Bonne Presse (p. 33-36).

CHAPITRE VI

SANS REPOS


M. Queltin s’inquiéta de cette idée fixe, qui aurait conduit peu à peu Marie à la folie.

— Il faut voyager, mon cher comte. En vous arrêtant quelques jours dans chacune des villes que vous traverserez, vous éviterez la fatigue à Mme de Peilrac ; mais il est urgent de l’enlever à ces lieux funestes.

Et Roger recommença ses voyages. Hélas ! ce fut un calvaire qu’il monta avec cette mère qui ne voulait pas être consolée.

Marie avait résisté tout d’abord à l’ordre du docteur ; elle voulait rester près de cette rivière fatale qui l’attirait tout en l’affolant. M. Queltin la pria de le faire pour son mari, si elle l’aimait encore.

— Si je l’aime, docteur ! s’écria-t-elle alors avec une animation qu’elle ne montrait plus depuis longtemps. Je le chéris doublement, mon Roger, puisqu’il me remplace tout.

— Parlez avec lui, alors ; il souffre ici, où tout lui rappelle ses chères disparues ; ayez pitié de lui… et de vous-même, ajouta-t-il tout bas.

Et la comtesse avait consenti.

Pour ne pas être troublé dans ses voyages, le comte avait chargé son notaire de tous ses intérêts.

— Occupez-vous de mes affaires, mon cher maître, mais je vous en prie, faites-le sans jamais me demander mon assentiment sur rien, je vous laisse seul juge. Lorsque j’aurai besoin de fonds, je vous écrirai.

Et ils étaient partis.

Ils visitèrent d’abord la Suède et la Norvège, puis l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne. Ils passaient quelques mois dans chaque pays qui intéressait la pauvre malade ; lorsque ses grands yeux se détournaient des plus riants paysages, des monuments les plus splendides, ils s’en allaient continuant leur course à la recherche d’impressions nouvelles.

Arrivés à Barcelone, la fantaisie prit à Marie de visiter les Baléares. Un vapeur les mena à Palma, la capitale de Majorque. Cette ville plut à la jeune femme par la beauté de ses édifices, ombragés de palmiers, l’animation de son port que des navires de toutes sortes sillonnaient, l’étrangeté de ses rues étroites où régnait une fraîcheur très grande, malgré la chaleur déjà forte de cette journée de mai.

— Je me plairais ici, Roger, — dit-elle, pendant qu’une légère voiture, une galera, les emportait vers le meilleur hôtel ; mais je voudrais habiter la campagne. Vivre sous ces beaux arbres, près de cette mer à l’azur si limpide, doit être bien doux. Je me sens lasse de tant de courses ; arrêtons-nous dans cette île.

— Tes désirs sont les miens, chérie ! s’écria le comte, heureux de la voir manifester une préférence.

Elle était toujours si morne, si passive ! « Si tu le veux, mon ami. Cela m’est indifférent ! » étaient ses phrases habituelles lorsque son mari lui demandait de séjourner dans tel ou tel lieu.

Après un repas réconfortant pris à la fonda, dont les maîtres les reçurent fort aimablement, dans une vieille et pittoresque demeure où régnait la plus grande propreté, M. de Peilrac s’enquit d’un médecin. C’était son premier soin lorsqu’il arrivait dans une ville ; il craignait tant de fatiguer cette femme doublement chère, redevenue pour lui un petit enfant sur qui l’on doit veiller sans cesse ! Le senor Falouzza lui fut indiqué comme l’un des meilleure praticiens de l’île.

La galera les mena bientôt à son logis, qui excita tout d’abord leur intérêt, puis leur admiration. Palma possède un grand nombre de ces maisons originales qui abritaient les anciens chevaliers majorquins.

Celle du senor Falouzza n’avait qu’un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée très élevé, mais les hautes et larges fenêtres à blasons étaient divisées en deux et trois parties par de frêles colonnes de marbre blanc du plus charmant effet. La toiture s’avançait en saillie, jetant sur tout l’édifice une ombre douce, une fraîcheur exquise.

Ce qui plut surtout à Roger, grand amateur d’antiques et belles choses, ce fut la cour intérieure, ou patio, avec son puits arabe aux pierres finement sculptées, son escalier à la rampe ajourée conduisant à une longue galerie aux piliers d’un goût très pur. Des arbustes et des lianes fleuries ornaient les angles de la cour, ou s’enlaçaient aux colonnes des balcons. Le tout formait un ensemble harmonieux et artistique bien fait pour charmer.

Un domestique les fit entrer dans un salon répondant pleinement à l’extérieur de cette ravissante demeure. Quelques instants plus tard, un homme d’un certain âge, à la physionomie sympathique, venait les y saluer. Les présentations faites :

— Je voudrais savoir si l’air de Majorque peut convenir à ma femme, Monsieur, dit Roger en espagnol, langue que la comtesse ne comprenait pas. Elle souffre un peu du cœur ; elle a eu surtout de grandes douleurs morales. Avant de m’y arrêter, je préfère avoir votre avis.

Après un regard anxieux et attristé sur Marie qui semblait en effet bien frêle, bien pâle dans cette robe blanche aux rubans sombres, le docteur, en excellent français, affirma qu’un séjour dans celle île au climat tempéré, à l’air excessivement pur, ne pouvait que convenir à la malade.

— C’est que je voudrais résider à la campagne, docteur, dit la jeune femme. Pourriez-vous nous indiquer une villa disponible pour quelque temps ?

— J’en possède une au Terreno, Madame, et je serais très heureux si vous vouliez y habiter.

— Mais cela vous privera, Monsieur ? fit Roger.

— Nullement, Monsieur le comte. Mes fonctions me retiennent surtout en ville. Puis, si je désirais y passer quelques heures, vous m’offririez bien l’hospitalité, ainsi qu’à ma femme et à nos deux fillettes, n’est-ce pas ?

— À cette condition, j’accepte, mon cher docteur ! s’écria M. de Peilrac en tendant la main à l’obligeant médecin. Quant à la question intérêt, vous la réglerez à votre bon plaisir ; vos conditions seront les nôtres.

— Très bien, cher Monsieur, nous en reparlerons. Je vais donc prier ma femme de vous faire donner les clés du castillo.

Et M. Falouzza, ouvrant tout simplement la porte du salon, appela :

— Thérésa !

Une jeune femme, aux grands yeux noirs, au frais sourire, entra et salua avec une grâce extrême. Elle fut mise au courant de la situation.

— Je suis charmée de pouvoir être agréable à des étrangers, dit-elle, en employant aussi la langue française, qu’elle parlait très bien, avec un léger accent chantant. La maison est gardée par de braves gens qui pourront être transformés en cocher et en cuisinière. S’il vous fallait d’autres domestiques, Madame, on en trouvera, et de très fidèles.

— Laissez une malade vous remercier bien vivement de votre amabilité, Madame, s’écria la comtesse, en l’acceptant de tout cœur, comme elle est offerte.

Ils continuèrent à causer comme d’anciens amis qui se retrouvent après une longue absence. On se donna rendez-vous pour le lendemain à la fonda, Marie ayant besoin d’une nuit de repos après les fatigues du voyage.

— Elle est bien malade, n’est-ce pas, mon ami ? demanda Mme Falouzza, lorsque M. et Mme de Peilrac les eurent quittés.

— C’est-à-dire qu’elle a à peine quelques mois à vivre ! Et elle le pressent bien. Ce désir de repos à la campagne en est une preuve. Pauvre femme ! pauvre mari surtout ! Il doit y avoir un mystère dans la vie de ces deux êtres jeunes, beaux, riches, et qui semblent si malheureux… C’est une maladie de cœur qui l’emportera, mais elle a dû être aggravée par un mal moral.

Aussi leur ai-je offert spontanément notre castillo. Tu ne m’en veux pas, Résa ?

— J’en aurais fait autant, bien cher ! Pauvre créature ! quel désespoir, en effet, on lit dans ses yeux ! Oh ! si tu pouvais la guérir, Juan ?

Le docteur secoua la tête.

— Quand la science est impuissante, on ne doit s’adresser qu’à Dieu ; lui seul peut faire des miracles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours plus tard, la jeune comtesse s’accoudait, toute joyeuse, au balcon fleuri de sa chambre, essayant de renaître à la vie au milieu des merveilles qui l’entouraient.

Mais le cœur était trop profondément atteint pour reprendre ses battements réguliers, et la malade se mourait doucement, tout en conservant l’espoir de guérir pour ce mari si bon, dont le dévouement et la tendre affection ne s’étaient pas démentis une seconde.

*

M. et Mme de Peilrac continuèrent des relations courtoises avec leurs nouveaux amis. Très souvent Mme Falouzza dirigeait vers le castillo la légère galera attelée d’une mule, si joliment harnachée de pompons et de grelots, qu’elle conduisait elle-même. Ses fillettes, Inès et Carmen, deux mignonnes jumelles de quinze ans, l’accompagnaient toujours.

C’était une réelle distraction pour Marie que la venue de ces femmes aimables et bien élevées. Elles cherchaient par tous les moyens à l’arracher à ses tristes pensées, et elles y réussissaient parfois : la jeunesse et le bonheur sont communicatifs.

Mme Falouzza avait reçu la douloureuse confidence. Assise près de Marie, sur le balcon Henri, leurs mains étroitement unies, elle avait écouté le récit du drame terrible, et mêlé ses larmes à celles de la mère inconsolée. C’était un devoir pour elle maintenant de venir lui apporter ses baisers de sœur et les frais sourires de ses filles qui, comme elle, chérissaient la comtesse.

Qui n’aurait aimé cette jolie et douce créature qu’un mal incurable minait, qui le savait, et trouvait encore assez d’énergie en elle pour accueillir ces sympathies, un éclair de joie en ses yeux limpides !

Parfois Marie, en ses heures de calme, jetait sur la belle tête brune de sa nouvelle amie la mantille nationale en dentelle noire, où elle piquait un bouquet.

— Que cette coiffure vous va bien ! disait-elle avec son sourire resté si jeune malgré tout. Jamais vous n’en devriez porter d’autres.

Et la belle Espagnole souriait, heureuse de réjouir un peu la malade.

Pendant les premiers jours de leur arrivée à Majorque, le comte avait fait visiter à sa femme les principaux monuments de Palma, Marie étant alors assez forte pour le supporter.

Ce furent les églises qui les attirèrent tout d’abord : la cathédrale, immense, dont les piliers nombreux portent de merveilleuses sculptures, ainsi que son superbe portail ; l’église San Francisco, celle du Monte-Sion, qui offrent encore de grandes richesses.

Le sacristain qui leur servit de guide pendant leur visite à la cathédrale les fit s’arrêter devant le tombeau en marbre noir sur lequel un sceptre, une couronne et une épée étaient déposés.

— Le corps du roi don Jayme II y est enfermé, leur dit-il ; il est parfaitement conservé depuis tant de siècles ; le voulez-vous voir ?

La comtesse avait fait un geste d’épouvante en se reculant.

— Non ! non ! s’était-elle écriée ; laissez ce roi en paix. Je ne veux pas troubler son repos. Heureux ceux qui peuvent prier sur le tombeau des leurs ! avait-elle ajouté.

Et son mari l’entraîna loin de ce coin funèbre.

Ils s’extasièrent ensuite devant la Casa consistorial, ce splendide édifice, aux portes et aux fenêtres à frontons d’une belle architecture : son toit s’avance sur une grande profondeur, et cet auvent admirablement sculpté lui donne grand air. Dans une des salles des séances se remarque le portrait du roi don Jayme Ier, el Conquistador.

La Lonja, bel édifice de style gothique, dont les tours à créneaux se répètent dans l’onde ; le Palacio Real, superbe demeure de construction romaine, leur plurent aussi infiniment.

Mais, plus que ces œuvres des hommes, la nature radieuse de Majorque, cette perle des Baléares, les attirait.

Sous un ciel à l’azur éclatant où volaient de blanches colombes, ils se plaisaient à errer tous deux, dans leur galera aux mules richement caparaçonnées, par les larges chemins bordés d’arbres splendides qui jetaient sur leurs fronts l’ombre de leurs puissants rameaux, ou en suivant un sentier longeant la mer, et tout parfumé de romarin et de lavande. Et, disséminés sur la falaise, de gais moulins tournaient au vent du large de toutes leurs ailes de lin.

La jeune femme aspirait à pleins poumons cette brise douce et embaumée, qui semblait lui apporter une existence nouvelle. Et le comte renaissait à l’espérance en voyant ses yeux devenir plus rieurs, ses joues se colorer sous l’action vivifiante de cette température exquise.

Parfois ils rencontraient de gracieuses filles revenant de la fontaine en portant sur la hanche, d’un geste charmant, leur cruche en forme d’amphore. Ils s’arrêtaient dans de coquets villages cachés sous les amandiers et les oliviers. Des jeunes gens s’y reposaient des travaux du jour en jouant sur la guitare des airs majorquins au rythme entraînant ou berceur. Pour plaire aux étrangers, toujours les bien accueillis dans cette île, les jeunes filles, si séduisantes sous ce voile blanc qui leur encadre le visage, prenaient leurs castagnettes et dansaient une jota, à cet accompagnement bizarre mêlé à celui des guitares.

— Encore, encore !… disait Marie, enthousiasmée par la légèreté des danseuses et l’harmonie des mélodies.

Mais quand le comte voulait récompenser musiciens et danseuses, il devait s’y prendre très adroitement, afin de ne pas froisser leur fierté native. C’était toujours la jeune femme qui glissait gentiment les pièces d’or dans les pochettes des tabliers, en disant doucement dans cette langue espagnole qu’elle commençait à connaître :

— Pour vous acheter une jolie mantille, et boire aussi à ma santé. Voyez, elle est bien chancelante, vous ne pouvez me le refuser !

Et des pleurs brillaient souvent dans les grands yeux noirs, remplis de jeunesse et de santé, qui la regardaient.

Ils aimaient encore à se laisser bercer par les flots sur la balancelle d’un vieux marin, au pittoresque costume, qui leur chantait aussi une lente mélopée retraçant la vie aventureuse des pêcheurs et leur amour pour la belle charmeuse, dont les caprices sont souvent si terribles.

Hélas ! toutes ces joies devaient finir. La maladie s’aggravait, malgré toutes les ardeurs de la pauvre jeune femme à se rattacher à la vie, et elle dut rester au castillo, n’ayant même plus la force de descendre du grand balcon, où elle passait ses jours à demi étendue sur sa chaise-longue.

Elle espérait encore, cependant ; il lui était si douloureux de laisser Roger seul, tout seul ! Elle mettait cette faiblesse qui l’anéantissait sur le compte des mois brûlants qu’ils venaient de traverser.

— Bientôt je serai mieux, disait-elle.

Et le comte le désirait ardemment, sans trop l’espérer. Les suffocations devenaient si violentes parfois !