L’Aéroplane fantôme/p3/ch8

Boivin et Cie (p. 439-458).

CHAPITRE VIII

LA DERNIÈRE REPRISE DU DUEL


— Fichu service, lieutenant.

— Fichu, c’est le mot, Herr Tafsen !

— Voilà quatre jours que nous surveillons cette endiablée lagune de Progreso, et l’équipage est exténué.

— Bon, je le pense comme vous. Nous disposons de 40 marins : chacun des deux canots, en occupe dix… Total douze heures d’aviron par jour… C’est trop vraiment, c’est trop !…

— Oui, mais c’est l’ordre de Herr Von Karch, lieutenant.

— Je m’incline… Seulement, tout en obéissant, il m’est bien permis de regretter la rade de Campèche où nous aurions été si tranquilles sans cette incompréhensible dépêche qui nous a fait revenir à Progreso.

Herr Tafsen et son second échangeaient ces répliques dans la nuit tombante, sur le pont du vapeur Fraulein.

Le télégramme de Pétunig les avait touchés à Campèche, leur enjoignant de gagner Progreso à toute hélice et d’établir une souricière à l’orée du fleuve souterrain.

En ce moment, les matelots, qui allaient relever les canots, de service durant la journée, embarquaient, et tout en surveillant l’opération, les deux officiers se confiaient l’agacement d’une consigne immobilisant tout le personnel du navire.

— Heureusement, il n’y a pas de pirates dans ces mers, reprit le second.

Et son supérieur l’interrogeant du regard.

— Bien sûr, expliqua-t-il. Pour que la lagune ne demeure pas sans surveillance, nous expédions la relève, et les autres ne rallient le bord qu’à l’arrivée de celle-ci… Deux fois par jour, durant une grande demi-heure nous sommes seuls sur le Fraulein… Avouez que des gens mal intentionnés auraient beau jeu de capturer le yacht.

— Vous avez raison… Toutefois, comme vous le dites si bien, lieutenant, il n’existe pas de pirates.

— Cela est évident.

— Et le beau jeu de ce qui n’existe pas ne saurait nous inquiéter.

Herr Tafsen daigna souligner d’un sourire ce qu’il considérait comme une fine plaisanterie, et les deux canots rangés contre le bordage étant prêts à partir, les rameurs à leurs bancs, il commanda :

— Nage !

Un instant, il regarda les embarcations s’éloignant dans la direction de la côte, que l’on devinait, dans la nuit venue, aux lumières du port de Progreso.

Puis s’adressant à son second :

— Je descends dans ma cabine, lieutenant. Quand les hommes de l’équipe de jour seront rentrés, placez les vigies et venez me rejoindre. Nous nous offrirons un punch de consolation.

— Par obéissance, Herr Tafsen.

Sur ce, le capitaine du Fraulein s’engouffra dans l’escalier du pont et s’enferma dans sa cabine, où il s’absorba en la confection d’un punch à lui spécialement destiné.

Il est conforme à la hiérarchie bien comprise que le commandant d’un navire prenne un rafraîchissement, une délicatesse, avant les officiers subalternes.

Celui qui précède tout le monde au feu, peut bien brûler l’alcool avant les autres.

Donc Herr Tafsen mixtura la boisson ardente, en dégusta une gorgée avec une sensualité presque mystique, puis s’étant quelque peu grillé la langue, il vint au hublot dont la vitre ronde éclairait la pièce durant le jour.

Vu la nécessité de réserver au « patron du yacht » et à ses invités, volontaires ou non, les cabines d’arrière, le commandant s’en était aménagé une à tribord (côté droit du navire) d’où il distinguait la terre, Progreso, la lagune. À l’aide d’une lunette, il lui était loisible de s’assurer que les canots accomplissaient bien leur service.

— Ah ! ah ! nous avons de la lune ce soir, marmotta-t-il. C’est égal ! Je serai ravi quand nos bateaux rallieront définitivement. Jamais feu d’artifice ne m’aura réjoui comme la vue de la fusée rouge convenue, par laquelle les braves gens nous annonceront qu’ils tiennent ceux que nous attendons.

Et, avec un juron :

— Ces gens que nous attendons sans savoir qui ils sont. Mais de cela, je m’en moque ! Ce qui m’intéresse, c’est la fin de cette faction insipide. Vive la fusée rouge ! Puisse-t-elle ne pas se faire espérer trop longtemps !

Ses yeux errant sur la mer, imprimèrent une nouvelle direction à ses pensées.

— On jurerait que tous les requins de l’Océan tiennent un meeting, autour du Fraulein. Je sais bien que ces vilaines bêtes pullulent sur les côtes du Yucatan, mais vraiment elles pullulent trop. Celui qui tomberait à la mer, hum !… ; cela fait froid dans le dos. Le temps de dire ouf, et l’on serait absorbé comme un simple déjeuner à la fourchette.

Il eut une exclamation. Un corps opaque venait de passer devant le hublot, faisant rejaillir l’eau jusqu’à la vitre ronde.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Tafsen ouvrit le hublot ; il s’efforça de voir au dehors, mais il ne discerna que des rides circulaires s’étalant à la surface de la mer, et indiquant par leur centre l’endroit où l’objet inconnu s’était engouffré dans la masse liquide.

— Mille diables, est-ce que mon second jetterait la cargaison à la mer ?

Tafsen se précipita vers la porte, avec l’intention d’aller chercher l’explication du fait anormal. Il n’eut pas le temps de l’atteindre.

Le battant s’ouvrit et, sur le seuil, apparurent deux jeunes filles vêtues de délicieux costumes de yachting à vareuses bleu-marine à boutons d’or, corsages de jersey blancs, jupes courtes, brodequins de cuir fauve.

Sur leurs cheveux : bruns chez l’une, blonds chez l’autre, d’exquises casquettes blanches à bandeaux bleus.

— Ochs ! s’exclama le commandant ahuri ; on jette je ne sais quoi à la mer, et cela fait pousser des passagères à bord ; ah ça, Mesdemoiselles, seriez-vous des sirènes ?

Des sirènes très modernes en tout cas, car les interpellées braquèrent de mignons revolvers sur Herr Tafsen, et s’inclinant cérémonieusement, la brune prononça :

— Nous souhaitons causer avec vous, Herr ; je suis certaine que vous ferez droit à notre désir, aussi je veux être correcte et vous présenter vos visiteuses.

Elle se désigna du doigt :

— Le commodore (capitaine de la marine américaine) Suzan ; mon amie et mon aide de camp, miss Ketty.

Et profitant de la stupeur du commandant du Fraulein, lequel fixait des regards hébétés sur ces jeunes filles s’attribuant des grades dans la marine fédérale, elle ferma tranquillement la porte, puis souriante :

— Asseyez-vous donc, Herr Tafsen. Vous alliez, je le vois, déguster un punch ; ne vous gênez pas pour nous.

Machinalement, l’interlocuteur de l’étrange commodore se versa une copieuse rasade.

— Là, reprit Suzan avec satisfaction. Daignez ouvrir des oreilles complaisantes.

Elle prit une pose abandonnée, sans cesser de tenir le commandant sous la menace de son revolver.

Comment les deux fillettes se trouvaient-elles là ? On se souvient que la venue des Mayas avait déterminé le watman Klausse à provoquer l’envolée de l’aéroplane, malgré la résistance de Suzan et de Ketty, qui eussent voulu joindre leurs amis demeurés dans le gouffre.

Quand, au matin, Klausse se hasarda à revenir au Bois Interdit, la futaie était redevenue déserte. Une exploration du Cenote avait révélé aux trois aviateurs une part de la vérité.

Leurs amis avaient fui par la rivière souterraine, sans cela leurs cadavres eussent été visibles comme ceux des complices de Von Karch.

Donc il fallait aller les attendre à Progreso.

Mais auparavant, l’aéroplane décrivit un crochet sur Campêche, afin d’entraîner le steamer américain Lovely, qui avait rallié ce mouillage sur la dépêche chiffrée expédiée naguère de Mérida par Tril.

À Campèche, les voyageurs aériens ne trouvèrent, ni le Fraulein, ni le Lovely. Tous deux, le second surveillant le premier, s’étaient déjà mis en route vers Progreso.

Dans ce dernier port, Klausse et ses compagnons avaient découvert le Lovely amarré au fond du bassin.

Suzan avait eu une mystérieuse conférence avec un jeune garçon de dix-huit ans à peine, qu’elle avait appelé Capitaine Martins.

Celui-ci lui désignant le Fraulein, affourché sur ses ancres au milieu de la rade extérieure, lui avait expliqué comment le service s’effectuait à bord du vaisseau allemand, qu’il ne perdait pas de vue depuis plusieurs jours.

Et profitant de l’instant de la relève, l’aéroplane venait de déposer, à l’arrière désert du navire de Von Karch, les deux fillettes engageant la lutte sur un plan audacieux, né en leurs cœurs de leur dévouement.

Elles avaient échangé ces seuls mots :

— Tril est pris ailleurs, c’est à moi, Suzan, d’agir comme il le ferait lui-même.

— Je pense la même chose, en ce qui concerne Joé et ma propre personne, répondit Ketty.

À présent, elles tenaient Herr Tafsen sous le canon de leurs revolvers, et Suzan, devenue commodore, parlait :

— Donc, cher monsieur Tafsen, le recrutement de votre équipage m’est apparu complètement défectueux.

— Défectueux, se récria l’officier, étourdi par cette entrée en matière. Mon équipage défectueux !

— Soyez juste ; des chenapans, des gens de sac et de corde, dont la place serait au bout du filin d’une bonne potence, et non parmi les agrès d’un honnête navire. Aussi ai-je résolu de vous débarrasser de ces coquins, dont le commandement a dû vous peser bien souvent.

Et comme Tafsen, écarlate, congestionné, soufflait ainsi qu’un phoque, Suzan reprit aimablement :

— La joie vous étouffe, je le vois. Allons, encore un petit verre de punch, cela vous remettra d’aplomb. Ne vous faites pas prier.

Par hasard sans doute, le revolver de la fillette décrivit dans l’air des arabesques menaçantes. Le commandant s’exécuta et absorba un verre de la boisson brûlante.

Bien que tant soit peu obligatoire, cette libation lui rendit une part de sa lucidité, et il trouva la force d’une question :

— Enfin, que voulez-vous ?

— Vous épargner, vous, Herr Tafsen.

— M’épargner ?

— Ceci vous étonne. Vous vous avouez, à part vous, que vous n’êtes pas plus digne de clémence que les autres. Je sais, je sais. Tous les serviteurs de M. Von Karch sont des bandits triés sur le volet. Vous serez épargné, non par pitié, mais parce que vous pouvez rendre un léger service.

— Un service ?

— Celui d’obéir. On ne vous demandera pas des choses au-dessus de vos capacités. Mentir un peu, voilà tout.

Soudain une sorte d’éclair rougeâtre impressionna la rétine des assistants. D’un bond, Tafsen fut au hublot, disant d’une voix étranglée par la joie :

— La fusée rouge !

— Et cette fusée signifie ? demanda Suzan qui n’avait pas fait un mouvement.

— Que mes matelots ont capturé ceux qu’ils attendaient.

Suzan et Ketty échangèrent un regard rapide ; ceux-là, c’étaient ceux à qui elles se dévouaient.

Le commandant ne vit rien. On l’avait surpris seul ou à peu près à son bord ; mais ses quarante matelots allaient rallier le Fraulein ; ce serait à lui à dicter des ordres aux audacieuses péronnelles braquant sur lui leurs revolvers.

Et il continua avec une satisfaction hargneuse :

— Cela signifie encore que mes Vauriens comme vous les appelez, reviennent, et qu’en vous trouvant à bord ! Eh ! Eh ! ils pourront se venger d’un mépris imprudent.

À sa grande surprise, ses interlocutrices ne s’émurent pas le moins du monde. Ketty se prit à rire.

Quant à Suzan, elle prononça d’un petit ton dogmatique du plus comique effet :

— Oh ! s’ils nous trouvaient, je ne doute pas de leur brutalité ; seulement ils ne nous trouveront pas.

— Ah bah ! et pourquoi, je vous prie ? questionna malgré lui Tafsen interloqué par le calme de la fillette.

Celle-ci riposta par une question, semblant ne présenter aucun lien avec la précédente :

— La fusée rouge lancée, dans combien de temps estimez-vous que les canots auront rallié le Fraulein ?

— Dans une demi-heure au plus.

— Bien, dans ce cas, attendons une demi-heure, et vous verrez que quarante bandits de plus ou de moins ne changent rien à ce que j’ai décidé. En dehors d’eux, que reste-t-il à bord ? Les cuisiniers seulement, car je crois que le personnel des machines est employé au service concurremment avec les matelots.

Médusé, Tafsen affirma d’un geste de la tête.

— Combien de cuisiniers ?

— Trois.

— Merci.

Puis, gracieuse autant qu’une maîtresse de maison offrant le thé.

— Pour raccourcir l’attente, un peu de punch, Herr Tafsen ? Un peu de punch pour entretenir votre belle humeur.

Et le silence régna.


Le commandant s’exécuta.

Tafsen buvait, tout étourdi de l’aventure. Il consultait fréquemment sa montre, une grosse montre d’or.

Les minutes passaient. À la vingt-neuvième, des voix résonnèrent au dehors, accompagnées du bruit d’avirons frappant l’eau.

— Les canots ! murmura le commandant.

Il fit mine de se lever, d’aller au hublot, mais les revolvers se dirigèrent sur sa personne de façon si clairement menaçante, qu’il se rassit furieux, se mordant les lèvres.

— Attendez, dit seulement Suzan.

À présent, on percevait des pas sur le pont, le grincement des poulies. Que hissait-on à bord ?

Dans le couloir des cabines, plusieurs personnes passèrent, se dirigeant vers l’arrière du navire.

Dix fois, herr Tafsen fut sur le point d’appeler. Les revolvers l’empêchèrent de donner suite à cette idée.

Et les deux fillettes le regardaient fixement, semblant deviner les pensées bouillonnant en son crâne.

Elles ne souriaient plus. Sur leurs traits se marquait une anxiété, et par effet réflexe, le front de l’officier se striait de rides. Quel inconnu redoutable motivait la gravité des étranges visiteuses ?

Soudain, la vitre du hublot s’illumina ; il y eut des crépitements, des cris, des hurlements, puis tout se tut. La vitre était redevenue noire.

Et comme Tafsen, les cheveux hérissés par une épouvante imprécise, se tournait vers le disque de verre, qui avait livré passage à l’incompréhensible irradiation, Suzan ouvrit la porte au large.

— Vous pouvez monter sur le pont, Monsieur, dit-elle d’un ton bref. Vous comprendrez la nécessité de l’obéissance.

Et se tournant vers son amie :

— Ketty, accompagne le commandant, et au besoin, aide-le à comprendre.

— Mais toi ?

— Je vais chercher le maître-coq (cuisinier). Il convient d’éviter qu’il chante.

Et Tafsen, suivi de Ketty, ayant disparu dans le couloir, la jeune Américaine sortit à son tour.

Deux minutes après, elle arrivait aux cuisines. Elle allait en franchir le seuil, quand des mains robustes saisirent ses frêles poignets, et une voix rauque s’exclama :

— Tiens une matelote ! Il n’y en avait pas dans l’équipage ; d’où sortez-vous, la belle ?

Entraînée par son agresseur, Suzan se trouva en pleine lumière, dans la cuisine du bord, où deux hommes surveillaient la cuisson du rata de l’équipage.

Celui qui la tenait, un robuste gaillard à la moustache fauve, était le maître-coq qu’elle avait pensé surprendre.

La jeune fille était prisonnière à son tour.

À ce moment même, dans l’appartement de l’arrière, divisé en cabines communiquant entre elles, où naguère les Fairtime avaient été prisonniers durant la traversée de Hambourg au Yucatan, Édith se tenait immobile, navrée par le coup du sort qui venait de la réintégrer dans cette geôle toute pleine de souvenirs funestes.

Ah ! la malchance apparaissait désormais invincible.

Après le départ du Cenote d’Ah-Tun, le canot emportant François, Édith, Lord Gédéon et Péterpaul, Margarèthe gémissante, et Joé tout interloqué d’être séparé de Ketty, s’était enfoncé dans le dédale souterrain devant le ramener à la côte.

L’ingénieur n’avait pris d’autre précaution que de placer un fanal à l’avant afin que l’embarcation ne pût donner contre un obstacle invisible.

Pour le surplus, on s’abandonna au courant, lequel conduirait sûrement les voyageurs à la mer.

Le bateau ne contenait pas de vivres ; deux jours sans nourriture, (on comptait ce laps nécessaire pour atteindre la côte) ce serait pénible mais supportable.

Or, vers le milieu de la première journée de navigation, les chronomètres indiquant midi, le canot arriva en face d’un affluent du fleuve souterrain, lequel lui apportait le tribut d’une onde rapide et bouillonnante.

Et comme ils regardaient les eaux tumultueuses se mêlant au calme courant qui les entraînait, une sorte de projectile jaillit du tunnel d’ombre déversant le torrent ; un cri s’échappa de toutes les lèvres.

Ce projectile venait droit sur le canot. Une collision allait avoir lieu, et dans les ténèbres, un naufrage supprimerait les victimes de Von Karch.

L’anxiété fut brève, l’objet frôla la barque, la dépassa, et d’un même mouvement, Péterpaul et ses amis saisirent les avirons pour s’élancer à sa poursuite.

Avec stupéfaction, ils avaient reconnu une pirogue.

Une pirogue, abandonnée eu cours impétueux d’un torrent du sous-sol. D’où venait-elle ?

Quelques coups de rames amenèrent les embarcations bord à bord, et dans le fond de la pirogue mystérieuse, les voyageurs découvrirent deux corps privés de sentiment.

En ces deux êtres, annihilés par une terreur surhumaine, ils reconnurent Tiral et la métisse Liesel.

Transbordés aussitôt, entourés de soins, ceux-ci revinrent à eux, expliquèrent comment, lancés dans la nuit par la trahison de Von Karch, secoués, ballottés sur les eaux furieuses, leurs nerfs n’avaient pu résister à la terreur. Ils s’étaient évanouis.

Le reste s’expliquait de lui-même.

Le torrent, affluent tributaire du fleuve, y avait conduit la pirogue, laquelle, par un hasard providentiel, avait résisté aux chocs dont son bordage portait les traces.

Mais le salut inespéré laissa Liesel dans un état de prostration douloureuse.

La jeune fille se sentit prise d’épouvante à la pensée qu’elle était sauvée par François, par l’homme dont elle avait amené l’arrestation, le déshonneur, de concert avec le misérable qui venait sans scrupule de la vouer à la mort.

Elle ne sortit de son atonie que pour crier sa propre infamie. Elle clamait comme en rêve le criminel mensonge. Elle adjurait François de lui pardonner.

Tiral, éperdu devant cette confession, demeurait atterré.

Et Édith enveloppant son fiancé d’un regard lumineux, semblait dire :

— Souvenez-vous, François, rien n’a pu me faire douter de vous.

La journée s’écoula ainsi, puis le lendemain. À l’estime des voyageurs, ils eussent dû atteindre l’embouchure du fleuve souterrain, et le tunnel continuait toujours.

Peut-être le canot avait-il été entraîné en dehors de la route la plus courte. Le courant ralenti les charriait vers l’océan, mais combien de temps mettraient-ils à y arriver ?

La faim donnait une terrible éloquence à la question.
approchez, fit-elle d’un accent de plus en plus faible…

Bref, une idée s’implanta dans les esprits. À plusieurs reprises, on avait passé en vue de puits, d’installations souterraines, indiquant l’emplacement d’agglomérations humaines à la surface du sol.

Un lavoir se présenta. Le canot accosta. François, Péterpaul, Joé, sautèrent sur le remblai rocheux. Un escalier se montra, grossièrement taillé dans la masse granitique.

Ils s’y engagèrent, et vingt-cinq mètres plus haut, débouchèrent dans la cour d’une ferme.

Par malheur, leur apparition épouvanta une femme qui distribuait du grain à ses volailles. Les trois personnages eurent juste le temps de s’emparer de quelques galettes de maïs, de deux poulets, de jeter une pièce d’or à la fermière afin de l’indemniser, et ils durent s’enfuir poursuivis par une troupe d’indigènes accourus aux clameurs de la poltronne créature.

Se jeter dans le canot, prendre le large à force d’avirons, ne les empêcha pas d’être salués d’une salve de mousqueterie. Ne pouvant plus les atteindre, les poursuivants se donnaient la satisfaction de les fusiller.

Les balles sifflèrent autour d’eux. Mal dirigées, elles n’eussent dû atteindre personne.

Et cependant, quand la fusillade cessa, une voix faible appela :

— Monsieur François.

C’était la voix de Liesel. Un projectile lui avait troué la poitrine. Elle gisait renversée au fond du canot.

— Approchez, fit-elle d’un accent de plus en plus faible. Approchez.

Et quand il eut obéi, elle parut rassembler toutes ses forces pour prononcer ce mot :

— Pardon !

Une convulsion agita son corps et elle ne bouges plus.

Liesel, ce témoin de l’innocence de l’ingénieur, était morte. On juge de ce que fut désormais la navigation de la barque funèbre.

Pour brocher sur le tout, à l’instant où l’on débouchait enfin dans la lagune de Progreso, à l’instant où, délivrés de l’oppression des ténèbres, tous saluaient le ciel constellé d’étoiles, deux canots du Fraulein, montés par des matelots armés, avaient accosté l’embarcation ; les voyageurs s’étaient trouvés saisis, garrottés, avant de pouvoir se rendre compte des causes de cette dernière et désespérante péripétie.

Conduits au yacht de Von Karch, sur un ordre lancé du pont, ils avaient été hissés à bord, ainsi que les caissettes contenant le trésor découvert par Tiral.

Des marins les avaient aussitôt conduits dans l’appartement d’arrière, ou Édith se retrouvait avec désespoir.

Et silencieux, nul ne se sentant le courage de convier ses compagnons à l’espérance, ils semblaient avoir perdu même la force de se plaindre.

Comme ils restaient ainsi, la porte s’ouvrit. Sur le seuil se montra Von Karch. Et derrière lui, dans la pénombre du couloir, se devinaient confusément plusieurs matelots armés de carabines.

L’espion couvrant les prisonniers d’un regard triomphant, laissa tomber ces seuls mots :

— Eh bien ! Monsieur François de l’Étoile, je crois le moment venu pour vous de déplorer l’heure où, à Mourmelon, vous m’avez refusé le plaisir d’être votre beau-père.

Ce fut tout. La porte se referma.

Von Karch s’était éloigné, ayant répandu sur ses prisonniers la suprême désespérance.

Dans sa phrase railleuse, ceux-ci avaient discerné la menace d’une âme inflexible. Désormais, ils se savaient irrémédiablement perdus.

Et Édith s’abattit avec un sanglot dans les bras de l’ingénieur, tandis que Margarèthe, le visage hagard, les bras étendus en avant comme pour repousser une horrible vision, semblait frappée de folie.

Von Karch, flanqué de Pétunig rejoint à Progreso, et du jeune Tril, venait en effet de se faire conduire par un canot du port à bord du Fraulein.

Parvenu au navire, il avait renvoyé ses bateliers.

À la coupée, Tafsen l’attendait.

— Eh bien, Tafsen ? demanda-t-il.

— Tout va bien, Herr. Ceux que l’on attendait sur la lagune, sont enfermés à l’arrière ; les caisses, leurs bagages sans doute, ont été déposés dans votre cabine.

Enchanté de ces renseignements, l’espion ne remarqua pas chez le commandant Tafsen une nuance de gêne, d’hésitation.

— Je vais les voir, reprit-il, je tiens à m’assurer par moi-même qu’aucun ne manque à l’appel.

Ainsi il s’était rendu à l’appartement de poupe.

Reste seul, l’officier se retourna vers une personne à demi dissimulée derrière les apparaux, et prononça cette phrase étrange :

— J’ai obéi, mais j’aurai ma grâce ?

Une voix juvénile répondit :

— Cela est promis. Continuez à agir loyalement ; non seulement vous ne serez pas inquiété, mais encore vos services vous vaudront une rémunération.

Ce qui incita Herr Tafsen à s’incliner profondément.

Von Karch, lui, ayant lancé sa raillerie cruelle aux prisonniers, regagnait cependant sa cabine, toujours escorté de Pétunig et de Tril.

Il exultait.

Dans la joie de la tranquillité reconquise, il invita ses compagnons et Tafsen à partager son souper.

Il avait besoin d’auditeurs bénévoles, auxquels il pût confier ses projets d’avenir.

— Demain, disait-il, nous lèverons l’ancre ; au large, nos prisonniers à la mer. Les requins nous seront reconnaissants ! Eux disparus sans laisser de traces, nous négocierons les diamants du trésor Maya. Riches, libres, sans attaches avec des gouvernements ingrats, notre existence sera un enchantement.

Pétunig approuvait.

Et Tril lui-même, sentant la nécessite impérieuse de la prudence, se contraignait à applaudir le misérable bandit.

Ainsi tous s’attablèrent dans la cabine de l’espion.

Tafsen très rouge, ce que Von Karch attribua modestement à la joie de son retour, actionna la sonnerie électrique avertissant les stewarts (serveurs) que l’instant de commencer leur service était venu.

Et Tril demeura médusé.

Le serveur qui se présenta le premier, mince, fluet, gracieux, portait sur ses épaules un visage chéri, celui de Suzan.

Suzan ici, remplissant les fonctions de stewart auprès de Von Karch !

Le jeune garçon ne pouvait deviner que la fillette, captive tout à l’heure du maître-coq du bord, avait été délivrée par Ketty poussée à sa suite par un pressentiment, et les officiants des cuisines remplacés par les héroïques jeunes filles.

L’espion d’ailleurs remarqua le visage inconnu pour lui, et interrogea Herr Tafsen qui répliqua :

— Pétersen a tiré une bordée à terre ; c’est un marin d’eau douce qui se plaît sur la côte beaucoup plus qu’à bord. Je l’ai remplacé par ce garçon, fils d’un pêcheur de Progreso.

Ce qui satisfit pleinement le questionneur.

Le repas fut gai ; seulement, un observateur eût constaté que les facultés expansives diminuaient à mesure que les mets se succédaient.

Les répliques ne ripostaient plus aux répliques. Des temps de silence trouaient la conversation, de plus en plus longs, de plus en plus fréquents.

Enfin, les convives demeurèrent muets, les paupières abaissées, ils dormaient.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Von Karch se réveilla, il faisait grand jour, ainsi que le démontrait un joyeux rayon de soleil pénétrant par la vitre circulaire du hublot.

La trépidation de l’hélice amena un sourire sur ses lèvres.

— Ah ! Ah ! nous sommes en marche ! Ce brave Tafsen. Il a compris ma hâte de me trouver en pleine mer pour me débarrasser de ces encombrants prisonniers. Ils m’ont causé assez de tintouin, les gaillards !

Il s’interrompit brusquement.

— Ah ça ! qu’est-ce que je fais ici ?

Il ne reconnaissait pas sa cabine. Plus fort que cela, il avait l’impression de n’avoir jamais pénétré dans l’étroite pièce où il se trouvait à cette heure.

Pourtant, il connaissait le Fraulein dans ses moindres recoins.

En hâte, il sauta de la couchette sur laquelle il était étendu. Nouvelle surprise. Il s’aperçut qu’il était couvert de ses vêtements.

— Se coucher sans se déshabiller, grommela-t-il. Ai-je donc fêté la dive bouteille ; j’étais assez joyeux pour cela ; mais cette cabine, ce n’est pas la bouteille qui l’a fait pousser dans la nuit.

Il sortit, parcourut les coursives, se trouva sur le pont.

Ici, son étonnement atteignit à la stupeur. Le navire qui le portait, devait avoir un tonnage sensiblement égal à celui du Fraulein, mais sa construction différait totalement du yacht allemand.

Un marin, ou plus exactement un mousse, — l’âge du personnage, quinze ans à peine, justifiant ce titre, — passa près de l’espion.

— Pardon, quel est ce navire ? prononça ce dernier dans le plus pur allemand.

L’interpellé le toisa et répondit :

I don’t understand !

Ce qui en anglais et en américain signifie :

— Je ne comprends pas.

Allons bon ! voilà qu’à bord du bateau allemand, il se trouvait un mousse anglo-saxon.

Un, c’eut été déjà bizarre, mais il y en avait plusieurs ; car un second, puis un troisième, s’offrirent aux yeux ébahis de Von Karch, ripostant à ses questions, par l’horripilant :

I don’t understand !

C’était une invasion américaine.

Quand les sauterelles s’abattent sur un endroit, on peut accuser le vent de les avoir apportées, mais les Américains ne sauraient être véhiculés ainsi que les criquets.

Von Karch se sentit affolé.

Heureusement pour lui, un jeune homme, la casquette ornée des galons d’or de commodore, s’approcha :

— Commodore Martins, dit-il, commandant le yacht Lovely.

Cette fois enfin, on lui parlait allemand, mais le plaisir de l’espion n’en fut pas augmenté.

Lovely, qu’est-ce que ce Lovely dont vous me parlez ?

— Un bon navire de la marine fédérale, répliqua sèchement le jeune officier, et dont l’équipage est catalogué comme détenant le record de la jeunesse. Le plus âgé du bord, en effet, c’est moi, le capitaine, et je n’ai pas dix-neuf ans.

Ces mots achevèrent d’exaspérer Von Karch.

— Qui peut être assez fou pour confier un navire à des gamins ?

— Un homme, riposta Martins, qui a songé que des enfants abandonnés peuvent devenir de bons citoyens, et qui l’a prouvé ; Jud Allan, notre « roi » à nous, un roi aimé de ses obligés comme jamais souverain ne le fut de ses sujets.

Puis changeant de ton :

— Mais laissons cela ; je dois vous prier de réintégrer votre cabine où l’on désire vous parler.

— Qui ?

— J’exécute les ordres qui me sont donnés, sans en demander davantage.

— Et si je refusais ?

Le commandant Martins eut un sourire.

— Vous m’obligeriez à vous montrer qu’à bord du Lovely, les « gamins », comme vous appelez mes matelots, les gamins savent se faire obéir.

Une dernière question monta aux lèvres de Von Karch absolument ahuri de tout ce qu’il voyait et entendait :

— Mais le Fraulein, mon navire ?

Un haussement d’épaules de Martins, et le jeune commodore laissa tomber ces terribles paroles :

— Un navire de forbans ; je crois qu’on l’a coulé cette nuit…

Dans la cabine, un homme attendait.


Un navire de forbans ! Je crois qu’on l’a coulé.

C’était François de l’Étoile. Il ne se dérangea pas à l’entrée de l’espion.

Celui-ci, la démarche incertaine, assommé pourrait-on dire par la foudroyante révélation de Martins, se laissa tomber sur la couchette qu’il avait quittée quelques minutes plus tôt.

Les pensées tourbillonnaient dans sa tête. Lui qui, la veille au soir, se croyait assuré du triomphe, il était à présent au pouvoir de ses ennemis.

La roue de la fortune avait tourné, et de ce brusque revirement, il éprouvait une sorte de vertige.

— Herr Von Karch, voulez-vous m’écouter ?

Le misérable tressaillit en entendant la voix grave et douce qui venait de prononcer ces mots.

Il regarda François.

L’ingénieur le considérait avec tristesse. Sur le front de celui qui avait tant souffert par sa faute, on ne lisait pas la haine.

Un espoir illumina le cerveau du fourbe ; un espoir imprécis. Les coquins savent que l’infériorité des honnêtes gens est la bonté. L’espion entrevit une indulgence possible, et, réconforté par cette idée :

— J’écoute, dit-il.

— Bien, reprit lentement son interlocuteur. Des dévoués ont fait tourner à votre confusion ce qui devait assurer ma perte. Grâce à mon appareil aérien dont ils avaient la conduite, ils ont transporté sur le Fraulein des hommes du Lovely ; vos complices, leurs canots coulés, ont été précipités à la mer, alors qu’ils se préparaient à monter à bord. Tous ont expié, sauf Tafsen qui a préféré aider mes fidèles à vous tromper.

— Ah ! siffla l’espion ; je me souviendrai de cela.

François coupa l’exclamation haineuse :

— Ne songez qu’à vous, herr Von Karch ; cette nuit, engourdi par l’opium mélangé à votre boisson, vous avez été amené ici, ainsi que vos captifs, ainsi que les pierres précieuses du malheureux Tiral, pierres sans valeur pour lui, à présent que sa fille n’est plus. Votre navire le Fraulein a été fulguré au moyen de mes radiateurs hertziens. De son équipage, vous et Tafsen seuls survivez. Tafsen a obtenu sa grâce ; je voudrais vous gracier à votre tour.

Un frisson parcourut le corps de l’Allemand.

— Me gracier ? répéta-t-il d’une voix frémissante.

— Oui, vous pardonner en faveur de la malheureuse enfant que vous aviez condamnée comme nous, uniquement parce qu’elle avait eu horreur du crime.

— Ah ! c’est Margarèthe qui vous incite à la pitié.

— Je viens de vous le dire.

— Alors je ne vous remercie pas, herr François ; seulement qu’appelez-vous le pardon ?

— C’est vous débarquer dans un port, ignoré, c’est vous donner la possibilité de recommencer la vie.

— Bigre, c’est tentant.

Les yeux du misérable pétillaient.

— Et vous ajouteriez bien quelques diamants à la liberté ?

François inclina la tête.

— Vous dites oui ; alors achevez ; votre générosité s’adorne certainement de quelques conditions.

— Une seule.

— Qui est ?

— L’aveu écrit, signé par vous, comte de Kremern Von Karch, des mensonges qui ont fait de moi un être avili, déshonoré, contraint à devenir un fantôme acharné à la conquête de la justice.

Il y avait une tristesse profonde dans l’accent de l’ingénieur. Tout ce qu’il avait souffert dans son honneur, dans son affection, vibrait en ses paroles.

La grandeur de la tâche avait chassé la haine. François apparaissait grave et doux, ainsi qu’une incarnation de la justice elle-même.

Les traits de l’espion s’étaient durcis.

En lui, l’orgueil se révoltait à la pensée de s’avouer vaincu.

Et à voir les deux hommes en présence, on eut songé involontairement à quelque duel à mort des temps légendaires, où les esprits du Bien et du Mal échangeaient les estocades chantées par les poètes mystiques.

Enfin, Von Karch grommela d’une voix sourde :

— C’est-à-dire que vous serez réhabilité ; que le bonheur, la gloire, la tendresse vous souriront.

Et son interlocuteur l’écoutant sans un geste.

— Tandis que moi, j’en serai réduit à me cacher, à vivre obscur, traqué peut-être, car mon aveu déchaînera contre moi les limiers d’une police imbécile, toujours impitoyable aux soi-disant criminels, dont le véritable crime est d’être abattus.

Son accent se lit plus âpre.

— Sans compter que partout je me trouverai sous le coup d’une extradition, permettant à mes ennemis de me cueillir, de me traîner devant les tribunaux. Ma vie sera un cauchemar perpétuel sur la vision hallucinante du bagne.

Une ironie insultante flamba dans son regard.

— Avez-vous pensé que j’accepterais ?

Sans doute, le généreux fiancé d’Édith n’avait pas songé que sa clémence pût être accueillie ainsi. Et à son tour il demanda :

— Que voulez-vous donc ?

Ce fut par un éclat de rire rageur que l’espion répondit :

— Ce que je veux ? Eh ! le sais-je ! Ma situation m’apparaît sans issue ; je ne puis faire que je ne sois pas vaincu ; seulement, une dernière satisfaction me restera. Je roule dans l’abîme, vous y roulerez avec moi.

— Quoi, vous… ?

— Oui, je ferai ainsi. Je suis pris ; vous pouvez me tuer. Quand une partie est perdue, autant perdre la vie de suite que la traîner misérable. Mais vous, vous resterez avili, condamné à jouer les morts, sous peine d’être jeté sur les bancs de la cour d’assises, au cas où vous vous aviseriez de ressusciter officiellement. Ah ! Ah ! Ah ! je ris. Vous êtes vainqueur, mais votre victoire vous deviendra plus cruelle que ma défaite !

Les yeux de François lancèrent un éclair ; on eût cru que le jeune homme, frappé au cœur par la haine de son adversaire, allait riposter avec colère.

Il n’en fut rien. Par un effort, dont une faible contraction de sa face indiqua seule la puissance, il se contraignit au calme, et lentement il murmura :

— Avant de mourir, Liesel, pauvre jouet entre vos mains, a parlé.

— A-t-elle écrit ?

— Non, vous le devinez bien.

— Alors, que m’importe ce qu’elle a pu dire. Qui l’a entendue ? Vous, l’accusé : votre fiancée ; ses parents si intéressés à prouver votre innocence ! Vos témoignages sont frappés de nullité. Vous aurez beau affirmer que j’ai monté de toutes pièces, de concert avec Liesel, le drame dont la justice anglaise vous a demandé compte. Sans mon aveu, la preuve ne sera pas faite ; vous demeurerez suspect. Mes mesures furent bien prises, et aujourd’hui encore, à l’instant où il vous est loisible de me frapper, je vous laisserai en tombant, plus déchiré, plus malheureux que moi.

Sa voix s’enflait menaçante. Son exaltation criminelle lui donnait une grandeur tragique.

— Oui, oui, il m’est doux de proclamer la vérité devant vous seul, cette vérité que vous ne ferez jamais admettre par personne, moi refusant de la répéter. Ah ! la jolie et suprême vengeance que je n’aurais osé espérer. Comme vous allez souffrir victorieux ! Vous saurez que Liesel elle-même vous avait volé le poignard dont elle fut frappée, qu’un faussaire à ma solde avait écrit la lettre signée de vous. Vous saurez que la digne créature, stylée par moi, simula la folie ; car elle ne fut jamais folle, vous entendez, Herr François de l’Étoile. Vous saurez tout cela, vous le direz, et l’on ne vous croira pas. Pensez-vous que je serai bien vengé ? Vous avez brisé ma vie ; j’empoisonne à jamais la vôtre ; tout est payé !

Un éclat de rire sinistre, dont toute la cabine vibra lugubrement, ponctua sa phrase.

Et couvrant son adversaire d’un regard de suprême dédain :

— Maintenant je suis votre prisonnier, un prisonnier muet désormais. Je vous serai reconnaissant de ne pas tenter de renouveler cette conversation. Vous disposez de ma liberté, de mon existence ; ne m’épargnez pas. Agréable me sera la mort, croyez-le, à présent que je suis assuré qu’insupportable vous sera la vie !

Et s’étendant brusquement sur la couchette de la cabine, il tourna le dos à son interlocuteur, démontrant par ce mouvement sa résolution inébranlable de ne point renouer l’entretien.

Anéanti sans doute par la décision inattendue de son ennemi, François ne prononça pas une parole.

Il sortit de la cabine. La porte retomba sur lui.

Et Von Karch, aussitôt debout, riait convulsivement, lançant des phrases entrecoupées, menaçantes, les poings tendus vers le panneau qui s’était refermé sur l’ingénieur.

— Oui, oui, Cela lui paraîtra intolérable. Même s’il ne consent pas à me rendre la liberté sans condition, même s’il me supprime, il ne sortira jamais de la trame tissée autour de lui. Tomber, si l’on entraîne ses ennemis dans sa chute, qu’importe ! Et je les entraîne tous, tous : lui déshonoré ; les Fairtime désespérés par le mariage impossible ; et ma traîtresse Margarèthe même… Qu’elle soit donc leur amie maintenant !