Bonne Presse (p. 31-33).

CHAPITRE V

LES MALHEURS VOLENT PAR TROUPES


Le printemps était revenu et avec lui les joyeux papillons dont les ailes de pourpre et d’or rayonnaient dans l’azur infini du ciel !

Mireille allait avoir trois ans. C’était une adorable enfant avec ses yeux noirs et ses cheveux d’or bruni. Elle chantait et riait tout le jour, ainsi qu’un doux oiseau qui s’est enfin échappé du nid.

— Comme elle te ressemble, Roger ! s’écriait parfois Marie, lorsque le père venait vers elle, sa fille entre les bras.

— Elle a aussi quelque chose de toi, lui disait-il, la bouche si fraîche et si rieuse.

— Peut-être. Mais comme la ressemblance existe surtout dans les yeux, c’est toi qu’elle rappelle ; n’est-ce pas, maman ?

— Oui, répondait l’aïeule en contemplant l’enfant devenue son petit bonheur, je crois revoir Roger à trois ans, quand son père fit faire sa miniature par un artiste d’un grand talent. Je me souviendrai toujours de ma joie en trouvant ce petit chef-d’œuvre sous ma serviette, le soir de ma fête. Et lorsque Mireille a cette robe blanche brodée qui lui découvre le cou et les bras, elle me donne la complète illusion de ce temps lointain.

Et la miniature était comparée à la petite fille, et chacun s’extasiait sur la parfaite ressemblance.

— Nous ferons poser Mireille, si vous le voulez, mère ? et nous aurons ainsi son portrait.

Et c’étaient de beaux projets sur l’enfant bien-aimée que l’on voyait déjà fillette, puis jeune fille.

— Oh ! ne me l’enlevez pas encore ! faisait la vieille dame tout attristée. Qu’elle reste longtemps, bien longtemps petite, elle est plus à moi ainsi.

Comme si elle eût compris la tendresse infinie de sa grand’mère, Mireille venait se blottir entre ses bras, écoutant, très intéressée, les histoires d’oiseaux et de fleurs qu’elle savait si bien lui raconter.

*

La petite fille jouait dans la charmille par un beau soleil de mal, sous les regards bienveillants et attentifs de la comtesse Mathilde. Roger et sa femme étaient allés à Bayonne, afin d’assister au départ d’amis qui s’embarquaient pour le Brésil.

Le temps était splendide ; une légère brise apportait sous l’ombrage les parfums des fleurs dont ce mois était le triomphe ; de vifs rayons d’or traversaient le léger feuillage, faisant régner sous le berceau la chaleur et la gaieté. Rien ne pouvait faire présager le terrible drame, qui allait se jouer au bord de ce Gave roulant avec fracas sur les cailloux de son lit ses flots gonflés par des pluies d’orage.

La bonne de Mireille vint soudain avertir la vieille dame qu’une visiteuse l’attendait un salon.

— C’est pour une bonne œuvre, Madame la comtesse.

— Veillez sur l’enfant, Suzanne, je vais recevoir cette personne.

Mais à peine sa maîtresse fut-elle disparue, que cette fille, voyant Mireille très occupée à bercer sa poupée, courut au potager où travaillait Bernard, son fiancé. Lorsqu’elle revint, la petite fille n’était plus sous la charmille.

Suzanne ne s’en inquiéta pas tout d’abord, elle sortit dans le jardin et l’appela ; mais rien ne répondit à sa voix. Alors la frayeur la fit instinctivement se diriger vers le parc, où coulait le Gave, dont les eaux jaunâtres atteignaient presque les rives constellées de fleurs. Les premiers objets qu’elle distingua près de la rivière lui firent pousser un cri d’horreur.

— Mon Dieu ! pitié !… s’écria-t-elle en élevant ses mains suppliantes vers le ciel.

Le petit panier de l’enfant se voyait dans l’herbe à demi plein de fleurs, et son grand chapeau était accroché à un saule se penchant sur les flots.

Ce fut à ce moment qu’arriva l’aïeule.

— Pourquoi avez-vous quitté la charmille sous cette chaleur ? fit-elle un peu sèchement.

Puis, remarquant l’air égaré de Suzanne :

— Qu’avez-vous ? balbutia-t-elle. Où est Mireille ?

Alors elle vit aussi la petite corbeille et le chapeau.

— Ah ! malheureuse !… Vous l’avez laissée jouer sur le bord de la rivière et elle s’est…

Elle n’osa prononcer le mot effrayant.

— Non, non, Madame, cela n’est pas ! Mireille a dû se cacher comme elle le fait souvent.

— Cherchez-la donc ! dit la comtesse, un peu rassurée.

Elle-même s’unit aux recherches avec Bernard et des domestiques accourus à leurs cris. Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les jardins et le parc, ce fut en vain qu’ils l’appelèrent désespérément, l’écho seul répondit à leurs voix. Ils revinrent, affolés, au point de départ, où le grand chapeau s’agitant à la brise confirma leurs premiers doutes. L’enfant avait dû se pencher pour cueillir une fleur, et elle avait disparu dans l’eau tourbillonnante.

Et comme pour leur en donner une assurance plus grande encore, un bel iris à demi brisé pendait tristement sur la rive. Sous la douleur immense qu’elle ressentit par cette mort affreuse de la bien-aimée, sous l’effrayante perspective du retour de ses enfants sans qu’elle pût jeter en leurs bras cette fille tant chérie et confiée à ses soins, Mme de Peilrac porta des mains à son cœur où tout le sang affluait, puis à sa tête où il bondissait ensuite en la rendant presque aveugle, et elle s’affaissa comme une masse à la place foulée pour la dernière fois par les petits pieds de Mireille.

Quand les domestiques la relevèrent, ils s’aperçurent avec terreur qu’elle avait cessé de vivre.

Ils se hâtèrent de la transporter au château, et, voulant douter encore, deux d’entre eux allèrent chercher le prêtre et le médecin. Lorsqu’ils arrivèrent, le second ne put que confirmer la mort, et le premier bénit d’une main tremblante celle qui, par sa vie toute de foi et de charité, pouvait se présenter sans crainte devant Dieu.

— La comtesse a encore communié ce matin, disait l’abbé Coural au Dr Queltin.

C’était la deuxième fois que le vieux prêtre venait donner la bénédiction suprême à des morts arrivées presque subitement, mais jamais comme en ce jour son bouleversement ne fut aussi grand. Cette chute foudroyante et mortelle, cette disparition de l’enfant dans l’eau muette, qui ne laisserait peut-être jamais dévoiler son secret, cette absence des parents, tout ajoutait à la désolation présente.

— Je vais attendre le retour de ces pauvres enfants, mon cher docteur, dit M. Coural.

— Je reste avec vous, Monsieur le Curé, ils n’auront pas trop de sympathies autour d’eux ; puis je crains tout pour la comtesse Marie.

— Non, non, Dieu aura pitié. Le malheur est bien assez immense !

— Cette maladie de cœur que je crois enrayée peut très bien se réveiller, répondit le médecin d’une voix inquiète. Il suffit du moindre choc, et celui-ci est si épouvantable !

Quand la voiture qui ramenait le jeune couple joyeux au château s’arrêta devant le perron, le pasteur s’y présenta les mains tendues.

— Quelle bonne surprise, Monsieur le Curé ! s’écria Roger.

Mais, devant son air grave, il tressaillit soudain.

— Ma mère ?… balbutia-t-il, en voyant le Dr Queltin venir aussi à lui dans le hall où ils s’étaient tous arrêtés.

— Du courage, mes pauvres amis ! dit le bon prêtre. Dieu vous soutiendra dans l’épreuve effrayante qui vous atteint !

— Ah ! elle est morte !…

Et, entourant sa femme de ses bras, le comte pleura à grands sanglots. Marie mêla ses larmes aux siennes, cherchant à le consoler.

Les deux hommes se regardèrent, épouvantés de l’aveu terrible qui restait encore à faire.

— Allons la voir ! dit soudain Roger.

Et, l’air égaré, il se dirigea vers la porte.

— Attendez encore un instant, dit M. Queltin.

La comtesse se leva aussi, et, regardant autour d’elle :

— Où donc est Mireille ? fit-elle. Comment n’est-elle pas déjà près de nous ?

M. Coural alla aux deux malheureux jeunes gens qui perdaient à la fois une mère et une fille, et réunissant leurs mains aux siennes :

— Du courage ! De la résignation !… dit-il.

— Ah ! c’est ma fille qui est morte !… s’écria Marie, les yeux agrandis par une douleur folle.

Et elle tomba lourdement sur le tapis.

Ils s’empressèrent autour d’elle ; le comte lui-même oublia tout pour ne songer qu’à cette femme bien aimée qui gisait comme morte sur le canapé où ils l’avaient étendue.

Alors, profitant de ce que le docteur prodiguait ses soins à la malade, l’abbé Coural, avec des ménagements infinis, apprit la vérité au pauvre père. Il s’effondra aussi sur un fauteuil, en faisant entendre des plaintes déchirantes. Mais à la vue de Marie, sortie enfin de sa syncope, il bondit de son siège, la prit dans ses bras en s’écriant avec désespoir :

— Marie ! Marie, nous restons seuls !…

Et ce fut lui qui eut le courage de lui faire la douloureuse confidence.

Comment ce cœur endolori n’éclata-t-il pas en ce moment terrible ? Le docteur, la main posée sur cette poitrine palpitante, attendait, anxieux. La jeune comtesse se dressa avec une telle force qu’elle faillit renverser M. Queltin. Puis, l’air tragique, les yeux sans larmes :

— Je veux ma fille ! Je la veux, morte ou vivante !

— Je te la rendrai, Je te le jure !… s’écria le comte d’un accent navrant, en pressant ses mains glacées.

Elle le regarda, farouche, puis, avec un cri de biche blessée, elle tomba dans une nouvelle syncope qui l’enleva pour un instant aux souffrances atroces de l’heure présente.

Ses femmes l’emportèrent, pendant que le malheureux Roger allait pleurer au pied du lit de sa mère. 15
Quelle nuit passa le comte entre sa mère morte et sa femme mourante ! Car le choc avait été trop violent et elle gisait sur sa couche, les yeux égarés, proférant des mots sans suite, une fièvre ardente lui donnant un délire effrayant.

Mme de Peilrac conservait dans la mort cet air affolé qu’elle avait à la dernière minute, lorsqu’elle regardait s’enfuir cette eau glauque qui emportait sans doute le corps de la tant aimée. Le calme n’était pas revenu sur ses traits convulsés, ils gardaient un masque tragique qu’on ne pouvait voir sans effroi.

Dès le petit matin, M. de Peilrac fit draguer toute la partie du Gave qui passait dans sa propriété ; il voulait ravoir le corps de son enfant, il l’avait juré à sa femme, cela serait pour tous deux une triste consolation. Ils pourraient au moins fleurir le mausolée où reposerait leur chérie, ils viendraient lui dire de prier pour eux. Elle n’avait pas besoin de prières ; elle était partie pour la patrie céleste avec ses ailes d’ange, c’était sur eux, si désespérés, qu’elle devait veiller maintenant. Mais, vers le soir, les hommes chargés de ce soin revinrent la tête basse : vaines avaient été leurs recherches.

Cette perspective de laisser le corps de sa Mireille à la merci des flots rendit plus grand encore le désespoir du père.

— Il faudra recommencer demain, dit-il, et aller jusqu’à la mer ; nous ne reculerons que devant elle, c’est-à-dire devant l’impossible.

Comment le comte supporta-t-il cette seconde veillée funèbre ? Cela sembla miraculeux aux nombreux amis qui étaient venus se joindre à lui pour rendre ce dernier devoir à la comtesse Mathilde. En vain voulurent-ils le forcer à prendre un peu de repos, il résista à toutes les instances et ne quitta la chambre où sa mère dormait son dernier sommeil terrestre, au milieu des fleurs et des lumières, que pour celle où sa femme se tordait dans la douleur, avec des plaintes de petit enfant.

Le Dr Queltin s’était établi au château ; il ne voulait pas abandonner sa malade une minute.

— Eh bien, docteur ?… interrogeait Roger, navrant à voir avec sa figure ravagée, ses yeux caves et rougis, sa parole brève.

— Je ne puis encore me prononcer catégoriquement, mon cher comte ; mais le cas ne me semble pas désespéré, et je préfère cette fièvre qui enlève toutes pensées à la comtesse. Je redoute tant que le cœur ne s’attaque trop profondément ! De ce côté, du moins, je ne crains rien en ce moment.

Et le jeune homme le quitta, un peu plus rassuré, pour s’occuper de la triste cérémonie de la mise en bière.

— Ô mère ! s’écriait-il en embrassant le visage glacé qui allait disparaître sous le blanc linceul, ô mère ! tu vas la revoir, et nous, nous malheureux, nous ne la reverrons plus jamais, jamais !…

— En ce monde, mon fils, prononça l’abbé Coural d’une voix grave, mais vous la retrouverez un jour dans la patrie où il n’y aura plus ni pleurs ni chagrin. C’est pourquoi vous ne devez pas vous laisser aller au désespoir comme ceux qui n’ont pas d’espérance ; l’aurore éternelle se lèvera aussi pour vous, et vous y rejoindrez tous ceux que vous avez aimés.

Ces paroles émues firent pleurer Roger. Et, plus résigné, il laissa s’achever le pénible travail.

Bientôt, à travers les chemins bordés de fleurs, le char dans lequel reposait celle que l’on nommait la bonne comtesse s’en allait jusqu’au petit cimetière, où, parmi les tertres verdoyants, s’élevait la chapelle qui renfermait tous les Peilrac. Le cortège était nombreux ; il se composait des amis, des villageois et aussi des pauvres déshérités dont sa charité avait adouci le sort.

Après avoir récité les dernières prières d’une voix émue où passaient des pleurs, l’abbé Coural s’écria :

— Paix à cette âme, elle voit le Seigneur, car elle a passé en faisant le bien.

Le Dr Queltin put rassurer plus complètement le comte au retour du cimetière.

— Ma malade est plus calme, dit-il ; le cœur bat toujours un peu irrégulièrement, mais, avec des ménagements, des soins extrêmes, nous pourrons conjurer le danger immédiat.

— Merci, docteur !…

Et la main de M. de Peilrac serrait à la briser celle du praticien.

Il avait bien besoin de ce réconfort, le père infortuné !

Les funèbres dragueurs étaient revenus à jamais déçus. La rivière avait été fouillée sans aucun résultat. Le corps léger de l’enfant avait dû être porté par le courant jusqu’à l’océan.

Marie recouvra la faculté de reconnaître ceux qui l’entouraient, mais ce retour à la vie lui permit de concevoir toute l’immensité de sa perte. Lorsque ses yeux eurent une lueur d’intelligence, elle les fixa, pleins de prières, sur ceux de son mari. À cette muette interrogation, Roger ne put que s’agenouiller au chevet de ce lit, où sa bien-aimée allait encore souffrir. Il prit la main fine qui pendait, lassée, sur les couvertures, la baisa, puis la plaça ensuite sur ses yeux humides.

— Alors tu ne l’as pas retrouvée ? murmura-t-elle. Jamais, jamais, je ne reverrai ma Mireille ?…

— Pardon, pardon, Marie ! balbutia-t-il. J’ai fait l’impossible, crois-le !…

— Pauvre ami ! Te pardonner !… Quand tu souffres autant que moi !

Et de longs sanglots sans larmes ébranlèrent tout son être.

— Si elle ne peut pleurer, dit tout bas le docteur, la crise sera terrible !

Le comte se releva et posa la frêle tête blonde sur sa poitrine, où son cœur battait à se rompre.

— Ah ! chère, chère femme ! Pleurons ensemble, souffrons ensemble, nous serons moins malheureux et plus forts.

Et les pleurs perlèrent de ces yeux hagards, ils coulèrent, abondants et pressés, évitant à la pauvre désolée une crise qui pouvait la briser.

— Oh ! murmurait-elle, ne pas seulement savoir où s’est arrêté son corps ! Ce corps si beau qui était ma fierté ! N’avoir pu revoir ces grands yeux si doux, cette bouche rose qui me disait si tendrement : « Je t’aime ! » C’est cela qui me déchire, mon Roger, c’est cette pensée affolante de savoir ma chérie sous l’eau froide qui fera à jamais mon désespoir !

Comment répondre à ces plaintes déchirantes sinon par des larmes !

Une potion calmante lui procura quelques heures de sommeil.

Le mieux se maintint, et la jeune comtesse put se lever ; mais elle était d’une pâleur et d’une maigreur à effrayer, dans ses vêtements de laine noire. Lorsqu’elle sortit au bras de son mari, ce fut pour se diriger vers le parc. En vain le comte voulut s’y opposer.

— Je veux voir les lieux témoins des derniers jeux de ma fille, dit-elle ; cette eau qui me l’a prise me rendra peut-être son image.

Et, penchée sur les flots calmés, elle les regardait de tous ses grands yeux fiévreux. Ils ne lui renvoyaient qu’un visage navré qui était le sien.

Chaque jour elle revint s’asseoir sous le saule, près de la croix en marbre blanc que le père y avait fait dresser.