L’Aéroplane fantôme/p2/ch6

Boivin et Cie (p. 216-237).

CHAPITRE VI

L’ÉTAT D’ÂME D’UN ESPION


Les trains ramenant le public de Grossbeeren à Berlin étaient bondés.

Les couloirs d’intercommunication, les passerelles, les fourgons regorgeaient de monde. Mais la foule était sombre, préoccupée. Partie le matin gaiement, elle rentrait terrifiée.

Un appareil inédit, rapide comme la foudre, avait passé, à peine assez pour que l’on pût l’entrevoir, et de l’orgueilleuse construction des ingénieurs aviateurs de l’année germanique, il ne restait que des ferrures tordues, des débris calcinés.

Or, dans l’un des compartiments, où quatorze personnes s’étouffaient, les voyageurs cherchaient à se consoler de la compression dont ils étaient victimes, en discutant l’événement du jour.

— Moi, déclamait un petit vieillard propret, je suis bonnetier depuis quarante ans. Le commerce a de grands rapports avec la politique. Eh bien, j’estime par expérience, que l’habileté la plus grande consiste à parler selon la vérité, à agir selon la justice.

— Cela est évident, appuyèrent les autres commerçants comme le premier.

À les entendre, personne n’eut pensé que la véracité de ces voyageurs pût être mise en doute. Et cependant, dans le commerce, il est impossible d’être sincère. Sans cela, on n’écoulerait jamais les marchandises de qualité inférieure.

Encouragé par l’unanime approbation, le petit bonnetier reprit :

— De deux choses l’une : ou bien le seigneur Von Karch, puisque les journaux l’appellent ainsi, n’a pas volé le Français François de l’Étoile, ou bien il l’a volé. Dans tous les cas, pourquoi ne pas le mettre en présence de la fantastique Miss Veuve ?

— C’est ce qu’elle demande.

— Justement. Lui donner satisfaction serait mettre fin à des avanies qui font de la patrie allemande la risée du monde civilisé.

— Oui, seulement la vanité des grands les empêche de raisonner comme de simples braves gens, gronda une voix enrouée.

Les causeurs jetèrent un regard effrayé sur celui qui venait de prononcer ces paroles évidemment désobligeantes pour les gouvernants.

En Allemagne, on n’est jamais certain d’être hors de portée de certaines oreilles indiscrètes, lesquelles sont doublées de mains expertes à rédiger les rapports de police.

L’homme n’a rien d’inquiétant. Il est gros, barbu, doué d’une apparence mi bourgeoise, mi paysanne. C’est sûrement un agriculteur des environs, un de ces fermiers cossus se livrant à la fructueuse culture maraîchère, aux abords de la capitale berlinoise. Lui, du reste, continue :

— Bien sûr, fait-il. Si ce Von Karch a volé, c’est qu’il était à la solde du gouvernement. Voilà ce que ces messieurs ne veulent pas avouer. Ils profitent volontiers du travail du Service des Renseignements, mais s’il se produit une anicroche, il n’y a plus personne. On jette l’agent en cause aux orties, et l’on crie partout que l’on a fait justice.

Tout le monde pensait ces choses, mais l’admiration pour celui qui osait les exprimer, se manifesta par un Och ! d’approbation.

— Vous êtes tous de mon avis, je le sais bien ; pas seulement dans ce compartiment, mais dans tout le train, dans tous les trains, dans toute l’Allemagne. Cela n’empêche pas l’Empereur, le chancelier, leurs ministres, de prendre un air innocent quand on leur parle d’espionnage. Eh bien, moi, je les estimerais s’ils avaient le courage de défendre les gaillards qui donnent leur temps, leur peine au service de la plus grande Allemagne. Teufel ! l’espion fait plus pour la victoire qu’un soldat, et le bonhomme qui, en temps de paix, risque sa liberté et parfois sa vie pour s’emparer des secrets des peuples ennemis, devrait être honoré à l’égal des héros.

— C’est vrai ! c’est vrai, firent les autres en chœur.

— Aussi, voyez-vous, je serais le maître, moi, je convoquerais la Miss Veuve pour la confronter avec Von Karch, et je l’arrêterais ; je l’enfermerais dans une forteresse, et je comblerais Von Karch d’honneurs ; quand on veut avoir des serviteurs dévoués, on agit comme cela, et pas autrement. Voilà comme je suis, moi.

On eût cru que cette profession de foi, sinon très morale, du moins très allemande, avait déchaîné la verve des assistants.

— C’est évident, on n’arrive à rien si l’on n’a pas le courage de son opinion.

— En voulant ménager la chèvre et le chou, on n’arrive qu’au ridicule.

— Pis que cela, au discrédit. Et le discrédit d’un gouvernement se traduit toujours par un ralentissement des affaires.

— Gare d’Anhalt Berlin !

Ce cri, lancé par les employés du train, fit se lever tous les voyageurs. Le train venait de stopper dans la station berlinoise d’Anhalt.

Le fermier, avec une vivacité que l’on n’eût pas attendue de sa corpulence, sauta sur le quai, et, d’un pas rapide, gagna la sortie. Dans la rue Bamburger, il se prit à courir, parcourant ainsi les cinq cents mètres qui séparent les gares dites d’Anhalt et de Postdam, et s’engouffra dans cette dernière en coup de vent.

Il avait bien fait de se presser, car il eut tout juste le temps d’arriver au quai où stationnait un train sur Postdam. Le convoi démarrait au moment où, essoufflé, hors d’haleine, il bondit dans un compartiment de seconde classe.

— Il était temps, grommela-t-il.

Puis il se laissa choir sur la banquette, en exhalant un « ouf » retentissant qui fit sursauter deux voyageurs déjà installés.

Mais il ne devait pas les préoccuper davantage. Il s’était accoté dans un coin et semblait sommeiller, ouvrant les yeux seulement, lorsque l’on stoppait à une station.

L’excitation qui avait dicté ses discours entre Grossbeeren et Anhalt, était tombée sans doute. À présent, il apparaissait, calme, paisible, et préoccupé, seulement d’arriver à destination.

Le train roulait, marquant l’arrêt normal à Schœneberg, Friednau, Lichtenfelde, célèbre par son école de Cadets, Zehlendorf, etc. Le fermier ne bougeait pas. Tout à coup le cri d’un chef de train l’arracha à sa quiétude :

— Neu Babelsberg, avait clamé l’agent courant le long de la file des voitures.

D’un bond, le voyageur fut debout.

— J’allais passer la gare, grommela-t-il. Ah bien ! ç’aurait été malin !

Un instant après, il déambulait sur le quai.

Sortant de la petite gare, il s’engagea sur la large avenue plantée d’arbres, que les plaques indicatrices désignent sous le nom de Kaiserstrasse (Avenue de l’Empereur) laquelle, dominant le petit lac de Griebnitz, aboutit à l’entrée principale du parc impérial de Babelsberg.

Il cheminait au milieu de la chaussée, monologuant à mi-voix, avec des gestes impatients. Sa pensée avait quitté les hautes sphères de la politique, s’accrochant à présent à ses préoccupations personnelles. Il n’en était pas plus content pour cela, ainsi que le démontraient les paroles qu’il confiait à la solitude du chemin.

— Se déguiser, se rendre méconnaissable quand, au bout de la journée, on a un gîte sûr. Ah ! cela n’est qu’un jeu amusant. Seulement le gîte restera-t-il sûr ? Le Chancelier tiendra-t-il sa langue ? Voilà le hic !

Et faisant sonner le sol sous ses talons.

— Ceci n’est pas certain du tout. Il faut avouer aussi que ce damné scélérat de Miss Veuve… Est-ce bête de ne pas savoir qui cela peut être. Il faut avouer qu’il s’entend à frapper les imaginations ! Son opération d’aujourd’hui est un pur chef-d’œuvre.

Puis serrant les poings :

— Seulement le danger augmente. Je ne vois pas clair dans tout cela. Tous les plans de François de l’Étoile avaient été décalqués par la charmante Liesel. Je la connais, c’est une consciencieuse jeune fille. Cependant nos ingénieurs n’ont obtenu qu’une chose informe, embryonnaire, auprès de l’engin merveilleux que nous avons aperçu à Grossbeeren. Miss Veuve opère évidemment avec l’invention de François. Alors ? À moins, murmura-t-il d’un ton pensif, à moins qu’elle n’ait perfectionné son œuvre.

Il secoua nerveusement la tête.

— Non. L’hypothèse supposerait l’existence d’un autre ingénieur, doué d’un génie égal. Cela ferait beaucoup de génies à la fois. Liesel a été trompée ou s’est trompée ; un plan lui a échappé.

Il s’était arrêté au milieu de la route. Ses épaules se haussèrent en un roulis furieux.

— Enfin, c’est cela, ou ce n’est pas cela. Ma seule certitude est que le chancelier doit être las des prouesses du diable volant. D’un instant à l’autre, il peut me trahir afin de retrouver sa tranquillité. Oui, je sais, j’ai mes dossiers, mais leur publication me donnera la jambe bien faite quand je serai trépassé ! Si encore je pouvais filer, là-bas, à la suite du vieux Tiral ! Je me soucierais de tout cela, comme de ma première dent de lait. Le trésor, un pays lointain, puis la fortune énorme sous mon véritable nom, que nul ne connaît ; enfoncés les curieux, plus rien à craindre. Seulement je dois attendre les renseignements de mes espions d’Amérique. Tiral et Liesel sont arrivés à New-York, ils s’y sont embarqués pour le Mexique. Où est le gîte du Trésor ? Je dois attendre… attendre !

Il lança dans l’air un poing menaçant.

— Oh ! attendre ! Quand un pavé menace de vous tomber sur la tête ! En ce moment, ma parole, on dirait que tout est contre moi ; tout… jusqu’à cette sotte Margarèthe. Ah ! en voilà une qui m’a trompé ! Dire que je la croyais si bien équilibrée, si protégée par sa raison contre les inepties du sentiment. Depuis que ces Fairtime sont prisonniers dans la maison du parc, Marga me bat froid. La niaise critique mon expédition à Fairtime. Elle tourne autour de ces ridicules Anglais, avec des mines de petite pensionnaire. Elle se fait leur servante ; adoucir leur captivité, voilà sa seule préoccupation. Sacrament ! s’ils étaient seulement dans l’une de nos forteresses, Spandau ou autre, ils en verraient bien d’autres.

Et avec une exaspération croissante :

— Ce matin encore, n’a-t-elle pas eu le front de me dire : Ah ! père, père, ils ne me pardonneront jamais d’être votre fille. Stupide ! Je les tiens, je n’ai qu’à lever le doigt pour qu’ils disparaissent, et elle s’inquiète de leur pardon ! Mais allez donc parler raison à une sotte tourterelle roucoulante.

Von Karch, on l’a reconnu, arriva ainsi à la grille du parc impérial et s’enfonça parmi les arbres. Bientôt il faisait halte devant la maison carrée, où l’avait déposé naguère l’automobile le ramenant de l’hôtel de la Chancellerie.

Cette vue parut le dérider. Il considéra avec complaisance le fossé, l’eau verdâtre mettant un rempart liquide autour de la construction, et aussi le chemin étroit jeté sur la douve devant la solide porte d’entrée.

— Au fond, se confia-t-il, connaître ma retraite, cela ne voudrait pas encore dire : avoir partie gagnée. Au surplus, je vais transformer mes otages en bouclier. J’ai hésité, espérant pouvoir suivre Tiral plus tôt, mais je ne tarderai pas davantage. Une précaution, même inutile, n’est jamais à regretter.

Et rasséréné par cette décision :

— Allons, allons, soyons sérieux pour deux, et laissons Marga distiller aux Anglais des paroles de miel.

Il arriva à la porte, introduisit une clef dans la serrure et tourna. Le battant s’ouvrit sans bruit.

Sur des banquettes disposées le long des murs de l’antichambre où l’espion venait de pénétrer, plusieurs serviteurs, parmi lesquels on aurait pu reconnaître les matelots entrevus à Fairtime-Castle la nuit de la catastrophe provoquée par Von Karch, étaient assis.

Ils se levèrent à la vue de l’espion ; mais celui-ci d’un geste brusque leur enjoignit de demeurer en place. Il passa devant eux et s’enfonça dans un couloir s’ouvrant à angle droit à l’extrémité du vestibule.

Une lampe posée sur une crédence répandait une lueur indécise.

Le corridor aboutissait à une porte dont le battant, ouvert au large, laissait apercevoir les premières marches d’un étroit escalier de pierre s’enfonçant dans le sous-sol. Évidemment, c’était là l’entrée des caves. Von Karch descendit précautionneusement, cherchant à étouffer le bruit de ses pas.

En bas, au bout d’une allée, il discerne un rai de lumière se glissant à travers une fente.

— Ah ! ah ! les oiseaux sont toujours là, fait-il d’un ton de bonne humeur.

Mais il se tait. Dans l’ombre, une main a saisi son bras. Cela ne le surprend pas, car il prononce d’une voix prudente :

— C’est moi, Stolz !

— Oh ! je vous avais reconnu, Herr ! Je voulais seulement vous montrer que l’on a les yeux ouverts.

— Rien de nouveau ?

— Rien. Fraü Margarèthe est auprès des prisonniers.

L’espion, à ces paroles, a un mouvement d’impatience que l’ombre dissimule.

— Bien. Continue à être fidèle. Je me chargerai de ta fortune.

Il va plus loin dans la direction de la porte close, dont une fissure laisse passer le rayon lumineux qu’il a remarqué tout à l’heure.

Il y est presque parvenu quand il fait halte. À sa droite et à sa gauche s’ouvrent des galeries étroites, véritables boyaux ménagés dans l’épaisseur des murs, et qui contournent la prison des Fairtime.

L’Allemand se jette dans le couloir de droite. Au bout de trois pas, une main s’appuie sur sa poitrine, le contraignant à demeurer sur place.

— C’est toi, Pétunig ?

— Oui, Herr.

— Tu ne crois pas que les prisonniers songent à s’évader.

Un gloussement sourd répond, indiquant que la question apparaît bouffonne à l’individu que l’obscurité empêche de distinguer.

— S’ils y songent, réplique-t-il enfin, je n’en sais rien. Mais je puis jurer qu’ils ne s’évaderont pas. Huit hommes en haut, Stolz à l’entrée des caves, Kasper et moi dans le couloir circulaire, et Fraü Margarèthe dans leur compagnie ; il leur faudrait une astuce peu ordinaire pour tromper la vigilance de tant de gardiens.

Von Karch a tressailli en entendant prononcer le nom de sa fille.

— Il y a longtemps que Fraü Marga est auprès d’eux ?

— Oh ! fait l’homme avec enthousiasme ; depuis le départ de Votre Noblesse, Herr. Elle s’est fait servir à déjeuner dans leur appartement. Vous pouvez dire que la jeune dame prend en main vos intérêts ! À son âge et belle comme une Walkyrie, s’enfermer tout le jour dans une cave, il n’y en a pas beaucoup qui consentiraient à se mettre à ce régime-là.

Si le couloir était éclairé, Pétunig verrait son chef faire une affreuse grimace.

De fait, l’espion a l’impression que son subordonné se moque de lui. Il chasse cette pensée. Lui seul connaît le tréfond du cœur de Marga. Les autres, les comparses du drame, ne soupçonnent pas qu’elle s’est prise d’affection pour les captifs. Von Karch se dit ces choses, et cependant sa voix marque un frémissement quand il reprend :

— C’est bien, Pétunig, laisse-moi passer. Je veux me rendre compte par moi-même de la façon, dont mes… locataires se trouvent dans mon immeuble.

— Ah oui, les yeux de chat !

Et d’un ton quémandeur, le serviteur ajoute :

— Il n’y a que vous qui sachiez comment ça s’ouvre, les yeux de chat. Si, un jour vous êtes bien content de moi, vous devriez me permettre d’y regarder. Ce doit être amusant de voir les gens à travers un mur, sans qu’ils le soupçonnent.

— Je te le promets. En attendant, fais bonne garde.

L’espion s’est enfoncé dans le couloir, en grommelant pour lui seul :

— Brave Pétunig. Il se figure que je lui montrerai Marga esclave de son cœur, s’improvisant la providence des prisonniers.

L’étroit conduit marque des angles. Von Karch en a contourné deux, comptant à mi-voix. Au chiffre trente, il s’arrête :

— Trente pas, dit-il, c’est ici.

Un frottement sec bruit dans l’air. L’Allemand vient d’enflammer une allumette de cire. Il promène sa lueur sur la muraille. Une plaquette de cuivre apparaît, appliquée sur la pierre.

Elle a à peine deux centimètres de côté, et sa surface rectangulaire est trouée, en son milieu, par une petite fente en zigzag.

Tout auprès une pince minuscule de laiton est fichée dans la paroi. Von Karch introduit l’allumette entre les deux branches de la pince, et les mains libres désormais, il fouille dans sa poche, en tire son portefeuille, ce même carnet que Tril lui a si adroitement emprunté à Londres, et sort de la pochette une mince lamelle d’acier nickelé, laquelle reproduit les sinuosités de la rainure murale.

Il l’y introduit, exerce une pesée. La plaque de cuivre cède, sort de son alvéole, entraînant avec elle une cheville de bois, longue d’une vingtaine de centimètres, et qui, terminée à l’une de ses extrémités par le rectangle de bronze, porte à l’autre une sorte de petite rosace dorée.

Il n’y a pas de doute, cette cheville aveugle une ouverture forée dans le mur. La rosace doit se raccorder avec l’ornementation intérieure de la pièce.

L’espion est renseigné sur ces choses, car il enfouit l’obturateur dans une de ses poches et applique l’œil à l’ouverture qu’il a démasquée.

Son regard découvre ainsi une sorte de salon souterrain à la voûte un peu basse. Les murs, peints en blanc, sont semée de rosaces d’or, analogues à celle remarquée sur le bouchon de bois.

Des meubles que les fabricants n’avaient pas destinés à aménager une cave, remplissent la pièce. Le sol, asphalté, on peut s’en convaincre en examinant une bande découverte au long des parois, est caché partout ailleurs par un tapis mobile d’épaisse moquette.

Mais ce n’est pas ce décor connu qui intéresse l’Allemand. Son œil se fixe sur les cinq personnages qui s’y meuvent. Jeté dans un fauteuil, les paupières mi-closes, toute son attitude révélant un absorbant travail de la pensée, lord Gédéon Fairtime semble avoir oublié que d’autres personnes sont auprès de lui. Étendu sur un canapé voisin, son fils Jim baille à se désarticuler la mâchoire.

Ces deux personnes contrastent avec les trois autres, groupées dans un angle du salon, et qui s’entretiennent d’un air animé.

Miss Édith et Péterpaul causent avec Margarèthe Von Karch. Édith vêtue de noir, Marga en robe claire, se regardent, l’une prisonnière, l’autre libre, et cependant sur les traits de la charmante Anglaise, l’espérance jette son rayonnement, tandis que les traits de la belle Allemande expriment l’angoisse. Ce contraste est si étrange qu’il frappe l’espion. Avec colère, il grommelle :

— Ma Parole, on jugerait en les voyant que Miss Édith est maîtresse de la situation. C’est à se briser la tête contre les murs.

Son regard se pose menaçant sur le groupe. Les paroles échangées arrivent jusqu’à lui. Ceux qu’il espionne, ne sauraient deviner que, dans l’ombre, leur ennemi veille, souligne de réflexions mordantes les pensées exprimées.

— Je crois à votre bonne foi, Miss, dit Édith, dont la jolie Allemande a saisi la main. J’y crois. Tout ce que vous affirmez doit être vrai. On nous a enlevés, réduits en captivité pour atteindre Miss Veuve.

— Hélas !

— L’atteindre, bougonna Von Karch dans le couloir, non, mais pour parer ses coups !

— Ne supposez pas, continue cependant Miss Fairtime, que l’adversité m’accable, me terrasse. En nous persécutant, nos ennemis démontrent seulement quelle impression profonde a produite Miss Veuve, quelle crainte elle inspire.

— Oh ! de cela, vous pouvez être certaine.

— Et je puise là un réconfort. Miss Veuve vaincra. Elle nous rendra la liberté. La liberté ! Elle ne m’importe qu’après la victoire. Le nom de François de l’Étoile, dont je reste l’éternelle fiancée, doit être rendu à l’honneur. Tant que ce nom sera honni, je n’ai besoin ni d’être libre, ni même de vivre.

— Et s’il ne l’était jamais ? questionne Marga d’une voix tremblante.

— Alors, J’espère qu’une mort prompte me délivrerait.

L’Allemande poussa un sourd gémissement dont tressaillirent les nerfs de Von Karch. Et avec une fureur concentrée :

— Il ne lui suffit pas d’avoir les Fairtime en son pouvoir ; voilà qu’elle souhaite la réhabilitation de François. Le diable cornu emporte la pécore !

Margarèthe maintenant pleurait.

— Ah ! fit-elle à travers ses larmes. Je ne puis rien, rien ! Et pourtant je donnerais tout ce que je possède pour vous faire libre.

— Vous ; oh ! cela est trop ; après ce que vous nous avez dit. La fille de notre geôlier…

— Croyez-moi, je vous en supplie.

— Hélas, soupira Édith, je le voudrais. Vous n’êtes point méchante ; vous avez pitié, vous vous dites notre amie, je l’admets encore, mais vous dépouiller pour entraver les desseins d’un père, avouez qu’il y a là une exagération bien capable d’inspirer la défiance.

— J’ai horreur de mon père.

— Vous ?

— Ce n’est pas ma fortune, c’est ma vie que j’offrirais pour que vous crussiez à ma sincérité.

Von Karch grinçait des dents. De son observatoire, il ne perdait pas une parole, pas une expression de physionomie de sa fille. Il l’aimait à sa manière ; les fauves aiment leurs petits ; et ce lui était une souffrance inattendue de comprendre qu’un abîme moral la séparait à présent de la belle Margarèthe.

— Peuh ! maugréa-t-il. Je suis fou de prendre au tragique les discours d’une femme.

Et repris par la colère :

— C’est égal, les enfants qui oublient le respect dû à leurs parents, le regrettent tôt ou tard.

Il trancha brusquement la phrase commencée.

— Ah ! Ah ! le Péterpaul daigne entrer dans la conversation.

En effet, le jeune Anglais parlait.

— Miss, dit-il, je souhaite vous adresser une question. Ne vous avions-nous pas rencontrée déjà, en France ?

— À Mourmelon, vous vous souvenez.

Le visage de l’Allemande s’était couvert de rougeur. Et comme Péterpaul reprenait :

— Eh bien, Miss, voulez-vous nous confier le nom de notre amie ?

— Aïe, ricane l’espion, l’œil toujours appliqué au judas, voilà une indiscrète demande. Eh bien quoi ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle ne peut pas lui jeter un nom quelconque ?

Margarèthe se tenait en face de ses interlocuteurs, soudainement pâlie, les regards éperdus.

Son nom, le nom qui, pour le monde entier, signifiait maintenant traîtrise, allait-elle le dire à ce loyal garçon ? Cruauté de certaines filiations. Elle tentait de se dévouer, et elle était fatalement rejetée vers la honte.

Un sentiment noble lui était-il donc interdit ? Non. En cette minute, pour la première fois de sa vie, elle eut l’intuition que l’opprobre s’efface par la souffrance. Et ses yeux se remplissant de larmes, sa voix se brisant par l’effort de vérité, elle prononça :

— Margarèthe Von Karch !

Ces syllabes éclatèrent aux oreilles des Anglais ainsi qu’un coup de tonnerre. Sans que leur volonté y fût pour rien, Péterpaul et Miss Édith se reculèrent, entraînés par le besoin instinctif de s’éloigner de celle qui portait ce nom de haine et de tristesse.

Von Karch ! Le persécuteur de François ! Le misérable qui a tout détruit sur son passage, honneur et joie ! L’infâme qui a motivé les parures de deuil de Miss Édith, le drame sinistre et poignant dont saigne le cœur des Fairtime.

Sur le visage de la jeune fille, de son frère, se marquèrent la colère, le dégoût, le mépris. Leur pensée apparaissait vengeresse. Ils ne le savaient pas, eux ; mais, dans le couloir d’où il les espionnait, le père de Margarèthe lisait leurs sentiments.

— Décidément, fit-il ironiquement ; ce n’est pas par l’habileté que brille cette pauvre Marga.

La jeune femme, épouvantée par la réprobation muette de ses auditeurs, s’agenouille.

— Oh ! pardonnez-moi d’être la fille de Von Karch ! Ne me punissez pas des crimes dont je suis innocente. Ah ! j’ai compris quelle terrible filiation est la mienne.

— De mieux en mieux, ricane l’espion avec une fureur concentrée.

Mais la raillerie s’éteint sur ses lèvres. Margarèthe parle, parle. Comme un torrent rompant ses digues, ses paroles se précipitent ; elles semblent jaillir de son cœur meurtri.

— Eh bien oui, piétinez-moi, méprisez-moi, seulement voyez en moi une esclave !

Dans l’exaltation du dévouement éclos en son âme, elle puise une beauté nouvelle. La vérité rayonne d’elle, nimbe son visage, convulsé par la douleur, d’une auréole de martyre.

— Est-ce ma faute si j’ai grandi parmi les trahisons ? Est-ce que je savais, moi ? Personne n’a pris soin de me dire : Ici commence le crime, ici commence la honte. À votre contact, ces vérités éternelles sont nées en mon âme !

Les jeunes gens veulent la calmer, l’apaiser. Mais elle continue, comme si elle ne pouvait retenir ses paroles :

— Mon affection est allée à vous. Qu’est-ce que cela vous fait ? Vous ne m’aimez pas, vous ne pouvez pas m’aimer. Je le conçois. Mais d’un chien on accepte son dévouement ; prenez le mien.

Et, pénétré par une pitié invincible, touché par l’expression de ce remords qu’il sent être réel, Péterpaul relève la jeune femme, murmure d’un ton impossible à rendre, où vibre l’indulgence, avant-courrière du pardon :

— Miss, je vous crois. Un nom n’est qu’un son vide de sens. Qu’importe le nom d’une amie ? N’est-ce pas, Édith ?

— Oui, acquiesce la jeune fille dont les yeux sont humides.

— Amie, oh certes ! s’écrie Marga, dont l’exaltation s’accroît encore, mais amie qui a mal vécu, mal pensé, mal agi. Je voudrais prouver, prouver, donner des gages !

Et soudain, avec un cri :

— Oh ! Je sais, je sais.


Elle a saisi les mains du frère et de la sœur.

Elle a saisi les mains du frère et de la sœur : Elle les réunit dans les siennes et, d’une voix grave, empruntant à la situation une ampleur tragique :

— Mon cerveau renferme un secret terrible. C’est un secret de mort. Le divulguer, c’est faire planer la mort sur mon père, sur moi. Eh bien, ce secret, je vous le livre.

— Non, inutile, protestent noblement les Anglais.

Elle n’a cure de leur refus :

— Je veux que vous appreniez cette chose que mon père et moi sommes seuls à savoir, que l’Empereur, son chancelier, ignorent. Von Karch est un nom d’emprunt. Sous ce masque se cache le comte Kremern, qui, ruiné, sur le point d’être déshonoré, disparut au cours d’une mission dans le Thibet. Pour le monde, le comte Kremern est mort. Pour nous, et maintenant aussi pour vous, le comte Kremern vit en la personne de Von Karch. Vous me demandiez le nom de votre servante tout à l’heure. Je vous le donne, le vrai. À présent, aurez-vous pardon pour Margarèthe Von Kremern ?

Pour toute réponse, Édith enlaça la malheureuse de ses bras, et, sur l’épaule de la victime de son père, Marga se prit à sangloter silencieusement.

De l’autre côté du mur, l’espion avait assisté à la scène. Impuissant à empêcher la révélation, il avait entendu ce nom de Kremern retentir sous la voûte du salon souterrain. Un instant, un vent de folie souffla sur son cerveau. Quoi, avec une habileté extraordinaire, il avait réussi à changer de personnalité, il avait fait perdre sa trace à tous, égaux, serviteurs, chefs ! Au Service des Renseignements même, il avait établi d’irréfutable façon sa fausse identité. Il était Von Karch pour le service le plus difficile à égarer du globe.

Et sa fille ressuscitait le passé ; elle livrait son secret à des ennemis, à des gens qui devaient nourrir contre lui les plus terribles projets de vengeance. Mais il se ressaisit vite. C’était un lutteur que Von Karch. Aveuglant le « judas », il murmura :

— Elle a dit un secret de mort. Elle a parlé selon la vérité. Il faut que ceux qui le connaissent, ne le puissent répéter jamais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’autre Alsace ! C’est ainsi que les chancelleries désignent la province de Posen, devenue prussienne, lors du démembrement de la Pologne, ce pays qui fut déchiré, partagé entre la Prusse, la Russie et l’Autriche, pour avoir été l’alliée fidèle de la France, pour avoir versé sans compter, le sang de ses enfants sous les plis du drapeau tricolore.

Or, au bord de l’un des nombreux lacs, jetés dans le fouillis des collines qui avoisinent Posen, capitale de la province martyre, désignée en polonais sous le nom de Poznan, s’aperçoit un vaste champ enclos de planches.

À l’intérieur croissent, par carrés, des végétaux comestibles : pommes de terre, carottes, navets, panais, choux.

Une parcelle de cette pauvre propriété échappe à la culture. Il existe là une large bande de terrain, où picorent quelques poules qui saluent de caquets rageurs les lourds ébats de deux porcs en bas âge.

Ceux-ci, du reste, n’en ont cure. Aux cris des volatiles, ils ripostent par ces renaclements harmonieux, représentant la musique vocale chez l’espèce porcine.

Une voiture fourragère montre son châssis en équilibre sur l’essieu de ses deux roues, équilibre rendu stable par des tréteaux servant de béquilles aux brancards.

Mais quelle bizarre toilette a subi ce chariot ! Ses côtés, ses hottes d’avant et d’arrière, ajourés à l’ordinaire, sont renforcés de planches, dont les interstices sont bouchés par des lambeaux d’étoffes. Une bâche, raidie par un copieux goudronnage, figure le toit de l’étrange habitation.

Car c’est là une de ces nombreuses habitations roulantes adoptées par les Polonais, conquis mais non gagnés, pour échapper aux cruelles lois fiscales édictées par l’Allemagne contre les possesseurs d’immeubles en province de Posen, dans le but de contraindre à l’émigration les Polonais épris de leur langue, de leurs traditions, résistant sans cesse à l’assimilation germanique.

Mais les victimes, ces Français du Nord, ont riposté à la brutalité par l’esprit.

Les lois sur les immeubles ont été frappées d’impuissance par ce fait que les agriculteurs de race polonaise ont détruit leurs fermes de pierre ou de bois, et ont établi leur demeure dans des charrettes, lesquelles étant meubles par définition, se rient des exigences fiscales.

À l’avant du véhicule-maison, deux planches se déplacent. C’est la porte de l’habitation, dont la tristesse, la pauvreté, l’inconfort, attestent la vitalité incoercible d’une race qui ne veut pas mourir.

Deux hommes se laissent glisser sur le sol. Ils portent la vieille tenue des paysans de Pologne : la blouse lâche, le bonnet au fond incliné sur l’oreille, le pantalon bouffant serré aux genoux, à la façon des braies gauloises. Ils vont lentement à travers les cultures, gagnant le bord du petit lac, dont la rive limite l’enclos.

Sur l’eau stagnante, à la surface couverte des larges feuilles de plantes aquatiques, flotte un batelet vermoulu que retient à la rive une chaîne rouillée.

L’un des personnages prend place dans l’embarcation, assure les avirons sur les chevilles de bois servant de tolets. L’autre, demeure courbé sur la berge, les mains appuyées au bardage.

Et ainsi, tête contre tête, ils parlent dans cette harmonieuse langue polonaise que les Allemands voudraient proscrire.

— Alors, tu es décidé, bien décidé, Vaniski ? prononce avec une gravité douloureuse l’homme qui s’est embarqué.

— Oui, j’abandonnerai tout, riposte l’autre.

Et avec un rire pénible, il ajoute :

— Tout… ce n’est pas grand’chose. Le fisc nous tond de si près.

Sa main désigne l’enclos.

— Enfin, cela, ce qui me reste. La coupe est pleine. Je ne puis lutter. Mon seul vœu est que mes deux fillettes parlent la langue dans laquelle leur mère leur a dit l’éternel adieu !

— Sois tranquille. Le Comité de Justice en prendra soin.

— Alors, Slovo, retourne vers ceux du Comité. Dis leur que Vaniski a assez souffert. Maintenant, je veux me venger. Que mes filles deviennent de bonnes Polonaises ; en échange, je donne ma vie au Comité. Je serai l’un des bras qui exécutent.

Slovo promit d’un signe de tête. Il allait vers un de ces terribles Comités, éclos au sein des peuples opprimés. Vaniski, le sort de ses enfants assuré, promettait d’être l’un de ces êtres de douleur, que les tyrans dénomment des fanatiques, et qui réalisent d’un geste brutal, par le fer ou par la bombe, les condamnations sans appel du tribunal secret.

Il avait saisi les rames. Son interlocuteur le retint encore.

— Attends. Je veux te rappeler. Insister pour que l’on avertisse le professeur Berski ; que, lui au moins, prenne ses précautions pour ne pas être inquiété ; lui, qui avait la bonté de venir, jusqu’ici, donner des leçons à mes chères aimées colombes. Mika et Ilka.

— On le préviendra, si c’est possible.

— Il faut qu’on le prévienne.

— Eh ! tu en parles à ton aise. Aucun de nous ne saurait actuellement se rendre à Poznan. Ce serait se livrer volontairement. L’exécution du frère de l’Oberst (Colonel) a fait mettre sur pied les sept mille hommes de la garnison. Les policiers ont partout les yeux ouverts dans l’ombre.

— Justement, s’il revient, il sera signalé, et alors…

— On le persécutera, veux-tu dire ? Je le sais bien.

— Persécuté, pour s’être montré bon à l’égard de mes pauvres petites, cela je n’en puis supporter l’idée.

— C’est le malheur des temps, Vaniski. Les sages sont ceux qui se vengent. Pour les autres, n’est-ce pas le sort commun des Polonais d’être molestés par les Allemands ?

— Hélas !

— Je te répète que l’on fera passer un avis au professeur si cela est possible. Pour toi, songe seulement à ce qui t’intéresse. Sois prêt dans la nuit de demain. Un retard, et tu serais arrêté…

— Je serai prêt, Slovo, je te le promets.

Et se redressant, lâchant la barque, Vaniski murmura d’un ton sombre :

— Va. Que le Christ de Pologne soit avec toi.

— Et avec ton esprit, psalmodia Slovo en enfonçant les avirons dans l’eau.

Le bateau quitte le rivage. Dans la buée grise qui plane au-dessus du lac, il s’enfonce peu à peu ; ses contours deviennent imprécis. Il n’est plus qu’une ombre, puis plus rien. Le brouillard l’a absorbé.

Alors Vaniski, dont le regard n’a pas quitté l’homme s’éloignant, lève brusquement les bras vers le ciel qu’envahit le crépuscule. C’est un grand geste de désespoir que souligne l’exclamation farouche :

— J’étais un agneau de Pologne, ils m’obligent à devenir loup.

Et sa voix s’amollissant sous la poussée d’un sanglot intérieur.

— Yanika, murmure-t-il, chère femme, chère morte. Tes enfants ne sauraient être Allemandes !

Tout le cœur de la Pologne saigne dans cette invocation adressée à l’âme invisible qui, selon la croyance des Polonais, erre autour des aimés demeurés sur la terre. Puis, le dos courbé, avec l’allure lasse de la bête forcée qui emprunte au désespoir de la fuite impossible le courage de faire tête, il regagne la fourragère-maison où il espéra naguère échapper aux tracasseries prussiennes.

Tandis qu’il va, au milieu de ses cultures, les souvenirs cavalcadent en son esprit, y apportant une griserie cruelle.

Comme tant d’autres, là-bas, Vaniski fut un petit propriétaire. La vie était dure, le sol peu productif, les hivers rigoureux, mais le cultivateur possédait sa cabane ; on vivait. Et puis, tout à coup, vinrent les lois draconiennes sur la propriété polonaise élaborées par la Chambre prussienne.

Défense de la propriété bâtie à quiconque ne renoncera pas à la langue des ancêtres. Défense d’user du polonais en justice. Interdiction à toute autre société que les banques de Prusse de prêter de l’argent sur la terre cultivée. Ces banques, assurées du monopole, en abusèrent nécessairement. Le taux
le bateau quitte le rivage.
des prêts devint si élevé que vendre, même à vil prix, fut plus avantageux qu’emprunter. Et les ventes encouragées au bénéfice des sujets allemands, allemands d’origine, de famille et de race !

Longtemps, Vaniski a lutté. Il a renoncé à l’abri de sa cabane. Il s’est confiné dans le chariot qui est là en face de lui. Mais sa compagne y a contracté un vilain mal des poumons, le nom de la maladie, il ne l’a pas compris, mais elle est morte.

Et maintenant, il va devoir quitter ce dernier abri. Il est un proscrit ; prescrites sont les deux innocentes fillettes, qui attendent son retour dans le refuge sur roues qu’il avait espéré au moins conserver jusqu’à la mort.

Vaniski est arrivé auprès de la fourragère, ce logis, si peu enviable, qui le rattache encore à la patrie.

Il va rompre ce dernier lien, car le gouvernement prussien vient de promulguer un décret, aux termes duquel : le propriétaire polonais qui ne construira pas une maison, avec fondations et sous-sol creusés en terre, ne pourra enclore son champ, à moins de payer l’impôt immobilier sur toute la surface enclose.

Plus de clôture, c’est la dévastation des cultures par les bêtes sauvages, par les troupeaux, par les rôdeurs.

Ou bien payer. Ironie ! Comment le paysan incapable d’acquitter l’impôt sur une cabane, réussirait-il à acquitter les droits afférents à une surface où trouveraient place cinquante chaumières.

Le pauvre diable a un mouvement d’épaules désespéré. Puis il se hisse sur le brancard, atteint ainsi l’ouverture qu’il a pratiquée tout à l’heure pour sortir avec Slovo, et il disparaît dans le trou noir.

Les planches reprennent leur place. La maison roulante est close.

À l’intérieur, le paysan s’est arrêté. Il a frotté une allumette. À la clarté bleuâtre du soufre, ses traits apparaissent creusés par le travail et les soucis ; ses yeux, de ce bleu pâle particulier aux Slaves, luisent d’un rayon égaré, inquiétant et douloureux.

Cependant, l’allumette brûle ; la flamme rougeâtre du bois succède à la clarté livide du soufre. Sur une écuelle ébréchée, un morceau de chandelle de suif est fiché. Vaniski allume la mèche charbonneuse.

La lueur terne, tremblotant au passage de courants d’air sournois, laisse apercevoir un tableau de misère qui soulèverait le monde, si le monde avait connaissance de telles douleurs.

C’est la lente, la silencieuse agonie d’un peuple civilisé qui se lamente par ces parois grossières, ce fond de chariot dépourvu de meubles, ces couchettes façonnées de broussailles sèches, de paille et de chiffons.

La hutte du noir, le wigwam du peau-rouge, sont des palais luxueux auprès de ce gîte du Polonais traqué par l’ennemi séculaire.

Et cependant les regards du paysan s’adoucissent. Son visage retrouve un sourire dont il paraissait incapable.

C’est que du fond du réduit, secouant les pailles, les feuilles mortes de la litière sur laquelle elles étaient couchées, deux fillettes se sont dressées. Elles s’approchent, les bras tendus, implorant une caresse. Elles prononcent ensemble :

— Père !

Elles ont, l’aînée dix ans, la cadette huit. Toutes deux se montrent chétives, mais jolies dans leurs haillons. La clarté douteuse de la chandelle leur prête un je ne sais quoi de fantastique. Elles semblent être de ces apparitions charmantes que la poétique et mystique légende polonaise dénomme Les filles de perles de Noël.

Qu’importent les loques qui les couvrent mal. Elles ont la parure que le ciel répand sur les douces filles de Pologne : les cheveux blond-pâle qui semblent tissés des rayons d’un soleil d’hiver ; les grands yeux d’un bleu sombre, presque violet, mélancoliques et tendres où luit le souvenir du rêve de la race martyre.

Vaniski les a prises dans ses bras. Il les serre toutes deux contre sa poitrine, les confondant en un même embrassement, gémissant avec une infinie douceur d’accent, leurs noms harmonieux comme des noms de fleurs.

— Mika, ma douce Mika. Ilka, ma mignonne colombe !

Et puis tout à coup, il éclate en sanglots :

— Demain, demain à la nuit, il faudra nous séparer.

— Nous séparer de toi, père, nous ne le voulons pas.

Elles disent cela d’un ton résolu. L’enfance ne croit pas au malheur invincible. Mais lui secoue la tête.

— Il le faudra, petites. La mère qui nous regarde veut, qu’il en soit ainsi, pour que la chair de sa chair ne devienne pas allemande.

— Oh ! encore ces Allemands, gronde Mika en fermant ses petits poings.

— Toujours eux, continue sa jeune sœur. Pourquoi donc le bon Christ et la sainte Madame la Vierge leur permettent-ils d’être aussi méchants ?

Hélas ! enfants, nul ne répondra à la question angoissante qui, depuis un siècle, monte des lèvres polonaises vers le ciel.

Impressionnées par le silence de leur père, les fillettes pleurent à présent avec lui.

Ces trois pauvres êtres que la force va séparer, disperser ; ces enfants qui seront élevées loin de leur père, ce père qui vieillira, qui mourra sans revoir ses enfants, unissent leurs larmes. C’est tout ce qu’ils possèdent, tout ce qu’ils peuvent se donner.

Soudain, tous trois se redressant, relâchant leur étreinte désespérée. Ils demeurent immobiles, méduses par le bruit étrange qui les a tirés de leur douloureuse absorption. On dirait que des profondeurs du ciel un sifflement descend. Le père, les enfants se regardent. Qu’est-ce que cela peut être ?

Le bruit grossit, s’enfle d’instant en instant, faisant résonner les parois de planches, emplissant la fourragère d’un assourdissant bourdonnement.

Il y a un gourdin sur le plancher. Vaniski s’en saisit, il marche vers les planches mobiles formant l’entrée du triste logis. Mais avant qu’il les ait atteintes, le vacarme s’éteint brusquement, sans transition.

On croirait qu’il a pris fin de l’autre côté du frêle rempart qui enceint l’asile des malheureux. Qu’est-ce donc ? oh ! pas un ami, bien sûr. Chez le paysan, on ne peut attendre que des oppresseurs.

Et sans lâcher son gourdin, l’homme écarte prudemment les planches de ce qu’il appelle prétentieusement la porte. Les petites, apeurées, accrochées à sa blouse, le suivent pas à pas. Voilà l’ouverture libre. Au dehors, c’est la nuit, une nuit brumeuse, dans laquelle la chandelle qui brûle toujours, dessine un pinceau roussâtre. On ne voit rien.

Vaniski avance la tête à l’extérieur, cherchant à percer le rempart de buées qui arrête sa vue ! Et brusquement, il se rejette en arrière avec une sourde exclamation.

Qu’a-t-il donc vu ? Il ne saurait le définir, mais il a aperçu une forme qui ne devrait pas se trouver dans son enclos. C’est une masse sombre, énorme. Cela ressemble à ces wagons à boggies des Grands Express Européens, que le paysan regarde parfois filer à toute vitesse sur la ligne voisine de Berlin à Posen, cette ligne maudite qui relie la cité bourreau à la cité victime.

Comment cela se trouve-t-il là ? Et ce bruit venant des nuages ? Les wagons ne tombent pas du ciel. La curiosité est plus forte que la peur. Le père, les enfants, s’approchent de l’ouverture. Ils cherchent à distinguer l’inquiétant véhicule.

Et comme ils se tiennent là, frissonnants, voilà qu’un foyer lumineux s’allume à la surface de l’objet mystérieux. Un rayon éblouissant traverse la nuit, enveloppe les curieux d’un disque de clarté. Avant qu’ils aient pu manifester leur surprise, une voix jaillit du fond de l’ombre :

— Je ne me suis pas trompé. Je suis ici chez un Polonais exilé des demeures de pierre.

— Cela se voit, hélas, prononce le paysan qui n’a évidemment pas conscience de penser à haute voix. Qu’espères-tu de celui qui n’a rien pour lui-même ?

— L’hospitalité de son champ, répond la voix.

— Qui donc es-tu pour demander si peu ?

— Un proscrit plus torturé que toi.

— Un proscrit !

Ce mot a transformé l’âme du paysan. Sa surprise, ses soupçons, ses craintes se sont envolés. Il fait un geste d’accueil. L’interlocuteur le voit sans doute, car il s’empresse d’ajouter :

— Je suis un proscrit, mais un proscrit qui se venge.

— Ah ! s’écria Vaniski, je serai cela demain.

Il saute à bas de la fourragère, court vers le wagon si mystérieusement arrivé dans son champ. Mika et Ilka le suivent. Elles aussi sont rassurées. Les plus petits enfants de Pologne savent le sens du mot cruel : proscrit.

Le cultivateur s’avance avec des signes de bienvenue. Il discerne la silhouette d’un homme au point même d’où jaillit le rayon lumineux. Et à cette ombre humaine, qui éclaire la marche du Polonais par le jet rayonnant d’une petite lampe électrique, Vaniski crie :

— Proscrit, le Christ de Pologne étende sa main secourable sur ton front. Tu es chez toi sur la terre de Vaniski.

La voix répond avec une pointe d’émotion :

— Sois remercié, Vaniski ; approche, approche. Je veux te rendre confiance pour confiance.

Le paysan obéit. Il est tout près du wagon maintenant. Il discerne un escalier pliant, accédant à une porte ménagée à l’arrière du véhicule étrange. Au haut des degrés se tient l’inconnu.

— Tes enfants ? murmure celui-ci d’un ton interrogateur.

Il a aperçu les deux sœurs entrelacées à côté de leur père.

— Oui, mes filles, Mika et Ilka.

— Entre avec elles dans ma maison roulante.

Et comme le paysan marque une certaine hésitation, l’autre reprend, la voix adoucie :

— Ne crains rien, Polonais. Mon nom te prouvera que nous avons les mêmes ennemis.

— Les fils de Pologne n’ont pas besoin de savoir le nom de celui qui reçoit leur hospitalité.

— Mais un hôte peut tenir à le leur apprendre, Vaniski. Je suis celui que les Allemands ne connaissent que sous le nom de Miss Veuve.

Un cri étranglé jaillit des lèvres des habitants de la fourragère.

Ceux qui souffrent d’une domination étrangère, sont au courant de tout ce qui blesse cette domination. Ces trois êtres perdus dans la campagne de Poznan, ont su le duel engagé par Miss Veuve, par l’inconnu parlant au nom de la Justice, contre le gouvernement allemand.

Vaniski s’incline très bas. On croirait qu’il se prosterne. Mais l’homme lui tend la main.

— Entre dans ma demeure, Vaniski. Tu vois que tu peux avoir toute confiance en moi.

Les Polonais ne résistent plus. Ils gravissent les degrés. Miss Veuve s’efface pour leur livrer passage. Dans ce mouvement, le rayon lumineux éclaire son visage, le visage pâle et désolé du doktor Listcheü.