’est trop court ! À peine a-t-on le temps d’en goûter toute la délicatesse. Et tout concorde à faire une œuvre de ce duo : la grandeur de la musique du maître, la douceur rythmée des vers, enfin la perfection des voix qui savent si bien rendre cette exquise mélodie.

— Monsieur le comte, vous êtes un flatteur ! s’écria Alice en le menaçant du doigt.

Paule, le regard perdu vers les profondeurs du parc, ne répondit même pas par un sourire. Et la barque s’étant rapprochée du bord, elle dit à Yvonne de l’y faire atterrir, songeant soudain au thé qui les attendait.

— Déjà ! protesta Mireille. Il fait si beau sur le lac à cette heure, maman !

— Oui, chérie, mais tante Irène doit s’ennuyer toute seule.

Ils regagnèrent le château, tout en discutant sur les maîtres préférés. Et pour la première fois depuis son arrivée en Bretagne, Roger voulut bien leur jouer, avec une perfection remarquable, une sonate de Chopin, son compositeur favori.

Le soir, Paule s’attarda au balcon de sa chambre, rafraîchissant son front brûlant à la brise nocturne, qui lui apportait, avec le parfum des fleurs, le chant harmonieux du rossignol.

Sa fille dormait, paisible, sous ses draperies d’azur, elle pouvait donc rêver en paix sous le ciel splendide où s’étaient allumées des étoiles sans nombre. Mais sa rêverie n’était pas douce, à en juger par les grands yeux désolés qui s’élevaient vers la nue étincelante.

La jeune femme était forcée de le reconnaître ; aujourd’hui qu’elle avait mieux lu dans son cœur, ce n’était pas seulement Mireille qu’elle regretterait au départ, mais aussi son père. Oui, son âme fermée à l’amour depuis la mort du Dr Kerneste s’était ouverte à ce sentiment si puissant, si envahisseur. Elle pouvait se l’avouer en cet instant de solitude, où elle ne craignait pas de montrer la rougeur de son visage : elle aimait le comte.

C’était la pitié qui l’avait d’abord attirée vers lui.

Elle l’avait vu pâle et triste dans ses vêtements de deuil, ayant parfois un pli si désespéré au front, que la présence de Mireille ne parvenait même pas à effacer. Enfin, il avait les mêmes idées nobles et fières, et surtout la même foi ardente.

Tout s’était réuni pour emplir peu à peu le cœur de Paule d’une affection immense qu’elle allait être forcée d’arracher de nouveau, mais au prix de quelles souffrances !

C’était pendant cette nuit de Noël, alors que Roger priait à ses côtés, qu’elle avait senti un profond attendrissement la gagner. Heureuse, s’était-elle dit, la femme qui avait un pareil époux ! Et elle avait gémi sur la mort de Marie, sans savoir qu’elle pleurait sur elle-même et sur ses regrets.

Oui, sans vouloir se le dire alors, elle aurait désiré s’appuyer sur ce bras fort et caressant pour le voyage de la vie, puisqu’ils suivaient tous deux la même voie faite de charité et d’amour.

Ah ! pauvre d’elle ! Jamais, jamais ce rêve ne se réaliserait. Il avait trop aimé sa femme, son souvenir était encore trop vivace en lui pour s’effacer jamais.

Et pourtant elle avait bien oublié, elle, ce premier amour qui lui semblait si puissant ! Oui, mais son rêve ne s’était jamais réalisé. Puis cette absence de croyances avait élevé entre elle et le docteur une barrière de glace qui n’existait pas entre le comte et la comtesse, puisqu’une foi immuable les agenouillait au même autel.

Elle devait donc tout tenter pour éteindre à jamais cette flamme qui lui montait du cœur au visage, et pouvait la dénoncer. Oh ! savoir cet amour connu de celui qui l’avait fait naître ! Lui inspirer peut-être de la compassion ! Non, non, les plus grandes souffrances plutôt que cette humiliation.

Et une rougeur ardente lui couvrait les joues, tandis que de grosses larmes filtraient entre ses doigts, dont elle s’était voilé la face, comme si un témoin invisible pouvait la surprendre.

— Ayez pitié de moi, mon Dieu ! murmurait-elle. Faites que nul ne découvre jamais cette tendresse infinie. Que je sois seule à souffrir, seule à regretter. S’il la devinait, peut-être s’y sacrifierait-il, lui, si bon ! Et je ne veux rien devoir à sa pitié.

Mais elle se demandait avec épouvante comment vivre ce mois qui la séparait de la Communion de Mireille et de son départ ! Comment le voir à toute heure, lui parler sans se trahir ! N’avait-il pas déjà remarqué son émotion lorsqu’il lui avait tendu la main ?

Et cet instant de la séparation qu’elle redoutait quand elle ignorait ses propres sentiments, elle aurait voulu l’avancer afin d’échapper aux tortures prévues.

Souffrir, soit, mais en silence, dans la solitude de ces ombrages familiers qui cacheraient si bien ses larmes.

Et pendant une partie de la nuit elle pleura à son balcon, dans une sombre désespérance. Quand cette faiblesse qui la jetait, brisée de corps et d’âme, à cette place où si souvent elle avait rêvé d’un avenir heureux, comme tout cœur jeune et confiant, lorsque cette faiblesse se fut soulagée par les pleurs, la chrétienne se releva, vaillante pour la lutte contre elle-même. Ses mains se joignirent, et ses beaux yeux meurtris s’élevant vers le ciel, où les étoiles pâlissaient déjà sous les teintes rosées de l’aube, elle pria.

Cet appel à Dieu calma son anxiété. Elle s’était confiée à son Père céleste, et, forte de cet appui divin, elle se trouva prête à tout tenter pour sortir triomphante de l’épreuve.

Le rossignol s’était tu ; c’était l’alouette qui, à cette heure, sortait des chaumes et montait vers le ciel en chantant sa prière matinale.

Apaisée, Paule gagna sa couche, où le sommeil bienfaisant vint l’enlever pour quelque temps à ses souffrances morales.

Elle s’éveilla tard, et constata que Mireille s’était déjà promenée dans la rosée, puisqu’elle trouva sur sa table un bouquet d’églantines constellées des perles de l’aurore.

— Ô chérie ! murmura-t-elle en baisant tendrement les fraîches fleurs apportées par sa main amie, ô chérie ! toi, l’enfant de mon âme, et que je devrai bientôt quitter à jamais !

Quand elle se rendit dans la salle à manger, elle y trouva la fillette avec sa sœur et la gouvernante.

— Tu as fait la paresseuse, maman ! s’écria-t-elle.

— Oui, et j’ai trouvé la gerbe matinale qui me l’a reproché.

— Oh ! je ne l’ai pas placée là à cette intention, crois-le, mère.

Et la mignonne l’embrassa avec une effusion qui amena encore des larmes dans les yeux de la jeune femme.

— Tu n’es pas souffrante, Paule ? questionna Mlle Irène, une inquiétude dans le regard.

— Nullement ! Un léger mal de tête, provoqué par une veille un peu prolongée au balcon, m’a retenue au lit, mais il sera bientôt passé.

La sœur aînée fut-elle bien convaincue ? Son visage soucieux ne le prouvait pas. Elle sentait qu’une douleur allait encore entrer dans cette vie qu’elle aurait voulue si heureuse, douleur que Paule voudrait lui cacher, et qui la déchirerait davantage.

— Si tu veux aller vers ton père, mon enfant, reprit la jeune femme, fais atteler, Yvonne t’accompagnera.

— Tu ne te joindras pas à nous, maman ?

— Non ; je profiterai de ma solitude pour répondre à quelques lettres.

Mireille partie pour Pont-Scorff, Paule s’installa dans la bibliothèque afin de faire sa correspondance en tout repos.

Sa correspondance terminée, la jeune femme ne se rendit pas dans le petit salon où travaillait sa sœur ; trop de pensées attristantes l’absorbaient.

Elle voulut y échapper par une promenade à travers le bois. Le calme de la campagne lui avait toujours été très salutaire en ces occasions de mortels soucis.

Et cette fois encore l’apaisement se fit dans son âme sous ces frondaisons printanières où chantaient les oiseaux, où bourdonnaient dans les fleurs tous ces infiniment petits qu’un rayon fait éclore.

Au retour, elle s’arrêta sur l’emplacement de leur ancienne demeure, où la nature avait repris tous ses droits. Des arbres avaient même poussé là où jadis étaient les vastes salles de fêtes et de réceptions, qui réunissaient les plus grands noms de la Bretagne. Le Scorff se divisait en deux branches et enserrait le vaste espace d’une ceinture d’argent ou d’azur, selon l’état du ciel.

Un petit pont jeté sur la rivière remplaçait le pont-levis d’autrefois. Paule le passa, et, s’asseyant sur un pan de mur que le lierre avait revêtu, elle reprit malgré tout sa mélancolique rêverie.

Sa sœur aussi avait souvent rêvé en se promenant dans ces lieux qui lui rappelaient les chers disparus, dont elle relisait souvent l’histoire écrite par son aïeul. Elle aurait désiré relever les sept tours à créneaux du beau château familial, afin de les voir se mirer dans le Scorff, comme une estampe les représentait en ce manuscrit qui avait la place d’honneur dans la bibliothèque.

Il lui aurait été doux de terminer ses jours là où ses ancêtres avaient aimé, avaient souffert.

— Mais ce rêve-là se terminera comme les miens, se disait Paule, qui y pensait à cette heure, il sera dit que les dernières des Montscorff mourront sans avoir pu réaliser un seul de leurs souhaits.

Et un sourire navré errait sur sa bouche qu’un pli douloureux marquait parfois, ce pli que l’on rencontre chez ceux qui ont eu beaucoup de peines morales.

La fleur des saines tendresses s’entr’ouvrait pour la seconde fois dans son cœur et elle, ne pouvait lui laisser encore sa pleine éclosion ; elle devait même l’arracher avant qu’elle eût pris de trop profondes racines. Et cette fois, elle le sentait, il lui serait plus difficile d’oublier.

L’amour qu’elle avait pour le comte était augmenté de l’affection profonde vouée à Mireille ; l’une avait entraîné l’autre. Et une désolation sans borne s’emparait encore de tout son être à la pensée du départ qui la priverait de ces deux tendresses.

La salutaire influence de cette promenade en pleine forêt s’atténuait peu à peu sous la songerie amère. Et Paule se serait volontiers écriée avec le grand poète dont les admirables vers avaient aussi ses préférences :

Mon cœur lassé de tout, même de l’espérance !…

La pensée de sa sœur la fit se relever de cet accablement qui l’avait jetée sur le mur en ruines.

— Allons, se dit-elle, je ne dois pas m’attendrir sur moi-même, si je veux réagir contre mon pauvre cœur. Irène s’apercevrait de mes nouveaux tourments, elle s’en désolerait sans s’en consoler : à quoi bon !

Je ne ferai plus de vœux, puisque je n’ai pas l’espoir de les voir se réaliser.

Elle se promit de reprendre ses longues courses à cheval qui l’empêcheraient de penser et lui donneraient le sommeil : la perspective de ces nuits d’insomnie qu’elle avait déjà traversées l’affolait.

Et l’esprit plus calme elle regagna le manoir.