L’Aéroplane fantôme/p1/ch1

Boivin et Cie (p. 1-7).
PREMIÈRE PARTIE




LE VOLEUR DE PENSÉE

CHAPITRE PREMIER

DEUX COUPS DE TÉLÉPHONE


La Wilhelmstrasse, — rue Guillaume — partant de l’avenue des Tilleuls, à côté de la place de Paris, pour aboutir à la place Belle-Alliance, est la voie la plus aristocratique de Berlin, capitale allemande, que la Sprée aux eaux grises divise en deux parties inégales.

Or, la maison portant le numéro 73 s’adosse aux bâtiments annexes du ministère des Affaires étrangères, dont la façade principale et la plupart des services sont situés de l’autre côté de la rue au numéro 76. Ces détails… topographiques étaient indispensables parce que…

Parce que, dans un salon-bureau du rez-de-chaussée du numéro 73, deux personnes conversaient avec cette familiarité confiante qu’expliquent seuls les liens de parenté.

— Alors, Marga, la liberté que vous a rendue le veuvage, vous pèse ?

— La liberté, non, mon père,… ce n’est pas la liberté qui me déplaît, c’est la solitude…

Le père de Marga se renversa dans son fauteuil en riant de grand cœur.

À première vue, il apparaissait comique, Herr Léopold Von Karch… Assez grand, bedonnant, carré, les cheveux rares et la barbe fournie de ce ton blond paille particulier aux races buveuses de bière…

Pourtant si l’on regardait mieux, les yeux gris du personnage, presque toujours abrités par des lunettes d’or, modifiaient la première impression… Un regard de Von Karch prenait une allure de perquisition morale, et quand on l’avait senti peser sur soi, aigu, curieux, inquisiteur, le bonhomme semblait inquiétant.

Sa fille, Margarèthe, Marga par diminutif affectueux, possédait, elle aussi, des yeux gris à reflets d’acier. Heureusement pour elle, là s’arrêtait la ressemblance.

Ses cheveux, devant évidemment à la teinture une délicieuse nuance acajou clair, auréolaient un gentil visage, un peu poupin, mais doté d’un teint éblouissant, blanc et rose, qui rendait plus sombres les prunelles grises.

D’une taille au-dessus de la moyenne, bien proportionnée, Marga obtenait partout et d’emblée la flatteuse appellation de belle femme.

— Vous riez, vous riez, père, reprit-elle un peu sèchement, il est naturel qu’une veuve de mon âge songe à se remarier…

Léopold Von Karch avait croisé ses mains grasses sur son abdomen et il considérait sa fille avec une admiration sincère.

— Eh bien ! fit-il tendrement… Nous chercherons un époux digne de toi et de notre situation.

Il allait sans doute célébrer les mérites de sa fille, mais un timbre électrique résonna violemment.

— Le téléphone, fit-il en bondissant sur ses pieds… C’est du ministère…

Courant avec une agilité surprenante vu son embonpoint, il atteignit l’appareil téléphonique fixé au mur dans un angle de la pièce, décrocha l’oreillon-parleur, et d’un ton obséquieux :

— Allô, allô, qui appelle ?

— Déclenchez la plaque à vue, lui fut-il répondu. Les noms ne signifient rien.

— C’est juste ! C’est juste ! Excusez-moi.

Auprès de l’appareil, un bouton poussoir de cuivre se distinguait.

Le gros homme y appuya son index. Alors un petit panneau d’apparence métallique s’abattit sur le mur avec un claquement sec.

C’était une plaque sensible de téléphote, appareil usité dans certaines grandes administrations allemandes et qui transmet les images comme le téléphone transmet les sons.

Une silhouette se dessina aussitôt sur la plaque. Mais à peine l’eut-il vue que Von Karch la cacha de ses deux mains étendues en clamant :

— Cela ne doit être vu de personne, de personne… Marga, sortez, ma chérie, je vous en prie… laissez-moi seul.

La jeune femme se mit à rire.

— Bon, je sors… Mais je sais qui vous parle… Trop facile à deviner.

La porte retombant sur elle, empêcha le père de relever l’ironie de ces paroles.

Il était seul… Et démasquant la plaque, courbé en deux, dans une attitude de respect servile, il reprit le parleur, murmurant :

— J’écoute… j’écoute… bouleversé par l’honneur.

— Je sais votre dévouement… venons au fait… On vous a parlé de ce jeune Français ?

— François de l’Étoile… cet enfant trouvé, ce sans-nom, qui s’en est fait un de la place de Paris où l’Assistance publique le recueillit.

— L’Assistance publique a recueilli un aigle. Il faut que cet homme soit à nous… Carte blanche pour agir et, en cas de succès, je vous autorise à vous montrer aussi exigeant que possible…

— Oh !…

Von Karch se prosterna presque. Mais une sonnerie tinta. Toute image s’effaça de la plaque du téléphote, et cependant le gros Allemand demeurait, courbé et rayonnant, devant l’appareil à présent muet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout près de Wimbleton, dans cette ravissante banlieue de Londres, sise entre les parcs de Richmond et de Wimbleton, se trouve une délicieuse villa moderne, cottage par la disposition, l’architecture, château par les dimensions de l’habitation et du domaine qui l’entoure.

La propriété est désignée sous le nom de Fairtime Castle — Château Fairtime, — le maître de céans étant lord Fairtime, l’un des plus puissants industriels du Royaume-Uni.

Il est des patronymiques prédestinés. Fairtime est évidemment du nombre[1], car la gaîté règne dans le domaine.

Depuis lord Gédéon Fairtime, grand, mince, distingué et souple malgré ses cinquante ans sonnés, avec son visage énergique et bon complètement rasé, jusqu’à sa fille Édith, ravissante blondinette de dix-huit printemps, en passant par Péterpaul et Jim, frères d’icelle, robustes et élégants sportsmen, qui venaient d’accomplir respectivement leur 25e et 23e années, tout le monde était joyeux dans la famille.

À cette heure même, de bruyants éclats de rire retentissaient dans le cours du tennis… où se déroulait un Gimkana.

Tout le monde connaît le Gimkana, cette sorte de cotillon de plein air, imaginé en Amérique par les Smartset, les quatre cents multimillionnaires de la 5e Avenue.

Ici, miss Édith, ses frères, et quelques amis de leur âge, avaient organisé, sous les regards amusés de parents plus graves, une course egg in spoon — œuf en cuiller. Chacun des coureurs tenait à la main une petite cuiller à café, dans laquelle il devait maintenir un œuf en équilibre.

Lord Gédéon Fairtime, oubliant la Chambre Haute et le souci des affaires, encourageait les coureurs, s’amusant, avec ce laisser-aller enfantin qui caractérise la bonne humeur britannique.

Soudain, un laquais dont le visage et l’attitude indiquaient un âge assez avancé, se montra, et s’approchant du lord, murmura respectueusement :

— On désire téléphoner à milord, à milord en personne.

— Qui ? interrogea l’industriel, évidemment fâché d’être dérangé.

— Je l’ignore… On m’a seulement dit que l’on voulait vous consulter sur deux points importants.

— Deux points !

M. Fairtime répéta ces mots avec un tressaillement.

Redevenant maître de lui-même, il se leva, sans précipitation, et suivit le domestique.

Mais quand il eut dépassé la ligne de troënes bordant le tennis, sa démarche changea tout à coup. Il se prit à courir vers la maison que l’on apercevait à environ deux cents mètres.

Courir ! Gédéon Fairtime ! Quel était donc le correspondant téléphonique à l’égard duquel il manifestait un tel empressement ?

Sans ralentir sa course, il escalada les dix marches du perron accédant à la terrasse aux balustres de marbre, sur laquelle s’ouvraient les portes-fenêtres des appartements du rez-de-chaussée. Il traversa un salon luxueux, un couloir, et se précipita dans un vaste cabinet de travail-fumoir, où la sonnerie d’appel du téléphone tintait rageusement.

Et cependant, M. Fairtime prit le temps de fermer la porte d’un tour de clef. Après quoi seulement, il gagna l’appareil téléphonique et murmura :

— Allô ! Allô ! votre très obéissant est à vos ordres.

La formule prononcée eût, elle aussi, stupéfié ceux qui eussent pu l’entendre.

Lord Gédéon s’intitulant très obéissant, lui, l’homme le plus indépendant de la création !

… Consulter sur deux points, apportait le courant à l’oreille du gentleman, qui répondit aussitôt :

— Deux, trois ou quatre… un nombre quelconque plaira toujours à mon dévouement.

— Vous avez le verbe clair ?

— Clair comme le chant du coq.

— Un coq de combat, j’espère.

— Oui, car il a ses lettres de noblesse.

Quel singulier dialogue !

Évidemment, les phrases échangées constituaient un signal convenu à l’avance. En effet, le dialogue devint moins nébuleux :

— Cher lord, il s’agit de François de l’Étoile.

— Ah !

Eh mais ! à Londres comme à Berlin, on s’occupait donc de cet enfant, trouvé vingt-six ans auparavant sous le porche géant de l’Arc de l’Étoile, de cet être infime, enveloppé de langes sans aucune marque, et qu’un agent de police avait porté paternellement au poste le plus voisin, où l’Assistance publique en avait pris possession.

— J’ai fait examiner, sans en dévoiler l’usage, continuait l’interlocuteur de M. Fairtime, j’ai fait examiner par la Scientifical Academy l’hélice nouvelle dont ce jeune homme vous a confié les plans… Vous l’avez expérimentée, n’est-ce pas ?

— Avec plein succès. Elle développe une puissance décuple de toutes les hélices connues.

— Alors je compte sur vous. Il y a là un cerveau qui peut être un facteur capital des… succès futurs. Il faut qu’il soit à nous à tout prix… Associez-le à votre entreprise au besoin… l’Angleterre est assez riche pour rembourser quiconque travaille à sa gloire. Vous m’entendez ?

— Oui, mais je refuse tout remboursement.

— Pourquoi ?

— Parce que je considérerais comme une fortune l’acquisition d’un collaborateur de telle valeur. Mes fils Peterpaul et Jim qui, vous le savez, me secondent dans la direction de mes usines, pensent absolument de même.

— Vous en êtes assuré ?

— Totalement.

— Alors, la chose est faite ?

— Sauf acceptation de l’intéressé.

— Oh ! vous n’en doutez pas. Un génie, oui ; mais un génie sans fortune. L’association avec vous lui apparaîtra ainsi qu’une réalisation de conte féerique.

— Je l’espère, non à cause de l’argent qui lui en reviendra, mais à cause surtout de l’affection, de la confiance, que je pense avoir méritées de lui.

— Oh ! Oh !… un caractère, alors ?

— Oui, un souverain au pays des honnêtes gens… Vous l’avez deviné sans doute, puisque vous vous intéressez à lui.

— Chut ! Chut ! pas de mots à double entente, apporta le téléphone à l’oreillon appliqué sur le pavillon auriculaire du lord.

Il s’excusa respectueusement.

— Pardonnez un involontaire rapprochement.

— Entendu… et merci de votre loyalisme.

Plus rien. La communication était terminée.

Gédéon Fairtime raccrocha le parleur. Il restait pensif en face de l’appareil.

Soudain, on heurta à la porte.

Avec un haussement d’épaules il s’en fut ouvrir. Ses sourcils froncés indiquaient qu’il se préparait à morigéner l’importun.

Mais son mécontentement ne tint pas contre la gracieuse apparition démasquée par la porte tournant sur ses gonds.

C’était miss Édith, toute rose, tout essoufflée, tenant encore à la main la petite cuiller de l’egg in spoon.

— Père, fit-elle bien vite, excusez votre petite Édith… J’étais inquiète… Jack, votre vieux serviteur, m’a dit que vous aviez couru comme un affolé… J’ai même cassé mon œuf sur les genoux de mistress Glock qui a poussé des cris d’orfraie… et je ne m’en suis pas préoccupée… Vous sentez l’inquiétude.

Il eut un sourire plein de tendresse.

— Je vais partir pour Paris, petite Édith.

— Avec moi ?

— Si vous le voulez… On m’a téléphoné… On ignore que, depuis la mort de votre sainte mère, mes trois enfants et moi formons un quatuor d’âmes, entre lesquelles il ne saurait exister un secret, mais qui sait garder le silence vis-à-vis des autres.

— Alors il y a un secret ?

— Oui, François de l’Étoile.

— Ah !

Une rougeur plus vive envahit les joues de la jeune fille, Gédéon Fairtime ne parut pas s’en apercevoir.

— On veut, il accentua fortement ces deux mots. On veut que j’associe ce jeune homme à notre entreprise, car on pense qu’il existe un intérêt capital pour l’Angleterre à ce qu’il soit tout à nous. Qu’en pensez-vous ?

Brusquement Édith se jeta au cou de son père.

— Oh ! Père… ce serait si facile, si vous le vouliez.

— Que prétendez-vous exprimer ainsi, chère petite ?

Elle enfouit son visage dans l’épaule de son père, s’incrusta en quelque sorte entre ses bras, et d’une voix hésitante :

— Je crois… je crois que je l’aime, père… Si vous le permettez.




  1. Pour les lecteurs qui ne parlent pas l’anglais ; calembour sur le sens littéral du nom propre Fairtime, que l’on peut traduire par joli temps.