L’Œuvre de mort/Texte entier

Le Supplément (p. 1-246).

PREMIÈRE PARTIE

I


Au bruit des pas et dès les premiers mots échangés dans la pièce voisine, Marc Hélienne s’aperçut que toute retraite lui était coupée. Sauf la porte de communication, nulle issue ne l’autorisait à sortir.

Un geste de colère l’apaisa. D’ailleurs la moindre imprudence l’eût trahi, ce à quoi il ne voulait point se risquer. Il resterait donc immobile jusqu’à ce que cessât l’odieux emprisonnement auquel sa maîtresse le condamnait.

Aussitôt il lui sembla que quelque chose s’arrêtait brusquement en lui et autour de lui. Bien des fois, depuis le jour où dix ans auparavant il refusait de suivre son père en Normandie, Marc Hélienne avait deviné que sa vie s’en allait d’un mouvement égal vers un horizon indistinct. Il se refusait à toute velléité d’examen et fermait les yeux devant les paysages nouveaux. Mais il éprouvait, précise et douloureuse, la sensation d’une descente continue.

Et soudain cette chute s’interrompait.

Le cours des faits et des actes aboutissait là, entre les quatre murs de sa prison. Il se retrouvait lié de tous les membres, incapable de bouger. De tels cas émeuvent le cerveau, et l’on réfléchit malgré soi. Il s’y disposait quand une vive souffrance lui brûla l’estomac. Il avait faim. Cela le fit rire. Il se dit :

— Je ne manque ni d’intelligence, ni d’instruction, ni d’adresse. Mais depuis trente heures, je manque de pain. C’est assez comique.

Comment les événements l’avaient-ils amené à cette extrémité, il ne le savait pas trop ; encore moins comment il avait pu consentir à ce que Juliette s’en allât à la recherche d’un homme, et comment elle osait s’enfermer avec cet homme dans la chambre contiguë :

— J’ai faim, et ma maîtresse se prostitue pour que je n’aie plus faim ; voilà le résultat de dix années.

Dix années de lutte ! Il ne se souciait point d’en évoquer les détails, mais elles lui apparaissaient comme une époque de combats farouches et de tentatives opiniâtres. Il gardait cette courbature qu’inflige un fardeau trop pesant. C’eût été bon de se redresser et d’aspirer librement de l’air pur.

Combien différait son entrée en campagne, lorsqu’il s’installait à Paris dans une mansarde, seul logis propre à ceux qui ont résolu de conquérir la capitale ! Tout lui souriait. Il possédait quelques centaines de francs, de nobles rêves et une ambition convenable. Durant dix mois, la tête hors de sa lucarne, il ruminait des plans. Sous ses yeux s’étendait la grande ville, ce qu’il appelait son champ de bataille, en réalité une douzaine de toits et un horizon de cheminées. Il les contemplait orgueilleusement, comme des choses à lui. La victoire était certaine. Mais par quels moyens la gagner ?

Il oscillait alors entre diverses vocations. Serait-il écrivain ? métier sublime ! l’écrivain triture l’esprit d’autrui, sème les idées fécondes et plaît aux femmes. Orateur ? quelle force ! entraîner les masses vers un but qu’elles ignorent, et que soi-même on ne connaît point. Avocat ? Pourquoi non ? l’exercice est plaisant de défendre le coupable et d’accuser l’innocent.

Il subit l’affre de l’hésitation.

Le sort l’en délivra. Ses derniers sous dépensés, Hélienne s’avisa que le devoir le plus impérieux de l’homme consiste à se nourrir, et ce devoir dont l’accomplissement est quotidien lui enjoignit d’ajourner ses prétentions et d’accepter les moindres besognes. Il les accepta.

Les rudes épreuves commençaient. Elles furent brutales et le débarrassèrent, comme de vêtements importuns, de toute délicatesse et de toute dignité. Au bout de quatre ans il était à nu, sans plus de ces petites honnêtetés qui amortissent le premier choc des tentations. Il lui restait, suprême soutien, l’ambition respectable de manger à son appétit.

Il s’accrocha donc à tous les métiers, moins avec l’espoir d’y réussir et de se cantonner dans une spécialité qu’avec l’acharnement d’un ventre vide. Son cerveau fut chargé de subvenir aux exigences de son estomac.

Tout ce passé, en somme, lui représentait une infinie succession de repas douteux. Chaque matin, le problème revenait aussi angoissant. Et il arriva parfois que Marc ne put le résoudre.

— Est-ce bête, murmura-t-il, éprouvant un tiraillement douloureux, est-ce bête d’avoir faim !

Il ne comprenait pas que cela eût été ni que cela fût encore. La chose lui semblait incroyable et un peu absurde même. À ses yeux, le mal de la faim était l’apanage exclusif des indigents, des pauvres bougres qui grelottent sous leurs haillons et demandent l’aumône. Mais qu’un monsieur, pourvu de diplômes et paré d’une redingote, en fût réduit à cette extrémité, le fait était anormal, à la fois monstrueux et comique, en tout cas fort injuste.

Des années se prolongea cette chasse au morceau de pain. Il s’y livrait en brute, sans révolte pourtant, soutenu par la certitude secrète qu’il échapperait un jour à la misère. Un événement surgirait, libérateur, un miracle au besoin. Le présent n’était qu’un cauchemar.

La vision fugitive de ce bonheur l’apaisait. Il ne souhaitait que de se conserver en vue d’une époque plus clémente. Mais il ne voulait point réfléchir. La méditation est aux infortunés une conseillère funeste. N’avait-il pas remarqué que toutes ses songeries s’enchaînaient en raisonnements malsains, pour aboutir presque toujours à la même conclusion, l’idée du vol ?

Donc il ne fallait pas songer, et par peur d’un isolement qui l’y eût contraint, il se munissait de la première femme venue. Il eut des maîtresses à la semaine et au mois. Elles l’abandonnaient. Il en ramassait d’autres. Leur niveau baissa, ses dégoûts aussi. Un jour une fille de rue, Juliette, s’amourachait de lui. Il vécut chez elle. Aujourd’hui, elle se prostituait.

Ainsi qu’un somnambule qui se réveillerait hors de son logis, Hélienne s’étonna de se trouver en une telle situation. De menues faiblesses l’y avaient insensiblement amené, et les transitions d’un acte à l’autre étaient si imperceptibles qu’il n’avait pas remarqué l’infamie croissante de ces actes. Le premier provoquait le second, qui lui-même en nécessitait un troisième. Le dernier valait-il qu’on s’émût davantage ?

Par ce motif que nos sens s’affectent souvent à notre insu, on reste auprès d’une lampe qui file ou d’une charogne décomposée, sans qu’il en résulte d’autre sensation qu’un malaise indéfinissable. Et ce n’est que tout à coup, en voyant la fumée ou la bête morte, que nous sentons la vilaine odeur. De même Marc, sans que sa conscience en fût nettement avertie, avait vécu de façon malpropre. Maintenant qu’il s’en rendait compte, il en souffrait.

C’était un écœurement. L’aspect subit de sa vie, en dehors de tout jugement et de toute théorie banale, lui donnait des nausées. Cette impression devint si pénible qu’il articula :

— Il faut que ça finisse, il le faut.

Et il fallait aussi qu’il sortît de cette chambre. Son impétueux désir de changer d’existence se confondait avec le besoin immédiat de rompre son stupide emprisonnement. Sa lâcheté l’avait déposé là en une sorte de fosse où il était privé d’air et de lumière, entouré de choses sales, réduit au froid et à la faim. S’en évader, ne serait-ce pas reprendre sa place au soleil, manger selon son appétit, se vêtir selon la saison, respirer selon le vœu de ses poumons ?

Il ne le pouvait pas. Les mêmes obstacles s’opposaient à ce qu’il se délivrât de sa vie abominable et à ce qu’il franchît le seuil de cette pièce. Son passé de hontes lui barrait le chemin du bonheur, comme l’homme, à côté, lui interdisait la fuite. Et peu à peu, en son égarement, ces deux obstacles n’en formaient plus qu’un, tangible et vivant, la présence de cet individu, geôlier farouche, qu’il avait mérité par ses fautes et qui montait la garde devant sa cellule de condamné.

Une fièvre violente l’envahit, ses tempes vibraient sous un afflux de sang. Vaguement il entendait du bruit, un échange de paroles, des pas qui s’éloignaient. Il perdit connaissance.

Les soins de Juliette le tirèrent de cet évanouissement. Mais son cerveau restait engourdi, et des quelques actes qu’il accomplit, il ne conserva qu’un souvenir obscur. Comme en rêve, il insulta Juliette et, s’exaspérant au son de ses propres paroles, la battit et la poussa dans la chambre. Puis, longtemps, les poings serrés, la bouche pleine de salive, il contemplait le morceau de pain et la viande froide que sa maîtresse avait apportés. Et soudain, il se jetait sur les aliments et les avalait en hâte avec la voracité éperdue d’un chien qui vide une écuelle. Alors ses paupières se fermaient. Il s’assoupit une heure ou deux.

Au réveil il était dispos et lucide. Des brins de tabac traînaient dans un tiroir. Il en bourra sa pipe. La maison, la rue dormaient. Il se renversa sur une chaise, en appuyant le dossier au mur, et il regarda la lueur de la bougie.

Une allégresse de convalescent lui détirait les bras, allongeait ses jambes, gonflait sa poitrine. En ses veines, le sang, réchauffé, circulait aisément. Son corps tressaillait d’énergie.

De temps à autre, il est nécessaire de se pardonner ses erreurs. Marc ne manqua point à cet exercice. Il s’examina avec toute l’indulgence possible.

— Après tout, je n’ai que subi la fatalité d’une malchance ininterrompue. Puis-je me reprocher une faute volontaire, un seul acte que n’aient exigé de rigoureuses circonstances.

Il secoua les épaules et ainsi il fit tomber de sa conscience toutes les poussières qui la flétrissaient. Il se sentit suffisamment pur, l’âme bien blanche. C’était toute une partie de sa conduite dont il n’avait plus à se soucier. Il en pourrait regretter d’autres conséquences qu’il ne discernait pas encore. Mais au point de vue moral, la question n’existait pas. Il avait été l’esclave de forces supérieures. Le premier devoir est de vivre.

Cette absolution généreuse le soulagea. Il l’étendit à cette pauvre Juliette, victime mal récompensée de son affection pour lui. Elle devait le taxer d’ingratitude. Que n’allait-il la rejoindre et lui dire merci ? Vraiment l’ennui de se déranger fut l’unique cause qui le retint. Une telle bonté s’épanouissait en lui ! Il ne se souvenait même plus de ses amertumes et de ses désillusions. Sans doute la destinée ne le gâtait pas. Mais qui sait si elle ne lui accorderait point un jour le bénéfice de la tranquillité, de la richesse et du bonheur !

Sa pipe s’éteignit, ce qui l’éveilla de ses rêves. Il s’aperçut alors, stupéfait, de leur nature et de leur contraste avec ses sombres pensées habituelles ! Comment s’égarer en ce ridicule optimisme ?

Il réfléchit. Ainsi que son corps, son cerveau s’était régénéré. Parfois on voit avec plus d’acuité, on juge avec une lucidité exceptionnelle. Les ténèbres se dissipent. Les choses prennent leur apparence et les faits leur signification véritables. Hélienne devina l’importance de l’heure. Il pouvait se connaître, savoir exactement ce qu’il valait, ce qu’il espérait, les ressources dont il disposait, celles qui lui faisaient défaut. Le cours de sa vie que barrait un obstacle inattendu, allait inévitablement s’écouler d’un côté ou de l’autre, à droite ou à gauche, selon l’issue la plus propice. Par où et vers quoi ? Il tenta de s’en rendre compte, puisque ses yeux, à l’heure présente, acquéraient tant de puissance.

Il le tenta méthodiquement. Et ses idées naquirent d’elles-mêmes, sans l’effort des enfantements ordinaires. Elles s’offraient toutes faites, en petites phrases courtes, affirmatives, irréductibles, presque sous forme d’axiomes qu’il s’oubliait à prononcer tout haut.

Une glace pendait au mur. Il se leva et s’examina longuement. Son visage lui plut. Il y nota le charme d’un sourire très doux et la souplesse de ses cheveux blonds. Il fallait cela pour atténuer la froideur des yeux bleus et la géométrie carrée du menton, du front et des joues. Il se promit d’user de ce sourire et de soigner l’ondulation de sa chevelure.

— Physiquement, je n’ai rien contre moi. À première vue, je n’inspire ni crainte ni défiance. Et, si je le veux, je puis provoquer la sympathie. Quoique mince et de taille moyenne, j’ai de bons muscles. La santé est excellente. Autant d’atouts dans mon jeu.

Il s’accorda ensuite maints avantages intellectuels. Depuis dix ans, sa pauvreté lui avait interdit d’accomplir ce à quoi le destinaient de sérieuses études préliminaires, la variété de ses goûts, l’aisance de sa compréhension. Mais ces dons demeuraient intacts, comme un trésor sous des couches de terre. Il se sentait aussi vaillant qu’au sortir du collège, soutenu par des espérances aussi vastes et une volonté aussi obstinée. De fait son cerveau était sain, de sève forte, apte aux spéculations abstraites comme aux œuvres imaginatives. Et ses tendances étaient égales vers des buts nombreux, toutes justifiées par des facultés indéniables.

— Un peu de bien-être, se dit-il, et je m’affirmerai selon mon mérite.

Il eut hâte que se produisît cette manifestation. Et par là, il avisa ce qu’il y avait de triste dans son passé. Ce passé c’était dix années perdues, les plus belles et les plus profitables. L’époque s’achevait de sa jeunesse et de son efflorescence, l’époque où l’homme se forme, où son esprit se multiplie, où il observe, s’assimile les pages des grands hommes, compare les systèmes, se détermine en faveur de l’un d’eux, établit sa conduite future sur les croyances, les règles et les principes que son jugement a décrétés préférables aux autres.

Comment, lui, avait-il utilisé les énergies peu communes de son cerveau ? Par rapport au gamin de dix-huit ans, l’homme de vingt-huit montrait-il quelque supériorité ? Les dons intérieurs subsistaient : n’auraient-ils pas dû se décupler en ce long espace de temps ?

— Quand je serai riche, le mal se réparera.

Quand il serait riche ! Il s’étonna du retour constant de cette phrase. Que de fois elle l’avait hanté, aux plus mauvais moments de sa détresse ! N’était-ce point-là le miracle qu’il escomptait ? et sa résignation ne reposait-elle pas sur cette possibilité de fortune, sur cette certitude de salut prochain ? Un jour, il serait riche, et ses facultés s’épanouiraient et il choisirait entre les routes ouvertes devant lui, et sa personnalité se dégagerait enfin, complète et libre.

Mais ce miracle, qui l’accomplirait ? Il reconnut que bien souvent, à son insu, il avait examiné cette question, si souvent qu’elle devait être déjà résolue en quelque coin mystérieux de son esprit. Il eut peur de la logique impitoyable des raisonnements qu’il attachait malgré lui les uns aux autres. Et cependant il se disait, courbé une fois de plus sous la dénomination d’une pensée :

— En dehors de la douleur physique, blessure ou lésion, la souffrance est l’inassouvissement d’un besoin. Ainsi je souffrais de la faim, du froid, de la saleté, de la fatigue, enfin d’un nombre indéterminé de besoins inassouvis. Or l’un de ces besoins, un seul, la faim, est satisfait, et, instantanément, j’éprouve une transformation, une joie. Qu’arriverait-il si tous ces instincts, ou la plupart étaient assouvis ? Ne serait-ce pas le bonheur, ou une somme de bonheur relative au nombre et à l’importance des désirs réalisés ! De même, affamé, j’étais brutal, haineux, jusqu’à frapper Juliette. Repu, j’ai un élan de mansuétude et de bienveillance, au point que j’excuse ma maîtresse de son acte. Ce changement, quelques bouchées de pain l’ont produit. En ce cas, si je ne manquais de rien, n’atteindrais-je pas à la parfaite bonté, à la miséricorde infinie ? N’est-ce pas dans l’assouvissement intégral de tous mes instincts que je trouverai l’équilibre indispensable au développement de mon intelligence ? Et il murmura :

— Quant au moyen, il sera d’autant plus périlleux et ingrat que le but sera plus hardi. En vendant une femme, j’ai obtenu des aliments. Si je veux conquérir la fortune, c’est-à-dire la facilité d’apaiser tous mes instincts, que faudra-t-il ?

Tout frissonnant, il évita de se répondre, mais au-dessus de lui, autour de lui, de tous côtés, se multipliaient les miroirs fidèles qui reflétaient l’absolue nudité de son âme. Et il fut bouleversé. Car il vit ceci, qu’il ne soupçonnait pas : rien ne l’empêcherait de parvenir à son but. Et ce but était l’argent. L’argent seul lui assurerait le bonheur. De l’argent il attendait la paix, la gloire, le talent, la sagesse. Il avait tellement pâti d’en être privé qu’il lui attribuait toutes les vertus et toutes les grâces.

Et il vit aussi que nulle considération intime ne l’arrêterait. Les mauvaises épreuves lui avaient enlevé l’armure des scrupules. La ligne qui sépare les choses permises et les choses interdites ne subsistait plus dans le chaos de sa pensée. Moralement, il ne reculait devant aucun acte, non point tant par théorie que par aveuglement progressif.

Et il vit aussi que sa décision était prise depuis fort longtemps, avant même qu’il se sût en quête d’affranchissement. Il ne la connaissait pas encore, mais il la devinait irrévocable, liée par des rapports obscurs aux envies sournoises où il s’oubliait quelquefois, aux procédés de vol qu’il s’ingéniait à élaborer.

Jamais peut-être il n’eût constaté de telles bizarreries, et il aurait continué de suivre sans révolte la route âpre et vilaine de son existence, s’il n’eût été cloîtré dans cette chambre, acculé dans l’impasse d’une situation ignominieuse. De là, il fallait sortir à tout prix. Il en sortirait.

L’idée tournoyait autour de lui, rétrécissant le cercle de ses évolutions. Marc devenait anxieux, il la sentait toute proche, menaçante, comme sur sa nuque le fuyard sent le souffle de la bête sauvage. Il eût voulu la repousser. Il ne le pouvait. Son effroi venait surtout de ce qu’il ne la discernait pas. Qui était-elle ? Où le conduirait-elle ?

Il s’attendait à un assaut brusque, sous la violence duquel il trébucherait. Il n’en fut pas ainsi. Elle l’effleura seulement, lui laissant une grande épouvante. C’était l’idée du crime.

II


Par-dessus la haie du jardin, Marc aperçut son père. La pipe à la bouche, coiffé d’un panama, vêtu d’un tricot et d’un pantalon de toile, chaussé de sabots, M. Hélienne émondait ses arbustes à l’aide d’un sécateur.

Le jeune homme s’attarda quelques minutes à le considérer. Il l’enviait. Cette besogne lui semblait saine. Les mauvaises pensées ne prévalent pas contre la satisfaction du labeur accompli et l’orgueil des courbatures fécondes. Il s’applaudit de sa fuite hors de la ville corruptrice où l’idée monstrueuse avait germé. Une existence paisible le sauverait de la tentation.

Il ouvrit la petite porte en bois. Une sonnette retentit. Marc s’avança.

— Bonjour, père.

Le vieux leva la tête, parut hésiter un moment et prononça sans surprise ni humeur :

— Ah ! c’est toi, mon garçon.

Ils ne s’étaient pas vus depuis dix ans.

M. Hélienne, bijoutier à Paris, se trouvant, par la mort de sa femme, seul responsable de leur fils, le traita d’après ce double principe : il ne faut pas trop manifester aux enfants la tendresse qu’on leur porte, mais on se doit de pourvoir à leur éducation.

En conséquence, à l’âge de sept ans, le jeune Marc fut jeté dans un collège de province. De Dieppe à Paris les voyages sont chers, ce qui permit à M. Hélienne de ne payer ce luxe à son fils qu’en l’honneur des grandes vacances.

L’enfant d’ailleurs y tenait peu. À la maison, on le forçait à huit heures de travail que ne compensaient ni liberté ni récréation. Son père le réveillait lui-même, dès l’aurore, en lui arrachant d’un coup ses couvertures et ses draps, sensation affreuse que ne devait jamais oublier Marc, non plus que la joie maligne du bonhomme devant ce corps transi et l’effarement de ce réveil. Puis M. Hélienne lui offrait la solitude et l’obscurité d’un réduit, le munissait de plumes, de papier et d’encre et s’écriait :

— Va, mon gaillard, pioche.

C’était un de ses mots. Il l’accompagnait d’un mouvement de corps résolu, comme s’il enfonçait une pioche jusqu’aux entrailles de la terre.

Le petit piochait. Quoi ? Cela n’importait point. Il suffisait qu’il remplît un certain nombre de pages. Et il les remplissait bravement, au moyen de quelque phrase indéfiniment répétée.

Les repas variaient son supplice. Pour mieux masquer une affection qu’il n’éprouvait nullement, le bijoutier bourrait son fils de réprimandes. Il le grondait à tout propos, qu’il fît bien ou mal, qu’il s’insurgeât contre les règles prescrites ou qu’il s’y soumît. À la fin, le malheureux acquit une telle subtilité et usa d’une telle astuce qu’il devint inattaquable. M. Hélienne ne désarma pas. L’éducation des enfants exige qu’où les morigène. Marc ne méritant rien, il prit l’habitude de le terrasser avec les méfaits de ses camarades. D’un ton acerbe, il s’exclamait :

— Sais-tu ce que c’est que Charles, le fils de notre voisin ? une simple canaille ! Il vole les fruits dans les compotiers. Voilà ce que c’est que ton ami Charles.

Marc baissait la tête, tout honteux. Les vols commis par l’infâme Charles le bourrelaient de remords. Le lendemain, on lui reprochait l’hypocrisie du jeune Philippe, le surlendemain le libertinage du jeune Paul. L’infortuné n’osait plus se montrer en compagnie de ces galopins. À la moindre incartade de leur part, il tremblait, prévoyant la colère paternelle.

Le bijoutier, du reste, ne craignait pas de se déjuger. Au besoin, il recommandait l’exemple de cette canaille de Charles.

— Oh ! si j’avais un fils comme lui ! Quel modèle d’affection et de gentillesse ! enfin, tout le monde n’a pas la même chance.

Marc secouait ses anciens remords, imitait le bon Charles, mais prenait peu à peu en piètre estime l’opinion de son père.

La dureté de M. Hélienne provenait principalement de son avarice. Il s’épouvantait à l’idée qu’un jour Marc pût lui coûter de l’argent et l’obliger au paiement de quelque grosse dette. Aussi fulminait-il contre la prodigalité des fils.

— Tu connais l’exploit de ton ami Antoine, n’est-ce pas ? En trois mois il a fait chez un pâtissier une note de quarante francs. Eh bien, je serais son père, moi, que je le démolirais à coups de poings, tu entends, à coups de poings.

Et sous le nez de l’enfant terrifié, il promenait sa main menaçante.

Les angoisses de M. Hélienne augmentèrent avec l’âge de Marc. L’heure de la liberté approchait, c’est-à-dire l’émancipation qui permet de se ruiner pour les filles et de souscrire des billets. Les dernières années de collège, il fut inflexible. Marc se souvenait toujours d’un soir de sa seizième année où son père arriva d’un pas furieux. Durant le dîner, nulle parole. Seulement, entre chaque bouchée, M. Hélienne le foudroyait du regard. Inquiet, Marc examinait sa conscience et recherchait l’emploi de sa journée. Au dessert, il choisit parmi les quatre mendiants celui auquel il avait droit et tenta de s’esquiver sans bruit.

Mais M. Hélienne se leva, marcha vers lui, les sourcils froncés, les yeux implacables, le fit reculer jusqu’au mur et, d’une voix contenue, grinça.

— Victor Ledoux a mis son père sur la paille !

Il y eut un grand silence solennel. Tous deux, visage contre visage, commentaient, chacun selon son point de vue, l’horrible catastrophe. Le vieux frémissait d’indignation. Le jeune s’efforçait en vain de se rappeler ce Victor Ledoux, dont il entendait le nom pour la première fois. Puis M. Hélienne répéta :

— Retiens bien ceci : Victor Ledoux a mis son père sur la paille.

Jamais Marc n’en sut plus long au sujet de ce vaurien.

Telles furent les relations du bijoutier avec son fils. Il atteignit le but poursuivi. Marc ne put vraiment pas se douter qu’on le chérissait. Il crut plutôt à de l’aversion.

Ses études terminées, il accourut à Paris. Là, son père lui tint ce langage :

— Mon garçon, voilà quarante ans que je pioche. Résultat : la gêne, presque la pauvreté. Les derniers inventaires ont été désastreux ; j’en ai assez, mon fonds est vendu, je me retire à la campagne. Veux-tu vivre auprès de moi ? Je te dois le coucher et les vivres, je te les offre. Oui ou non ?

— Non.

— Je m’y attendais. Eh bien ! voilà cinq cents francs. Débrouille-toi. Seulement, je te préviens, tu n’auras plus un sou de moi, pas un. Embrassons-nous, et bonne chance.

Il partit et tint parole. Trois fois Marc implora son secours. Ses lettres demeuraient sans réponse. Et, après dix ans d’éloignement, ils se retrouvaient l’un en face de l’autre.

Leur première impression, confuse chez le père, distincte chez le fils, fut qu’ils ne se connaissaient pas plus que deux étrangers se croisant sur une route. Nul souvenir commun de joie ou d’épreuve ne vibra. À peine eurent-ils la curiosité de se convaincre, par un rapide examen, de leur mutuelle décadence. Le dos voûté du père et sa mise sordide frappèrent le fils. M. Hélienne, lui, ricana :

— Ça ne t’a pas profité, le pavé de la capitale.

Le jeune homme rougit. Le vieux, machinalement, se mit à couper ses ongles avec son sécateur. Et, affectant, un air distrait, il articula.

— Que veux-tu de moi ?

Marc était si désolé qu’il se fit suppliant :

— Je n’exige rien. La lutte ne m’a pas réussi, je suis vaincu, je te demande asile.

M. Hélienne le scruta d’un air soupçonneux. Puis, sans répondre directement, il lui montra d’un geste circulaire le jardin et la maison :

— Cela n’est pas grand, hein ? Quelques centaines de mètres où je cultive mes choux et une masure où j’ai du mal à me préserver du vent et de la pluie.

Ils entrèrent. Du doigt, le bonhomme désignait les plafonds lézardés, les murs moisis, le délabrement et la poussière des meubles. Enfin, ouvrant une mansarde, il dit :

— Ta chambre serait ici, les légumes du jardin seraient le fond de ta nourriture. Pour tout domestique, j’ai une bonne femme du pays qui fait la cuisine. Je n’ai pas voulu te prendre en traître. Cela te va-t-il ?

Résolument Marc déclara :

— Je ne désire rien d’autre.

Le lendemain, il ouvrit sa croisée de bonne heure. Paisiblement pénétra l’air frais et vif d’une matinée d’août. Il s’en baigna la gorge et les poumons. Et ce fut d’une telle saveur qu’il eut hâte de se mouvoir dans cette pureté.

Se penchant, il s’orienta d’abord. Quelques chaumières entouraient la maison, formant avec elles le hameau de Saint-Martin-du-Bec. Le long du jardin passait la grand’route. En face, très proches, ondulaient les collines. À leur pied, une brume blanche flottait mobile, irrégulière.

Puérilement, en citadin qu’intriguent les spectacles nouveaux de la nature, il souhaita de toucher et de fendre ces flots de ouate houleuse. Il mit des vêtements, des bottes et sortit.

Dehors, il s’émerveilla. Le lac de vapeur avait disparu. À peine de suprêmes flocons d’écume se déchiraient aux buissons des collines. Et au fond de la vallée, c’était un épanouissement luxuriant de verdure, une débauche d’herbes puissantes, et parmi les joncs et les feuilles, la coulée mystérieuse d’une petite rivière, le Bec.

Il y descendit. Devant l’eau, sur le sol trempé de rosée, il s’agenouilla, et, à pleines mains, lava ses tempes et ses yeux. Puis, sans s’éponger, il suivit le cours de la source. Mais au bord du ciel pâle, le soleil montait, et les gouttes se séchèrent qui mouillaient son visage.

Il marchait gaiement, les membres souples, les sens à l’affût. Oh ! la vie formidable de cette terre humide, la vie féconde qui jaillit en senteurs grasses, en couleurs franches, en floraisons exubérantes ! Seul être vivant qui errât dans le silence et la solitude de la vallée, il s’imaginait que toute cette vie se mêlait à sa propre vie et la doublait et l’amplifiait, et que sa jeunesse s’éternisait au contact de cette jeunesse éternelle.

Trop forte, son exaltation aboutit à de la griserie. Ses nerfs, ébranlés par des crises trop diverses, se détendirent. Il s’assit sous un arbre, et au milieu de sanglots un cri d’espoir lui échappa :

— Je suis sauvé ! Je suis sauvé !

Il avait eu si peur ! De si près, là-bas, il avait contemplé le gouffre, de si près que ses yeux s’habituaient au vertige des abîmes. Il se rappela les derniers mois, où, l’idée, violatrice de son cerveau, il l’accueillait peu à peu en compagne, en hôtesse, en amie, comme une idée toute simple, presque banale. Il s’accoutumait à elle, et la perfide, parmi les distractions ou les soucis de sa pensée, brusquement jetait un nom, toujours un nom de riche.

Il frissonna, comme au récit d’un péril que l’on a frôlé à son insu. Revenant sur ses pas, il se fit un serment. Jamais il n’irait plus loin que cet arbre. Jamais il ne remonterait cette rivière au delà de sa source. Entre ces deux limites, il se confinerait jusqu’à ce que son âme trouvât le calme et l’oubli. Au dedans, c’était le salut : au dehors, la tentation.

Le jour même, commença l’œuvre d’apaisement. L’effort manuel serait un auxiliaire utile. Il demanda :

— Père, puis-je te servir à quelque chose ? J’ai des muscles, tu sais… une pelle, une pioche, et j’abattrais de la bonne besogne.

— Mes bras me suffisent, répondit M. Hélienne.

Marc ne se découragea pas. Travaille qui veut. Il déblaya la rivière en face de la maison, ménageant une ouverture au travers de l’oseraie pour mieux voir de sa fenêtre couler l’eau limpide et joyeuse. Des bois voisins, en prévision du froid, il rapportait le soir des fagots et des fougères.

Surtout il se promenait. Il explora l’autre borne de son domaine. Un château l’occupait, château Louis xiii en briques et pierres grises, avec tourelles carrées et grand toit de tuiles. Marc s’enthousiasma de sa grâce et de sa délicatesse. De toutes parts l’eau l’entourait. Par devant, sur le large fossé, s’étalait, en forme de donjon, une belle porte Renaissance, emmaillotée de lierre, sauf au fronton que décoraient d’énormes armoiries, d’une vétusté glorieuse.

L’absence des maîtres lui permit de visiter le parc, derrière le château. Une pelouse s’élevait au flanc de la colline. Il s’y coucha. En bas le vieil étang, jonché de nénuphars, ceignait de sa moire immobile le pied moisi des vieilles murailles. Des nuages pesaient au-dessus du toit. Et le jeune homme, en minutes oublieuses, ressuscitait les époques abolies des seigneurs et des châtelaines, et, l’œil pris par le miroir glauque du lac, s’aventurait plus profondément jusqu’au seuil des temps, aux périodes brumeuses où dans l’haleine chaude des marais, dans le croupissement des boues, la vie naissait de la mort des eaux.

Dès lors ce fut son pèlerinage favori, tant le charme du lieu l’enveloppait. Il y assistait au réveil progressif de son intelligence que sollicitaient l’étude des architectures et le mystère des humanités qui s’élaborent.

Il s’endormit durant un mois en cette béatitude, sorte de réaction, comme il le comprit plus tard, répit bienfaisant que lui valaient l’extrême courbature de tout son être et son adresse à fuir certaines idées. Mais les maîtres revinrent et, eux présents, on interdisait l’entrée du parc. Il s’en irrita. Où retrouverait-il les rêveries substantielles que lui inspiraient le château séculaire et la légende des eaux défuntes ? À la recherche d’un site équivalent, il vagua d’un bout à l’autre de son domaine, se plaignit de son exiguïté et rentra, maussade, inquiet.

Ce mécontentement persista. Des choses le fortifiaient, la rencontre fréquente des châtelains, le passage d’étrangers, baigneurs du Havre ou d’Étretat traversant en cavalcades la vallée du Bec. Il refusait de s’avouer le rapport qui reliait la vue de ces oisifs et la réapparition chez lui de pensées équivoques. Mais ces pensées, il ne les pouvait nier. Sans haine contre les autres, plus riches et mieux armés, il s’insurgeait contre son existence étroite, âpre, sombre, mesquine.

Tout l’y importunait, ses bottes grossières, son pantalon effiloqué, la dureté du pain, la minceur des matelas, le manque de rideaux, de bougies, de linge. Serait-il donc toujours loqueteux et misérable ? Une nuit d’insomnie, il s’écria :

— Pourtant ce n’est pas la fin. Je ne puis moisir jusqu’à ma mort dans cette prison.

Ce mot, en lui rappelant l’horrible soirée de Paris, rattacha l’heure actuelle à l’heure passée et le contraignit à reprendre le cours de sa méditation. Les idées que l’on renfonce en soi remontent malgré tout à la surface, percent la couche des idées secondaires accumulées à loisir, et se résolvent en phrases nettes.

Ainsi se dégagea le sens de son évolution durant ces dernières semaines. Ses besoins physiques étaient satisfaits, ce qui instantanément avait ranimé ses facultés assoupies. Mais qu’il eût du pain et des vêtements ne constituait pas la totalité de ses droits d’homme. Il y a en ce monde des objets de luxe, des étoffes de choix, des inventions commodes, des raffinements, des privilèges. Or à ces différents biens correspondaient en lui des instincts aussi violents que ceux de conservation. Et ces instincts réclamaient leur assouvissement.

Le problème de la vie lui semblait très simple. Le but de l’homme est le bonheur. Le chercher est un devoir, l’atteindre, sous quelque forme qu’il se présente, un droit. L’ignorance des obstacles qui vous en séparent provoque l’incertitude de la poursuite et l’impossibilité de réussir. Mais lui, savait. Pourquoi n’était-il pas heureux ?

L’épouvante du soir sinistre l’assaillit. La même interrogation se dressait. Lâchement il se déroba. Plusieurs jours, il subit le cauchemar d’un cerveau en fuite, indéfiniment en fuite devant un monstre invisible, mais proche, avide, harcelant.

Il se réfugia près de son père. Quelle que fût leur antipathie, le vieux représentait l’asile et la sauvegarde. Il se croyait à l’abri derrière ce rempart. Il s’y blottit. Et tel était son effroi, qu’il se jura d’attendre l’issue de la crise, entre les murs protecteurs de la maison paternelle.

Or, un matin, Marc, en descendant, trouva la porte de son père entr’ouverte. Il s’en étonna, le sachant dehors, et M. Hélienne ayant l’habitude de fermer à clef. Bien plus, personne ne pénétrait dans cette chambre et lui-même n’en avait jamais franchi le seuil. Par quelle étourderie le vieillard s’était-il départi de son inexplicable précaution ?

Il poussa la porte. Rien de spécial ne le frappa. Une cretonne à grosses fleurs drapait le lit, les chaises et les fenêtres. Des chaises et un secrétaire composaient l’ameublement. Il se dit :

— C’est là que vit le bonhomme, c’est là qu’il s’enferme, voilà l’atmosphère où il respire.

Pour la première fois il s’aperçut combien le vieux lui était inconnu. Il ignorait son passé, ses goûts, ses idées, ses espoirs.

— Pourtant c’est mon père. Quelle sorte d’affection a-t-il eue à mon égard ? Si je lui suis indifférent, il aime d’autres personnes, ou des choses quelconques. Lesquelles ? À quoi pense-t-il ? À quoi s’intéresse-t-il ?

Par curiosité, il fit le tour de la pièce. Sur la table de nuit, une pile s’élevait de petits paquets pharmaceutiques avec cette mention : poudre laxative. Le vieux se soignait donc ?

Mais un livre de comptes attira son regard. Quels comptes pouvait avoir le bonhomme ? Il feuilleta. D’abord, il ne comprit pas, ne voulut pas comprendre.

Non, c’était impossible. Cependant les preuves s’étalaient sous ses yeux.

mm20 juillet, reçu de Noël Lambert, cultivateur au Paulu 
6,634 francs
mmde Victor Poulain, cultivateur au Trait 
6,580 fr

etc…

Et au bas de la page, en addition, Marc lut :

mmTotal des sommes touchées pour mes fermages du troisième trimestre 
6,275 fr

Une sueur l’inondait. Son père riche ! son père à lui, l’indigent, son père, possesseur de fermes et de champs, et de vergers, et de titres sans doute…

Il courut à la fenêtre. Au bout du jardin le vieillard soignait ses légumes.

Et soudain Marc chancela et se cacha la figure de ses mains convulsives.

Il avait vu, il avait vu, en une hallucination foudroyante, le vieux courbé sur sa bêche et par derrière, lui, le fils, s’approchant et le frappant à coups de couteau…

Et sous ses paupières closes, le sang ruisselait, tout rouge.


III


En hâte il gagna sa chambre et fit un paquet de ses vêtements. Il ne fallait pas qu’il couchât une nuit de plus sous ce toit. Sur lui soufflait le vent funeste de la tentation, le vent qui tourne les têtes et fait agir à l’encontre des volontés. Toute résistance serait folie. Où irait-il ? Avec quelles armes engager de nouveau le combat de misère ? Questions insignifiantes auprès de la nécessité immédiate de son départ.

Il entendit M. Hélienne monter, puis descendre. Midi sonnait. Ses affaires prêtes, il rejoignit son père. Le vieux murmura, confondu :

— Je te croyais sorti.

Marc affirma :

— Non, j’avais la migraine… Je quitte ma chambre à la minute.

Ils mangèrent. Selon l’habitude, aucun mot ne rompit le silence. Marc n’osait pas lever les yeux, par peur de l’angoisse qui le guettait. Et en effet lorsqu’une force invincible l’y eût déterminé, l’atroce vision reparut. Elle se précisa cette fois, la victime étant plus proche, presque à portée de son bras.

Ce fut du dégoût. Il sentit que jamais, en quelque situation que le hasard le précipitât, sa main ne se résignerait à cet acte. C’était inadmissible. La chose lui sembla même si comique et ses craintes si vaines qu’il eut envie de rire.

Il alluma sa pipe. Un beau soleil d’automne invitait à la marche. Il suivit la rivière.

Des jeux enfantins le divertirent. Qui avançait le plus vite, de l’eau ou de lui ? Une feuille entraînée par le courant lui apprit son avantage. Puis, du revers de sa canne, il abattit des roseaux. L’amusement consistait à les briser d’un seul coup.

Mais un arbre l’arrêta, limite extrême de son domaine. Il se remémora son serment. Passerait-il outre ? S’en irait-il de cette vallée vers Paris, vers le monde ?

Il n’hésita pas. Au delà le péril subsistait toujours, agrandi même. D’irréparables pensées luisaient maintenant dans le chaos de son esprit, et à leur clarté, il marcherait au mal, comme à la lumière des étoiles les navires se dirigent parmi les ténèbres. Il savait que, seule, sa pauvreté le séparait du bonheur, de la science, de la gloire. Et cette pauvreté, la richesse des autres en est le remède. L’occasion sollicite, oblige parfois. Tenté, il succomberait.

Ici, du moins, la tentation pouvait l’envahir, non le contraindre. Ce qui serait, en face d’un étranger, des scrupules aisément dominables, deviendrait en face du père une impossibilité physique. Contre l’assaut de tous ses instincts, contre la coalition de tous les sophismes entassés par lui et de toutes les causes de haine créées par les circonstances défavorables, un motif d’inaction prévaudrait, l’horreur du parricide. De fait, cette horreur le hanta. À table, au jardin, les yeux obstinément fixés sur son père, il évoquait la vision. Le même frisson lui soulevait la peau.

Souvent il admettait la chose comme accomplie, et il cherchait à se représenter son existence alourdie de ce souvenir. Il l’augurait maladive, désemparée, repentante. Indéfiniment, la scène revivrait en cauchemars et en hallucinations, avec ses plus infimes détails de cadre, d’heure, de relents et de bruits. Quel supplice infernal ! durant des années, jusqu’au tombeau, recommencer la lutte, entendre le grand cri de frayeur, sentir les doigts crispés du vieux, son effort, le raidissement de tous ses membres, puis la défaillance progressive ; percevoir les plaintes de l’agonie et les derniers râles, si tristes ! Et toujours le corps détruit s’affaisserait, loque lamentable, pourriture imminente. Et toujours en coulerait du sang, du sang qui dégoutte, qui s’étale en mare, qui s’allonge en serpent.

Il eut des remords. Il eut, d’avance, les remords qui le rongeraient un jour. Des fièvres le brûlèrent. Il prévit la folie, le suicide, en tout cas des tortures intolérables.

La menace du châtiment ne le préoccupait pas moins. Que d’indices le désigneraient aux soupçons ! Aurait-il l’adresse de les déjouer ? La meute de la justice, gendarmes, substituts, juges instructeurs s’acharneraient à sa perte. La cour d’assises ne lui déplaisait pas, sa solennité autorisant la noblesse des attitudes et l’emphase des réponses. Mais l’expiation, la cellule, le réveil, l’échafaud…

Malade, il dut s’aliter une semaine. Il se releva, rassuré. La commotion subie prouvait mieux que tout raisonnement combien l’acte lui répugnait.

Alors de douces rêveries l’envahirent. Supprimant la vilaine période d’attente, il s’accorda l’héritage paternel. Riche, que ferait-il ? Il bâtit des plans. L’un visait l’arrangement et la distribution d’un rez-de-chaussée à Paris ; un autre concernait l’achat d’un cheval ; un autre, l’acquisition d’une maîtresse convenable.

Souhaits futiles ! Il ne s’y attardait pas. La culture de son intelligence le réclamait. Enfin, il serait à même de travailler. À quoi ? Eh, mon Dieu, parmi la somme de ses facultés affranchies, la sélection s’opérerait naturellement. On se spécialise toujours assez tôt. Pour l’instant, il les mit toutes en œuvre.

Poèmes, romans, toiles, statues, il ébauchait tout, avide de satisfaire ses tendances artistiques. L’ambition n’est point méprisable ; remueur de foules, il escalada la tribune ; conducteur de peuples, il s’empara du pouvoir. Et la science, cette bienfaitrice de l’humanité ? Il s’y dévoua. Les inventions foisonnèrent. Il réunit des caravanes à la tête desquelles il s’enfonça témérairement au cœur de pays inexplorés.

Aucune difficulté ne le lassait. Imbu de cette conviction des pauvres que l’argent est infaillible, il se croyait certain de la réussite. Ses désirs s’achèveraient en réalités. Les victoires se multiplieraient et il n’y aurait ni peine, ni envie, ni déception.

La douce existence ! Il l’admit comme certaine. Mais quand cet avenir se transformerait-il en présent ? Il s’employa patiemment à rétablir en cherchant à quelle date probable mourrait le père Hélienne. Il reconstitua jusqu’à la troisième génération les âges de décès de ses aïeux paternels. La moyenne l’en désola. En outre, quelques réflexions sur la santé du vieux, sur sa vigueur, sur ses habitudes frugales, le contraignirent à reconnaître au bonhomme des chances de longévité peu communes.

Dès lors, il calcula que l’événement libérateur coïnciderait avec le déclin de sa vie, et qu’ainsi ses meilleures années s’en iraient en espoirs stériles. Ardemment, il souhaita la mort de son père. Ce vœu ne l’effarouchait point, ne heurtant aucun sentiment sympathique et ne s’attaquant à nul souvenir d’affection mutuelle. Des yeux de l’un, pas une larme ne jaillirait au trépas de l’autre.

Chaque matin, il l’observa. Peut-être une ride nouvelle balafrait ses joues plissées, peut-être l’œuvre du temps marquait cette peau de quelque symptôme menaçant ? Hélas ! le vieux semblait inaltérable. Sa face impassible ne bougeait pas.

Il escompta l’affaiblissement du cerveau. Les moindres phrases de M. Hélienne étaient accueillies par une approbation indulgente. « Oh ! oh ! notait le fils, la petite flamme vacille ». Et il enregistrait les redites, les bévues, les hésitations, les défauts de mémoire.

Cette critique âpre, exercée sur toutes les paroles et sur tous les gestes, aboutissait à des accès de rage. Que faisait cet être ici-bas ? À quoi lui servait de vivre ? Quel avantage retirait-il de sa fortune ? Il n’avait ni la bonté qui conseille aux riches de secourir les disgraciés, ni l’intelligence qui les élève au-dessus d’autrui, ni l’adresse qui leur permet de goûter aux raffinements les plus divers. Il n’était qu’un obstacle entre Marc et son but. Par moments le jeune homme, en hallucination, se l’imaginait sans souffle, sans mouvement, sans voix, sans aucun des attributs vitaux, simplement une barrière, une borne plantée devant lui en travers de l’unique chemin qui menait au bonheur.

— Qu’il disparaisse, proféra-t-il, qu’il disparaisse !

Cri suprême de sa chair en souffrance, de ses nerfs, de son sang, de ses organes ; produit de toutes ses volontés éparses, émanation de sa pensée, désir formidable de toute son âme. Qu’il disparaisse ! Que la borne s’écroule pour que lui puisse enfin poser le pied sur la terre promise ! Qu’il disparaisse, puisque cette mort était la condition de sa vie !

L’attente sage, dont on trompe l’amertume avec des rêves habiles, ne le satisfaisait plus. L’opiniâtreté et la constance donnent à celui qui espère l’illusion de hâter l’accomplissement de son vœu. Il rechercha la compagnie de son père. Il l’escortait en ses promenades. On avançait sans un mot, mais, à chaque pas indéfiniment, les lèvres de Marc articulaient :

— Meurs, meurs, il faut que tu meurs, tu n’as plus qu’à mourir…

Un soir, le vieux s’endormit dans un fauteuil. La demie de huit heures retentit. Marc s’assit en face de lui, l’enveloppa d’un regard et songea :

— Il est huit heures trente-trois. À neuf heures, je veux que tu ne sois plus. Je veux cela, comme je veux être, moi. Je le veux.

Et tandis que le bruit des secondes piquait le silence, Marc voulut. Les veines de ses tempes se gonflaient sous une poussée prodigieuse. Son cœur battait puissamment. Ses ongles coupaient la paume de ses mains. De minute en minute, la tension croissait, jusqu’à la minute dernière où son être s’exaspéra en un effort surhumain. Neuf heures sonnèrent. La poitrine de M. Hélienne continua de s’enfler et de s’abaisser régulièrement. Marc en éprouva une sorte de déception.

Ainsi, peu à peu, comme pour se familiariser avec la possibilité d’une catastrophe où finirait son père, il en arrivait à attendre cette catastrophe de quelque miracle, d’un concours imprévu de circonstances, ou d’un effet pur de sa volonté. Certes, l’idée du crime ne l’obsédait plus. Elle ne revenait que sur son ordre et provoquait la même image terrifiante et la même révolte. Mais plutôt que le crime lui-même, n’était-ce pas l’acte qui lui répugnait ? Qu’un geste insignifiant fait à distance suffise pour tuer, ne savait-il pas qu’il l’eût fait sur-le-champ, et dix fois, et cent fois, comme une chose naturelle ?

Puérilement, car son esprit chavirait en cette tourmente, il regrettait de ne point connaître les formules magiques, les incantations, les exorcismes. Initié, il se fût appliqué au mystère des poupées de cire et des cœurs que l’on transperce. Son ignorance ne lui toléra que des pratiques plus grossières. Le sel renversé porte malheur et aussi les fourchettes en croix, et la présence de trois lumières. Marc accumula ces manœuvres pernicieuses. Et il s’étonnait qu’aucun accident n’en dérivât.

De courtes lucidités lui signalaient parfois sa situation morale, comme des miroirs rapides où l’on consentirait loyalement à voir son vrai visage. Alors il se sentait à la merci du hasard. L’intervalle est mince entre le désir et l’exécution des moyens propres à le réaliser, surtout quand ce désir est aussi impérieux et se fortifie par des manifestations aussi violentes et aussi continues.

Il ne pouvait nier ceci, il voulait la mort de son père. La cherchant à l’aide de maléfices, reculerait-il si quelque combinaison s’offrait de meurtre possible, discret, silencieux, sans danger ni crainte de remords ?

— Semblables stratagèmes n’existent pas, se disait Marc avec assurance.

Cependant, pourquoi rester ? Besoin de bien-être, prétendait-il, soif de repos, mesure prudente contre les tentations du dehors. Non. Il restait ainsi que rôdent les malfaiteurs autour de la victime choisie, la surveillant comme un trésor qui doit leur échoir et qu’ils mettent à l’abri des convoitises étrangères.

Un matin, il trouva un mot de M. Hélienne. Son père lui annonçait une absence de trois jours. Marc fut affolé. Le vieux reviendrait-il ? N’avait-il pas fui, soupçonneux des projets qui s’agitaient en son fils ? Il interrogea Mélanie, la servante : tous les trimestres, M. Hélienne faisait la même absence. Cette réponse l’éclaira. Sans doute son père allait toucher ses fermages.

Vingt minutes après, Marc, impatient de certitude, partait en campagne. À Montivilliers, il trouva une diligence, à Harfleur le chemin de fer, à Barentin une autre diligence d’où il descendait à Villers-Écalles, se rappelant ce nom sur le livre de comptes de son père. Il se renseigna. Trois heures auparavant, M. Hélienne avait quitté le village et se dirigeait vers le Paulu. Marc y parvint à la nuit tombante. Affamé, il mangea dans une auberge. Là, il apprit que le vieux soupait à la ferme de la Vasette, chez Noël Lambert. Son repas fini, le jeune homme se postait au coin de la ferme.

Du temps s’écoula. L’obscurité s’entassait. Puis de la lumière jaillit par une porte ouverte, des pas s’approchèrent, et une voix dit :

— Au revoir, M. Hélienne, trois petits quarts d’heure et vous serez à Duclair.

Une ombre passa. Il la suivit. De loin, sur l’herbe des bords, il marchait avec d’infinies précautions, ses yeux fouillant la nuit où s’enfonçait la silhouette de son père. On fit ainsi près d’un kilomètre. Mais une remarque le frappa, il n’avait encore rencontré personne, et autour d’eux, nulle clarté n’indiquait d’habitation proche.

Cette remarque acheva de le troubler. Maintenant il courait presque, le corps plié en deux, la respiration haletante, et soudain il s’aperçut que sa main se crispait au manche d’un couteau.

Il s’arrêta brusquement comme pris en flagrant délit. Il se vit appréhendé, convaincu. Les preuves s’entassaient. Les témoins l’accablaient. Du matin jusqu’au soir, on reconstituait l’emploi de sa journée. Un tremblement fiévreux le secoua. Surtout il s’épouvantait qu’un acte pût se commettre, un crime se perpétrer, dans l’inconscience absolue de notre être. Une vitesse plus grande lui eût permis de rattraper le vieux avant le réveil subit de son esprit, qu’il l’eût poignardé à son insu.

Depuis son départ de Saint-Martin — il s’en rendit parfaitement compte — une influence obscure le guidait vers un but précis. Il avait marché d’étape en étape comme un somnambule. Par quel mystère s’était-il emparé, sans s’en apercevoir, d’un couteau, avisé sur une table d’auberge, l’avait-il caché sous son vêtement, et empoigné de sa main frémissante ?

Lentement, parmi les ténèbres lourdes, il revint. Un train de nuit le recueillit. Tout le jour il grelotta. Et durant des semaines, son âme, elle aussi, garda ce frisson de froid.

Ce fut la période la plus aiguë de sa crise. Des souffles de folie l’effleurèrent. Il se sentait tout petit devant les impitoyables fatalités, impuissant à dominer la horde des instincts qui chevauchaient en lui. Calme à telle heure, il deviendrait peut-être, l’heure suivante, parricide. Ses hallucinations le reprirent. Des cauchemars lui exposaient d’atroces aventures où son père se traînait à ses genoux, couvert de sang.

À peine songea-t-il à fuir. Il était trop tard. La lutte commencée s’achèverait ici même, que ce fût triomphe ou défaite. Mais, se donnant l’excuse mensongère de sa faiblesse, il jugea prudent d’envisager l’hypothèse du crime et, par conséquent, de le préparer de façon adroite. S’il devait tuer, qu’il tuât du moins sans inconvénient.

Aussi s’autorisa-t-il des méditations coupables. Il cherchait. Des plans obtinrent son suffrage, comme celui-ci : la tentation qu’il avait subie dans la vallée de Barentin, quelque mauvais gars au courant des habitudes du vieux pouvait y succomber. Qui l’empêchait, lui, de susciter ce mauvais gars et d’armer sa main ?

Il fréquenta les cabarets et but avec les paysans. Mais auquel s’adresser ? Il étudia les physionomies, la forme des crânes et des pouces, enfin tout ce qui dénote chez l’individu des propensions au mal. Aucun ne réunit les conditions exigées. Puis le manque d’argent et les soucis d’une complicité l’arrêtèrent.

D’autres stratagèmes furent tour à tour élus et abandonnés. Il ne se rebutait point. Une exaltation morbide le soutenait. Au cours d’insomnies, les projets s’enchevêtraient, impraticables et compromettants. Époque sombre dont le souvenir resta toujours douloureux en sa mémoire.

Elle se termina d’un coup. Une fois encore, son père, le croyant sorti, négligea de fermer la porte de sa chambre. Marc s’y faufila pour feuilleter à nouveau le précieux livre de comptes. Mais sur la commode, ses yeux remarquèrent le tas des petits paquets pharmaceutiques que M. Hélienne s’administrait quotidiennement.

Et une quiétude immédiate l’envahit. Il savait comment supprimer le vieux, discrètement, silencieusement, sans danger, ni crainte de remords.

IV


Le sentiment de son pouvoir le maintint en un équilibre délicieux. Il était libre de tuer ou de ne pas tuer. Que la vie devînt odieuse, et qu’il dût choisir entre la mort de son père et la sienne, il possédait le souverain remède. Sa volonté déciderait en dernier ressort, et non plus les circonstances, le hasard, une aberration passagère de son esprit.

Jadis il ne pouvait ni ne voulait. Aujourd’hui il pouvait. Voulait-il ?

Non. Il n’hésita pas. Les raisons, il refusait même d’en juger la valeur. Abondantes, logiques, irréfutables, elles se résumaient, somme toute, en une seule : on ne tue pas son père. Un fou ou du moins un irresponsable frappera, un homme sain, jamais.

À l’abri derrière cette sauvegarde, il se donna la satisfaction d’examiner son projet. Il ne tuerait pas, soit, mais en vérité, de quel merveilleux stratagème il eût usé ! Il y pensait avec complaisance. Il s’en félicitait comme d’un enfant bien fait, conformé selon les règles, pourvu de bonnes jambes et de bons bras.

À tout instant, il le soumettait aux plus rudes épreuves. Les fautes sont multiples où trébuchent les coupables. On voit d’habiles gens échouer par une négligence. Marc étudia le cas des plus fameux meurtriers. Un tel, ceci le dénonça ; tel autre, cela. Aussitôt, il se demandait si son plan présentait les mêmes imperfections. Quel orgueil de constater que ce plan demeurait inattaquable et réduisait au minimum — l’imprévu subsiste toujours — les chances d’insuccès !

Donc, de l’aventure, il s’échappait indemne. Restait sa conscience, justicier plus redoutable que les juges humains, parce qu’il sait tout et ne se lasse pas de punir. Se rappelant sa faculté d’émotion à propos d’un acte non commis, mais dont il s’imaginait la perpétration, il tâcha de se procurer l’effroi qu’inévitablement lui réservait l’avenir.

Il se répétait :

— Mon père est mort, mort par moi.

Cette idée le laissait indifférent. Il recommençait d’autre façon et, contemplant le vieux, se disait :

— Je suis en train de tuer mon père.

Vision possible et conséquemment fatale, alors qu’elle reproduisait une scène quelconque, de lutte, d’égorgement, d’agonie ; mais vision impossible maintenant que cette scène n’existait plus.

À l’extrême sensibilité de son cerveau où l’image d’un crime purement hypothétique s’enregistrait avec rigueur et provoquait une émotion anticipée, il comprit que l’image d’un crime réel s’imprimerait avec d’autant plus de violence et engendrerait des obsessions irrémédiables. Mais, en l’occurrence, de quelle image craindre la résurrection ? image de quoi ? résurrection de quelle minute plutôt que de telle autre ? Son crime serait si impersonnel, si en dehors de lui, si négatif ! Il aurait aussi peu de scrupules qu’un chef d’État s’abstenant de signer le recours en grâce d’un condamné. Il ne verrait rien, n’entendrait rien, ne toucherait à rien. Ne pouvait-il conclure qu’il ne se souviendrait de rien ?

Afin, prétendait Marc, de vérifier jusqu’au bout l’excellence de son plan, il eut l’hypocrisie de le préparer. Il affirmait :

— Un bon plan comporte une certaine part de veine, toute difficulté doit s’aplanir d’elle-même. Un seul obstacle et je l’abandonne.

L’obstacle principal, là, c’était le manque d’argent. Un voyage de douze à quinze mois exige une grosse somme. Qui la lui donnerait ?

Une combinaison s’offrit sans retard, combinaison douteuse où d’ores et déjà la fortune se dessinerait propice ou adverse. Il se rappelait un homme d’affaires de Paris, un nommé Voisin qui jadis l’avait employé à des besognes secondaires, courses et demandes de renseignements. Ce Voisin le traitait alors avec bienveillance. Hardiment il lui écrivit et termina sa lettre :

« … Cet emprunt sera conditionné comme il vous plaira et garanti par les propriétés que mon père possède aux environs de Duclair. Elles sont en plein rapport. Voici le nom des fermiers et leur adresse… Renseignez-vous et dites-moi si je puis compter, quand je passerai à Paris, sur les fonds que je sollicite de votre confiance… »

En attendant un refus probable, Marc s’occupa d’une autre question. Elle se résolut vite. Un livre de médecine lui indiqua des formules. Ses connaissances en chimie étaient suffisantes. S’entourant de précautions, il fréquenta le pharmacien du bourg le plus proche et, sous prétexte d’expérience, se servit de son laboratoire. Aisément il prit les substances nécessaires.

À la même époque il reçut une lettre. Voisin acceptait.

Loin de le réjouir, cette réponse l’atterra. Au fond il espérait un échec, et que son plan fût réduit en poussière. Et tout à coup il s’apercevait que la machination était prête, les moindres détails réglés, les barrières démolies, comme un complot dont l’instigateur n’aurait plus qu’à donner le signal.

Il voulut vaincre son égarement. De sombres combats s’annonçaient, qui marqueraient peut-être sa défaite. Il fallait se recueillir et savoir, pour mieux se défendre.

Alors il comprit que, depuis des mois, il mentait. Volontairement dupe d’une comédie subtile, il vivait dans une inconscience d’esprit aussi profonde que l’inconscience physique où sa main s’était armée d’un couteau. Le cours véritable de ses idées évoluait sous le fourmillement des idées factices et visibles qu’exprimaient ses phrases. Tout un être pensait en lui derrière l’être qui monologuait, et l’être intérieur consentait enfin à se démasquer.

Au total, du commencement de sa crise à l’heure actuelle, il n’avait cessé de poursuivre son but par les moyens les plus propres à l’atteindre. Ses tergiversations, ses réticences sur le mode à employer, son effroi devant tout procédé brutal, subterfuges pour s’habituer à l’éventualité d’un crime discret ; ses biais, route de traverse pour arriver plus sûrement ; ses rêves de bonheur, ruses pour exaspérer son désir de richesse.

Aujourd’hui, seulement, puisqu’il ne mentait plus, il pouvait s’interroger en toute franchise. Tuerait-il ? Ayant tout préparé avec une patience et une dissimulation prodigieuses, agirait-il ?

Mais avant même qu’il pût connaître le vœu secret de son âme, un doute le heurta : si la résistance n’était plus possible, s’il était trop tard déjà ! La tentation nouvelle différait tellement des envies vagues et des espoirs anodins contre lesquels il se proclamait si fort ! Elle était pour ainsi dire tangible et l’effort à faire réduit au plus simple geste.

— Cela m’est aussi aisé, songeait-il, que de cueillir une fleur, de détacher un fruit de son arbre, d’écraser un insecte.

Cette dernière comparaison lui plaisant, il y insistait sous les yeux de son père.

— Voici la nappe, j’avise un puceron, j’appuie mon index sur lui et le puceron n’est plus. L’extermination de cette bestiole supposerait mon déplacement de cette chaise qu’évidemment je la laisserais tranquille. Ainsi, du vieux. Je puis l’anéantir à ma guise. Mais si cela me coûtait la moindre peine, je ne pourrais m’y résigner.

Il se rappelait le problème légendaire : « Remuez votre doigt, et quelque part, un infirme, un lépreux mourra, et vous serez riche. »

Il n’avait qu’à remuer son doigt.

Des vertiges l’ébranlèrent comme la vue d’un gouffre vous tourne la tête. Toute réflexion lui fut interdite. Il n’essaya même plus d’établir sa conduite sur des raisonnements spécieux ni de se jouer la comédie. Il devint la proie d’hésitations affreuses. Tour à tour le dominaient l’ambition de jouir, la peur de l’échafaud, la peur du remords, malgré que ses précédents calculs lui eussent démontré la vanité de toute terreur. Ses instincts le tiraillaient et, toujours ils étaient contradictoires. L’un voulait ceci, l’autre cela. Auquel obéir ? Sitôt que l’un l’emportait, l’autre se dressait plus impérieux. L’alternative se présentait implacable : tuer ou s’en aller. Tuerait-il ? S’en irait-il ? Que de fois s’énonça cette question en son esprit malade.

Torture inexprimable, l’incertitude le déchirait au point que souvent il se ruait au meurtre, résolu. Il tuerait. Et il tuerait au hasard, sans s’inquiéter du fameux plan, sans précautions. Son couteau planté dans la gorge du vieux, ni l’odeur du sang, ni le danger, ni les conséquences, rien ne diminuerait le soulagement de ne plus hésiter.

L’hiver venait. À son supplice, une misère s’ajouta : le manque de feu. M. Hélienne refusant de chauffer la maison, Marc grelottait dans sa chambre, et gardait le lit des journées, en état de fièvre ininterrompu.

Plus que tout, cette souffrance physique le monta contre son père. Du fond de son corps frileux jaillirent des bouffées de haine sauvage, une haine d’homme primitif qui lui serrait les poings et provoquait des envies de destruction.

Il ne réussit pas à se contenir. De part et d’autre, on se lança des mots aigres, Marc reprochant au vieux son avarice, le vieux raillant la débilité de son fils. Il y eut une série de petites querelles préliminaires, puis soudain une grande scène où M. Hélienne éclata :

— … J’en ai plein le dos de toi… si tu es là pour m’embêter, voici la porte… Je t’accepte auprès de moi… Seulement tu me ficheras la paix, tu entends, galopin… La paix… la paix.

Il se démenait à travers la pièce, et Marc n’osait répondre. Il regardait cet être énigmatique auquel il n’avait rien compris, dont il ignorait le passé, les croyances, l’âme. Et ce mystère le troublait, tandis qu’à chaque insulte croissait sa fureur, et qu’il cherchait des yeux une arme et l’endroit exact où frapper son père.

Maté, il n’en conçut que plus de rancune. Sournoisement il plia. Mais le besoin de vengeance fut un nouveau mobile parmi ceux qui le poussaient au mal.

Un matin, M. Hélienne l’appela :

— J’ai réfléchi, le froid redouble, va commander du bois au village.

Ce revirement étonna Marc. On eût dit que son père souhaitait de l’éloigner. Il partit, fit un détour et se cacha sur la colline. Une heure après, il aperçut un homme qui s’arrêtait devant la grille. Il reconnut Me Pichard, le notaire. Un pressentiment ramena Marc. Il franchit la haie derrière la maison, se glissa jusqu’à l’entrée, monta l’escalier à pas furtifs et tendit l’oreille. La porte était mince. Il saisit cette phrase.

— C’est bien, Me Pichard, puisque vous me le dites, je vendrai mes propriétés. Ce sera un peu long. D’ici là, nous recauserons de la manière dont sera rédigé le testament. Encore une fois, ce n’est pas que je veuille du mal à mon fils, mais on n’a jamais sympathisé. En outre, j’ai en Champagne de vieilles parentes dans le besoin, et je veux leur laisser ce que je pourrai…

Et il ajouta nettement :

— … si c’est possible, même, ma fortune tout entière.

Marc gagna sa chambre. Il ne pensait à rien. Une tranquillité soudaine le rassérénait. Il éprouvait l’assurance du passager quand la mer s’aplanit après le soulèvement des tempêtes.

Le notaire s’en alla. M. Hélienne lui dit :

— Je vous reconduis au bout du chemin.

Marc patienta jusqu’à ce qu’ils eussent quitté la maison, prit un petit paquet dissimulé entre les pages d’un livre, et descendit.

Il se sentait en pleine inconscience, mais déterminé par une force irrésistible et sûr de son droit comme justicier. Toujours il devait se revoir sous cet aspect d’automate.

Une seule réflexion le traversa alors qu’il pénétrait dans la chambre de son père :

— En ce moment, je commets un crime. Comme c’est simple. D’autres s’affolent. Moi, je suis calme. Mon cœur ne bat pas plus vite. Pourtant, c’est la mort que j’apporte, et, avant une minute, je serai parricide.

À peine une contraction légère le serrait au creux de l’estomac, et ses mains étaient froides.

Il marcha vers la table. Bien en ordre, couchés l’un contre les autres, s’allongeaient les produits pharmaceutiques. Il en compta quarante-trois.

Il mit à part les dix-huit premiers et saisit l’un des vingt-cinq derniers. Il l’ouvrit. La poudre contenue ne différait pas de la sienne. Il la recueillit, versa la poudre qu’il avait fabriquée et reploya le papier. Puis il mélangea les vingt-cinq paquets comme des cartes que l’on bat, et sur le tas replaça les dix-huit paquets mis à part.

Ainsi donc, entre le dix-huitième jour et le quarante-troisième, s’accomplirait le crime.

À reculons, Marc s’éloigna, les yeux accrochés à la table. Il murmurait :

— Voilà qui est fait : j’ai tué, j’ai tué.

Mais le sens de ces mots ne l’atteignait pas. Il sortit. Et, pour que son père ne se doutât de rien, en hâte, par les collines, il se rendit au village.

Toute la journée persista sa torpeur, situation d’esprit que son habileté, du reste, lui conseillait d’entretenir.

À la nuit, il revint. Ses préparatifs furent rapides. Il réunit ses affaires et boucla sa valise. La suite de son programme lui ordonnant une entrevue avec M. Hélienne, il s’y conforma.

Son père le reçut couché. Il eut l’impression fâcheuse que le vieux était malade déjà et qu’il assistait à son agonie. Toute sa placidité de brute somnolente se dissipa. Son cœur battit enfin à grands coups irréguliers.

Et il prit conscience de ses actes.

Il en resta tout étourdi, comme s’il n’eût pas soupçonné la vérité. Il tuait son père ! Sa révolte fut loyale. Il empêcherait la catastrophe.

La gorge sèche, il dit :

— Tu es souffrant ? tu as des douleurs ? où ?

— Non, fit le père, de la fatigue.

Marc respira. Pourtant si M. Hélienne avait avalé la poudre meurtrière ! Il insinua, avide de le savoir :

— Aussi tu te fourres des drogues. Que contiennent-ils, tous ces petits paquets ?

Le vieux répliqua :

— Rien de grave. D’ailleurs, je n’y ai pas touché aujourd’hui. Mais toi, que me voulais-tu ?

Marc cherchait le moyen de le sauver. Néanmoins les paroles depuis longtemps élaborées fluèrent.

— Je ne puis m’éterniser ici. La première période de ma vie est manquée, je crois que la seconde réussira mieux. Avant de partir, je tenais à te remercier de ton excellent accueil.

Durant que ses lèvres articulaient les syllabes, il songeait :

— Comme tout est admirablement combiné ! Les moindres détails, je les ai prévus. Heureusement que je m’en aperçois à temps.

M. Hélienne demanda :

— Ah ! tu pars ?

— Oui, répondit Marc, et si cela ne te dérangeait pas…

Le vieux l’interrompit en ricanant :

— De l’argent, n’est-ce pas ? Allons, je serai bon prince. Ouvre ce tiroir, il y a un billet de cinq cents francs. Et puis, bonne chance, comme je te souhaitais voilà tantôt dix années.

Le billet entre les mains, Marc s’arrêta devant le lit, et il se répétait :

— On ne tue pas son père, on ne tue pas son père, je ne veux pas.

Il aurait pu reprendre le paquet maudit qu’il n’eût pas hésité. Mais comment le reconnaître ? Quel prétexte donnerait-il au vieux s’il fouillait parmi les médicaments ? À moins qu’il ne les jetât tous au feu, en bloc, sans explications…

La sueur lui perlait aux tempes. Une foule de plans bourdonnaient en sa tête, imprudents, impraticables. Et, peu à peu, la conviction mystérieuse l’assaillit qu’il était le prisonnier de son projet. Il l’avait ourdi si mathématiquement que l’exécution en devenait fatale. Le cycle des événements, mû jadis par sa volonté, se déroulait maintenant en dehors de sa volonté et, quoi qu’il fît, s’achèverait avec la rigueur inflexible d’une loi naturelle.

Il fut sur le point de tomber à genoux et de tout avouer.

À ce moment le vieux prononça, la voix languissante :

— Eh bien, tu ne t’en vas pas. Je dormais déjà.

Il s’en alla. Dehors il trouverait, il fallait qu’il trouvât un obstacle à son crime. Il saisit sa valise, descendit, traversa le jardin.

Mais il n’avait pas franchi la barrière que soudain il se mit à courir désespérément, comme un fou.

Et, dans les ténèbres profondes, pour fuir la tentation de réparer le mal, il courait à en perdre haleine, il courait vers le repos, vers la fortune…


V


« La barque glisse sur le reflet des roches. Debout à l’arrière, le batelier rame avec de larges mouvements harmonieux. Les falaises énormes de l’île sont déchirées, rongées de grottes, d’excavations, de fissures. L’homme désigne :

« — Le trou du bœuf qui mugit, — gouffre d’ombre où l’on pénètre en se courbant. Au fond s’arrondit une petite grève de sable fin, illuminée par on ne sait quel rayon de jour mystérieux. La mer y surprit jadis deux amants enlacés.

« La barque continue le tour de Capri. C’est d’abord la grotte blanche où l’eau semble de la craie limpide, où l’on navigue dans du diamant, parmi les stalactites pâles, ces larmes de la pierre. Puis c’est la grotte verte, souterrain d’émeraude, aux reflets changeants, aux clartés tendres. Et c’est la grotte bleue, palais des fées, coupole de poésie, dont les parois sont bleues, dont l’air est bleu, royaume de saphir où les nageurs ont des corps d’argent.

« On descend à la Grande-Marine, et l’on gravit d’âpres sentiers qui mènent au village de Capri, pittoresquement situé sur des hauteurs. Vu de la place, le golfe de Naples mérite sa réputation universelle. »

Marc posa sa plume. Depuis une heure, il s’épuisait à décrire sa promenade du matin. Mais les expressions se dérobaient. Peut-être sa mémoire ne lui présentait-elle pas le paysage assez fidèlement ?

Il se dirigea vers la place, et, assis sur un banc, reprit :

« Le Vésuve s’étale, accroupi, comme un géant. Un chapelet de maisons blanches s’égrène le long du rivage, voie lactée entre le bleu de la mer et le bleu du ciel. Vers le milieu, le golfe est gris de lumière. Des chemins s’y entrelacent, plus foncés, sillages de rivières ou courants invisibles. Il a l’air d’une grande nappe d’asphalte mal balayée, avec des flaques de poussière et de petites saletés, qui sont des bateaux… »

Il s’arrêta et relut les pages écrites. Il qualifia le commencement de tolérable. Mais peu à peu le style devenait laborieux et ampoulé, les comparaisons trop hardies et trop fréquentes. Il ne se découragea pas. Ces défauts se corrigent. D’ailleurs, s’il échouait en ce genre, d’autres aptitudes l’en dédommageraient.

Simplement il se soumit aux sensations.

Elles lui étaient profitables, toutes imprégnées du grand sommeil où de loin paraît s’engourdir la nature. L’aspect en est immuable. Les contours des monts actuels sont ceux des temps passés, et seront toujours les mêmes. La matière en repos dégage de l’apaisement. Rien n’oblige à réfléchir. On jouit de la pureté des lignes et de la grâce des formes.

Et Naples ne s’opposait pas à cet assoupissement des choses. Petite dans l’énormité du cadre, elle n’évoque ni l’agitation des rues, ni les disputes des êtres. On dirait plutôt une ville de maisons désertes, groupées là au hasard.

Et cependant Marc n’avait pas jugé prudent d’élire sa demeure de ce côté de l’île. Il redoutait qu’aux heures de solitude trop absolue la ville s’animât et lui remémorât les haines des hommes, la lutte de vivre, le souci des lendemains, tout le grouillement des intérêts et des appétits. Il habitait l’autre versant. Il y retourna, flâneur. Les ruelles sont étroites et rapides. Des voûtes les réduisent souvent en souterrains. Une fraîcheur suinte des murs très hauts. Et personne ne s’y rencontre. Quel charme d’être ainsi perdu !

On débouche sur la Méditerranée. Un chemin court au fond du coteau, bordé à gauche d’un talus que couronnent des aloès et des cactus. Bientôt on aperçoit la villa Pompeiana.

Un escalier de pierre mène au perron qui s’étend devant les deux ailes. Au milieu s’ouvre une cour dallée, rappelant l’atrium des Romains, et quatre gros piliers soutiennent un portique circulaire orné d’un balcon. La façade est peinte en rose, avec des dessins blancs, festons, guirlandes, sirènes, chevaux marins, satyres.

Hélienne occupait là deux chambres. L’autre aile, les propriétaires se la réservaient, famille du pays, composée des parents et de la fille.

Il s’installa sur la terrasse. Se penchant, il eût remarqué la dégringolade des vignes, de maigres arbres, puis quelques maisons à toit carré que bombent les plafonds arrondis des chambres. Mais, de son fauteuil, il ne voyait que la mer.

Et c’était cela qu’il voulait. Son instinct lui avait indiqué le séjour de cette île comme efficace à ses tourments. Et il s’y était rendu ainsi que l’oiseau migrateur trouve sa route vers les contrées nécessaires.

Il s’expliquait son choix maintenant. Rien n’est plus calme que le calme de la mer. C’est le calme de la force contenue, c’est l’immobilité du mouvement. Les flots sont domptés, la surface aplanie, et le cerveau subit la même défaite. La mer est morte, le passé meurt aussi, et l’avenir ne surgit pas du néant.

Hélienne aspirait le bienfait de cette paix. Les parties vindicatives de son âme se dissolvaient en elle. L’eau purifie, l’eau guérit les plaies, l’eau lave les souillures. Il se souvenait de sa promenade en barque, le matin ; courbé sur la mer, il n’avait cessé de baigner son regard dans les profondeurs transparentes. Comme il enviait la torpeur des gros rocs moussus et le frisson d’aise des longues herbes marines !

Derrière Ischia, le soleil se couchait, invisible. Au ciel pâli, des images roses traînèrent. Marc défaillit d’admiration. Quelle révolte subsisterait devant l’immensité de l’espace ! Tout est faux. Le monde s’évanouit. Il n’y a rien que la mer et le ciel, unis en la voluptueuse étreinte de l’horizon.

Une brise lui frôla le visage. Elle ne soufflait pas et les arbres ni les feuilles ne bougeaient. Mais elle se mêlait à l’air et le saturait de bien-être.

— Oh ! l’haleine de la mer, murmura Marc.

Il lui tendit ses lèvres ouvertes, et nul baiser de femme ne lui eût donné la même ivresse. Il la but à pleine gorge. Et c’était de la vie qu’il buvait, de la vie saine qui coulait dans son cœur, en son âme, une vie nouvelle faite de quiétude et d’infini. Plusieurs jours encore, il poursuivit ses excursions à travers l’île. Au Tiberio, au Castiglione, au Monte Solaro, il retrouva des extases analogues. Sa marche était lente et régulière, son pas assuré, ses muscles solides. La nuit une bonne fatigue l’endormait. Des rêves ne le visitaient point.

Et il ne pensait pas. Existence ingénieuse, bien apte à favoriser le traitement de son esprit malade. L’éclat des couleurs, la netteté des lumières, le bruissement des vagues, le parfum des fleurs, la poésies des soirs, le flattaient si délicieusement que ses sens vibraient d’une émotion ininterrompue. Ses idées provenaient de ses sensations, jamais de ses souvenirs.

Mais il eut la sagesse de craindre la lassitude où réduit l’isolement. Il désira que ces promenades ne fussent plus qu’une distraction alternant avec une tâche quotidienne, remplie scrupuleusement. À l’improviste son cerveau pouvait se remettre à fonctionner. Il fallait d’avance lui fournir des aliments.

Une expérience réitérée lui prouva son incapacité actuelle d’écrivain. Lire est d’accès plus abordable. Puis il s’attribua des aptitudes suffisantes pour le dessin et la peinture. En l’occurrence cet art lui convenait merveilleusement, exigeant le vagabondage à la recherche d’un site. De plus il offre un côté mécanique par lequel on remplace aisément l’inspiration ou le talent. L’œuvre importe peu.

Donc la lecture ou la peinture seraient les auxiliaires. Cas prévus ! En passant à Paris, il avait acheté des livres d’histoire et de philosophie et un attirail complet de peintre-touriste.

Tant d’heures, chaque matin, il lut, un crayon à la main, la note facile. Tant d’heures, l’après-midi, il brossa des toiles, à califourchon sur un pliant, la palette houleuse.

Lire lui réussit, peindre moins. De courts moments d’ennui marquèrent une séance. Pourquoi ? Faire le paysage le rebutait-il ? La solitude commençait-elle à lui peser ? Ou bien était-ce l’approche ?

Il écarta l’idée fâcheuse. Mais l’appréhension restait latente. Vainement de tout son courage il se raidit pour l’étouffer. Elle germait.

Après un essai de table d’hôte, au meilleur hôtel de Capri, essai tenté dans l’espoir de quelque aventure, et abandonné dès le début à l’aspect des visages rébarbatifs et des silhouettes laides, Hélienne mangeait chez lui. La propriétaire, retenue dehors par son métier de blanchisseuse, ne rentrait que pour préparer et servir les repas. Son mari, horloger sur la place, ne se montrait jamais. Seule leur petite fille gardait la maison.

Or, un jour, la femme, souffrante, la chargea de mettre le couvert et de présenter les plats. Et la grâce de l’enfant surprit Marc.

Déjà, au cours de ses flâneries, il avait noté la tournure rythmique des filles du pays. Elles acquièrent, en portant des fardeaux sur la tête, malles ou pavés, une démarche élégante et des poses de statues antiques. Et l’on songe aux vierges païennes revenant du fleuve avec les lourdes amphores.

Mais aucune ne procédait par attitudes plus simples ni par gestes plus harmonieux. Trop accusé chez les autres, brutal, le balancement des hanches était onduleux et doux. Tout cela lui composait une distinction étrange.

Recourant à ses connaissances en italien, il s’enquit de son nom. Elle répondit :

— Aniella.

Il sut aussi son âge, quatorze ans. Elle souriait à ces questions et à la pantomime qu’il employait pour être compris. Ses petites dents luisaient entre d’épaisses lèvres. Les yeux, d’un bleu triste au repos, s’éclairaient de gaieté. Il aima l’ovale de sa figure encadré de cheveux noirs, dont les deux bandeaux se perdaient en un mouchoir rouge. Un fichu blanc, bariolé d’orange, lui cachait la taille. Et cette diversité de couleurs ne choquait pas.

— Comme elle m’amuserait à peindre, conclut Marc.

Que son programme lui interdit toute fréquentation, l’enfreindrait-il parce qu’il serait en présence de cette créature si lointaine de lui, si différente de mœurs, de race, d’habitudes, de sentiments, et qu’il contemplerait comme un exquis petit animal aux formes souples et charmantes ? En outre gisait là, peut-être, le divertissement indispensable à son salut.

Il n’hésita pas. La mère, interrogée, consentit. Marc installa sur son balcon une tente contre le soleil, fit asseoir Aniella et saisit ses pinceaux.

Elle ne comprenait pas bien le caprice du monsieur français. Elle eût voulu s’attifer auparavant et l’honorer de sa robe de soie verte et de ses rubans mauves. Son fichu l’humiliait. Elle dissimulait ses mains sales sous son tablier. Et ce mécontentement se traduisait en mélancolie.

Marc s’égaya de cette physionomie mobile dont l’expression marquait un entêtement comique d’enfant gâté. La bouche surtout l’intéressait. Et, avant même d’entamer l’esquisse générale, il s’acharna après elle, tenta d’en dessiner les contours charnus, d’en peindre l’éclosion sanglante.

Mais il se rendit compte soudain qu’il ne travaillait plus. Les lèvres fraîches de la jeune fille l’attiraient en effet. Il les observait indéfiniment. Et il se dit :

— De quelle saveur ce serait de les baiser !

Il s’étonna de ce désir, n’ayant jusqu’ici considéré la petite que comme une enfant. Pourtant, à l’examiner, il la jugea femme, d’une précocité de fruit que le soleil a mûri plus vite. Elle semblait bien, en effet, un fruit du midi, à peau dorée, où les dents ont envie de mordre.

Cela le troubla de se savoir auprès d’une femme, seul. C’était la première fois depuis son départ de Paris et sa rupture avec Juliette. Ce rapprochement supprimant une période de son existence, il s’y complut, et de l’ombre, évoquées par le charme d’Aniella, surgirent les fantômes de celles qu’il avait possédées.

À la nuit, il congédia la jeune fille et ne s’en inquiéta plus. Son repas terminé, il sortit. De nouveau le hantèrent ses anciennes maîtresses, pâles modistes aux doigts abîmés, trotteuses du soir qui avaient assouvi sa faim. Mais leur laideur trouvait grâce devant lui, car elles représentaient dans la vie sa part d’amour.

Au loin tressaillit un bruit de mandoline. Une voix s’éleva. Une autre lui répondit. Les deux chants se marièrent en une mélopée traînante et chaude. Un parfum de myrthe passa. Quelle poésie !

Il se vit cheminer à pas lents, son bras autour d’une taille, ses mains enlacées à la sienne, une tête sur son épaule. Les arbres sont noirs, nulle rencontre n’est à craindre. On s’asseoit. La mer, complice, chuchote. L’étreinte se noue.

Un afflux de sang étourdit Marc. Ses poings se crispèrent. Ah ! cette femme, quelle qu’elle fût, il l’eût brisée de toute son ardeur !

Par les ruelles, il déambula longtemps, le corps en folie, comme à la recherche d’une aventure où satisfaire ses sens. Il rentra exténué.

Le lendemain, sitôt levé, Marc appelait Aniella. Elle attendait sans doute, car elle parut avec sa robe de soie verte et ses ornements mauves. Il lui enjoignit de remettre ses habits de la veille, ce qui la fâcha. Elle revint, la figure sombre et la bouche tellement maussade, qu’après un essai de travail il en dut faire l’observation. Elle ne comprenait pas, alors il alla vers elle et, du bout de son doigt, lui toucha les lèvres.

Elles étaient molles et humides, son doigt fut mouillé de ce contact. Elle sourit. Mais il la regardait d’un air drôle qui la rendit confuse.

Silencieusement la séance recommença. Hélienne copia les joues brunes, le menton délicat, le cou hâlé. Avant d’indiquer chacun des traits, il étudiait avec attention la jeune fille. Elle n’était plus gênée et, l’ennui la fatiguant, tournait la tête, s’agitait, suivait le vol d’une mouche ou le sillage d’une barque. Sans crainte, il promenait son désir sur le duvet des joues, sur la fossette du menton, sur les renflements du cou.

Il dessina le buste. L’indifférence que l’habitude impose aux peintres à l’égard de leurs modèles, et l’exaltation où l’art les hausse, ne le protégeaient pas contre la curiosité. Le mystère de la gorge l’intriguait. Que cachait la soie de ce fichu ? Il s’imaginait, en frémissant, la forme et la palpitation de cette jeune poitrine. Se trompait-il ? Que c’eût été délicieux de le savoir, en toute certitude !

Deux jours encore, il continua son esquisse. Ils se familiarisaient l’un avec l’autre. D’abord on s’efforçait de retrouver l’attitude exacte, et Aniella ne s’y entendait guère. Marc se plantait en face d’elle, lui saisissait les poignets et lui montrait l’inclinaison de la tête et l’effacement du profil. Souvent elle éclatait de rire aux contorsions du jeune homme. Il riait aussi, nerveusement, sans se déterminer à quitter ces bras dont la peau douce et tiède l’exaspérait.

Que de fois il se levait pour arranger tel pli disgracieux ! Alors il affectait de tâtonner. L’étoffe tombait-elle mieux de la sorte ou de celle-ci ? Il essayait les deux façons et ses doigts s’agaçaient à frôler le corsage, frêle obstacle qui le séparait de la chair convoitée…

Et le seizième jour arriva…


VI


Le seizième jour arriva.

Comme on se bouche les yeux de ses poings crispés, Marc, depuis des semaines, se bouchait le cerveau. Il l’enveloppait à dessein de ténèbres et de silence pour que la lumière des espaces et le bruit des choses n’en pussent troubler l’immobilité.

Mais c’était de ces profondeurs mêmes que jaillissait la clarté du souvenir. Chaque matin les syllabes retentissaient en sa tête, horloge mystérieuse qui sonnait à son réveil, tandis que devant ses yeux, sur le mur blanchi, se gravait le chiffre nouveau, almanach fatidique dont, la nuit, une invisible main arrachait la feuille morte.

Et il entendait et il lisait :

— Le huitième jour… le dixième… le douzième…

Par un effort violent, il empêchait d’éclore la pensée conçue, remettant à la limite extrême la nécessité de réfléchir. Le seizième jour marquait cette limite. Aujourd’hui encore, il lui était possible de descendre en bateau, de gagner le train de Rome et d’arriver à Saint-Martin-du-Bec dans l’après-midi du dix-huitième jour. Son père n’usant des cachets que le soir, il le sauverait. S’en irait-il ?

Il ne prit point la peine d’hésiter. La même phrase le poussait :

— On ne tue pas son père… On ne tue pas son père…

Il prépara sa malle. Quelqu’un frappa. Aniella parut. Il lui saisit la main et dit :

— Adieu, petite Aniella, adieu.

Il lui fit comprendre qu’il partait et qu’elle eût à chercher sa mère pour la note et une femme du pays pour les bagages. Elle fut interdite. Il répéta :

— Adieu… adieu.

La mère vint. On établit les comptes. Il régla. Une femme se présenta, escortée de son âne. On se mit à charger. Mais Marc songeait :

— Il se peut que le vieux ait interverti l’ordre des paquets. Il se peut qu’il en ait avalé deux en un jour. Il se peut que ce soit maintenant le matin au lieu du soir. Il se peut qu’un de ces paquets ait été perdu. Et si j’arrive et que le vieux soit mort ou en train de trépasser, quel soupçon !

Il renvoya les femmes, leur signifiant sa décision de rester. On le crut fou. Aniella, elle, souriait gaiement. Il rentra chez lui et se jeta sur un fauteuil.

Il choisit une pose de désespoir, convenable aux sanglots imminents. Puis il l’abandonna aussitôt, car vraiment il ne souffrait pas. De quoi aurait-il souffert ? De ne point partir au secours du vieux ? Certes, si tel eût été son désir et qu’il l’eût constaté soudain impraticable, il se fût cassé la tête. Mais, au fond de lui, il le savait, sa détermination ne variait pas. Tout cela n’était que comédie, comédie pour s’étourdir actuellement par des gestes quelconques, comédie surtout pour s’accorder dans l’avenir le mérite d’une lutte furieuse.

Cependant il ne fallait pas que cette crise, même factice, se renouvelât. Toute simulation de souffrance devenait inutile et maladroite, puisque cette fois il était définitivement trop tard. En conséquence, une distraction aiguë devait surgir, remède préventif.

Alors il se rendit compte de sa conduite durant ces derniers jours. Que faisait-il auprès d’Aniella, sinon préparer cette distraction avec un effrayant instinct de son bonheur ?

Lui-même en demeura confondu. Il n’avait pas agi en cette prévision et pourtant, quoique au hasard, il avait agi au mieux de ses intérêts. Sans avertissement, il se trouvait prêt et sous les armes. Quel miracle ! et comme enfin il devina la force bienfaisante qui le guidait !

Eh ! mon dieu, à quoi bon tant ergoter ! à quoi bon ces finasseries, ce simulacre de combat, cet air de s’arrêter à un parti pour telle raison plutôt que pour telle autre. N’obéissait-il pas tout bonnement, esclave aveugle et sourd, à son instinct, ce fil d’Ariane qui le dirigeait parmi le labyrinthe des circonstances et des obstacles, vers la terre promise ? Lente ou précipitée, la marche était sûre.

Au village, il fit l’achat de rubans, de foulards et de colifichets. Puis il appela la jeune fille :

— Tiens, c’est pour toi, cela te plaît ?

Déployant les objets, il les lui entassait sur les bras et s’amusait de son effarement à l’aspect de tant de merveilles. La dernière, un collier de filigrane, lui arracha un soupir d’extase. Il le lui passa autour du cou. Et afin de fixer le fermoir, il dut s’approcher si près que la fraîcheur de l’haleine coula sur son visage. Il la voulut boire à sa source même et baisa les tendres lèvres.

Elle ne se défendit pas. Ses bras s’abaissèrent, laissant tomber les étoffes empilées.

Il s’aperçut qu’elle tremblait un peu et que ses lèvres restaient tendues, mal satisfaites peut-être de ce baiser trop court. Elle défaillait, la chair née soudain au désir de la chair. Elle était à lui, proie aisée et délicieuse.

Et il entrevit nettement, avec son cortège de voluptés douloureuses, le grand, le puissant, le formidable divertissement que son égoïsme lui désignait pour triompher de l’idée hostile.

Du seizième au quarantième-troisième jour le plan s’exécuta, féroce.

Le lendemain, à l’heure ordinaire, Aniella parut, timide, presque honteuse. Il saisit ses pinceaux. Le début de la séance fut silencieux. La tête baissée, Marc, sans s’occuper de son modèle, jetait sur la toile des lignes et des couleurs quelconques et songeait à autre chose, ou bien contemplait la calme mer endormeuse.

Puis, en une caserne lointaine, un roulement de tambour gronda. Ce devait être le dernier terme permis aux hésitations, car Marc s’avança vers l’enfant et, comme la veille, goûta le fruit de ses lèvres.

Il s’assit de nouveau. Mais le lien du désir nouait leurs regards et leurs sens. La vie de dehors se suspendit. Aniella frémissait, impatiente et craintive. Marc s’exerçait à dompter la révolte de sa chair.

Pourtant il perçut une sonnerie de clairon, second signal attendu. Et ainsi, à des intervalles choisis, il s’accorda des prétextes pour agir.

Les premiers temps, ils n’échangeaient que ces furtifs et simples baisers. Puis Marc les compliqua et Aniella s’y prêtait avidement. La savoureuse et friande bouche fondait sous les lèvres et peu à peu plus hardie, les aspirait et les enveloppait, douce fleur d’amour pâmée sous la caresse et qui déjà cherchait à l’éterniser.

Et le miel du baiser coulait en leurs veines. Et c’était un miel exquis et inconnu, fait de sucs étranges, imprégné d’aromes subtils, parfumé de jeunesse et de pureté.

Hélienne ne s’en lassait pas. Pour s’y griser, il revenait indéfiniment à la jolie fleur ! Pervers, il tournait d’abord à l’entour, comme en un parterre où pullule le butin de volupté. Il mordait à la pêche des joues. Il cueillait le charme du menton, des tempes et du front. Surtout les yeux l’attiraient. Quel délice d’emprisonner sous le voile des paupières émues ce regard d’enfant surprise et de le sentir palpiter comme un petit cœur qui bat !

En même temps, il augmentait ses conquêtes afin que son désir se ruât de tous côtés sans entraves. Trésor livré, la jeune fille embarrassait plutôt par la difficulté d’un choix dans la multitude des choses précieuses. Néanmoins, les richesses de la poitrine furent préférées.

Il n’y voulut point toucher au début, ni même les découvrir. Il les élut pour une fête des yeux, fête discrète, destinée à s’élargir progressivement en apothéose.

Sur son ordre, elle apparut, un matin, le buste drapé d’un grand fichu de soie noire, nue là-dessous, mais sans qu’un éclair de peau brillât. Elle avait disposé, artiste à son insu, l’étoffe souple en plis symétriques qui ne brisaient pas les lignes et se modelaient aux courbes comme une onde tissée. Et il vit l’harmonie orgueilleuse de ses deux seins. Ils s’arrondissaient, blottis près de la chaleur du cœur, êtres vivants qu’anime la vie d’amour.

Marc accrocha ses doigts aux barreaux de la chaise, se défendant contre le flot de désir qui l’emportait. Son corps se raidit. Les traits durs, il s’irrita longtemps à considérer le gonflement de cette soie qu’il eût voulu mettre en lambeaux.

Immobile devant lui, Aniella souriait et rougissait, sourire d’impudeur et rougeur de honte. La conscience de sa beauté, muette jusqu’ici, commençait à lui révéler la magie de son pouvoir. Comme des flèches ardentes, elle dirigeait vers le maître les pointes dures de sa gorge et elle avançait à son insu.

— Va-t’en, cria-t-il, va-t’en.

Elle obéit.

La séance suivante marqua, selon le programme, un nouveau pas. La jeune fille dévoila ses bras et ses épaules, conservant une écharpe qui passait sous l’aisselle et coupait en ligne droite la poitrine et le dos.

Enfin, c’était de la chair. Marc en fut ébloui. C’était la matière idéale dont les yeux ne peuvent s’assouvir et que les mains voudraient pétrir sans relâche, de la chair palpable. Il en admira la couleur chaude et les reflets ambrés. Il en pressentit la moelleuse délicatesse. Ne serait-ce pas l’oubli de tout que d’appuyer sa tête sur ces épaules tendres et d’être enlacé par ces jeunes bras ?

Le lendemain, la ligne de l’écharpe descendit et le surlendemain davantage. Un peu des seins émergea et un peu plus encore. Et bientôt le haut de l’étoffe se tendit d’une pointe à l’autre, au bord extrême des cimes frémissantes, tandis que l’intervalle se creusait par où se jette la horde tumultueuse des convoitises.

— Va-t’en, rugit Marc, reprit de folie, va-t’en.

Mais comme elle s’en allait, il la retint. Sa faiblesse devant la tentation l’inquiétait. Si lâche déjà, comment supporterait-il l’épreuve complète. Il réunit ses forces. Il fallait se vaincre.

— Approche… plus près.

Il se leva et croisa ses bras sur sa poitrine en une attitude d’athlète qui se carre contre l’ennemi.

— Encore… encore… bien.

Elle le touchait presque. Il fermait les yeux, étourdi, car une cause de trouble l’assaillait qu’il n’avait point prévue. C’était l’odeur de ce corps, philtre puissant qui grisa son cerveau et débanda la tension de son énergie. Cela montait à lui comme une émanation. Cela donnait à ses lèvres l’appétit douloureux de la chair évoquée. La paume de ses mains se courbait par avance suivant les formes probables. Il souhaita la défaite.

Il fit un effort suprême pour se reprendre. Il serra les poings, gonfla ses muscles, et bravement, ouvrit les yeux.

La vierge était tout contre lui, avec la fleur rouge de sa bouche et le bouquet épanoui de ses épaules. L’envie fut trop forte. D’un geste sec il abaissa l’étoffe.

Il eut un instant l’espoir que son admiration l’arrêterait, tellement la splendeur de l’apothéose dépassait son rêve. Il essaya de diviser l’image en perfections détaillées. Mais à ses doigts l’impression de la peau frôlée persistait. Et cette brûlure l’égara.

Renversée au fond d’un fauteuil, Aniella subissait passivement, ignorante encore et froissée, la fougue brutale de Marc. Il ne savait pas où mordre, où apaiser sa faim. Au visage, à la gorge, aux bras, il jetait des caresses brusques, comme s’il eût cherché à ce que ces caresses innombrables n’en formassent qu’une, immense et absolue, dont il eût tiré, au lieu de plaisirs multiples, une volupté unique et formidable.

Et ainsi le besoin de la possession s’imposa. Marc voulut agir.

Aniella le sauva. Effarouchée par la grossièreté de l’attaque, elle crut plutôt qu’il tentait de lui faire du mal. Se dégageant, elle s’enfuit.

Il resta stupide. Rien ne l’effrayait comme ces crises où la volonté s’échappe. Sait-on jamais ce qui peut s’accomplir durant les minutes d’inconscience, quelles fautes, quels crimes, quelles bêtises ?

Pourtant, il ne douta pas une seconde qu’en dernier ressort son instinct ne l’eût retenu. Il lui accordait une confiance aveugle, se l’imaginant infaillible comme la boussole du marin, comme l’étoile du berger. Puisque la conduite de son bonheur exigeait qu’Aniella fût respectée momentanément, il lui était impossible d’enfreindre cette loi.

Il ne conçut donc aucune crainte à renouveler l’expérience le lendemain. La révolte de la jeune fille lui enseignait d’ailleurs le péril d’une agression trop hardie. Il se garda de tout emportement.

Mais, en reprenant son programme, il ne jugea pas utile d’abandonner ses conquêtes de la veille. Le voile arraché ne reparut point. Il ne contraignit plus ses mains à la réserve. Et cédant à son appétit, il se permit le festin de la chair.

L’enfant n’avait plus peur. Marc usait de ménagements si minutieux ! Elle ne lui voyait plus ces tempes bossuées de veines, ni ce mauvais froncement de sourcils. À peine un léger frisson le secouait-il parfois. Et cela maintenant la ravissait, tout en mêlant à sa tranquillité une sorte d’angoisse charmante. Elle attendait avec impatience le retour de l’entrevue quotidienne, et s’y préparait par des soins de toilette dont elle devinait la nécessité, bien que le hasard eût préservé jusqu’ici la candeur de son imagination.

Dès l’entrée, elle dénudait sa poitrine et se livrait aux caprices d’Hélienne, curieuse. Elle ne parlait jamais et ne pensait point. Étonnée, elle assistait à l’éclosion de ses sens. La vie lui paraissait s’en aller par la double source de sa gorge.

Ainsi les jours se hâtaient. Et quand Marc jugea ses forces suffisantes et Aniella entièrement apaisée, il risqua l’épreuve définitive.

— Ôte ta ceinture, dit-il.

Elle hésitait. Il dénoua les cordons des jupes, du bout de ses doigts tremblants.

Alors il la vit nue.

Ceci se passait le quarante-troisième jour.


VII


C’était le dernier. En se couchant, Marc Hélienne s’autorisa ces réflexions :

— Il y a trois cas : 1o  les choses ont eu lieu normalement, alors tout est terminé ; 2o  par un motif quelconque, le vieux a cessé de se médicamenter, alors nous sommes sauvés, lui de la mort, moi du crime ; enfin 3o  les paquets ont été pris de façon intermittente, alors l’affaire est en suspens.

Se reconnaissant incapable de résoudre ce triple problème, il finit par céder à la fatigue. Mais en état de veille somnolente, il prévit les actes auxquels l’obligeaient la prudence et le souci de son intérêt. Somme toute, si minime qu’elle fût, une chance lui restait, en partant aussitôt, de délivrer son père, au cas douteux où le paquet redoutable serait encore intact. Chance d’ailleurs qu’il écarta sans examen, car elle comportait trop d’incertitude. Ne fallait-il pas cependant supprimer même l’idée qu’elle fût possible à courir ?

Mais il se sentait l’esclave d’un mobile autrement puissant que ces vaines considérations. En réalité, il le savait, son indécision n’existait plus depuis longtemps. Accompli ou non, son forfait appartenait à un passé irrévocablement clos, que pour rien au monde il n’eût rouvert. Seul importait l’avenir, et le présent ne devait être que la préparation rigoureuse de cet avenir joyeux et libre. Les moyens employés, il les jugerait plus tard. Et aussi jugerait-il la raison de ces moyens et toutes les causes obscures qui lui ordonnaient de persister auprès d’Aniella selon la règle établie jusqu’ici.

Son plan de vie actuelle se développa donc sans modifications. Nulle pensée étrangère ne l’atteignit plus dans l’enceinte d’émotions exagérées où il se retrancha. Le chiffre même du jour nouveau ne sonnait plus en sa tête ni ne s’inscrivait au mur. Sans pitié, il sacrifia l’enfant.

Il ne se donnait même pas la peine de regarder dans ce cerveau. Qu’éprouvait-elle ? Quelle impression lui procurait cette aventure ? Y apportait-elle une ingénuité parfaite ou l’espoir mieux renseigné de plaisirs plus sérieux ? Elle ne fut entre ses mains qu’un objet de joie, un instrument apte à stimuler le désir, et comme la suite de ces expériences affinait sa virtuosité, il en jouait à merveille.

Il tira d’elle tout ce qu’elle pouvait contenir de séductions énervantes et dépravantes. Par poses et par gestes commandés, elle l’enchanta. Jamais néanmoins il ne se risquait à de trop grandes audaces. Il s’administrait attentivement le remède voluptueux, augmentant ou diminuant la dose, selon son propre degré de résistance, la doublant ou s’en privant au besoin tout un jour.

Sa plus terrible bataille contre lui-même consistait à déshabiller la jeune fille. Il ne le faisait qu’en ses moments d’énergie certaine et avec une lenteur prudente et des précautions stratégiques. Par suite de ses procédés antérieurs, toute partie découverte avait son histoire. Hélienne retrouvait les chemins de baisers, s’attardait aux haltes ordinaires, y goûtant les mêmes fruits, y cueillant les mêmes fleurs. Et, instantanément, germaient des touffes d’adorables souvenirs.

Ainsi, de chaque endroit, se dégageait une influence spéciale. Chaque coin de chair gardait un ensemble d’attraits ayant leur autorité indépendante. Et la gerbe de ces désirs isolés, ramassés en route, provoquait un désir formidable.

Il choisit pour l’étreindre un matin d’extrême lassitude physique. Encore dut-il s’y prendre à diverses reprises, de plus en plus brèves, et, enfin, le repousser rudement, à bout de volonté.

Mais la preuve était suffisante de son empire sur lui-même. Il se décréta invincible. Désormais, quoi qu’il arrivât, de quelque grâce inconnue que se parât l’enfant, il ne la posséderait qu’à son heure et à sa fantaisie. Il était son maître.

Alors il attira contre lui le corps docile. Il le pressa tout entier comme un butin dont on est jaloux. L’obstacle moelleux de la poitrine s’insurgeait et la soie de la peau glissait entre ses doigts. Il cria d’allégresse.

Il cria vers la mer et vers le ciel, seuls témoins de sa victoire, vers tout cet infini dont le grand regard bleu contemplait ses petits calculs et ses petits orgueils d’avorton. Il eût voulu que des foules le vissent, des foules initiées au secret de sa conduite et que cependant son entêtement surnaturel stupéfierait. Il tenait le corps en l’air, ainsi qu’un trophée. Parce qu’il admirait ce pur chef-d’œuvre, il souhaitait qu’on en proclamât la splendeur, pour accroître ainsi la gloire de sa continence.

Ainsi parvint-il habilement à une sorte de folie érotique. Maître de lui toujours, il n’avait plus besoin d’invoquer l’aide des motifs salutaires. Au paroxysme du désir, il savait la minute exacte où il fallait se dompter. Le mérite était mince. Il y avait presque impossibilité matérielle d’aller plus avant.

Sa fièvre ne tombait qu’auprès d’Aniella, quand l’enchaînait un calme factice et que d’ailleurs la présence de l’enfant le détournait de tout souvenir nuisible. Mais il s’y abandonnait, à cette fièvre ; aux heures de solitude où vous guette l’ennemi. Proie peu commode alors pour les attaques. Ni âme, ni cerveau, ni mémoire, il ne laissait aucune prise. C’était une brute insaisissable lâchée à travers les nuits chaudes.

Et Marc la soignait, la bête engendrée par sa volonté. Il la cinglait à coups de visions lascives. Il lui jetait, comme des pierres cruelles, ses rêves malsains. Il l’affriolait avec le mirage toujours plus lointain de la curée et de l’assouvissement.

Exalté, il s’élut prêtre en la religion de luxure. Sa vie n’avait-elle pas la rigueur farouche d’un culte ? Bûcher ardent, son corps brûlait d’une flamme inextinguible. Sans relâche, il offrait à la déesse le supplice de ses veilles, la morsure de ses reins, son sang fouetté, ses membres tordus, ses cauchemars maladifs. Plus que prêtre, il se croyait martyr. Le besoin d’enlacements rongeait ses bras. Il brisait ses mains l’une contre l’autre. Il mâchait des exclamations de terreur et de foi. Ô luxure, déesse des concupiscences, reine des sexes, allumeuse des ruts, luxure, grand souffle d’amour qui secoue l’humanité, revanche indispensable de la chair sur l’esprit qui s’humilie !…

— Je suis fou, je suis fou, se disait-il.

Et il ajoutait :

— Mais la bonne folie, la bienfaisante folie.

Il la surveillait de près. Il augmentait à plaisir la confusion de sa tête. En simulant les symptômes de la démence on s’imagine aisément en être atteint. Ses gestes furent saccadés, ses yeux hagards, ses paroles incohérentes, son accent rauque. Il se roulait à terre en des crises d’hystérie. À l’aurore, des gens le virent sur la terrasse agitant les bras comme un forcené.

Mais, tout au fond de lui, ricanait une voix secrète. Spectateur vigilant, l’être vrai se délectait de la comédie et applaudissait aux bons endroits. Et quand il s’avisa que la frénésie de l’acteur devenait pernicieuse, de lui-même, il baissa le rideau.

Marc eut de la peine à se reprendre. La fougue de son corps n’étant pas jouée, il souffrait en ses sens trop tendus… Deux jours de suite il ferma sa porte à la jeune fille.

Le troisième, un appétit de recueillement le poussa dehors. Il suivit la route d’Anacapri. Elle monte en serpentant au flanc des falaises abruptes. On domine le golfe. On voit Sorrente, Naples et les îles d’Ischia.

Ces paysages lui firent du bien. Il y avait si longtemps qu’il rapetissait sa vie entre les quatre murs d’une chambre et sa pensée entre les parois comprimantes d’une idée fixe ! La nature rompit le sortilège. Son âme s’évada de sa prison. Il vécut. Son premier acte d’indépendance fut de déchiffrer l’énigme de sa conduite. Le quarante-troisième jour étant écoulé depuis un mois, d’autre part, les dernières chances si problématiques de sauver son père, ne lui souriant nullement, pourquoi s’obstinait-il en son respect d’Aniella ? Pourquoi cette accumulation de raffinements et ces accès de folie ?

Après quelques tâtonnements, il mit en lumière la cause principale. Il la définit : le souci d’étouffer la plante du remords à la racine même, au moment où elle jaillit le plus volontiers, toute chaude du sang répandu.

Sa clairvoyance l’emplit d’une joie naïve. Il ne voulait pas scruter davantage sa découverte. Il l’étudierait plus tard, à loisir. Et il la serra dans une des cases de son cerveau, comme ces idées amusantes qu’on a l’enfantillage de réserver pour de meilleures occasions.

Cependant, une remarque résulta de cette découverte :

— Si le vieux est mort, il faut que je m’en aille, et il le faut pour ne pas être informé de cet événement.

Certes, il était peu probable que l’on connût sa présence à Capri. Le hasard aurait été prodigieux qu’une personne de ses relations l’eût rencontré en cette île et se fût ensuite trouvée en rapport avec l’entourage de son père. Néanmoins, il en aggravait le risque en prolongeant son séjour. Et, comme un ouragan de malheur, soudain pouvait survenir la nouvelle de la catastrophe. Or, savoir, c’était s’exposer plus sûrement au remords. Sa plus grande force d’indifférence résidait dans l’incertitude.

— Encore quelques jours, conclut-il, et je pars.

Là se terminait la lutte surhumaine soutenue depuis deux mois. Une ivresse le pénétra. Il comprit qu’il avait enfin la permission de posséder la vierge. Durant une semaine, il en jouirait à son gré.

Tout à coup, il atteignit le sommet de l’île, au mont Solaro. L’horizon d’un côté, la terre de l’autre, ceignaient la vaste mer. Marc les embrassa toutes les deux entre ses bras ardents.

Et c’était Aniella, lui semblait-il, qu’il atteignait ainsi en pressant l’immensité contre sa poitrine libre, Aniella, synthèse momentanée de tous les mondes visibles et de toutes les émotions idéales.

Il redescendit à la nuit tombante.

Le matin il appela :

— Aniella.

Elle vint. Il mit les mains sur ses épaules et regardant son visage, puis son buste, puis ses hanches, il se dit :

— Tout cela va m’appartenir.

La douce et chère petite créature serait à lui, récompense des victoires si durement achetées. Il murmura, sans s’inquiéter qu’elle ne pût saisir le sens de ses paroles :

— Je vais faire de toi ma chose, ce que l’homme fait de la femme dont il s’empare, sa propriété, son esclave.

Il la porta sur le lit. Elle le contemplait, effarée. Sûrement, elle devinait la gravité de l’heure. Il ouvrit le fichu de soie. Quelle différence entre l’impression qui l’envahit, saine et fraîche, et la convoitise d’autrefois, âcre et stérile. Tout geste maintenant n’était qu’un prélude à la volupté naturelle, et non le perfectionnement égoïste d’une œuvre de corruption. Il dénoua la ceinture. Le corps apparut.

Soudain, Marc sauta du lit. Cette fois encore quelque chose l’arrêtait. Et il se disait simplement :

— Je ne veux pas, je ne veux pas, cela ne se peut pas.

Très vite ses désirs s’en allaient, esclaves obéissants. L’ordre s’établit dans le chaos de son esprit. Une lumière sereine le baigna. Et il sut qu’il ne s’autoriserait jamais à prendre la vierge.

Les causes en étaient si nettes qu’elles se transformèrent en phrases. Aniella n’y entendait rien. Marc, penché sur elle, calme auprès de sa nudité, s’expliquait doucement :

— Petite créature, je ne veux pas déformer mon souvenir de toi. Ton image doit demeurer insaisissable, comme un rêve toujours flatté, jamais étreint. Tu fus pour moi l’éternelle illusion qui me servit à cacher la réalité. Reste cela. Gracieuse petite chose de désir, ne sois pas chose d’assouvissement. Tu t’enlaidirais en ma mémoire. Jouir, c’est le commencement de la lassitude. Je veux toute ma vie être insatiable de toi. Il lui imposa les mains sur le front et dit :

— Et puis, petite chose, cela serait mal de te voler. La chasteté est un précieux bien que tu ignores. Je n’ai pas le droit d’en briser le voile, moi qui ne suis qu’un passant. Et ne crois pas que je te refuse pour m’enorgueillir de ma force. Non. C’est le premier tressaillement de ma bonté qui s’éveille. C’est par une infinie pitié de ta faiblesse et de ta candeur, que je ne veux pas te profaner, chère petite chose vierge.


VIII


Marc se complut dans sa bonté héroïque, et cela lui semblait une source d’émotion si limpide, si nouvelle, si profitable au rafraîchissement de son âme qu’il remettait son départ de jour en jour.

Dès le matin, il appelait Aniella. Elle s’asseyait dans son fauteuil, toujours passive et muette. Elle n’avait plus son jeune sourire d’enfant et son attitude témoignait d’une extrême fatigue. Marc la contemplait avec des yeux ravis. En lui tout désir n’était pas aboli, et bien souvent il s’approchait d’elle avec des défaillances de volonté. Elle frissonnait. Comme ce serait doux de la prendre ! Les jolies chairs aimées lui appartiendraient. Mais son égoïsme ne prévalait point contre la délicatesse de sa pitié.

Il le disait tout haut en phrases obscures pour elle, utiles pour lui, en ce qu’elles le confirmaient dans sa propre estime.

— Petite chose, j’apprends auprès de toi l’orgueil du sacrifice. Celui que je te fais n’est pas sans alliage, néanmoins son titre d’impureté est faible. Songe surtout que c’est la première fois que mon caprice ou mon intérêt s’inclinent devant d’autres motifs. Je n’étais pas méchant. Mais les circonstances m’obligeaient à l’être. Toi, petite chose, tu m’es l’occasion initiale d’actes nobles et candides. Tu permets que je sois ce que je suis, à l’abri des influences contraires.

Ces soliloques qu’elle écoutait avec ses grands yeux étonnés se répétaient.

— Il est, pour que je respecte ta chasteté, des raisons d’un ordre sublime, petite chose : effroi de soulever le voile de mystère tendu devant les yeux de la vierge, ambition que ne soit pas terni le miroir de souvenir où je regarderai plus tard l’image de notre aventure. Mais il en est de moins hautes qui m’enchaînent aussi. Que deviendrait l’enfant possible de notre union ? Sa double hérédité lui interdirait l’équilibre. Et toi-même, petite chose, ta vie n’en serait-elle pas saccagée ?

Ayant exprimé cette peur, il la conçut. La chute lui sembla soudain compliquée d’ennuis inévitables et si prochaine malgré son ferme dessein et, tant d’épreuves concluantes que c’était folie de la braver. Il annonça son départ.

Aniella pâlit. Il ne le remarqua pas et la renvoya afin de préparer ses malles plus rapidement. Il dîna seul, servi par la mère. Le repas fini, il pria cette femme de lui envoyer Aniella ; mais on ne put la trouver, ce qui le désola, car il escomptait l’émotion de cette dernière soirée. Il sortit à sa recherche et rentra se coucher, d’humeur sombre.

Il commençait à dormir quand un grincement le tira de sa torpeur. On ouvrait la porte, croyait-il. Il alluma sa bougie et il vit en effet Aniella. Elle avait une chemise, un jupon et les pieds nus. Sans qu’il eût eu le temps de la repousser par un mot ou par un geste, elle se glissa près de lui.

Une lutte silencieuse s’engagea. De toute son énergie Marc se raidissait contre la caresse envahissante.

La tempête de passion se déchaînait sur lui et l’enveloppait. La bouche furieuse lui versait à flots l’orage du désir, et des pieds à la tête il sentit comme un vêtement de chair brûlante s’appliquer à sa chair et en aspirer la vie. Il céda.

Plus fort que tout, l’instinct vainqueur hurla son cri d’alarme. Avec une rage brutale, Marc sauta du lit.

Elle courut à sa suite, elle embrassait étroitement ses mains et ses bras. Parlant enfin, elle arracha de sa gorge étranglée des mots incompréhensibles.

Cette acuité de désespoir le stupéfia. « C’est de l’hystérie, » se disait-il. Les cordes de son orgueil et de sa pitié résonnèrent. Il la prit sur ses genoux.

— Console-toi, petite chose, la peine de ton corps est passagère, le temps et l’absence l’apaiseront, et tu me béniras de ma rigueur.

Elle s’arrêta brusquement de pleurer. Son buste se dressa contre le sien, et sur son pauvre visage il vit la contraction pénible d’un immense effort. Ses lèvres s’agitèrent. Elles finirent par bégayer avec un accent comique.

— Je t’aime.

Ce fut comme si on lui jetait de la joie à travers tous les pores, de la joie céleste qui coula dans ses veines, mêlée aux gouttes plus rapides de son sang rajeuni. Ce fut l’écoulement de sa montagne de sécheresse et, parmi les débris de ses constructions et l’éparpillement des digues, passa la vague fécondante de l’émotion. Il pleura.

— Tu m’aimes, tu m’aimes, je ne savais pas, moi… comment se fait-il que rien ne m’ait averti de ton amour ?

Jamais il ne s’était soucié d’elle, de son cerveau, de ce menu peuple d’idées et d’impressions. Que pensait-elle de lui et de sa conduite bizarre ? Il ne la considérait que comme une petite chose, et il s’apercevait subitement que cette petite chose réfléchissait, souffrait, aimait.

Il la regarda profondément, plus loin qu’il ne l’avait jamais tenté. Des minutes de mystère s’ouvrirent.

Sur la vitre des prunelles s’élabore la personnalité visible des êtres ; reflets, chez la plupart, du monde extérieur, sensations transformées en ébauches de pensées, souvenirs. Mais chez certains, la vitre s’illumine de rayons intérieurs. C’est l’âme qui brille, soleil des élus.

Il la regarda longtemps, et ce ne fut plus une petite chose, mais une petite âme. Oui, cela tremblait au fond des yeux mouillés, faiblement et tristement, comme une lumière qui s’éveille, une petite âme vacillante, craintive, douloureuse, épouvantée du vide menaçant où elle s’éteindrait.

Il se pencha vers l’abîme et cria :

— Aniella ! Aniella !

Un vertige l’étourdissait. Il la voyait, les bras tendus vers lui, sortir de l’inconscience.

Elle implorait du secours. Son cœur se gonfla de tendresse. Et il dut balbutier :

— Je t’aime, moi aussi, je t’aime.

Le miel de ces mots grisa ses lèvres. Il le voulut goûter sur la bouche même de l’enfant. Il la baisa. Oh ! ce ne fut plus une fleur, ni un fruit ; ce fut une âme que cueillit sa caresse. Le baiser de chair et de désir disparut. Entre leurs lèvres quelque chose palpitait, qui n’avait plus le même goût.

Moins encore que jamais, il ne prendrait la vierge maintenant. Rien de matériel ne subsistait en lui.

— Petite âme, vous m’êtes sacrée. Vous aurez peu vécu, car après moi votre souffrance se dissoudra peu à peu. Mais je veux que votre courte lueur soit toute blanche, toute pure, transparente comme du cristal. Petite âme, je vous vois, vos formes indécises sont plus touchantes mille fois que le corps que j’aimais. Votre grâce est ineffable.

Le baume de sa voix calmait la blessure d’Aniella. Ses larmes séchèrent. Ils respiraient en une atmosphère d’allégresse où se dissipaient les mauvaises poussières d’autrefois. Aniella s’endormit.

Il la veilla jusqu’à l’aurore, se récompensant de son sacrifice par de généreuses rêveries. Puis il la fit rentrer.

Il réussit à prolonger son exaltation durant les derniers préparatifs. Mais quand la malle fut enlevée, dans la chambre déjà froide la réalité implacable s’imposa. Il ne verrait plus la chère enfant.

Un tel chagrin le déchira qu’il admit un instant l’hypothèse d’un établissement définitif à Capri. Quelques Français, mariés ou attachés à des filles du pays, s’y sont installés. Que n’imitait-il leur exemple ? L’assaut tumultueux de tous ses instincts en rébellion contre cette perspective, le corrigea sévèrement. Néanmoins sa défaillance lui suggéra l’idée d’un examen scrupuleux sur sa situation présente. Ne laissait-il en s’en allant aucune partie de son programme inexécutée ? Ce programme comportait-il la somme de toutes les précautions ?

Il fit cette remarque : il n’écrivait pas à son père. Imprudence notoire : au cas où les soupçons de la justice seraient en éveil, quelle anomalie révélatrice que ce silence de plusieurs mois et cette affectation à cacher le lieu de son séjour !

Il écrivit :

« Mon cher père,

« Tu n’as donc pas reçu la lettre que je t’ai envoyée à mon arrivée ici ? Je n’ai aucune réponse. Cependant je ne m’inquiète pas, sachant ta paresse à correspondre. Quant à moi je viens de passer dans cette île des jours inoubliables. Les beaux couchers de soleil ! La jolie mer ! Comme tu t’y plairais ! Tu regretteras sûrement de ne pas m’avoir suivi comme je te le demandais ! Entêté qui as préféré ton trou sans horizon et tes choux qui sentent mauvais.

« Je pars maintenant ! Où vais-je ? Je n’en sais rien ! C’est si bon d’errer à l’aventure, sans but ni contrainte !…

« Au revoir, vieux père, et soigne-toi… »

Il songea bien à la stupeur du vieux père, s’il ouvrait cette lettre affectueuse. Mais qu’importait !

Aniella rodait autour de lui. Il l’appela. Incapables de parler, ils pleurèrent ensemble, chastes et graves.

L’heure approchait. Les mains unies, ils traversèrent le village et descendirent le chemin qui mène à la Grande-Marine. Au centre de la crique le bateau se balançait. Ayant un peu de temps pour l’adieu suprême, Marc conduisit son amie dans un jardin d’orangers et de myrtes qui suivait la crête des rochers. Là il lui dit en grande confidence :

— Écoute, petite âme d’amour, j’ai commis un crime. Il s’est perpétré ici, pendant ces quelques semaines. Or de cette période sombre, je garderai une image lumineuse, le souvenir de choses exquises, nos caresses, nos voluptés, le premier frisson de nos cœurs et tout cela dans le décor magique de cette île, parmi les horizons bleus et le parfum des arbres. L’époque où je tuais mon père sera l’époque où je commettais une bonne action, où le parricide refusait de flétrir la vierge, apprenait la bonté et soumettait son plaisir à la règle sainte du devoir. Qui sait si jamais se retrouvera pareille béatitude ! Petite âme d’idéal, sois bénie pour le bonheur que tu m’as donné et pour le bien que je t’ai fait.

Il la baisa au front.

Du bateau, aussi longtemps qu’il le put, il regarda s’évanouir, au seuil du paradis qu’il abandonnait, la fine silhouette de son amour…


IX


Marc Hélienne s’arrêtait à Sorrente. Il y descendit avec appréhension, car il savait qu’une grande tristesse l’y attendait, comme nous guette un malfaiteur, au coin d’une rue. Et, en effet, dès qu’il eut posé le pied sur le sol, elle l’assaillit et ne le lâcha plus.

La pluie tombait. Les hôtels étaient pleins. Par les rues boueuses il dût demander l’aumône d’une chambre. Ayant trouvé une mansarde il s’en échappa pour user sa mélancolie au bruit d’une table d’hôte. Malheureusement personne n’y dit un mot. Il se coucha désespéré.

Sa prudence l’exhorta, le lendemain, à s’éloigner davantage de Capri. Il résolut de traverser les montagnes qui séparent la côte du golfe de Salerne.

L’étape est fastidieuse. Sa peine l’accompagnait. Il chercha du moins à la connaître afin de l’atténuer.

Elle se réduisait à deux causes : l’une était la torture vague et constante des voyages solitaires pour qui est la proie de quelque mal. On se sent un étranger. Nulle sympathie ne vous réchauffe. Le mal a beau jeu, qui vous ronge. L’autre plus active, provenait de son amour meurtri.

Ces découvertes le ravirent. « Je souffre parce que j’aime, se disait-il, si je ne souffrais pas de cela, n’aurais-je pas à craindre ce que j’évite si soigneusement ? »

Il pénétra jusqu’au plus intime de sa conduite. Certes il avait respecté Aniella pour des raisons sublimes et rien n’amoindrissait le désintéressement de son acte. Mais il se trouvait précisément que ce procédé avait transformé son amour en une obsession de toutes les minutes. Là résidait le salut. Il eût pris la jeune fille que l’assouvissement de son désir aurait diminué, sinon aboli, sa passion, le laissant, lui, sans armes contre la redoutable pensée.

— Aimons-la bien, s’écria-t-il, raffinons notre supplice, infligeons-nous le doute, la jalousie.

Il s’assit sur une pierre du chemin, afin d’y pleurer à l’aise.

Puis il se mit en marche et admira les voies détournées que choisissait son instinct de bonheur, voies si secrètes qu’il pouvait légitimement proclamer la beauté de sa conduite, quoiqu’en devinant l’égoïsme initial.

Tout haut, il prononça :

— La source qui sort soudain d’une montagne bondit au hasard, a des allures d’indépendance sauvage, apparaît libre. Eh non ! Avant même qu’elle n’ait jailli, du point de départ au point d’arrivée, une ligne idéale existe qui lui servira de lit, bon gré, mal gré. Ses hésitations devant les cailloux, ses coquetteries autour d’une motte de terre, ses caprices, balivernes. Si nul obstacle nouveau n’émerge, elle arrivera fatalement à tel endroit indiqué. Ainsi le lit de mes actions est creusé, et, parmi les circonstances et les êtres, j’aboutirai où l’exige la ligne rigoureuse de ma destinée.

De temps en temps, il criait aux échos :

— Aniella !

Deux fois encore il put pleurer.

Mais l’intensité de son émotion se déclara le soir, au village d’Amalfi. Il occupait une cellule dans un ancien couvent de capucins transformé en hôtel.

Il ouvrit la fenêtre. L’ombre de l’espace cachait la mer murmurante. Des étoiles et des lucioles scintillaient. Il se demanda :

— Si elle était là, comprendrait-elle l’ivresse de cette nuit ? Oui elle en serait imprégnée, parce que j’ai fait germer en elle l’âme sensible. Et puis, qu’importe ! je jouirais pour deux, car sa présence doublerait les vibrations de mon âme. Et je consentirais peut-être à m’offrir le cadeau de sa chair.

À la nuit, Marc jeta ce serment :

— Me voici, Aniella. Je suis las de ma sottise. Attends-moi.

Il dépêcha la fin de son voyage. Salerne, Pompéi, Paestum, furent visitées en quelques heures. L’espérance le soutenait. « Comme elle va être heureuse de me voir, la chère petite, et sans peur de la séparation. » Les soirées d’hôtel ne l’ennuyaient plus.

Il traversa Naples au galop d’une voiture. Au port le bateau de Capri embarquait les passagers. Mais il y avait à côté le bateau de Messine et Marc s’y rendit très naturellement.

Il n’en revenait pas lui-même. « Mon intention au fond n’a jamais varié. Pourquoi toutes ces comédies ? Comment puis-je réussir à éprouver réellement une aussi grande joie, alors que je la sais fausse ? »

En Sicile il maintint sa tristesse, sans toutefois lui accorder beaucoup de crédit, car il restait méfiant de sa propre sincérité. Son trouble devant la magnificence de deux ou trois spectacles le remit en équilibre.

À Taormine il assista au lever du soleil. On se place parmi les ruines d’un théâtre grec et on admire la neige rouge de l’Etna, l’immense nappe bleue de la mer et le dessin grandiose des côtes italiennes. Marc prit une pose romantique. La nature le terrassa.

Syracuse, plus clémente, lui offrit la paix d’un coucher de soleil. La barque vous berce sur le golfe, l’eau est rose, et la vieille ville vous apparaît comme une cité de rêve dans la poudre lumineuse du lointain.

Mais Ségeste fut une révélation. Il n’y comptait guère. Des incidents futiles, comme de franchir le Scamandre à dos d’homme et de partager avec son guide un morceau de bœuf durci, avaient déterminé en lui une gaîté juvénile, une explosion de gaminerie dont il s’applaudissait. Et le temple soudain se dressa, dernier vestige de l’antique Égeste fondée par les Troyens.

Marc s’arrêta, confondu. Il se trouvait au milieu d’un désert, dans un cirque de montagnes. La sécheresse du paysage où ne riait pas une touffe d’herbe, semblait imposée par l’âpreté effrayante du vieux temple dorique. Il s’inclina, ainsi que pour une prière. En sa majesté primitive, l’art se dévoilait à lui : il consiste en lignes droites se détachant sur un fond du ciel bleu. L’harmonie de ces lignes crée toutes les émotions, les plus simples et les plus complexes. Le frisson que lui refusaient les toiles du Louvre, la sévérité de ce temple le lui communiquait. Il formula :

— Il y a plus d’âme dans l’heureuse rencontre de deux lignes droites que dans la plus belle tête des maîtres.

Il fouilla la Sicile en quête de décombres grecs. L’incomparable Girgenti le pénétra de vénération. Sélinonte l’écrasa sous l’amas gigantesque de ses ruines.

« Ici l’art est partout, écrivait-il à son père. Qu’il soit phénicien, hellène, romain, arabe ou normand, il règne en despote. Ce voyage décide de mon avenir. J’ai reçu le baptême. Initié maintenant, je me consacrerai dès mon retour à l’art. Je veux produire des œuvres, mais des œuvres nobles et inutiles, c’est-à-dire artistiques. »

— Si le vieux lit cette lettre, se dit-il, il n’y comprendra rien.

D’ailleurs, l’ayant relue, il n’y comprit rien non plus.

L’Afrique lui réservait des surprises différentes. Il y fit d’abord une extrême chaleur. Les êtres, comme les choses ne bougeaient pas, paquets de vêtements sous lesquels on devinait le rêve épais d’une brute. Marc pensa :

— Voilà le rêve. Que sommes-nous ? De la matière. Eh bien, soignons-la, restreignons nos désirs et rêvons au soleil en nous accoutumant à la nécessité de mourir.

Une lettre à son père, datée de Tunis, prônait cet idéal. La suivante y dérogeait.

« L’Algérie est une terre vierge. Je la parcours et je constate qu’il y a vraiment de quoi faire. Cette ambition est haute, défricher ce sol généreux, peupler ces solitudes. Un cheval et une bonne compagne (il songeait à Aniella) et ce serait le bonheur. J’y réfléchirai beaucoup. »

Cette troisième missive partie, il s’aperçut qu’elle différait totalement de la seconde et que toutes deux contredisaient la première. Il s’en affecta.

— Je manque d’unité. Cela provient de ce que ma vie n’est pas établie. J’ai de très jolies aptitudes, mais comment connaître les plus fortes, tant que je ne serai pas à même de les mettre à l’épreuve ? Il est temps de m’édifier une base solide.

Hélas ! il savait bien que la base unique et principale était la certitude. Tant qu’il ne l’aurait pas acquise, tout projet restait vain. Selon le dénouement, il continuerait à se débattre sans espoir, ou pourrait obéir à sa vocation.

Ô cette certitude existait, le dénouement avait eu lieu. À l’heure présente, en un sens ou en l’autre, d’une façon définitive, tout était terminé. L’obstacle barrait ou ne barrait plus la route. Que n’allait-il s’en informer ?

Il avait peur. Bien que précaire, sans confortable, ouverte à tous les vents, d’une sécurité médiocre, la tente où il enfermait sa vie, lui assurait un gîte, un sommeil tranquille. De droite ou de gauche, à portée de sa main, d’agréables sensations fleurissaient. Entre les pans écartés de la toile, se déroulait la féerie de paysages nouveaux. Et l’appétit de son cerveau se contentait de pensées passagères, calculs d’amour, théories d’art, plans de colonisation.

Que lui réservait sa demeure future ? À côté de parties luxueuses ne recèlerait-elle pas des coins d’ombre infernale ? Y dormirait-il sans cauchemars ? Et quelle serait la nature de ses pensées ?

En somme sa peur se formulait en trois mots : parricide ou non. « Suis-je hors la loi ou tout bonnement pareil à ce brave homme qui dîne en face de moi ? »

À ce moment il eût pu prévenir la réalisation de son crime qu’il fût parti en toute hâte. Mais, ne le pouvant, comme il estimait moelleuse et douce l’indécision où il se cramponnait !

Elle l’irritait cependant parfois. Il s’énervait de cet état d’esprit flottant ainsi qu’un bouchon de paille jeté à l’eau. Indispensable jusqu’ici et soutenu par des distractions habiles, le doute devenait une stupidité, le programme ne l’admettait plus.

Ce programme, arme de salut, Hélienne le brandissait pour en imposer à sa peur. Il y était stipulé que le retour s’effectuerait aussitôt après le voyage d’Algérie. Prescription logique, car en supposant le crime consommé, n’en point profiter le rendait inutile.

L’épuisement de sa bourse le tira de ses hésitations. Il s’embarqua pour Marseille.

En vue de cette ville, cherchant un mot de défi, il s’écria :

— Le sort en est jeté.

Il sauta dans le train de Paris. Mais à Lyon il en descendit brusquement et s’enfuit loin de la gare.

— Ma lâcheté est inconcevable, tuer ne m’a pas effrayé, en acquérir la conviction m’épouvante. Je n’ai pas eu du remords pour avoir commis l’acte, je crains d’en avoir s’il a réussi. Allons, il faut que j’emploie quelque stratagème vis-à-vis de moi.

Le lendemain il arrivait au Havre. Il s’était dit :

— Qui m’empêche de gagner le Havre ? Là je réfléchirai. Peut-être obtiendrai-je quelque indice qui m’épargnera toute autre demande.

Il n’obtint rien et déambula par les rues comme un misérable.

Un soir, au café-concert, il lia conversation avec une fille dont la physionomie lui agréait. Elle débita des choses ineptes. Mais leurs chairs sympathisaient et il regrettait amèrement que ses poches fussent vides.

En la quittant il se dit d’un ton négligé, comme s’il avait oublié son porte-monnaie.

— Je cours là-bas, je prends de l’argent, et je reviens me payer ce caprice.

Vers trois heures du matin, il passait à Montivilliers. Harassé de fatigue, il eut cependant la prudence de ne pas demander asile en une auberge. Sa présence y eût été louche en cas de soupçons.

Ce raisonnement déchira les mailles dans lesquelles il parvenait à empêtrer son cerveau depuis le Havre. Il fallut bien qu’il pensât. Le reste de la route fut un calvaire.

Il l’accomplissait par saccades. Pendant trois cents pas, il avançait très vite en répétant : Aniella, Aniella. Malheureusement la jeune fille se dérobait à sa prière. Et il se laissait tomber sur le revers d’un talus.

Un coup d’énergie le remettait en mouvement : « Quel triste sire ! on croirait que je vais à l’échafaud, jambes et mains liées. »

Cette plaisanterie le fit tressaillir, et ainsi il constata qu’il tremblait de peur à l’idée des gendarmes et de tout l’appareil judiciaire. Il se méprisa, ce qui lui valut deux kilomètres de marche forcée.

Mais au petit jour, comme il entrait dans la vallée, Marc à la vue de quelques paysans se jeta dans un petit bois. Il y demeura quatre heures.

Une préoccupation dominait le désarroi de son intelligence. Désirait-il avoir réussi, ou ne le désirait-il pas ?

Il allait de l’une à l’autre de ces deux hypothèses, avec l’entêtement d’un ours qui flaire alternativement les grilles de sa cage. Et toute la matinée, il retourna indéfiniment les deux mêmes phrases.

— Admettons que le vieux soit mort. Alors, je suis un parricide, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de vil ici-bas, un être innommable, un monstre. (Il entassait les épithètes les plus outrageantes.) En outre je risque : 1o  d’être guillotiné, ou 2o  d’être déshérité, ou 3o  d’être dévoré par les remords. Je ne vois pas là une seule chance de bonheur.

Il reprenait :

— Admettons que je sois innocent : alors je reste pauvre, la situation est la même qu’autrefois… tout un avenir de médiocrité, de rancœur, de privations… mes luttes depuis six mois, ma duplicité, mes inquiétudes, tout cela beaucoup de mal pour rien…

Des lueurs de raison lui montraient la vanité de ses dissertations. Peu importait sa préférence pour une issue ou pour l’autre, aujourd’hui que rien ne pouvait modifier celle qui avait eu lieu. À quelques centaines de mètres, son père était debout, alerte et vigoureux, vaquait à ses affaires, bêchait son jardin, échenillait ses arbustes, — ou bien il gisait sous terre, se décomposait se désagrégeait…

Il adopta une autre obsession plus logique : quelle attitude choisirait-il ? En cas de succès, c’était tout simple. Si souvent depuis le crime il avait arrêté, dans l’inconscient de son être, les moindres poses et les moindres phrases, qu’il savait le rôle de façon imperturbable. Mais que le vieux se dressât devant lui, vivace, insouciant, comment supporterait-il une pareille vue ?

Une petite colère l’échauffa. Il sentit que parmi les calculs de vie où notre imagination se complaît, son père ne tenait plus aucune place. L’avenir s’élaborait sans lui, il était supprimé comme un mort. Son apparition serait celle d’un fantôme.

— Je l’étranglerais pour sûr, se dit Marc nerveusement, et en plein jour, en plein village.

Cette surexcitation le renseignait. Décidément il comptait bien trouver la maison vide. Il en eut même soudain la conviction si nette qu’il s’y dirigea sans plus de retard.

Il marchait d’un pas saccadé, les jambes raides. Par crainte de discerner trop tôt quelque symptôme révélateur, il baissait la tête. Mais ses yeux inquiets regardaient de côté, et ainsi il avisa l’arbre que jadis il avait assigné comme limite à ses pérégrinations. Hypocritement il répondit à sa pensée intime :

— C’est vrai, seulement je n’aurais pas connu Aniella.

Il répétait toujours son nom, espérant par là reconstituer son image et s’y accrocher. « Aniella, Aniella, petite âme, petite âme… » La petite âme restait dans les limbes.

À un tournant de route, il se rappela.

— D’ici, on voit la maison, elle est à cinq cents mètres. Voilà la borne kilométrique.

Dès lors chaque pas lui coûta une peine prodigieuse. Ses jambes étaient molles et au bout de chacune pendait un poids énorme comme un boulet de forçat. Ayant perçu un vague bruit dans les broussailles d’une haie, il fit un écart violent. Il s’imaginait avancer parmi des pièges et des embuscades. La justice avait aposté des gens qui observaient sa physionomie et ses manières, pour en déduire son innocence ou sa culpabilité. Il se surveillait sévèrement.

— Ça va bien, ça va bien, affirmait-il, la contenance est bonne.

Cependant, son cœur lui faisait l’effet d’une feuille effarée.

Deux cents pas le séparaient du jardin. Il eut cette idée : la douzaine de minutes qui commençait lui réservait plus d’angoisses qu’il n’en avait subies depuis Alger. Sans le voisinage supposé de tous les espions, il se fût enfui. Ne le pouvant, du moins se mit-il à courir devant lui en un accès d’énergie physique. De la sorte, il arriva devant la barrière.

— Cette imprudence peut tout perdre, songea Marc, il est nécessaire qu’on l’attribue à une grande hâte d’embrasser mon père.

Et il prononça très haut :

— Enfin, je vais donc le revoir, ce brave papa.

Il allait sonner. Pourquoi sonner, puisqu’on ne fermait jamais la porte ? — Le peu de temps qu’il fallut à sa main pour parvenir à la serrure, suffit à l’inonder de sueur, car il s’avisait tout à coup que c’était là un premier indice.

La porte ne s’ouvrit pas. Il s’acharna. Elle résistait.

Ses genoux se brisèrent. Il dut s’appuyer, défaillance qu’il dissimula en feignant d’ébranler le battant. D’ailleurs un dédoublement absolu se produisait en lui. Un être extérieur agissait, en présence de témoins. L’autre s’abandonnait à une folie d’épouvante.

Sa voix elle-même n’était pas altérée malgré le serrement de sa gorge. Et il continuait à haute voix :

— C’est drôle, mon père serait-il absent ? Est-ce que la maison ?…

Alors il leva la tête, mais il ne vit pas d’abord, il ne put voir à travers le brouillard qui l’aveuglait. Et quand il vit, l’être intérieur s’écroula, tandis que l’autre jouait l’inquiétude.

— Les volets posés ! Ah ! ça, qu’est-ce que cela signifie ?

La situation exigeait l’emploi de la sonnette. Plus que tout ce bruit terrifia Marc, tellement il fut sinistre. Cela sonnait à la mort. Jadis la clochette ne tintait pas ainsi.

Et le vieux ne sortait pas de là-bas, de la maison aux volets fermés comme des paupières de cadavre.

— Serait-il en voyage ?

Mais sur la route, un pas se précipita. Marc reconnut la voisine, Mélanie. Comme un éclair, passa la vision d’une grande fabrique où on l’avait conduit en son enfance. Les parquets, les murs, remuaient sous l’énorme halètement de la machine. Tout autant les parois de sa poitrine vibrèrent comme des lames flexibles sous les coups formidables de son cœur. Il chancela.

— Ah ! monsieur, ah ! monsieur, criait la vieille servante, oubliant les formules adroites préparées pour la circonstance ! Ah ! monsieur, si vous saviez !

Marc lui saisit les poignets.

— Voyons, qu’y a-t-il, Mélanie, vous me faites peur, parlez.

Elle n’osait plus. Elle s’embarrassa dans des phrases confuses. Il fut sur le point de la brutaliser. Quelle vieille femme stupide ! Il aurait voulu la torturer, lui arracher l’aveu immédiat avec des moyens d’inquisition. Il souffrait trop, lui, d’un supplice autrement barbare.

Enfin, elle dit :

— Eh bien, il est mort, l’père Hélienne.

— Mort !

Il s’effondra sur un tas de pierres. Ce cri, ce mouvement étaient d’une grande justesse, et pour n’en point affaiblir la portée, il subit la pointe d’un caillou qui l’incommodait fort. Puis ses nerfs se détendirent en une crise de sanglots. Cela le reposait un peu de la fatigante comédie.

Mélanie soupira :

— Pauv’ monsieur Marc.

La pitié de la vieille redoubla ses larmes. Il les laissait couler abondamment, car elles rafraîchissaient son âme, et pouvait-il faire mieux que de pleurer ?

Il savourait sans étonnement ce calme inexplicable, dont le bienfait coïncidait avec l’annonce redoutée de la mort. D’ailleurs, il ne trouvait rien de changé en sa vie. Certes, il était fâcheux que M. Hélienne eût trépassé. Mais il ne lui semblait nullement que ce monsieur fût son père, ni qu’il en fût le meurtrier.

Il serait même parti tout naturellement, comme après une visite inutile, s’il n’avait craint l’interprétation des hommes embusqués. Quoique leur présence ne laissât aucun doute, sa quiétude n’en restait pas moins inaltérable.

On préparait assurément son arrestation, mais cette vaine formalité le faisait sourire, tellement il se fiait en l’excellence de ses précautions.

— Ils manquent de preuves, l’important est de ne pas leur en fournir par mon attitude.

Il se leva et tomba dans les bras de Mélanie. Elle le soutint. Ils se dirigèrent vers la porte, dont la servante avait la clef et ils en franchirent le seuil. Au milieu du jardin, Marc avisa un banc propice à une station. Mélanie commença :

— L’cher homme, on n’aurait pas cru…

Il devina qu’elle allait parler. Oh ! cela, non, il ne le tolérait pas. À aucun prix, il ne voulait pas de détails, de ces petits faits qui se coordonnent, qui précisent, qui rendent la chose visible et permettent la construction du souvenir. Il supplia :

— Taisez-vous, Mélanie, vous me le raconterez, pour le moment, je n’ai pas la force.

Et devant la maison, le même instinct l’avertit d’un péril analogue. Devait-il affronter la vue des murs entre lesquels cela s’était passé ? Sa mémoire ne lui rappelait qu’imparfaitement la chambre du vieux. Or, une image s’évoque plus aisément si on lui restitue son cadre exact.

— C’est impossible, bégaya-t-il, j’ai trop de chagrin, plus tard, je reviendrai.

Et comme un homme que l’excès de douleur égare, il s’éloigna rapidement. Mélanie gémit :

— Monsieur Marc, vous allez à la tombe ?

Cette demande le frappa inopinément. Il balbutia :

— Oh ! oui, oui, seulement, où est-elle ?

— Au cimetière du village.

Il arracha des fleurs le long des plates-bandes.

— Le pauvre vieux, cela lui fera plaisir, des fleurs de son jardin.

Il s’échappa de l’enclos et, de loin, Mélanie, qui fermait la porte, voyait ses épaules qui s’agitaient convulsivement.

— Pourquoi les agents ne m’arrêtent-ils pas, se disait Marc. Si j’arrive à mon arbre, je suis sauvé.

Il y arriva. « Au fond, ai-je jamais cru à ces espions ! »

Un chemin à droite le conduisit au cimetière. Une croix en bois, debout dans de la terre fraîchement remuée, attira son attention. Mais la peur d’apprendre la date l’empêcha d’avancer et aussi d’autres choses obscures. Il lança son bouquet sur la tombe.

Au sortir du cimetière, il songeait :

— En réalité, il n’est pas sûr qu’il soit mort par moi. Rien ne me le prouve.




DEUXIÈME PARTIE

I


De retour au Havre, Marc Hélienne communiqua son adresse à Me Pichard, notaire de son père.

Ce fut alors l’attente anxieuse de la lettre qui le convoquerait en l’étude. Anxiété légitime : son père avait-il eu le temps de le déshériter, suivant l’intention exprimée ? Et d’autre part, ne s’était-il pas, lui, illusionné sur la valeur de la succession ?

Ces hypothèses, négligées jusqu’ici pour n’en point mêler l’amertume aux tourments qu’il subissait, il fallait bien les envisager. Qu’elles fussent seulement admissibles, exaspérait Marc. C’était une révolte d’homme qui s’est donné beaucoup de mal et dont on conteste la récompense. Sa notion de justice s’en trouvait froissée. Équitablement, on doit être rémunéré selon ses efforts. Il ne supputait pas les siens d’après leur nature, mais d’après leur nombre, leur difficulté, leur persévérance, surtout d’après la somme de douleurs qu’ils représentaient. De fait, à ce compte, ils étaient dignes de succès.

L’argent lui manqua. L’hôtelier le traitait avec insolence. Marc eut la conviction que la crise actuelle constituait désormais l’état normal de sa destinée.

Errant un soir, il croisa la fille rencontrée au café-concert. Il murmura.

— À quoi bon être criminel, si je n’arrive même pas à coucher avec une catin dont j’ai envie.

Recommencer son existence de misère était au-dessus de son courage, d’autant plus qu’aux tourments ordinaires s’ajoutait l’épouvante ignorée du souvenir. En toute franchise, il énonça :

— Si je reste pauvre, j’aurai des remords.

Il reçut une réponse du notaire.

Son entrevue lui enseigna de nouvelles stations d’angoisse. En outre il fallait y déployer encore des raffinements d’astuce, le bonhomme pouvant flairer le crime au cas où il soupçonnerait Marc d’avoir connu la fortune secrète de son père.

Quelle lassitude ! Quand le masque serait-il superflu ? La douleur est plus facile à simuler que la joie, mais on garde le dégoût de sa comédie comme d’un sacrilège.

Me Pichard portait des lunettes par-dessus lesquelles il regardait, signe de pénétration qui inquiéta Marc. Il joua serré. Les condoléances s’accomplirent : « Un homme si robuste… qui aurait prévu ! » Marc trembla. Les détails menaçaient. Déjà les allusions imposaient comme probable la mort subite. « Ce devait être une congestion, se suggéra-t-il de toutes ses forces. » Et d’une voix brisée, il prononçait :

— Le plus pénible, c’est de ne pas lui avoir fermé les yeux moi-même. Dire qu’à ce moment-là, je m’amusais, je riais peut-être…

Après quelques minutes de silence respectueux, le notaire déclara :

— Votre père, Monsieur, n’a pas fait de testament, malgré la décision formelle dont il m’avait entretenu. La fatalité ne lui en a pas octroyé le loisir.

« La première hypothèse tombe, » pensa Marc avec un grand soulagement.

Il haussa les épaules avec un air désintéressé :

— Bah ! pour une bicoque et trois arpents de terre…

— C’est ce qui vous trompe, Monsieur. Votre père, guidé par des raisons qu’il ne m’a pas communiquées, dissimulait l’importance de sa fortune qui consistait en rentes sur l’État et en vastes propriétés de rapport sises en pays de Caux. Vous héritez de la totalité de ces biens.

Marc sentit que la première moitié de sa vie s’arrêtait à cet instant précis. La journée de Saint-Martin-du-Bec avait laissé les choses en suspens. Celle-là condamnait hermétiquement la porte du passé et ouvrait toute grande la porte de l’avenir.

Scrupuleusement, et pour la dernière fois, espérait Marc, il exécuta les grimaces de circonstance, ébahissement du visage, oppression de la poitrine, recherche des motifs qui expliquaient de telles cachotteries ! « … Riche… lui… comment… pourquoi ce mystère à mon égard ?… » Puis adoptant une posture accablée, il écouta les éclaircissements du notaire.

Au Havre, pour la satisfaction enfantine de réaliser immédiatement un désir quelconque, Marc rendit visite à la fille. Elle lui parut laide, disgracieuse et malpropre. Il n’en avait plus envie. Il s’en alla.

Ce dédain qui prouvait déjà l’anoblissement de ses besoins physiques, lui inspira confiance en la supériorité de son âme nouvelle sur l’ancien assemblage d’appétits et de rancunes dont se composait sa personnalité.


Trois mois plus tard, un matin, Marc Hélienne fut réveillé par son domestique.

Ayant avalé sa tasse de thé et mangé son croissant, il se dit :

— Aujourd’hui j’ai vingt-huit ans, et c’est la première fois que je suis chez moi parmi des choses qui m’appartiennent.

Il les examina. Elles lui plurent. Il avait choisi, peu sûr encore de son goût, des meubles simples et des étoffes de cretonne, aux couleurs très claires. Illuminée de soleil, la pièce contenait beaucoup de joie.

Du dehors aussi venaient de la gaîté et de l’animation. L’appartement, de plain-pied avec la rue, recueillait le bruit des passants, le fracas des voitures, le cri des tramways, toutes les manifestations de la vie extérieure.

À demi vêtu, il se dirigea vers la fenêtre. De l’autre côté du boulevard, le parc Monceau s’épanouissait en un dernier éclat. L’or des feuilles vibrait. Les arbres montaient comme de grandes flammes.

— Ils s’éteindront. Ils seront noirs, avec des formes navrantes de squelettes, et puis parfois blancs, habillés de neige, et puis verts enfin, et jeunes et renouvelés. Les phases de leur transformation me conduiront au prochain été, époque de mon affranchissement total.

En résumé ce quartier répondait aux espérances de Marc. Il y serait bien, et entouré des garanties d’agitation qu’il jugeait efficaces. En outre la maison était de belle apparence et le rez-de-chaussée confortable. Il le parcourut. Sa chambre communiquait avec une salle à manger. Derrière il y avait deux pièces en enfilade. L’une lui servait de cabinet de toilette. Dans l’autre couchait le domestique. Ainsi le voulait-il afin d’éviter, en rentrant la nuit, l’impression triste d’un appartement vide.

Il se rasa de près et s’habilla lentement, apportant aux soins de sa toilette un souci d’élégance dont il n’était pas coutumier. Ensuite il compléta sa matinée par différentes courses, chez son bottier, son tailleur. À midi, il rentrait déjeuner. Son repas fini, il alluma un cigare et réfléchit.

Depuis le jour terrible, Marc n’avait pas encore consenti à cette occupation, il détenait vraiment le don singulier de se soustraire aux idées gênantes ou du moins de les réduire en une sorte de sécrétion qui fermentait à son insu, et dont il suffisait d’analyser le résidu de temps en temps.

D’ailleurs son genre d’existence, durant cette période, aidait puissamment à la réussite de ses menues ruses intestines. Ses inquiétudes au sujet de la succession, sa visite au notaire, le règlement des comptes, un séjour à la campagne parmi ses fermes et une excursion sur les plages du littoral, l’avaient distrait tour à tour. Puis ce fut à Paris la recherche délicate d’un logement convenable en tous points.

Aujourd’hui, admirablement installé, ses pérégrinations finies, il ne pouvait plus refuser une solution aux divers problèmes de son existence. Que faire ? Dans l’ombre, l’instinct de son bonheur avait dû murmurer des avis et des ordres à sa mystérieuse conscience. Quel avis ? Quels ordres ?

Au bout d’une heure, Marc ferma la porte à clef, prit une grande feuille de papier, et en gros caractères, soulignant certains mots, il traça :

« Mon passé est mort. Toute crainte de châtiment serait puérile. Seul je sais. La lutte est en moi, et je n’ai qu’un ennemi, le remords. Pour l’étouffer je ne négligerai rien. »

Au-dessous, en lettres plus petites, il écrivit :

« La vie féconde où je chercherai mon développement, exigeant une trop grande solitude et des méditations trop constantes, serait propice à l’éclosion du remords. J’estime prudent de ne m’y conformer qu’après avoir fait l’épreuve de ma tranquillité. Des distractions nombreuses constitueront ma première défense contre les attaques de l’ennemi. Donc, j’emploierai l’hiver et le printemps à me divertir. Ainsi s’évanouiront peu à peu, par satiété, et sans que je n’aie plus jamais à m’en soucier, les instincts inférieurs qui peuvent se cacher en moi. »

Ce programme fut épinglé sur le mur de sa chambre durant plusieurs jours. Marc s’asseyait en face de lui et le contemplait indéfiniment. Il n’y réfléchissait plus, le sachant infaillible, mais il en étudiait les mots, les lettres, la forme de chacune, ses déliés et ses jambages. La physionomie de ce papier s’imprima de la sorte dans son esprit comme dans de la cire.

Dehors, il l’emportait au fond d’une poche et le serrait vigoureusement contre sa poitrine pour l’entrer davantage en lui, comme un cilice bienfaisant. Puis il le brûla, mais la page s’évoquait intégralement devant la volonté de ses yeux.

Dès le premier jour, Hélienne résolut de remplir son engagement. Il mit son pardessus, son chapeau, et sortit avec la mine déterminée d’un monsieur qui se rend à ses affaires. Il se rendait, lui, à ses plaisirs.

Dans la rue, il fut fort embarrassé. De quel côté les trouve-t-on, les plaisirs ? Se fiant à sa chance, il descendit vers les boulevards. Du monde et de la lumière les animaient.

— Comme c’est gai, se dit-il.

Il admira l’aisance des gens qui se promènent. Le gaz des vitrines le réjouit. Les mains derrière le dos, il flâna, tâchant de prendre des allures indifférentes, car il se sentait emprunté et d’aspect provincial. Une fille à chignon roux manœuvra autour de lui. Par contenance, il sourit. Puis il rougit de ce sourire stupide.

Deux heures d’allées et venues sur le boulevard épuisèrent son espérance. Marc s’aperçut qu’il ne s’amusait guère. Il suivit la rue de la Paix, la rue de Rivoli, l’avenue de l’Opéra. Elles ne possèdent pas plus spécialement le plaisir. Où le trouver ?

La faim et la curiosité le menèrent dans un restaurant célèbre. Il avait rêvé si souvent d’y festoyer qu’il se commanda un repas abondant et compliqué. Puis, par un reste d’habitudes étroites, il mangea tout pour ne rien laisser de mets aussi coûteux. L’addition ne l’en vexa pas moins.

Il échoua au théâtre et s’y endormit. Son estomac le tracassait. Toute la nuit il subit les affres d’une indigestion. Des cauchemars agitèrent son sommeil.

Il se leva le matin, bouleversé. Les cauchemars, c’est là un grave symptôme. Tel jour ils proviennent d’une indigestion, le lendemain d’une obsession quelconque.

Marc écrivit :

« Je me défends tout excès de table. L’aventure d’hier est significative. En outre un mauvais estomac entraîne des humeurs sombres. »

Cet échec ne le découragea point. Les distractions ne se ramassent pas comme des cailloux sur la route. Ne connaissant personne, comment aurait-il pu se divertir ? L’essentiel était de se créer des relations.

Il poursuivit cette tâche ardue en fréquentant les théâtres et les bals de bienfaisance. Il choisissait aussitôt les personnes dignes de son amitié, choix déterminés par un détail d’élégance, de toilette ou de bonhomie, et il les assiégeait savamment. Les gens trouvaient des airs étranges à ce monsieur courtois qui leur envoyait des sourires aimables et leur adressait la parole à l’improviste sur un sujet quelconque.

Marc aussi jugeait cela fort bizarre. Ce n’était point conforme à ses goûts. Il eût été désolé que de tels individus répondissent à ses avances. Cependant il n’épargnait aucune politesse pour s’en faire agréer et les rendre solidaires de ses plaisirs.

— Il est bien fâcheux, se disait-il simplement, que l’observation du programme m’oblige à sacrifier mes instincts.

Deux semaines de ce régime n’amenèrent aucun résultat. Marc ne s’évadait pas du cloître du silence où il s’engourdissait.

— Si je m’ennuie, le remords naîtra.

Toute vie, du reste, hormis de dissipation, favoriserait selon lui la victoire de l’adversaire.

Il fut pris d’une peur insurmontable, comme à l’approche d’un danger dont la menace est perpétuellement imminente. Il se comparait à un petit animal, tout nu au milieu du désert. Sans se presser le fauve marche vers lui. Et le malheureux, affolé, ne trouve ni refuge ni arme pour le protéger au moment du combat.

Cette vision se répétant, Marc lui découvrit toutes les apparences d’une hallucination, ce qui le frappa au point que certains troubles se produisirent réellement — du moins le crut-il. Ainsi le remords ne fut plus un sentiment dont son esprit redoutait l’invasion, mais une sorte d’être vivant, sans nom ni forme précise, une bête guettant sa proie effarée. Durant sa toilette, ou ses repas, ou ses insomnies, il se la figurait à l’affût quelque part. Elle aiguisait ses ongles. Elle se léchait les babines, ses yeux brillaient.

Il la dotait d’attributs composites. Elle se cachait derrière ce rideau avec la malice d’un singe. Perchée au faîte de cette armoire, elle s’y pelotonnait comme un tigre. Aplatie sous ce meuble, elle devenait serpent. Et ce serait un immonde vampire, aux ailes méchantes, qui sucerait le sang de son cerveau.

Le supplice était d’ignorer l’heure où le monstre s’abattrait sur lui. Ce pouvait être à tout instant, au coin d’une rue, pendant son sommeil. Pour se tranquilliser, il disait :

— Voyons, c’est absurde. Que je tremble devant un remords, devant le souvenir infernal de mon crime, soit, mais non devant l’appréhension de ce remords.

Hélas ! cette appréhension n’annonçait-elle point l’investissement progressif de l’ennemi ? Et n’y devait-il pas parer à l’aide de travaux de défense ?

Un soir, décidé, il se rendit en un lieu de spectacle, où se tenait marché de femmes. Après divers essais que son goût plus délicat empêcha d’aboutir, il fit l’acquisition d’une petite blonde dont la séduction compensait la laideur et la tristesse. C’était une œuvre pie que de la préférer à ses semblables. Il y gagnerait de n’être point choqué par des manières communes. Elle s’appelait Aurélie.

En voiture, il n’eut rien à dire. Chez elle, de nombreux étonnements l’attendaient. D’abord il voulut lui extraire, afin de la réconforter, le secret de sa mélancolie, car il avait pitié de ses yeux mornes et de ses gestes de convalescente. Mais à peine déshabillée, Aurélie arbora une gaîté criarde, et sa distinction se résolut en façons abominablement grossières.

— Il ne lui reste que sa laideur, soupira-t-il ?

Il se trompait. Ses cheveux dénoués et la simulation du plaisir lui donnaient une originalité spéciale.

En fin de compte, elle démolit de toutes pièces le jugement que Marc avait porté sur elle, il en fut interloqué.

Le lendemain ils se revirent au même endroit. Aurélie lui présenta une amie du nom de Francine. Ils soupèrent tous trois. L’amie se montra pleine d’entrain. Marc jugea drôle de troquer l’une contre l’autre. Mais, seule avec lui, Francine traversa une crise de désespoir où il put utiliser ses phrases consolatrices de la veille.

— Cette classe de femmes ne manque pas d’imprévu, se dit Marc, voici deux expériences contradictoires qui déroutent mes appréciations, et qui prouvent chez elles de la complexité et de la spontanéité.

Cet intérêt factice lui servit d’excuse. Il se mêla au monde des filles. Certains de leurs actes, d’une anomalie trop brutale, le frappaient bien parfois. Jamais il ne se fatigua cependant à les coordonner, à les déduire les uns des autres par des procédés psychologiques. Il ne souhaitait que son divertissement.

Aurélie et Francine le choyaient à cause de sa générosité. Marc leur accordait ses faveurs au hasard. Elles entendirent qu’il profitât de leurs relations particulières, et ainsi il connut Frédéric, charmant garçon, Lucien, si cocasse, Raoul, le bon chanteur.

L’hiver fut joyeux. Comme débauches il comporta des soupers où l’on cassait les verres et où l’on jetait du champagne dans le piano, des bals à l’Opéra où l’on s’ennuyait bruyamment, et des soirées travesties où les filles s’efforçaient de ressusciter l’impudeur des grandes courtisanes antiques.

Une innovation réussit. Il fut stipulé qu’à tour de rôle chacun des membres de leur petite bande s’enivrerait. Marc se grisa et garda le lit pendant trois jours. Il inscrivit : « Je ne me griserai plus. »

Il s’amusait beaucoup. Ses trois amis, Lucien, Frédéric et Raoul, lui semblaient pétris de qualités exquises. Les délicieux compagnons ! Ingénument, dans son désir de plaire, il modelait son âme sur la leur. L’âme de Frédéric différait bien de celle de Raoul, et l’âme de Raoul n’avait aucun rapport avec celle de Lucien. En revanche, l’âme de Marc était identique à chacune.

On l’adorait. Comme il est doux de provoquer la sympathie !

Il avait des nausées quelquefois. Mais elles se produisaient à la surface, plissaient ses lèvres ou ridaient son visage, et ne troublaient pas les profondeurs stagnantes de sa pensée. Comme préservatifs contre les vains reproches que sa conscience eût pu forger, il lui suffit d’écrire :

« Une heure de débauche, c’est une heure de plus depuis la minute terrible. »

« Un jour perdu pour mon intelligence, c’est un jour gagné pour mon bonheur. »


II


Hélienne se reposait de ses excès nocturnes par de grasses matinées. À midi, Lucien et Raoul venaient prendre leur part de son thé et de ses viandes froides. Puis l’on buvait et l’on fumait en dissertant sur les faits de la nuit dernière, sur les amusements possibles de la nuit prochaine, sur tous les petits potins de leur monde.

Vers trois heures, Marc forçait ses amis à une promenade hygiénique, car il n’oubliait pas la santé, condition première de l’équilibre moral. On suivait des femmes. Frédéric, qui jouissait d’un vague emploi, les rejoignait dans une brasserie au moment de l’apéritif. Puis l’arrivée d’Aurélie et de Francine déterminait les orgies du soir, dîners, bals et soupers. Marc payait tout.

Ainsi jamais il ne se trouvait seul. La ville était bien close, à l’abri d’un coup de main, les fortifications en bon état, les vigies attentives.

Il y eut une alerte. Lucien et Raoul lui demandèrent de l’argent. Il consentit, mais à une seconde tentative plus sérieuse, il éprouva la colère de l’homme que l’on veut frustrer d’un bien laborieusement conquis. Son refus et surtout les termes dont il l’accentua, fâchèrent les deux solliciteurs. Il ne les vit plus. Simultanément Aurélie et Francine partaient pour le midi. Ces défections ouvraient une brèche spacieuse, favorable à un assaut immédiat. Comment la combler ? Quelques jours passèrent en tumulte et désarroi.

Frédéric, le dernier qui restât de la bande, lui dit :

— Mon ami, le vide vous est funeste, vous n’êtes plus le même. Il vous faudrait une compagne assortie à votre humeur, dévouée, pas coureuse, tranquille. J’ai votre affaire.

La personne, en effet, une nommée Élisabeth soutint l’examen, d’ailleurs superficiel, de Marc. Heureux d’abandonner la direction de sa vie, il se laissa représenter dans toutes les négociations. Et un matin, il se réveilla propriétaire d’un corps de femme qui gisait à ses côtés. Il l’examina : le marché lui parut avantageux. La chair était blanche, la poitrine de bon aloi, l’haleine simple.

Elle dit des mots, action qui le gêna en lui prouvant que ce corps avait une existence propre et que la sienne en serait influencée. Il ne comprenait pas trop ce que cette femme faisait là. Elle lui semblait si lointaine, aussi indifférente qu’une étrangère à ses rêves et à ses besoins. Il railla cette association courante de deux êtres dont l’un vend à l’autre son petit fonds de volupté.

— Bah ! pensa-t-il, quand j’ai mon parapluie et qu’il pleut, je l’ouvre. N’épiloguons pas davantage avec cet autre genre d’instrument que ma sécurité suscite.

Il déploya des manières aimables.

— Ma chère Élisabeth, nous avons signé un bail de temps indéterminé, le hasard exige que nous ne nous quittions pour ainsi dire pas d’une minute ; je suis très disposé à un bon accord, j’espère que vous y mettrez du vôtre.

Afin de diminuer l’espace qui sépare deux inconnus, il lui demanda son histoire. Elle lui en servit une fort dramatique, mais le lendemain elle la contredisait par des faits si opposés, que Marc préféra s’en tenir au jugement qu’il avait émis sur elle sans données aucunes. Pour lui, ce fut toujours, à cause de sa grande facilité d’élocution, une ancienne institutrice. Et il la traita comme telle.

La brèche périlleuse se boucha et, parmi les créneaux de son enceinte, Marc se sentit plus en sûreté encore, car immuablement, Élisabeth, sentinelle involontaire, veillait. Très casanière, elle sortait à peine. Et cette présence continue dans son appartement en réconfortait l’atmosphère morale. L’impression se maintenait si douce et si tiède que Marc brava la solitude des promenades hygiéniques. De fait, durant ces exercices, il ne pensait pas davantage.

Frédéric, libéré de son emploi, était le commensal de la maison. Marc le trouvait à son retour et l’on ne se quittait plus. Ainsi, l’existence se modifiait. Les soirs de débauche ne revenaient plus. S’arracher à la douceur de la lampe devint même intolérable. Le whist et le piquet voleur réunissaient les sympathies de tous. Marc y jouait à merveille.

On ne laissait pas de causer au besoin. Élisabeth entamait une nouvelle version de son passé, sur laquelle devisaient les hommes. Frédéric exposait ensuite une collection d’anecdotes décousues. Hélienne écoutait, plaçait son mot, appréciait, tirait les conclusions générales. Le philosophe, l’appelait-on. Le niveau de leurs entretiens et de leurs occupations s’établissait d’après la moyenne de leurs intelligences. Pour y atteindre, on s’élevait ou l’on s’abaissait suivant sa propre hauteur. Marc avait beaucoup à s’abaisser.

L’intimité des deux amants se scellait surtout au lit. D’apparence placide, Élisabeth y révélait un tempérament d’amoureuse insatiable. Marc se pliait à ses fantaisies, un peu étonné de se voir au fond d’une ingénuité presque ridicule. Ses maîtresses d’occasion, jadis, ne l’avaient initié qu’aux amours les plus normales, et sa prétendue perversité à l’égard d’Aniella consistait plutôt en mortifications qu’en abus. Avec Élisabeth, il connut la folie du spasme et la brûlure des reins.

Par là, elle le domina. Il mendiait ses caresses et tâchait de les mériter en achetant des bijoux et des robes. Lors qu’elle lui tenait rigueur, étant assez vindicative, il eût tout fait pour la fléchir. À peine s’arrêtait-il en deçà des limites que traçait le soin de sa santé.

Quant au fonctionnement ralenti de son cerveau, il s’en désintéressait, les velléités de scrupules ne résistant pas aux procédés dont il usait. Vite il reprenait sa plume et recommençait les phrases libératrices : « … un jour de perdu en progrès, c’est un jour gagné en bonheur… »

Les raisons qui le conduisaient à formuler ces axiomes et celles qui faisaient de ces axiomes des agents infaillibles de pacification, Hélienne ne s’attardait jamais à les déchiffrer. Ses mains écrivaient des lignes, son regard les lisait et son cerveau machinalement en extrayait le sens et y cherchait un remède. Lui, il agissait en domestique qui prend un miroir et le tient devant son maître. Suivant les indications, il l’élève, le descend, le déplace à droite ou à gauche, puis, son rôle fini, retourne éplucher les légumes et balayer le corridor.

Marc revenait à ses besognes de chair. Il y trouvait jouissance et torpeur. Il les aimait. Combien peu dangereuse maintenant lui paraissait la bête de cauchemar, tapie jadis sous les meubles, cachée derrière les rideaux ! Oserait-elle sortir de sa tanière aujourd’hui qu’un autre être le couvrait de sa protection ?

À cause de cela, Marc s’attachait à sa maîtresse. Il le disait, quoiqu’en termes incompréhensibles, tellement au fond il avait du mépris pour elle :

— Tu es mon bouclier, tu es le manteau que j’enroule autour de mon bras, tu es ma cotte de mailles, ma cuirasse d’acier, mon caparaçon de cuir.

Elle se fâchait, mais toute querelle s’achevait en étreinte.

Les beaux jours sourirent et les arbres fleurirent. C’était l’époque fixée pour l’œuvre de régénération. Ici s’ouvrait l’ère de la noblesse et des cultes spirituels. Marc Hélienne s’en souvenait. Cependant il sentait qu’en trahissant le programme, il ne dérogeait pas à l’esprit de ce programme. Sur la tombe où il avait enseveli le passé, l’état de choses actuel accumulait les couches étouffantes des petits faits quotidiens, et le passé ne ressusciterait pas.

Il ne sut pas au juste s’il obéissait à la prudence ou à la lâcheté. Aurait-il pu s’affranchir si aisément des servitudes amoureuses ?

Les trois amis s’installèrent à Fontainebleau, puis en octobre on revint à Paris. Quoique satisfait de son existence, Marc commençait néanmoins à prévoir l’utilité d’autres distractions.

Or, un après-midi, à l’heure de sa promenade, il avisa Frédéric qui se dissimulait derrière une voiture. À son approche le jeune homme tourna autour du véhicule. Marc s’éloigna, puis deux cents pas plus loin, se retournant, il l’aperçut qui se glissait vers sa demeure.

L’énervement du doute lui fut épargné. Il entra du coup en pleine certitude. Cela le frappa d’une telle stupeur qu’il ne se sentit pas blessé. Il continua son chemin. Simplement sa mémoire lui présentait la liste des détails qui depuis le début de sa liaison avec Élisabeth prouvaient l’entente coupable.

Mais, dès son arrivée, il souffrit. Frédéric s’écria :

— Je te précède de quelques instants.

« C’est toujours la même phrase, se dit Hélienne. Je ne l’avais jamais observé. » Son amour-propre saigna. Comme ils devaient se moquer ! La confiance est chose si ridicule. L’idée de sa supériorité sur eux lui rendait plus amer son métier de dupe.

Les deux complices jouaient aux cartes, assis l’un près de l’autre sur une chaise longue qui servait de table. Élisabeth portait un peignoir de flanelle bleue sous lequel on la devinait nue. Marc lui attribua des gestes las. Sûrement, elle s’était livrée pendant son absence.

Sa douleur flamba. Et, dans le grand brasier rouge, le bourreau de jalousie jetait les rancunes de la chair, les évocations d’enlacements éperdus, le soupçon de caresses neuves. Il eût voulu crier. Un besoin de vengeance le contraignit à se taire. Et il s’enquérait de la façon la plus rapide et la plus cruelle dont elle s’exercerait.

Il la souhaita physique. Que ses mains et ses yeux en eussent bien conscience, comme d’un objet que l’on palpe et que l’on voit ! Aux ongles une envie le tourmentait d’égratigner. Ses doigts se raidissaient. Il s’effraya de ce bouillonnement d’instincts sauvages qu’il renonçait presque à maîtriser.

Élisabeth gémit :

— Mon Dieu, quelle chaleur, c’est stupide du feu en cette saison.

Hardiment elle décrocha son corsage. Plus que l’indécence, le naturel de ce geste et l’inattention de Frédéric l’exaspérèrent. Comme il fallait que leur intrigue datât de loin pour que la femme exposât sans honte sa poitrine et que l’homme ne s’en troublât point ! Dans le silence, il clama :

— Misérables !

Et tout de suite il bondit sur Frédéric, le saisit au cou et le jeta dehors. Il revint près d’Élisabeth avec l’intention de la battre. Mais une partie de sa colère s’était dissipée. Il s’assit. Elle risqua :

— C’est de la folie, qu’est-ce que tu as ?

— Tu le sais bien dit Marc.

Elle haussa les épaules. Ils n’en parlèrent plus.

Remettant sa décision au lendemain, il se fit dresser un lit dans la salle à manger, et toute la soirée, arpenta la pièce ainsi qu’un prisonnier en quête d’une issue. Des lueurs de rage brillaient. Sa jalousie s’exprimait par des injures grossières et une pantomime provocante. Il l’attisait du reste comme à plaisir.

— Évidemment il la possédait partout, sur ce fauteuil, sur ce divan… la même chair que moi… la même ivresse…

Il se coucha et dormit tranquillement.

Le matin, il examina diverses solutions dont aucune ne le satisfit, dès qu’Élisabeth parut à table, l’air indifférent dans son peignoir mal ajusté. Il ne savait plus où poser son regard qu’attirait la clarté de la peau. Sa fureur grondait.

Élisabeth continua la même tactique, se montrant en corset ou se déshabillant en sa présence, avec tant d’aplomb qu’il distinguait aisément ce à quoi elle tendait. Leurs yeux se rencontrèrent plusieurs fois. Ceux de Marc ricanaient :

— Je crois que c’est peine perdue.

Ceux d’Élisabeth souriaient :

— Tu y viendras, mon petit.

Il y vint en effet, malgré lui, après deux semaines de résistance haineuse. Comme elle entrait au lit, il l’empoigna par les épaules. Elle le repoussa.

— Ah ! non, mon ami, cela jamais.

Il balbutia :

— Pourquoi ? pourquoi ? c’est mon droit…

— Ton droit ? était-ce ton droit de jeter notre ami Frédéric à la porte ?

— Dis plutôt : ton amant.

— Prouve-le.

Dénué d’argument, Marc le lui prouva en la rouant de coups. Et il pensait :

— C’est du propre, j’en suis à battre les femmes.

La situation resta donc aussi obscure. Pour l’éclaircir de temps à autre, Hélienne proposait une réconciliation et accueillait par une gifle l’inévitable refus. Mais il s’avouait la puérilité de l’expédient.

Il souffrait beaucoup. Tout ce qui est symptôme de douleur profonde s’affirmait en lui : paupières cernées, appétit inégal, mouvements saccadés, paroles incohérentes. L’incendie de sa chair ne s’apaiserait qu’au baiser de cette femme. Il la voulait désespérément. N’aurait-elle pas pitié de son mal ! Il l’exagérait dans ce but.

Élisabeth s’apitoya sans doute davantage sur le chagrin de Frédéric, car elle prit l’habitude de s’absenter toutes les journées. Cet excédent de torture le rendit fou. Il enferma sa maîtresse. Derrière son dos, elle s’évadait.

Il écrivit à Frédéric :

« Ma porte vous est ouverte. »

Frédéric accourut. Le soir, Élisabeth appartenait à Marc. Ce fut une nuit inoubliable.

Pour s’en procurer d’analogues, il accepta tout. D’abord espion attentif au moindre signe, s’attachant aux deux coupables, il se lassa ensuite au point de reprendre ses promenades avec une exactitude que ne décourageaient la pluie et la neige. Élisabeth l’en récompensait si amplement !

— Quand on est lâche, se disait-il, on ne saurait trop l’être. Il n’y a pas de degré.

Il n’essayait même pas de se relever. Il n’en avait nulle envie même. Élisabeth lui pouvait imposer bien d’autres hontes sans qu’il protestât.

Des bribes de réflexion s’effilochaient quelquefois en son cerveau. Il se rappelait les heures de supplice où il se traînait dans la vallée du Bec. Celles-là du moins ne manquaient pas de noblesse. Aujourd’hui sa souffrance était vile.

Comme un enfant grondé, il mettait les mains dans ses poches et se rebiffait contre lui-même.

— Eh bien, soit, je suis lâche, qu’importe ! pourvu que je jouisse de sa chair. C’est à moi d’apprécier si cette jouissance vaut le mépris de ces deux êtres ; quant au mien…

Il n’achevait pas, répugnant à formuler un jugement trop sévère.

Et, des mois, cela se poursuivit de la sorte.

Un jour, en donnant à Élisabeth de l’argent pour les frais de la maison, il remarqua, parmi les pièces, un louis d’or à l’effigie de Napoléon Ier.

Au diner, une facture arriva. N’ayant qu’un billet de banque, il dit à Frédéric :

— As-tu vingt francs ?

L’autre tendit un louis. Marc reconnut le sien.

En se couchant, il avertit Élisabeth :

— Vous n’avez jamais cessé, Frédéric et toi, de vous entendre. Dès que j’ai été ton amant, il a quitté sa place ; tu l’entretiens en lui repassant à peu près la moitié de ce que je te verse. Je diminue donc d’autant ta pension.

Le lendemain, au retour de sa promenade, Marc trouva l’appartement vide et quelques tiroirs débarrassés.


III


Un état d’âme se manifeste généralement par une série d’états plus particuliers, inégaux en intensité et de durée, et dont la moyenne s’appelle joie, douleur, colère, indifférence, etc. L’état d’âme de Marc, pendant les heures qui suivirent la catastrophe, peut s’exprimer par un énorme éclat de rire.

Quoique intérieur, et non perceptible même à ses oreilles, ce rire n’en fut pas moins large, abondant, sincère, comme un rire de rapins après une charge d’atelier. Il le fut d’autant plus que la terreur antécédente avait été longue et lugubre. Ainsi, de quelque drame bizarre où les spectateurs subiraient les angoisses les plus déchirantes, s’épouvanteraient de scènes atroces, pour s’apercevoir au dénouement qu’ils furent dupes d’une mystification merveilleusement machinée. La tragédie n’était qu’une grosse farce.

D’abord la violence du coup étourdit Marc. Le prolongement de l’élan qui le maintenait en plein désespoir, depuis quelques mois, l’entraîna vers un abîme d’effroi.

— Je suis perdu, se dit-il.

Pourtant il ne le sentait pas. Alors il réfléchit, et bien des choses s’expliquèrent.

— À chaque circonstance grave de ma vie, je me dédouble, mon âme se transfère dans cet être nouveau et s’y comporte, selon les événements, au mieux de mes intérêts. Les pensées qu’il sécrète et les actes qu’il accomplit suscitent chez cet être des gestes et des paroles. Et moi je me borne à l’imiter comme un singe. Il me conduit où cela lui plaît. Je copie son attitude. Je me modèle sur sa physionomie. Si elle est gaie, je suis gai, triste si elle est triste. Puis, à intervalles quelconques, je m’arrête, je reprends mon âme, je regarde le paysage qui m’environne, le chemin où j’ai marché. Enfin je m’empare de mon guide, je lui ouvre le crâne et j’examine les raisons pour lesquelles je suis arrivé par tel chemin, à tel endroit.

Et Marc vit ceci : le crime remontait à deux ans et pendant la dernière de ces deux années, il n’avait pas réellement pensé au crime. L’autre être l’avait trompé. Le simulacre de la souffrance avait produit de la souffrance, mais extérieurement, à fleur de peau. Tout cela était factice et volontaire. L’impayable comédie !

Il s’amusa patiemment à reconstituer l’histoire vraie de son aventure. Au début, elle se déroulait comme une grande route, droite et claire. Puis dès l’instant où s’y profilait la silhouette de Frédéric, elle obliquait et se jetait sous bois. Les sentiers s’entre-croisaient. On pataugeait dans la boue. La pluie tombait. Le soleil restait voilé. Mais le but était atteint.

Par quels stratagèmes ? Hélienne en nota quelques-uns. Jamais il n’avait douté que Frédéric fût l’amant d’Élisabeth ; il ne s’était décidé à le savoir qu’au retour de Fontainebleau, en un moment où il jugeait sa vie dépourvue de distractions suffisantes. Puis l’emportement de ses désirs, sa jalousie, sa lâcheté, quelles fourberies ! Toujours maître de ses sens, comment serait-il devenu leur esclave, si ce n’est par dessein ? Que lui importait de posséder cette femme, et surtout de la posséder à lui seul ? Où est la lâcheté de partager une fille que l’on n’aime pas avec un homme que l’on méprise !

Enfin, il n’ignorait point qu’Élisabeth donnât de l’argent à Frédéric. Il ne s’en souciait guère. Un jour, las de son existence actuelle, et curieux d’une autre plus profitable, il découvrait cette infamie et s’en indignait vertueusement.

Comme de coutume, Marc s’évada de ses filets d’hypocrisie avec un certain effarement d’avoir été joué de si absolue manière, et une certaine admiration pour l’ingéniosité de ses ruses. Il se tâtait :

— Est-ce que je souffre ? Mon Dieu, non. À mon insu, j’avais peint sur ma chair une plaie affreuse. Je me désolais d’être ainsi déchiqueté. Mais l’artifice est soupçonné, la plaie se nettoie. Dois-je persister en ma désolation ?

Vers le soir il écrivit :

« Voici deux ans. Nulle attaque de l’ennemi. Je puis user de franchise envers moi-même. Suis-je à l’abri de toute inquiétude ? Je l’espère. Néanmoins, je ne désarmerai qu’après une épreuve concluante, téméraire même, où la loyauté sera indispensable. »

Le surlendemain, il descendait au Havre. Une voiture le conduisit à Saint-Martin-du-Bec.

Le printemps balbutiait. Les arbres se couronnaient de fleurs roses ou blanches. Marc se sentit pur. La douceur des choses est un auxiliaire contre le mensonge. En toute sincérité, il se laissa libre de connaître les impressions qu’il éprouverait. Et anxieux, penché sur lui, il s’interrogeait minutieusement.

En approchant, son cœur battit. Il eut un peu peur. Les paysages familiers, champs, source ou collines, le mettaient mal à l’aise, comme des figures sévères. Mais une remarque l’allégea : tous ces témoins ne lui parlaient que de son voyage dans la vallée. Ce petit bois disait la halte interminable où il avait roulé stupidement d’une hypothèse à l’autre. À ce tournant de route, il baissait la tête, car le toit pointait déjà. Quant au crime, nul souvenir n’en tressaillait.

Hardiment, Hélienne se dressa. Il vit la maison.

— C’est là qu’il habite, le mauvais souvenir et non ailleurs ; là seulement il faudra se mesurer avec lui. Ai-je raison de l’affronter ?

Il était trop tard. Mélanie, prévenue le matin, l’attendait. Il lui déclara :

— Ma bonne Mélanie, je suis ici pour une huitaine, je veux que personne ne me dérange, et je vous prierai de ne pas entretenir mon chagrin en causant de mon père.

Elle poussa la barrière du jardin. À quelques pas, Marc avisa la plate-bande où son père bêchait, lorsque l’apercevant du haut de la fenêtre, il conçut l’idée première du crime. Vivement il s’éloigna. Au bout de l’allée, la vieille maison s’élevait. Malgré tout, il la jugea charmante, fleurie de roses aventureuses et blanche de soleil. Le joli asile de repos et de convalescence !

Mélanie ouvrit la porte et, sur l’ordre d’Hélienne, se retira. Lui, après une seconde d’hésitation, franchit le seuil. Une fraîcheur soudaine lui glaça les épaules comme un froid de sépulcre.

Cette multiplicité d’impressions désagréables recueillies une à une et trop lentement, finirent par l’agacer. En quelques enjambées, il escalada les marches, tenant la rampe d’une main, et de l’autre se bouchant les yeux pour ne pas voir la chambre de son père.

Il arriva dans la sienne et tout de suite, sur la table, apparut le livre entre les pages duquel il avait glissé le paquet de poison. Il frissonna.

— C’est de la folie, je me suis abusé sur mes forces.

Cette faiblesse ne dura pas. Il ne risquait, à poursuivre l’expérience jusqu’au bout, que des abattements passagers, dont quelques soins auraient facilement raison. Mais peut-être aussi s’affranchirait-il de toute crainte.

Il redescendit. Dans la salle Mélanie avait préparé le repas. Il mangea de bon appétit, tout en bavardant, avec la servante, des choses du village.

Puis commença la soirée solitaire. Des meubles et des murailles, quels fantômes surgiraient à la faveur de la nuit, témoins incapables du passé ?

Marc en revécut des minutes, de ce passé. Le vieux fumait sa pipe. Lui, le regardait en dessous et, tendant tous les ressorts de sa volonté pensait : « Il est neuf heures moins vingt, à neuf heures il faut que s’interrompe ton existence. »

L’horloge se dressait encore à la même place, mais le balancier restait immobile. Et alors Hélienne s’aperçut du formidable silence créé par ce balancier qui ne marchait plus. Un souffle de mort le frôla. Le bruit des secondes, c’est le battement du cœur des maisons, et ce cœur avait cessé de battre, et aussi le cœur du vieux.

Comme s’il eût été coupable envers l’horloge, il en remonta les poids et la mit en mouvement. Le tic tac déchira sa gêne. Il se dit :

— Voici un endroit de plus auquel je suis accoutumé et non le moins redoutable. Maintenant c’est le duel suprême…

Il fit jouer ses bras et respira largement, car l’ennemi lui semblait un être presque matériel avec qui le corps à corps serait nécessaire. Ses muscles solides lui donnèrent confiance.

Il gravit l’escalier d’un air indifférent, en personne qui va se coucher. Mais à la porte, il s’arrêta. L’ennemi devait se cacher derrière le frêle rempart de bois. Lui aussi s’apprêtait. Marc tendit l’oreille. Et il s’imagina l’autre courbé, écoutant de même. Son esprit vacilla. Les formes le hantaient, devinées à Paris, au début de son installation, les formes flottantes du monstre que révélaient les plis des rideaux et la corniche des meubles.

Un flot de haine le poussa contre la porte. Il l’ouvrit d’un coup. Il n’y avait personne.

Il n’y avait rien non plus, ni bête, ni spectre, rien que de pâles réminiscences qui sortirent de leurs gîtes et attirèrent son attention dès qu’il se fut remis en équilibre. Elles l’évoquaient. Une fois, il fouillait dans ce chiffonnier. Une autre, il insinuait un paquet de poudre parmi les paquets inoffensifs éparpillés sur ce guéridon, et mêlait le tout comme un jeu de cartes. Une autre, il parlait à son père. C’était leur dernière entrevue. Il hésitait…

Marc les accueillit doucement, ces visiteuses mélancoliques. Il les trouva bien falotes, ou peut-être ne lui infligeaient-elles pas les sensations aiguës qu’il redoutait. Il en eut comme une déception et un soulagement. Il se dit :

— C’est tout ça ? Voilà toute l’armée que m’oppose mon adversaire ? On se prépare à terrasser des géants et l’on rencontre une demi-douzaine de nains pacifiques. Mais lui, l’ennemi, le vrai, où est-il ?

Il tournait autour de la chambre, de plus en plus audacieux, à mesure que se dissipait toute trace de danger. Il avait l’air de fureter dans les coins pour qu’en déguerpît le traître. À peine dénicha-t-il deux ou trois impressions effarées.

Cette campagne infructueuse le rendit presque penaud. Il ne savait que faire de toutes ces forces inemployées, de toutes ces précautions stratégiques, de toutes ces vaillantes troupes qu’il avait réunies et qui voulaient le combat.

Comme une cuirasse inutile, il rejeta sa défiance. Entre ces murs, près de ce lit, sous le regard profond des deux fenêtres où scintillait la pupille des étoiles, il se sentait calme, tranquille comme un hôte bien reçu. L’atmosphère était affectueuse. Il pouvait reposer en pleine paix.

Soudain la vérité éclata. Et dans la grande lueur qui baigna les champs de sa pensée. Marc s’écria :

— Ah ! çà, voyons, de quoi ai-je peur ? Ce fameux ennemi dont je rabâche stupidement quel est son nom ? Selon toute probabilité, je désigne le souvenir de mon crime, le souvenir créateur du remords. Mais ce souvenir existe-t-il ? Peut-il exister ? Est-ce que j’en trouve le moindre indice au milieu de tous ceux qui m’attaquent depuis tantôt ?

Non, il s’en rendit compte. Tous, ils parlaient d’incidents relatifs au crime, pas un du crime lui-même. Là-haut, ici, dans la maison, dans le jardin, il avait conçu et préparé l’attentat : quoi d’étonnant si, devant la plate-bande, devant le livre recéleur, devant l’horloge muette, devant la porte mystérieuse, se ruait sur lui le souvenir des heures atroces où s’élaboraient cette conception et cette préparation ? Au creux de la vallée, alors qu’il marchait vers la terrible certitude comme un martyr que des griffes écorcheraient, des gouttes de son sang avaient mouillé les épines des taillis et la poussière des chemins : comment le souvenir du supplice ne l’aurait-il pas assailli ?

Ainsi, il se rappelait les choses précédant ou suivant le crime, il ne se rappelait aucune l’accompagnant. Il pouvait dire : « J’ai fait ceci avant, j’ai fait cela après. » Mais pendant ? Un souvenir naît de données quelconques. De quelles données en son cas ? Où l’exécution de l’acte avait-elle eu lieu ? En un mot, où son père était-il mort ? Dans la chambre sans doute, peut-être toutefois dans la salle, ou dans le jardin, ou à dix kilomètres de la maison… Qu’en savait-il ?

Et la date ? La date est un point de repère fâcheux. Elle revient chaque année, chaque mois implacablement. Le jour, de même. Si ce fut un mardi, chaque mardi est un jour sinistre. Il ne savait, lui, ni le jour, ni la date. Cela s’étendait sur une durée de quatre ou cinq semaines. Et encore rien ne démontrait que le vieux n’eût pas, pendant ces quatre ou cinq semaines, suspendu ses remèdes.

La connaissance de l’heure constitue également un principe fixe. Au retour quotidien de cette heure, la vie s’interrompt, et ce sont les minutes du passé qui remplacent les minutes du présent. L’horloge qui sonne le nombre de coups fatidiques accuse sans merci. Il ne savait pas l’heure.

Et de toutes les circonstances secondaires, le temps qu’il fait, le bruit de tel petit choc, le chant d’un oiseau, l’hésitation d’une bougie, de tous ces infimes détails qui sont les nerfs du souvenir, aucun ne pouvait vibrer en sa mémoire vide.

— Rien ne sort de rien, s’écria-t-il et vraiment je ne sais rien. En somme, c’est un acte que j’ai combiné, dont j’ai appris le résultat, mais que je n’ai pas exécuté, un acte vague, vaporeux comme une forme de brouillard, sans commencement ni fin, et en conséquence se réduisant en une impression aussi inconsistante.

Il dormit fort tranquillement.

Ce ne fut pas par déférence au programme que Marc séjourna une semaine à la campagne comme il l’avait annoncé. Il s’y plaisait. De paresseuses promenades le conduisaient à travers la vallée, et chacune d’elles renouvelait une promenade antérieure, sans qu’il cherchât cependant à prendre tel sentier plutôt que tel autre. Mais son instinct lui soufflait d’établir des comparaisons qui, fatalement, tournaient à l’avantage de l’heure actuelle.

Et de fait, comme tout était différent en lui et hors de lui ! Les mêmes arbres n’offraient plus le même aspect. Ses rapports avec la nature se nuançaient d’amitié, de confiance, surtout dans les limites de son domaine, où il le contemplait en possesseur.

Son domaine ! mot juste, plus juste que naguère quand il le parcourait, la tête basse et l’esprit écartelé par l’hésitation. Alors c’était le préau où les prisonniers broutent un peu d’air, aujourd’hui la plaine infinie où il s’enivrait de liberté. Son pied le foulait hardiment. Son rêve s’y installait en maître.

— Oui, quelle différence ! Entre le passé et le présent, entre l’être que je suis et l’être que j’étais, il y a quelque chose de formidable. Or, je sais ce qu’il en est de ce quelque chose. Pourtant, malgré moi, quand je suis en état de non réflexion, en l’état passif où l’on subit l’effleurement d’idées rapides, j’ai une obscure sensation de conquête.

Il ne se trompait pas. La contradiction éclatait : d’un côté l’acte ignominieux, de l’autre les bouffées d’orgueil qu’il en tirait parfois. C’est que, s’abstenant de songer à l’essence de cet acte, il n’en considérait que la valeur en tant qu’acte de volonté, d’utilité, d’adresse. Il n’y avait plus ni attentat ni honte. Il y avait un acte, un acte planté au milieu de sa vie comme une statue colossale faite par lui de boue et d’argile, mais dont il oubliait la matière pour admirer la conception audacieuse, l’attitude énergique, les gigantesques proportions, l’apparence surhumaine. Et à l’ombre de cette statue reverdirait l’arbre de son existence.

— C’est le bonheur, murmura-t-il, grisé d’espoir.

Plus qu’à sa propre habileté, il le devrait à son instinct. Le guide clairvoyant dirigeait ses pas avec tant de délicatesse qu’il ignorait l’âpreté des chemins suivis. Jadis, quand il errait aux mêmes endroits, se rendait-il compte du travail sourd qui s’effectuait dans le mystère de son cerveau ? Le parc du château étant ouvert, il s’assit en face du vieil étang.

— Là, ma pensée formulait tout haut des opinions historiques et archéologiques, tandis que furtivement elle étudiait le plan, amassait des matériaux, construisait l’édifice, et de si ingénieuse façon que la perspective m’en semble charmante et naturelle.

Il avait compris, lui, l’instinct, que, toutes chances de châtiment étant supprimées, le seul et immuable danger du crime était le remords, et contre le remords il avait prémuni sa citadelle, comme un architecte bâtit un théâtre en prévision des incendies. Il eût tout sacrifié plutôt que de laisser une issue par où s’introduirait l’adversaire.

Et quels raffinements de précautions, toutes appuyées sur une connaissance exacte, quoique spontanée du remords ! Certes chez les âmes faibles, l’idée du mal qu’on a causé peut provoquer ce sentiment. Mais, en général, le remords est la représentation obsédante d’une image désagréable. C’est ce remords-là dont Hélienne s’épouvantait, le vautour qui ne lâche pas sa proie, la bête de cauchemar, le vampire monstrueux qu’il soupçonnait derrière l’ondulation des tentures.

Éternellement la vision recommence ; jusqu’à la tombe, l’infernal tableau demeure accroché devant le regard. On ferme les yeux : la fresque maudite est peinte en couleurs indélébiles sur le mur intérieur des paupières. Et la scène est vivante, palpable, identique. On la voit on l’entend, on la sent, on la touche. L’effort du bras qui frappa ou des doigts qui étranglèrent, raidit les muscles. Les choses les plus vulgaires prennent des significations spéciales. Un paquet de vêtements a la forme d’un cadavre. Le cri des enfants imite la plainte des moribonds. Les couchers de soleil dégouttent de sang.

Marc éclata de rire. Quel sang ? quel moribond ? quel cadavre ? quelle scène ? Son instinct aurait-il permis de telles possibilités ? Comme vision de cette époque, sa mémoire ressuscitait l’image d’Aniella lui servant de modèle, ou nue, ou pantelante sous ses caresses, ou se traînant à ses genoux, ou lui offrant la fleur vierge de son cœur. Étaient-ce souvenirs aptes à se changer en remords ?

Une phrase chanta, un soir, à l’oreille de Marc. Il l’avait prononcée au sortir du cimetière, deux ans auparavant. Bien des fois depuis, elle avait frappé au seuil de sa pensée. Mais il rougissait d’accueillir l’effrontée et séduisante créature et n’osait lui donner asile, comme à ses autres hypocrisies.

« En réalité, il n’est pas sûr qu’il soit mort par moi, rien ne le prouve. »

Très vite, Marc déclara :

— Eh bien, quoi ! c’est vrai, rien ne le prouve !

Sa conviction jusqu’ici résultait de ce simple fait : l’événement se produisait durant la période où lui l’avait circonscrite. Était-ce concluant ? Et même, comment affirmer que ce ne fut pas un mois, deux mois, trois mois plus tard, c’est-à-dire en dehors de sa sphère d’influence ? Évidemment, la raison désignait comme certaine la mort violente. Cependant ce n’était qu’une hypothèse. On pouvait objecter l’âge du bonhomme. La maladie abat les constitutions les plus robustes, et un vieillard est facilement victime d’un chaud et froid ou d’une mauvaise digestion. Coïncidence bien extraordinaire, dira-t-on, soit, mais coïncidence admissible.

On exposerait loyalement l’affaire à un arbitre en lui disant :

— Voilà les faits. Suffisent-ils à établir que la mort fut violente. N’y a-t-il pas au moins un doute, en faveur de la mort naturelle ? Jugez. Si votre décision est fausse, vous mourrez.

Que jugerait-il ?

Marc hocha la tête :

— Eh, ma foi ! je n’en sais trop rien.

Le matin de son départ il écrivit :

« Certitude : la préparation d’un crime. Probabilité : son exécution. Ignorance : tout ce qui est susceptible d’éveiller un remords. »

En explication, il ajouta :

« Donc, le remords ne viendra pas de l’extérieur, car ainsi que cette épreuve le proclame, nulle sensation ne peut m’en arriver. Viendra-t-il de moi-même, engendré par des idées antécédentes, innées ou acquises notion du bien et du mal, notion de devoir ? Ce serait supposer que des idées, non capables d’empêcher un crime, sont capables de le condamner ? À moins qu’elles ne jaillissent tout d’un coup, maintenant ! Mais pourquoi ? Sous l’empire d’un raisonnement ? Dérision… De forces étrangères ? Eh non ! puisque mon séjour ici les révèle insuffisantes ou même inexistantes. »

Il s’en alla par les collines, à pied. Il avait besoin de dominer le vallon, comme une fosse d’où on s’évade. Il lui dit adieu.

Puis il traversa les plaines. L’air y est abondant. Il le buvait ainsi que de l’eau purifiante. L’espace y est infini. Il y semait ses rêves à grandes envolées d’imagination. Vers le ciel plus vaste, il élevait son intelligence. Car, tout en haut, loin des égoïsmes qui tuent, dans l’immensité sereine, planent les esprits libres, les ouvriers de l’art, les chercheurs d’idéal. On l’y appelait.

À la craie, sur un mur de briques, il traça :

« Je suis sauvé ! »


IV


Marc Hélienne revint à Paris en hâte. Avec quelle nonchalance avançait ce train ! Il le précédait, lui, le tirait de toute son ardeur. — Bon pourboire, dit-il au cocher hélé près de la gare. Il se précipita dans son lit, expédia son sommeil, revêtit sa robe de chambre, et se rua sur sa table de travail. Enfin !

Enfin, il était le maître de sa destinée. L’ère nouvelle s’ouvrait. Il avait le droit de vivre de la vie véritable.

— Ne tardons pas une minute, s’écria-t-il, ce serait un sacrilège.

Une plume et de l’encre l’attendaient. Il trempa l’une dans l’autre, et de la pointe noircie menaça la blancheur d’une feuille de papier.

Il fut assez perplexe. Qu’allait-il écrire ? Et puis pourquoi cette première manifestation de sa personnalité se traduirait-elle par un exercice de style, plutôt que par tout autre procédé ?

Ces questions le firent trébucher dans sa course. Il se releva. À aucun prix, il n’eût voulu s’arrêter, après un si beau départ. Sa main s’impatientait autour de son porte-plume et comme aucun sujet ne le préoccupait en dehors de lui-même, il estima qu’un choix de phrases sur la situation déblaierait utilement les abords de la route.

« Il est une comparaison que j’affectionne. Je l’emploie souvent parce qu’elle simplifie les choses. Poursuivons-la. Donc j’étais assiégé. La solidité des remparts et la qualité de mes troupes m’inspirant confiance, j’ai tenté une vigoureuse sortie. Témérairement j’ai battu les environs en quête de l’ennemi. Il a refusé le combat. Peut-être, d’ailleurs, n’existait-il que dans mon imagination. Bref, la campagne est libre. On répare les menus dégâts. Les fatigues s’apaisent. C’est le temps des labeurs fertiles. Les moissons vont germer. Le métier du tisserand ronflera. Les échanges s’opéreront. Toutefois, au sommet de la plus haute tour se tiendra l’homme aux meilleurs yeux. Il surveillera l’horizon. »

Marc se relut et avoua :

— C’est bien pompeux.

Puis, à moins de persister dans l’usage des métaphores ou de brûler immédiatement le manuscrit, ce à quoi il répugnait, il ne pouvait garder des preuves aussi irrécusables de son crime. À quoi bon, en outre, disserter sur des événements ensevelis ? Ne serait-ce point lever la pierre d’une tombe et insuffler un peu de vie au cadavre importun ?

Son embarras redoubla. Du bout de sa plume il traçait des dessins incohérents, des hachures et des quadrillages. Une angoisse l’oppressait, analogue à celle des dormeurs qui veulent courir et qui piétinent sur place. Il se figurait avoir beaucoup de choses à dire, des choses importantes dont bénéficierait le monde. Son ambition d’ailleurs comportait des projets plus vastes et, pas plus qu’à son talent d’écrivain, il n’osait poser des limites à ses facultés de penseur, d’artiste ou d’homme politique.

Cette assurance provenait du passé, car son opinion sur lui-même s’établissait d’après la stupéfaction presque admirative qu’il éprouvait au souvenir inconscient de son crime. Un homme capable de combinaisons aussi profondes et d’une énergie aussi extraordinaire peut prétendre à tout. Encore fallait-il donner le pas à l’une de ces prétentions. À laquelle ?

La diversité de ses vocations lui révéla l’enfantillage des tentatives précoces. Il sourit, content de sa candeur. Plus calme, il fut plus clairvoyant. Ici les matériaux manquaient. Là il y avait encombrement. D’un côté on devait démolir pour reconstruire ; de l’autre, profiter des éléments primitifs.

La méthode est l’outil principal en ce chaos. Avec son aide, on classe, on ordonne, on catalogue, on débrouille. Et l’œuvre surgit.

— Elle surgira, s’écria Marc.

Sous les auspices d’une méthode, il se mit au travail. Malheureusement cette méthode, étant mauvaise, lui nuisit beaucoup.

Une première série de mois commençait, dite de préparation, d’autant plus brève que les progrès seraient plus rapides. La journée s’y diviserait en quatre parts. Le matin (la tête est plus fraîche), lectures sérieuses : sciences, revues spéciales, philosophie, histoire des écoles de peinture, biographies des grands artistes. Après le déjeuner, visite des musées et des monuments.

Avant le dîner, exercices : marche, escrime, tout ce qui développe les poumons (éloquence). Le soir, lectures agréables : romans, mémoires, poésie, pièces de théâtre.

Muni d’un programme, Hélienne ne s’en écartait jamais, tellement, au fond, il appréhendait de s’en aller à l’aventure. À droite, à gauche, c’est le chemin non battu, les pièges, les trous d’ombre, les branches qui cinglent le visage. Au milieu, on marche en aveugle, mais droit, sûr de son guide.

Il essuya cependant de dures rafales, et bien des espoirs le quittèrent en route. Son avenir d’inventeur, par exemple, ne résista point à quelques matinées : il ne mordait pas aux sciences. Il en examina simplement les principes pour affermir son esprit.

Il comptait davantage sur l’art. Non qu’il attachât grande importance à ses essais de peinture. Mais son émotion religieuse devant le temple de Ségeste le jetait selon lui parmi les élus. Ne vibrent que ceux qui en sont dignes.

Aussi la petite fièvre de l’enthousiasme le guettait au sortir de son appartement et l’accompagnait jusqu’aux musées. Ses mains devenaient moites. Tout son être défaillait d’avance. Le mystère s’annonçait.

Renseigné au préalable par les notices, il courait sus aux chefs-d’œuvre. Ils ont, en toute propriété, un frisson qu’ils communiquent aux initiés. Comme tel, Marc se plantait devant eux et attendait le frisson. Il attendait vainement.

Sans perdre courage, il demanda le secret des extases aux personnages autorisés qui dissertèrent sur les maîtres. On lui apprit tout ce pourquoi on s’exalte, non comment on s’exalte. Les chefs-d’œuvre et lui restèrent en froid.

— L’art des lignes me passionnera davantage, se dit-il.

Certaines églises de Paris et de l’Île-de-France sont des modèles de cet art. Il y fit de pieux pèlerinages.

Afin d’imprégner son âme de l’attendrissement sacré qui tombe des voûtes, il pénétra d’abord dans l’un de ces édifices. Il fut, en effet, très impressionné, par la vue d’un confessionnal et d’une vieille femme à genoux. Il songeait à l’effroi du prêtre écoutant l’aveu de son crime, à lui.

Il sortit rapidement comme un homme qui a bien chaud et qui se hâte vers son lit pour y conserver sa bonne chaleur. Hélas ! l’air vif du dehors éteignit le pâle foyer et rien ne le ralluma, ni les lignes pures, ni les ogives gracieuses, ni les proportions parfaites, ni les gargouilles, ni la dentelle des pierres. Le frisson se dérobait.

Il ne s’obstina pas. Le développement de son goût suffisait à lui prouver la nullité de ses peintures. Il les brûla. Il ne produirait pas. Il serait un amateur, un dilettante.

La science et l’art faisant faillite, ses aptitudes le prédestinaient donc à la gloire du penseur. Alors il absorba pêle-mêle une indigeste bouillie de romans, de poèmes, de drames, de traités métaphysiques et psychologiques. Ainsi du sang nouveau s’infuserait dans ses veines. La circulation d’éléments étrangers l’enrichirait.

Quand il se crut décemment fortifié par ce régime et assoupli par cette gymnastique, il résolut d’essayer sa valeur. Plusieurs branches intellectuelles le sollicitaient. Seulement la branche philosophique, plus flexible, permettrait des exercices plus variés. Il s’accrocha à une théorie du remords.

Tout de suite le style l’arrêta. Il y a deux systèmes : en posséder un personnellement, ou s’inspirer d’un maître. Le premier est bien préférable, mais un écueil se dresse : en quoi consistent l’originalité, la grâce, le charme, le style ? Les uns préconisent les périodes élégantes, où on berce l’idée, les phrases qui se balancent comme de grands oiseaux, avec des bonds symétriques et une chute progressive. Les autres prônent les petits traits pointus. Ils sifflent, comme des flèches. L’idée s’enfonce.

Qui écouter ? les partisans de l’harmonie ou ceux de la concision ? Ne serait-il point nouveau de marier leurs conseils suivant le genre des idées ? Le résultat fut piteux. Car il ne discernait pas celles qui réclament un balancement d’oiseau, de celles qui veulent l’acuité de la flèche.

Il se résigna au choix d’un maître ou même de plusieurs qui le guideraient selon leur spécialité, dans les œuvres d’imagination ou de reconstitution ou d’observation.

S’étant bien enduit de l’un d’eux, il mit de côté toutes ces questions et lâcha la bride à sa nature. « L’essentiel, répétait-il, c’est la clarté ! » Il fut clair, mais aussi, il le confessa, très banal. Quand il eut comparé le remords à une bête de cauchemar, ou à un vampire monstrueux, quand il l’eut défini : la représentation obsédante d’une image quelconque, il ne trouva plus rien à dire.

L’intérêt d’ailleurs ne résidait pas là. Que le remords soit ceci ou cela, qu’il entraîne telle douleur ou telle catastrophe, il importe peu. Le mécanisme en est facile à décrire et les effets analysés dans leurs plus infinis détails. La seule théorie curieuse eût été d’établir les procédés par lesquels on évite le remords. Son expérience lui permettait de promulguer ce code du crime et de signaler les mesures indispensables pour que le crime soit restreint à la minute où il s’effectue, sans jamais empiéter sur le bonheur de l’avenir. Alors, c’était écrire sa vie. Le pouvait-il ?

Hélienne s’acharna tout un mois à déterrer des choses originales sous la couche infinie des choses déjà dites. Une joie douce le récompensait de ses découvertes. Mais le hasard d’une lecture lui apprenait bientôt que sa découverte retardait de quelques années ou de quelques siècles.

Comme de l’eau qui pénètre entre les tuiles mal jointes d’un toit, des gouttes d’ennui suintèrent à travers les occupations de Marc. Il en sentit le froid. Il ne dédaigna point l’avertissement.

À la salle d’armes, deux jeunes gens lui témoignaient de la sympathie. L’un fréquentait le monde, l’autre le demi-monde, et chacun se proposait comme cicerone. Il avait refusé jusqu’ici pour ne pas interrompre l’élan de son travail. Désormais il s’en remit à eux, plus circonspect cependant envers le second dont les relations frivoles ne cadraient pas avec l’accroissement ambitieux de son âme.

Tout au plus le désir d’étudier une classe de femmes supérieures à celles qu’il avait connues, le poussa-t-il à des concessions. Ces femmes lui semblèrent pétries de la même chair et animées de la même bêtise. Il en acheta quelques-unes, mais leurs caresses furent si vénales qu’il risqua d’y perdre le goût de la volupté. Il s’en tint à une escapade hebdomadaire.

Le monde le déçut encore davantage. Tout l’y gênait, les entournures de son habit, sa maladresse comme danseur ou comme causeur, l’agacement d’entendre ces gens parler, comme des seuls événements notables, de faits qu’il ignorait. En même temps, il s’enorgueillissait de les mépriser.

Un soir, au cotillon, on l’assit de force auprès d’une jeune fille dont le cavalier avait disparu. Elle s’appelait Louise Doré. La mère veillait derrière le couple.

Alternativement, le conducteur les désigna tous deux pour cinq figures consécutives. Puis il y eut un répit et ils demeurèrent en présence l’un de l’autre, silencieux. Marc se creusait la tête. De quoi converser ? Les sujets banals l’écœuraient. Parmi les autres, lesquels sont autorisés vis-à-vis d’une jeune fille ? Jamais il ne comprit mieux qu’entre deux êtres la différence est aussi grande qu’entre un caillou et une plante.

Leurs yeux se rencontrèrent, et elle dit :

— Quelle chose curieuse, les usages du monde ! On ne s’est jamais vu, à peine si l’un sait le nom de l’autre, et soudain l’on est parqué à deux, pendant une heure, comme de vieux amis.

Ces paroles confondirent Marc. La différence s’effaçait. Cet être lointain se rapprochait tout d’un coup, et il voyait qu’ils étaient de même espèce et de même origine, et qu’une seule phrase jetait par-dessus l’abîme le pont d’affinité qui relie les individus.

Il la considéra. Ses traits avaient changé. L’image insignifiante qui persistait en lui depuis la présentation, il ne la retrouvait plus dans cette physionomie gracieuse dont les lèvres et les yeux souriaient si ingénument, tandis que le front marquait une intelligence presque masculine.

Et de fait semblables réflexions s’entendent rarement entre deux tours de valse.

Marc n’hésita pas à répondre sur le même ton. Il étala tous les documents qu’une dizaine de soirées et autant de visites lui avaient fournis à propos du monde, et en tira un réquisitoire ironique et virulent. Sous l’influence de lectures philosophiques, il employait la phraséologie des livres spéciaux, persuadé d’ailleurs qu’elle était familiarisée avec les termes les plus obscurs. Son exclamation ne prouvait-elle pas une tournure d’esprit tout à fait particulière ?

Louise l’écoutait attentivement et approuvait par des hochements de tête et des sourires malicieux. La joie de deux inconnus qui se découvrent des points de contact éclatait en leurs attitudes confidentielles.

— Comme elle comprend bien, se disait Marc, c’est un plaisir d’être ainsi compris.

Plusieurs fois, on la requit pour participer à des figures. Elle refusait. Il la conjura :

— Je vous en prie, ne vous gênez pas…

Elle répliqua simplement :

— J’aime mieux causer.

Il fut flatté et la rémunéra de son sacrifice en se lançant dans des divagations encore plus abstraites.

Chez lui, il pensa :

— On rencontre donc des jeunes filles capables de s’intéresser aux choses sérieuses ? En voici une par exemple qui dénote des aptitudes incontestables. Et nul ne s’en soucie, pas même sa mère, cette grosse dame qu’effarait notre intimité.

Il s’en soucierait, lui. Toute plante vaut qu’on la cultive, et celle-là n’aspirait qu’à éclore et à s’épanouir en fleurs vivaces.

Il la revit souvent au théâtre ou au bal. Ces rendez-vous se donnaient franchement, sans affectation de complicité équivoque.

— Je vais chez les ***, la semaine prochaine, annonçait la jeune fille, je vous y ferai inviter.

Et Marc y allait.

Afin que son œuvre d’amélioration fût fondée sur des bases parfaites, il interrogeait beaucoup Louise. Quels goûts la dominaient ? Quels rêves ? Quels raisonnements ? Chaque fois, Louise réfléchissait, signe de sagacité, et chaque fois Marc, coupant court à cette hésitation peut-être douloureuse, répondait à la demande lui-même, selon les indices de caractère qu’il possédait. Louise ravie, comme si l’on eût énoncé en phrases claires les idées un peu vagues que son manque d’habitude l’empêchait d’exprimer, déclarait à tout instant :

— C’est ça, absolument ça. Combien vous devinez juste !

Il se forma ainsi une opinion compacte que rien ne pouvait entamer, puisqu’il se chargeait d’apporter lui-même les nouveaux matériaux. D’après cette opinion, il dirigea la culture intellectuelle de sa jeune amie, élaguant les rameaux inutiles, régénérant la sève de cet esprit avec l’appoint généreux de son expérience et de ses révoltes.

Pourquoi se donnait-il toute cette peine ? Le motif secret existait quelque part au fond de lui, sous un tas de prétextes spécieux. Il eût été facile de l’en extraire. Mais quelle fatigue vaine !

Marc s’enquit de certains détails. Les parents de Louise Doré, loyalement enrichis par le commerce, garantissaient à leur fille unique le tiers de leur fortune. Ils avaient déjà évincé trois prétendants trop modestes. Marc conclut :

— Elle est destinée au luxe. Je dois donc lui en inspirer le mépris.

Il débita contre l’argent une amère diatribe. Hélène partageait son avis.

Cette éducation le passionnait. Il s’adjugea de grandes dispositions à façonner l’âme d’autrui, et, en conséquence, l’âme des foules. Dès que les circonstances s’y prêteraient, il userait de cette faculté.

Un soir de bal, ils s’entretenaient auprès du buffet. Mme Doré s’approcha de sa fille, lui saisit le bras et l’entraîna, sans un mot d’excuse à l’égard de Marc.

Durant deux semaines, il ne les revit dans aucune des maisons où l’on se rencontrait généralement. Il se présenta chez eux. On ne le reçut pas. Il fut déconcerté, inquiet presque.

Il s’en ouvrit à un vieux monsieur, ami intime des Doré, et qui le traitait avec affection. Le vieux monsieur soupira :

— Que voulez-vous ? Mme Doré a ses raisons : on n’aperçoit que vous aux côtés de la petite ; ça la compromet, et les parents n’osent plus se risquer. Du moment que vos intentions ne sont pas…

Marc se dit :

— Tiens, c’était donc là le motif secret que je tenais en cachette.

Et tout haut, il prononça :

— Je venais précisément vous prier de me servir d’intermédiaire…


V


En Espagne, Hélienne et sa femme s’intéressèrent peu aux villes du nord. Fort éloignée de sa voisine la plus proche, chacune d’elles, en outre, n’offre guère qu’une curiosité. Barcelone jouit d’un cloître, Ségovie d’un aqueduc. Madrid d’un musée, Burgos et Tolède d’une cathédrale. Cela compense-t-il des fatigues du train ?

Leurs relations s’en ressentaient. Amicales, elles manquaient de chaleur. Ils avaient hâte de pénétrer en Andalousie, et, en effet, dès qu’ils arrivèrent à Cordoue, leur amour se manifesta ; du moins Marc eut-il tous les élans et toutes les gaietés de l’amant, et Louise y répondait-elle par de la gratitude et de la surprise naïve.

— Je l’aime, se disait Marc.

La pureté du ciel et la douceur du climat exigeaient de la passion. L’indifférence eût été anormale dans un pays voluptueux et tiède. Il se croyait à Capri. Et il murmurait à Louise les mêmes phrases qu’à Aniella. Il l’appelait petite chose, petite âme, chère créature de tendresse. Elle souriait.

— Ton sourire m’affole, s’écriait-il.

Il recruta quelques larmes.

Cette surexcitation lui valut de bonnes jouissances artistiques. Il se rappelait la Sicile. Les œuvres des Maures égalent celles des Grecs. C’est la même science des proportions. Quel tour de force d’avoir su conserver l’harmonie dans cet intérieur de mosquée si étendu et si bas ! Il maudit Charles-Quint et son église qui coupait la perspective de cette forêt de piliers.

Dans la cour des lions, à Grenade, il dut maîtriser ses sanglots. Ronda, Cadix, Séville, autant de merveilles qui prolongèrent son agitation. Louise se maintenait au même niveau, sinon en fait, du moins en paroles. Elle louait ce qu’il approuvait et s’indignait de ce qu’il critiquait.

— Nos goûts sont d’une concordance absolue, pensait Marc, plein d’espoir.

Ils revinrent par le Portugal. Lisbonne compléta leur enchantement.

À Paris, le jeune ménage s’installa boulevard Haussmann, dans un immeuble qui appartenait aux Doré.

On défit les malles. On déballa les caisses. On mit en place les acquisitions rapportées d’Espagne. Et quand tout fut ordonné, il y eut un temps de répit.

Et Marc se dit en ricanant :

— Eh bien, je suis marié.

Il ne s’en était pas encore rendu un compte exact. Marié ? Comment ? Pourquoi ? Avec qui ? Il jouait l’étonnement comme s’il se réveillait en prison, après une série de jolis rêves. En prison ? Jolis, ses rêves ?

Il eut du mal à se ressaisir. Sa personnalité le fuyait. Il lui fallut s’arracher le vêtement d’hypocrisie dont il s’affublait opiniâtrement et ranger ses petites idées dans leurs tiroirs respectifs.

Alors il se souvint qu’une inquiétude avait interrompu sa crise de travail. Il s’ennuyait. Le passage de la vie oisive à la vie laborieuse était trop brusque. On ne saute ainsi d’un extrême à l’autre qu’au risque de perdre tout le bénéfice de son effort.

C’était son cas. L’ennui est comme une pluie qui dispose le terrain à l’empreinte des pas. L’âme, plus molle, se prête mieux au remords. Il dit :

— Suis-je certain de ne pas me tromper en prétendant que le remords résulte seulement d’idées antérieures ou d’images obsédantes ? Ne peut-il éclater tout d’un coup, par un choc d’événements quelconques, comme une étincelle qui brille au contact de deux pierres ? Ne peut-il échouer en moi comme un rocher que pousse une avalanche ? Toute prévision est superflue. Mais, du moins que le danger me surprenne en bel équilibre, non détraqué par le spleen ou la peur. Ma résistance sera plus sérieuse.

Il avait donc habilement agi en désertant ses études, en fréquentant le monde, en courtisant Louise, en l’épousant. Dans l’état de lutte, la solitude n’est pas une force, c’est une faiblesse. Autant se mettre nu quand il gèle. Le mariage, au contraire, dégage une atmosphère chaude. On entend du bruit autour de soi. Il y a du mouvement. Il se rappela l’impression de sécurité que lui causait la présence d’Élisabeth, une simple fille, cependant, indifférente et sans scrupules.

Il inscrivit un témoignage de satisfaction. « J’ai bien fait. D’ailleurs, quoi ! c’est toujours huit mois de plus. Additionnés à tous les autres mois, cela forme un total respectable de quatre années, depuis… »

Il lui restait à emménager dans sa nouvelle existence, avec tout le confort et toutes les précautions possibles.

D’abord qui était cette compagne, prise en route pour la sauvegarde de son bonheur ? Ne serait-elle point un principe d’infortune et de désastre ? En somme, son choix provenait d’une phrase où perçait un certain mépris des conventions mondaines. Donnée bien fragile.

En effet de courtes observations démolirent irrévocablement le jugement que cette phrase autorisait. Aucune révolte ne soulevait l’âme paisible de Louise. Un nombre dix fois plus considérable d’iniquités et de bêtises auraient désolé la terre qu’elle ne s’en serait pas émue davantage. Loin de là, son cerveau était pétri de tous les préjugés, de toutes les soumissions, de toutes les étroitesses, de toutes les intolérances. Elle obéissait aux règles présentes comme un mouton à l’aboiement du chien.

La différence s’affirmait si brutale que Marc en conçut de l’humeur. Il lui en voulut d’avoir prononcé des mots qui contredisaient sa nature, son éducation, sa pensée elle-même.

Il sourit.

— Pense-t-elle ? appelle-t-on pensée le fonctionnement d’organe qui régit tant d’individus ?

Il lui pardonna. Le mensonge initial ne résidait pas en elle, mais en lui. À la recherche d’un être qui jouât le rôle de garde du corps, il avait arrêté le premier venu, l’avait habillé de vêtements agréables, paré de rubans et de plumes, orné d’idées nobles, afin de s’enorgueillir à juste titre de l’associé que le hasard lui décernait.

— Expliquer ma conduite, songea-t-il, ne me procure aucun renseignement à propos de Louise. Je la sais façonnée de morale courante. Mais a-t-elle un but ? Vivre lui apparaît-il avec un sens plutôt qu’avec un autre ? M’aime-t-elle ? Quelle est son appréciation sur moi ? Ces questions doivent être résolues si je veux éviter tout acte malencontreux.

Il n’est aisé de voir que la surface des âmes, leurs petits remous, les reflets qu’elles empruntent à ce qui s’y mire. Si quelque tempête ne creuse, dans la masse stagnante, un gouffre où le fond se révèle, c’est par les sillons légers qu’entr’ouvre le vent de tous les jours que l’on devine un peu des choses cachées, fleurs ou vase. Marc s’avisa bientôt qu’à moins de lueurs fortuites, la vérité se compose de découvertes espacées et minces. Il patienta.

Mais il est une autre vérité plus vague et plus importante que l’on obtient sans investigation. L’instinct la proclame. Il crie si les deux âmes sont de même race et de même essence. Et Marc sentit qu’il n’y avait rien de commun entre cette femme et lui. Jusqu’à la mort, ils seraient comme deux prisonniers dont les cellules sont contiguës. Aux crises simultanées d’espérance ou de douleur, ils mêleraient bien le bruit de leurs sanglots ou de leurs rires. Jamais ils ne s’étreindraient corps à corps, toute cloison abolie.

Il ne s’en affligea point. Il ne demandait à Louise que sa présence. L’amour, la volupté, la sympathie même, sont des gages d’entente précaire dont la perte est un chagrin nuisible.

Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas à se plaindre de ses procédés. Marc fut attentif et courtois.

— Je suis sûr, disait-il, que je réalise à ses yeux l’idéal du mari.

Il s’en apercevait aux manières affectueuses de ses beaux-parents. On s’ingéniait à satisfaire ses moindres caprices. La délicatesse de ces braves gens le touchait, et il s’acquittait envers eux en partageant le plus souvent la niaiserie de leurs soirées. On jouait aux cartes…

Hélienne eut la sagesse de ne pas négliger les côtés plus sérieux de la vie. Le développement de sa personnalité restait toujours son principal souci. Il ne s’inclinait que devant la nécessité des précautions à prendre contre le remords. En pareil cas, les ambitions les plus légitimes devenaient secondaires, et il n’hésitait pas à réunir dans un même but toutes ses forces et toute son intelligence.

Nul péril ne le menaçant, il continua l’œuvre considérable, mais de façon modérée, avec l’adoucissement de plaisirs efficaces. Sa fortune lui valut des relations nombreuses parmi lesquelles il tria un groupe de gens qui fréquentaient sa maison et trois ou quatre individus dont les habitudes et les occupations convenaient plus spécialement aux siennes. Il les décora du nom d’amis. Avec eux, il fut un assidu des premières, des ouvertures d’exposition, des assauts d’escrime.

Entre temps, il reprit sa théorie du remords. La qualité des idées ne se distinguant pas sous la vulgarité des images et sous la lourdeur du style, il la déchira et se remit au travail.

Cette fois, il fut persuadé de la réussite. Et dans son enthousiasme, il appela sa femme.

Les phrases se déroulaient harmonieusement. Il se berçait à leur rythme. À la fin d’une période superbe, il leva les yeux sur Louise. Elle écoutait péniblement ; et, tout en poursuivant sa lecture, il pensait :

— Qu’est-ce que je fais ? Quel besoin ai-je de l’avis de cette femme ? elle ne comprend pas un mot.

Et lui-même, il ne comprenait pas grand’chose, tellement les ténèbres s’épaississaient.

Voulant réagir contre l’influence malsaine qui pouvait émaner de sa femme, il tenta de lui inculquer des notions d’art. Il la traîna devant les toiles des maîtres, et lui signalait ce qu’on y admire. En même temps, sûr de son propre goût, il implorait le frisson. Le frisson ne venait pas, ce dont il accusait Louise qui étouffait derrière son manchon des bâillements irrespectueux.

L’amour de la musique germait en lui. Aussitôt, il entreprit chez sa femme une culture simultanée. L’échec fut analogue.

— À quoi donc s’intéresse-t-elle ? Autour de quel pivot tourne la monotonie de cette existence ?

Un jour, elle lui annonça qu’elle se croyait enceinte. Marc songea moins à se demander ce qu’il éprouvait, qu’à déchiffrer l’état d’esprit de Louise. Il n’y découvrit point la joie de la maternité future, ni l’angoisse des souffrances inévitables.

Découragé, il ne s’inquiéta plus d’elle.

Il se produisit un petit vide qu’il combla en se munissant d’une maîtresse. Puis il abandonna cette créature, dont il n’avait aucune envie, ni physique ni morale.

Un soir, Hélienne rentra du cercle tout grelottant. Il dormit d’un sommeil agité. Le lendemain, il ne mangea pas. On appela le docteur qui prescrivit le lit et la diète. Mais la fièvre empira. Des sueurs inondaient le malade. Louise ne quittait pas la chambre.

Marc suivait lucidement les progrès de la maladie, et, chose bizarre, ne se tourmentait pas d’être ainsi livré sans défense aux attaques de son vieil ennemi. Non, il lui semblait que Louise s’opposerait à sa défaite. Une confiance infinie le réconfortait. Elle le soignait si bien, avec des mains si délicates ! Elle devait savoir les remèdes de l’âme comme ceux du corps.

La convalescence se prolongea, ce dont Marc ne se plaignait nullement. La multiplicité des petits soins et câlineries moelleuses le ravissait.

— Voilà des gens, se disait-il, pour qui je suis un objet de sollicitude constante. Ma guérison est leur unique désir.

Louise surtout donnait cette impression. Sans excès de zèle, sans bruit, elle ne le laissait manquer de rien. Elle allait et venait, silencieuse et bavarde à propos. Et il observait ses paupières cernées, sa taille élargie, sa marche plus pesante.

— Pourquoi ce dévouement ? M’aime-t-elle ?

Un jour, la belle-mère grogna :

— Ma fille, c’est ridicule ; voilà cinq nuits de suite que tu veilles, dans l’état où tu es… Louise répondit :

— C’est mon devoir, maman.

Ce fut si net que Marc pensa :

— Je puis être malade encore vingt nuits, son devoir la retiendra ici.

Et par là, soudain, Hélienne comprit l’âme de sa femme. C’était un être de devoir.

Elle le soignait par devoir, elle agissait par devoir, elle vivait par devoir. On lui avait, dès son enfance, imposé ce guide commode, qui la mènerait au tombeau par un chemin régulier. On n’y rencontre ni ornières ni côtes. Aux carrefours, des poteaux indiquent la route.

On n’a qu’à se laisser mener.

Marc se dit :

— C’est donc pour cela que je l’ai épousée. J’ai eu l’intuition de sa nature. Quelle meilleure compagne pouvais-je choisir ?

D’avance il saurait toujours ses décisions. Et jamais ces décisions ne compromettraient sa dignité d’épouse, ou de mère, ou de fille, ou de chrétienne. Elle lui obéirait. Elle se sacrifierait à lui, non par amour, ni par estime, ni par esprit religieux, mais par devoir. Il était le mari.

Marc fut très heureux, car en sa vie un peu éparse, elle serait comme une borne immuable, et cela lui permettrait de s’aventurer avec plus de hardiesse.

L’accouchement eut lieu sans incidents. Ce fut un fils.

VI


Hélienne eût vivement souhaité que la présence de l’enfant l’émotionnât. Il s’y attendait même. Et les premiers jours, il le couchait sur ses genoux, comme une relique qui contiendrait la grâce.

— Ceci est sorti de moi, c’est la chair de ma chair, un abrégé de ma vie, un morceau de mon corps.

Mais la relique, le morceau de son corps, provoquait la plus complète indifférence.

Il ne s’obstina pas. Sa paternité se réduisit aux précautions sanitaires et aux menus services dont le hasard lui laissait l’initiative.

Louise nourrissait son fils. Le contraire eût choqué Marc, depuis sa découverte, comme une offense au devoir. Une vraie mère nourrit son enfant. Elle le faisait, ainsi que tout, avec rigidité, plus esclave de ce devoir sacré que de son cœur.

Elle se rétablit rapidement et la vie coula d’un mouvement égal, au milieu de paysages identiques, parcourant chaque jour une distance analogue. C’était l’hiver. Marc ne sortait plus le soir, acoquiné au coin du feu. Les Doré venaient. On se livrait aux délices des cartes.

Il souriait bien de la mesquinerie de ces plaisirs, seulement ce sourire, tout extérieur, masquait le charme stupide qui le retenait entre ses parents, à manier des valets et des rois, à se passionner pour l’issue de ces luttes familiales. Il en prévoyait le retour avec une impatience secrète.

Le travail remplissait les matinées. En cela, il se montrait fort strict, quoique ce travail consistât le plus souvent à suivre des yeux la danse des flammes : car en vain il polissait et repolissait sa théorie du remords, l’œuvre ne le contentait point. Mais toute réflexion est bienfaisante, écrite ou rêvée.

Et ainsi Marc pensa qu’il était très heureux. Et il l’était depuis longtemps, depuis le crime peut-être, sans que l’anomalie de ce bonheur lui permît de se l’avouer.

— Je suis heureux, je suis heureux, disait-il, étonné que l’assemblage de ces trois mots insignifiants prît dans sa bouche un sens aussi formidable. Qu’ai-je fait pour être heureux ? La recherche des causes n’est pas puérile. De jouir sans savoir pourquoi, je risque de m’attaquer à l’une des raisons de cette jouissance. Suis-je heureux parce que j’ai agi, ou parce que l’acte m’a donné les conditions où je pouvais l’être, où je devais l’être ?

Dés l’abord, il adopta cette hypothèse, évidente du reste. La vérité s’exprimait brièvement : avant le crime, les conditions de sa vie, misère, faim, incertitude, le condamnaient au malheur ; après le crime, renouvelées, elles se résolvaient en chances de bonheur.

Ces chances varient selon les individus. Les uns réclament l’amour, ou la solitude, ou la gloire, ou la puissance. À lui, il fallait le bien-être, la sécurité, la paix du sommeil, le fonctionnement régulier du cerveau et de tous les organes. Certes il formait d’autres vœux dont la réalisation satisferait son âme ambitieuse. Mais, en premier lieu, il exigeait l’assouvissement d’instincts plus matériels, — infériorité explicable quand on a souffert justement dans ces instincts.

Donc l’acte lui fournissait les matériaux nécessaires. « Est-ce suffisant ? À beaucoup le crime apporte les conditions voulues, qui n’en savent pas profiter. » Il avait su, lui, et son extrême habileté le dotait d’une extrême confiance.

C’est que les bases de son bonheur n’étaient point naturelles et que, pour construire sur un tel terrain, il devait user de moyens inconnus, adaptés aux circonstances et chaque fois différents. C’est que les embûches sont mille fois plus nombreuses contre qui fait son bonheur que contre qui le reçoit tout fait.

Ces moyens, ces embûches, il se plaisait à les évoquer. — Sa façon de tuer lui évitait l’image qui hante. Son séjour à Capri le laissait ignorant de la date, du lieu, de l’heure. Sa conduite avec Aniella courbait sur le moment toutes ses pensées vers elle seule, changeait la tristesse du voyage postérieur en regrets d’amour, et plus tard substituait à la vision de son père la vision de cette enfant. Puis, successivement, il escamotait les années dangereuses, l’une en s’abrutissant dans des fêtes louches, la seconde en s’attachant aux péripéties d’une intrigue, la troisième en fixant le mirage des victoires intellectuelles, la quatrième en se mariant.

Et tout cela s’enchaînait avec une aisance charmante, comme les scènes d’une comédie bien charpentée dont il eût été l’auteur et le spectateur, mais à laquelle un autre personnage eût donné son jeu inimitable et son masque de fourbe. Il se bornait, lui, durant les intermèdes, à débrouiller les ficelles de la pièce et à s’ébahir des trucs et des roueries.

Il se demanda :

— Suis-je si malin que je le crois ? Mes artifices ne sont-ils pas d’une innocence ridicule ?… Bah ! ils le seraient encore davantage que j’en serais dupe, puisque je le veux. Celui qui ferme les yeux ne voit pas ce qui est cousu de fil blanc.

Il mit les mains dans ses poches et se promena en frappant du pied et en bombant la poitrine.

— Et puis, quoi ! je suis heureux, j’aurai beau me creuser la tête, ergoter sur les causes et sur la nature même de ce bonheur, il y a là un fait inattaquable : je suis heureux. Qu’est-ce que le bonheur ? Quelle en est la définition ? Quelle en est la preuve ? Je ne sais pas. Il est clair que ce n’est pas une chose visible et tangible comme ce livre ou cet encrier. Toujours est-il que je me sens heureux, et par conséquent que je suis heureux.

Il avait parlé à haute voix et dans le calme orgueilleux de sa conscience, l’écho des phrases résonna étrangement, comme une cloche qui rendrait des sons qu’elle n’a pas le droit de rendre.

Ainsi qu’une balle, la réalité trouait l’amoncellement des mensonges et, à travers l’espace, à travers le temps, joignait la minute morte à la minute vivante, rattachait l’effet à la cause. Les deux mots se choquèrent : parricide et heureux.

Il n’osa les écrire ceux-là, mais ils s’inscrivaient eux-mêmes en un relief saisissant. Et l’un près de l’autre, ils faisaient songer à quelque accouplement sacrilège.

— Suis-je un monstre ? se dit Hélienne. N’aurais-je pas des sentiments humains ? Parmi la foule de mes semblables serais-je une exception, une brute, un être privé des émotions primitives ?

Souvent de passagères angoisses avaient assombri la sérénité de son bonheur. Ce fut la dernière. Elle l’étreignit amèrement. Était-il un monstre ? Il se scrutait pour découvrir des traces de sensibilité. Il ne quittait plus sa femme. Quelle bonne affection le liait à cette chère créature ! Il se félicitait d’une telle compagne.

Et son fils l’attirait aussi. Il lui apporta beaucoup de joujoux.

Décidément il refusait le titre de monstre. Eh quoi ! il n’était pas différent des autres. Comme eux, il obéissait aux vagues capricieuses du hasard. Le destin est un aveugle qui marche à l’aventure, portant les hommes dans ses bras. Et les plus clairvoyants d’entre eux voient tout au plus le chemin suivi.

Reniant son orgueil, il avait l’air de s’excuser.

— Ce n’est pourtant pas ma faute si je suis heureux. Est-ce moi qui ai créé mon corps, façonné mon âme, choisi mes instincts et mes appétits ?

Tous ces faux-fuyants ne l’apaisaient pas. Il s’attristait comme un homme mis à l’écart, au ban de la société. Il aurait presque voulu souffrir. Et même il désira la sensation aiguë du remords. Il présentait sa poitrine à l’ennemi.

— Tiens, frappe, frappe, que je pleure et que je crie comme quiconque a péché.

Il répétait constamment, tâchant de bien se pénétrer de la signification des mots :

— J’ai tué mon père, j’ai tué mon père.

L’ignorance de sa femme l’irritait. La regardant, il se disait :

— Si elle savait que j’ai tué mon père, elle ne serait pas si calme. Nous sommes là, au coin du feu, elle brode, je fume, nous causons, il y a des milliers de couples analogues en apparence. Pourtant, si elle savait…

Une perversité morbide le poussait parfois à tout révéler. Il établissait la scène.

— Je poserais ma main sur sa main : « Écoute-moi. » — « Oui, mon ami, je t’écoute. » — « Eh bien, figure-toi, Louise, figure-toi que j’ai empoisonné mon père… »

Un peu de l’horreur qu’il lirait dans les yeux de sa femme passerait alors en lui, peut-être.

Sa propre indifférence le tourmentait comme attentatoire à la logique. Elle était aussi absurde que le serait l’insensibilité d’une chair interminablement fouillée par la lame d’un poignard. La raison exigeait que le crime produisît la mélancolie, la terreur, le désordre, le remords. Il allait donc contre la raison en étant insouciant et joyeux.

La crise diminua, puis cessa. Était-elle bien sincère ? Réfractaire au remords, n’avait-il pas voulu se prouver qu’il exécrait du moins cette dureté accidentelle, et par là, qu’il sentait tout comme un autre ?

Il continua de discuter son cas, tant l’anomalie l’en intriguait.

— Sans attacher trop d’importance aux petites comédies destinées à conjurer l’obsession, j’accorde que mon crime a engendré les conditions nécessaires à mon bonheur. Mais comment les a-t-il engendrées ? Il m’a donné le bien-être matériel, mais je n’admets pas que mon bien-être moral provienne uniquement de ce que j’ai de l’argent en poche.

Il avait raison, et un motif plus subtil existait, qu’il discerna peu à peu. Il en marqua le point de départ, tellement sa découverte l’entraînait dans d’obscures déductions.

« Le bonheur est un équilibre (il respira largement après avoir écrit ces mots ; c’était si net ; il les répéta.) Le bonheur est un équilibre. Quand les joies et les peines, les facultés et les besoins se maintiennent superposés, il y a satisfaction. Cet équilibre est stable, s’il s’effectue de lui-même sur une base fixe, par l’agencement des parties constitutives. C’est le bonheur des médiocres. Nulle joie, nulle peine. Un poids trop lourd, du reste, et la pyramide s’écroulerait. L’équilibre est instable si la base est mouvante, s’il est subordonné d’une façon ininterrompue à la cause primordiale qui le produit. C’est le bonheur des adroits et des intelligents. C’est le mien. »

Il disait vrai. Le principe d’équilibre diffère en chacun de nous. Il diffère par sa nature et par sa qualité. Tel principe est bon, tel autre mauvais. Et ainsi tel être réussit et tel autre échoue.

Chez Marc, ce principe résidait dans son crime. Depuis quatre ans, ce crime le tenait en équilibre, lui et ses instincts, et ses désirs, et ses pensées. Depuis quatre ans, ce crime était le doigt d’acrobate qui joue avec l’échafaudage compliqué des objets. Base mobile, mais sûre.

Tous les souvenirs et tous les rêves se cramponnaient autour de la ligne idéale qui montait de ce pivot. La crainte du remords accaparait toutes ses aptitudes et toutes ses réflexions et déterminait ainsi une masse compacte, sans angles accentués, commode aux divers exercices. Et tout cela allait, venait, se penchait et se redressait, sautillait avec des à-coups et des zigzags, et jamais ne se désagrégeait ou ne s’effondrait.

Et quelle volupté de vivre en un péril continu ! Quelle ivresse de se confier à son propre mal et d’élire pour défenseur l’idée fixe dont l’exagération vous martyriserait, dont l’insuffisance vous laisserait désarmé !

Est-on moins solide parce que l’on se tient en équilibre ? Son assurance démentait cette hypothèse. La solidité dépend du pivot. Or, un crime est un pivot inébranlable. Elle dépend aussi de l’adresse, de l’aide que l’on prend en soi-même. Or, l’expérience le sacrait maître en jongleries.

Il est probable que, sur la corde raide, le danseur habitué est aussi tranquille que, sur leurs chaises, les assistants qui le regardent. Il se promène, il court, il tourne, il s’accroupit, il se couche comme le ferait dans une chambre tel d’entre eux.

Ainsi Marc installait son bonheur sur une corde étroite. Il s’y trouvait fort à l’aise. Il avait réuni là son petit bagage de réminiscences et d’ambitions. Un balancier fidèle augmentait sa sécurité. À droite, à gauche, c’était le gouffre. Pure perversité que d’y lancer de furtifs coups d’œil. Il se berçait. Il glissait. Il se servait d’un pied ou de deux. Il cabriolait. La charmante existence !

Cette comparaison lui agréa. Il nota ceci.

« La corde raide, c’est mon crime, le balancier, c’est la crainte du remords et mon habileté est infinie. »

La logique ne réclamait plus. Rigoureusement, par un mécanisme visible, le crime avait forgé le bonheur. Que cela fût révoltant ou non, d’apparence monstrueuse ou naturelle, Marc était heureux parce qu’il avait tué son père.

Cette fois, sans forfanterie inutile, ni timidité hypocrite, il traça les deux mots : parricide, heureux. Leur voisinage ne l’offusqua pas. Ils s’entendaient bien. Hélienne admit que, par un concours de circonstances spéciales, le second eût pu découler du premier.

Une ère nouvelle s’ouvrait. Du moins l’ouvrit-il. Désormais, il serait heureux simplement, et non pas comme s’il avait volé son bonheur. Il se détendrait. Toujours sur ses gardes, il s’en remettrait davantage à sa chance, à sa virtuosité, à la rampe de fer qui bordait le sentier exigu où il restreignait la promenade de sa vie.

Et en effet Marc s’affranchit de toute contrainte. Et la chaîne des jours se déroula, formant les semaines et les mois. Et une et deux années se constituèrent. Louise eut une fille. Puis une troisième année vint et une quatrième.

Aucun incident notable n’arriva.

L’existence se distribuait dans les catégories d’habitudes que créait le temps. On allait régulièrement au théâtre. On recevait tous les samedis.

L’heure du réveil ne variait jamais, ni celle du repas, ni celle du coucher. L’hiver et le printemps, on séjournait à Paris, l’été aux eaux, l’automne à la campagne.

Le bon accord des deux époux ne s’altérait pas. Ils ignoraient les querelles, même le choc des volontés. En fait, Louise acceptait toutes les opinions et tous les ordres de Marc. Le devoir l’exigeait et en outre, l’humeur égale et la gentillesse de son mari facilitaient l’accomplissement de ce devoir.

Marc, au début, n’abandonna pas son travail. La délicatesse des méditations qui lui avaient révélé la connexité bizarre de son crime et de son bonheur l’enflamma d’un beau zèle psychologique. Il s’attribua des qualités intuitives et observatrices qui réclamaient leur emploi. Déjà la théorie du remords les signalait. Il la refondit et la compléta. Puis il en entreprit une autre où ses récentes découvertes le rendaient compétent. Il l’intitula : « Essai sur la félicité. »

L’œuvre se limita au titre et au plan. L’effort indispensable le fatiguait.

Il ne fit plus rien. Avec quoi comblait-il le vide des journées, il n’aurait su le dire. En tout cas, il ne s’ennuyait jamais. Il était heureux.

Son fils pourtant l’occupa peu à peu. Indifférent à la chair du nouveau-né, il tressaillit aux premières manifestations de l’intelligence.

— Est-ce de l’émotion ? se demanda-t-il avec espoir, quoiqu’il sentît une sorte de gêne.

La gêne croissait. Il tenta d’étouffer l’idée indécise. Mais, malgré lui, elle perça.

— Il est mon fils comme j’étais, moi, le fils du vieux. Comment ai-je agi envers le vieux ? Comment agira-t-il envers moi ?

Il surveillait ses jeux et ses préférences. Il comparait ses reparties, les histoires que l’enfant racontait à son cheval de bois et à ses petits soldats. L’attirant sur ses genoux, il l’interrogeait, ou bien, mêlant ses yeux aux siens, tâchait silencieusement de communiquer avec cette âme naissante.

— Que vaut-elle ? Quels instincts s’y cachent ? Parmi ces instincts, lequel est le plus fort ?

Il résolut de les diriger. Mais dans quel sens ? Il châtia ses mensonges, récompensa ses accès de franchise. Tout cela n’aboutit qu’à des améliorations partielles. Il pouvait provoquer ou abolir une habitude, mais un instinct ?

Et jusqu’au fond de l’âme il cherchait la trace de l’instinct redoutable, du seul dont il se souciât, l’instinct criminel que lui-même avait peut-être transmis dans un globule de sang.

L’impossibilité de toute enquête et de toute influence efficace le découragea, et plus intéressé par son cas personnel, il se demanda si réellement l’instinct du crime existait en lui.

— Eh non, mon crime est un fait isolé. Il est clair que je n’ai pas obéi à une tendance, mais à une nécessité. Je n’aurais pas été criminel si je n’avais été pauvre. D’ailleurs ai-je jamais eu, depuis, la moindre envie mauvaise, même un vertige involontaire ?

Et ardent à combattre l’anxiété légère qui le harcelait, il jeta cette exclamation, réserve suprême.

— Et puis, après tout, ai-je tué ?

Marc fut assez surpris de retrouver ce doute beaucoup plus consistant. L’idée, qu’il avait fait jaillir comme une petite source rafraîchissante, avait singulièrement grossi, alimentée par des affluents souterrains.

Dans le jardin de son bonheur, sous les ombrages recueillis, il lui traça un lit de mystère et de chuchotement. Et, aux heures trop chaudes, il s’y désaltérait en cachette.

VII


Il y avait longtemps que les Doré pressaient leur gendre et leur fille de les accompagner aux environs de Pornic, où ils possédaient de vastes propriétés. Le ménage, ainsi, ne se déplacerait qu’une fois, l’endroit réunissant le double bénéfice de la mer et de la chasse.

Cette année-là, Louise insista :

— J’ai été élevée là-bas, et puis tu m’as souvent entendue parler d’une amie d’enfance, Bertrande Altier… Voici la lettre que je reçois d’elle :

« Ma chère Louise,

« Je me résigne. Je pensais finir ma vie tranquille auprès de « mes bonnes gens », comme je les appelle tous les deux. Mais ce sont eux qui me forcent. Mon futur n’est pas trop jeune, je ne l’en aime que mieux, il ne m’enlèvera pas trop de ma farouche indépendance. Au fond, pas si farouche que cela. Pourvu que j’aille et que je vienne, que je rêvasse et que je me perde en liberté, je me déclare contente. Je le serais tout à fait si tu assistais à mon mariage. N’est-ce pas possible ?… »

Marc dit :

— Évidemment, c’est possible.

On partit de bonne heure, en juin. L’habitation se trouvait à trois kilomètres de Pornic. On la nommait le Prieuré. Elle faisait jadis partie d’un monastère dont les vestiges s’éparpillaient assez loin parmi les haies et les ronces. Une rivière traversait les vergers.

Hélienne n’aima pas le pays. Ce sont de grandes plaines monotones, à ondulations lentes. L’horizon est court. Des arbres le restreignent. On se croirait toujours à la lisière d’un bois où l’on n’entrerait jamais, car, entre ces rangées d’arbres, s’étend le vide de petits carrés de blé et de maïs. Cela manque à la fois d’étendue et d’intimité.

Les Altier déjeunaient le lendemain. Le père et la mère arrivèrent en voiture. Les « bonnes gens » semblaient d’anciens boutiquiers de petite ville. Ils s’imaginaient que leur fille les avait précédés, étant partie dès le matin. Marc nota l’animation de leur visage quand ils parlaient de Bertrande. Leur voix tremblait. On s’attendait à ce que des larmes jaillissent de leurs yeux.

À midi, Bertrande apparut sur la rivière, en canot. Elle s’excusa de son retard.

— Un très gros ennui… j’ai été voir M. Berjole, mon fiancé, qui demeure à dix minutes de la rivière. Or, ce matin, en descendant son escalier, il est tombé et s’est cassé la jambe… Cela recule notre mariage à je ne sais quelle date.

Elle dit ces mots d’un ton contrarié, mais exempt de toute tristesse.

Marc la jugea de beauté relative, malgré l’opinion de Louise. Le nez et la bouche désobéissaient aux règles établies. Les dents étaient irrégulières.

Il subit cependant la saine et forte impression qui se dégageait de sa stature un peu haute et de ses épaules larges. De la sueur perlait à son front. Une respiration hâtive agitait sa poitrine. Ses manches relevées jusqu’aux coudes montraient une peau brune.

Le repas fut consacré aux souvenirs d’enfance. Louise et Bertrande se les renvoyaient ainsi qu’une balle. Mêlés aux histoires de cette époque, les autres convives s’y intéressaient beaucoup. Marc était mal à l’aise, comme on l’est en ces moments, où personne n’a l’air de soupçonner que, vous aussi, vous viviez alors et que vous abondez en souvenirs palpitants.

Puis, sans qu’il s’en doutât, la gaieté de Bertrande l’agaçait. Il l’eût désirée tout autre, silhouette d’immobilité et visage de gravité. Et il s’entêtait à substituer sa propre vision à la nouvelle créature qui remuait devant lui, expansive et rieuse.

Il condamnait également son attitude. Le désaccord le froissait, entre l’orgueil de son buste et la vivacité de ses gestes, entre ses vingt-cinq ans et l’enfantillage de ses exclamations. Ils ne se parlèrent point.

L’après-midi, Louise et Bertrande s’en allèrent en barque, les autres en voiture jusqu’à Pornic.

Les Altier habitaient à l’entrée du bourg une petite maison enguirlandée de glycine et de vigne. Devant s’étendait un coin de jardin, avec des raccourcis de plates-bandes, des arbres fruitiers et des chemins exigus qui serpentaient parmi des cordons de buis.

— C’est bien cela ; il lui faudrait comme cadre la profondeur silencieuse d’une forêt ou l’espace de la mer et elle se recroqueville dans ce milieu de curé de campagne.

Il partit avant l’arrivée de ces dames.

Il ne songea plus à la jeune fille, et point davantage après chacune des rencontres suivantes. Cependant la gêne se répétait, et non pas à l’aspect de Bertrande ou au début des entrevues, mais après quelques minutes, à l’examen de ses mouvements ou au bruit de ses paroles.

Elle adorait jouer avec les enfants. Marc n’y voyait pas de mal. Seulement, pourquoi se traîner à genoux comme une gamine ? Pourquoi ces cris d’effroi, ces pleurs simulés, ces contorsions, cette pantomime de guignol ? Elle ne sentait donc pas que tout cela jurait avec ses formes impérieuses et la puissance de tout son être.

— Créature inharmonique répondait-il à sa femme qui lui demandait son avis sur Mlle Altier, rien n’est déconcertant comme ces personnes dont les manifestations extérieures sont toujours le contraire de ce que l’on est en droit d’attendre. L’effet est le même que si un lion exécutait les gestes d’un singe.

L’accoutrement de Bertrande ne laissait pas de le suffoquer aussi. Elle s’habillait à l’envers de tout le monde, ou plutôt s’attifait, à la dernière minute, d’un vieux corsage et d’une jupe rapiécée. On ne savait pas trop comment tout cela tenait. On devinait la jupe à la merci d’une épingle, et la loque de soie qui servait de fichu à la merci d’une autre. Et les cheveux d’or s’embroussaillaient en crinière, sans l’entrave d’un ruban ou d’un peigne.

— Ça devrait te plaire, disait Louise, que chagrinait l’humeur de son mari, aimerais-tu mieux qu’elle se vêtit à la mode, avec des robes ajustées et des costumes sur mesure ?

— Tu ne comprends pas, grognait-il, quoique l’observation l’embarrassât.

Allant chaque jour à la mer, il eut souvent l’occasion de porter chez les Altier une lettre de sa femme ou un paquet, ou un objet oublié. Jamais Bertrande n’était là.

— C’est comme une malchance, s’écriaient les bonnes gens, il est vrai qu’elle vagabonde de tous côtés, la chère petite.

Et tantôt ils la disaient à la pêche, tantôt à l’île de Noirmoutiers, tantôt en tournée de charité. À la fin, Marc, qui ne venait nullement pour la voir, s’irrita néanmoins qu’elle fût si régulièrement invisible.

Une fois, Mme Altier lui annonça d’un ton fort calme :

— Elle m’a fait prévenir hier que M. Berjole avait la fièvre et qu’elle ne rentrerait pas coucher. J’ai peur qu’elle ne se fatigue.

Il se rendit chez un coiffeur qui le rasait de temps à autre. Cet homme lui dit :

— La pauvre demoiselle Bertrande n’est pas heureuse avec son futur, elle y a encore passé la nuit.

Hélienne l’examina dans la glace. L’individu ne souriait même pas.

— C’est inexplicable, pensa-t-il, la conduite de cette Bertrande est d’une inconvenance ridicule, et ils ont l’air de la trouver très naturelle. Comment accorder cela avec les mœurs rigides de la province ?

Il questionna le barbier. Et, involontairement, il poursuivait son enquête de droite et de gauche, près des fournisseurs et près des matelots. Partout il rencontra la même tolérance singulière. À propos des autres personnes et en général sur toute matière, ces personnes arboraient les préjugés en vigueur et fondaient leur opinion sur les apparences, sur les potins, sur les calomnies. Mais Bertrande jouissait de privilèges particuliers. On n’admettait pas qu’elle agît mal. Elle aurait pu accumuler des incorrections bien pires, se compromettre ouvertement, sans qu’on n’y trouvât rien de répréhensible. Pour elle, l’indulgence était inépuisable.

Cette impunité le monta d’autant plus contre les habitudes de Mlle Altier. Réellement, il était blessé dans son respect des usages et dans sa conception de la jeune fille honorable. Il se demanda si une telle relation convenait bien à sa femme.

— À Paris, je n’hésiterais pas, je prierais Louise de couper court à cette amitié.

Toutefois, il ne soupçonna jamais la pureté de Bertrande.

Ils ne se parlaient qu’incidemment, quand l’exigeaient la politesse ou le hasard de la conversation. D’ailleurs, en dehors de l’inquisition intermittente à laquelle Marc soumettait la jeune fille, il réservait tout son été à l’astronomie et à la botanique.

Souvent, après son dîner, Hélienne se promenait en fumant, jusqu’à la Bernerie, plage déserte plus voisine du Prieuré que Pornic.

Un soir, il arriva avant le coucher du soleil. Il s’étendit sur le sable. Une traînée d’or palpitait à la crête changeante des petites vagues. Il se dit :

— Comme on s’accoutume à tout ; jadis un coucher de soleil m’eût jeté en extase. Aujourd’hui j’en observe le phénomène au point de vue physique. L’acuité des sensations finit par s’émousser.

Quelqu’un lui toucha l’épaule. Il reconnut Bertrande.

— Vous, ici ? Quelle vagabonde !

Elle s’assit. Il chercha aussitôt un sujet d’entretien, chose ardue entre eux. De guerre lasse, il s’écria :

— Est-ce assez beau, hein !

Elle lui prit la main rudement.

— Ne parlons pas, voulez-vous ?

Il fut vexé, car sa propre exclamation lui sembla banale et superficielle auprès de ce mutisme religieux. Un mot de raillerie lui vint aux lèvres. Mais l’ayant regardée, il se tut.

À l’horizon, le soleil ne lançait plus de rayons. Il n’en paraissait que plus énorme, réduit à lui-même, comme s’il eût absorbé son auréole d’éblouissement. Des nuages grêles surgirent. Un d’eux, mince et long, le coupa, comme le plan d’un anneau. Et l’astre fut ainsi déformé, plus large en haut qu’en bas. Puis il glissa dans l’anneau et toucha la courbe de la mer. Et il s’enfonçait.

L’heure était grave. Les bruits cessèrent. La grande respiration de la nature se suspendit.

Et l’angoisse flottante étreignit Marc. Maintenant nulle parole sacrilège n’aurait pu lui échapper. Il communiait avec les choses, comme elles respectueux et humblement agenouillé devant le mystère de l’infini.

Le soleil disparut. Avant la mort nocturne, un frisson de vie circula, plus convulsif. Le vent secoua les plis de ses voiles. Au ciel des spectacles grandioses s’enchevêtrèrent.

C’étaient des lagunes de feu où dormaient des golfes tranquilles. De molles collines s’étageaient, dominées par des cratères fumants. Il y avait des gouffres de flammes où devaient se tordre des êtres de forme inconnue et des paradis voluptueux où d’autres êtres goûtaient la béatitude ; vision d’enfer ou vision de rêve, on s’en pouvait effrayer ou délecter.

Au-dessus, le ciel était bleu et il se mêlait au ciel de brasier par des nuances tendres, mauves et roses et dorées.

Des sanglots grondèrent en Marc. La fièvre d’extase et d’humilité le faisait trembler.

— Mon Dieu, comme je sens profondément, pourquoi est ce que je sens ainsi ?

Il s’avisa qu’une série de mouvements inconscients l’avait rapproché de Bertrande. Il était étendu le long d’elle, tout petit à côté de son buste dressé. Une odeur émanait de sa robe. Il n’arriva pas à la définir, quoiqu’elle lui semblât très simple. Il pensa au parfum des champs et au parfum de la mer.

Il restait là, immobile. Sur le rivage et sur l’Océan, de l’ombre sereine se posait. Les ciels d’enfer et de rêve s’évanouirent. La solennité du grand repos planait.

— Comme je comprends, balbutiait Marc intérieurement. Je n’ai jamais rien compris de la sorte.

L’émotion baigne les nerfs comme une eau miraculeuse et les détend. Les jolis ouvrages que notre égoïsme façonne, s’émiettent comme des tas de sable. Et l’on redevient l’homme nu, sans vêtement d’hypocrisie, palpitant et régénéré.

De toute son âme, Marc contemplait la nuit imminente. Et il sentit peu à peu qu’une autre âme auprès de la sienne regardait aussi et que, toutes deux, l’eau merveilleuse les baignait. C’était la première fois qu’il sentait ce contact presque matériel. Il avait sans doute conçu, par leurs gestes, par leurs paroles, par l’observation de leurs pensées, l’existence d’êtres différents de lui. Jamais, il n’avait eu l’intuition d’une âme étrangère, qui vécût durant une minute de la même vie que la sienne.

Et celle-là vivait fortement. Il se blottit contre elle. Et il regarda les choses. Et les choses acquirent une autre signification. Elles lui apparaissaient comme elles sont, amicales et douces et très proches de qui les implore. Il éprouvait sincèrement ce qu’il avait jadis éprouvé mensongèrement en Sicile et en Algérie. En quoi consistait la métamorphose ? Il l’ignorait, refusant même de l’analyser, mais il savait qu’il était sincère et que tout était changé en lui et autour de lui.

Du silence sacré et de la solitude, volait vers Marc l’essaim des impressions et chacune d’elles lui semblait doublée, comme une voix qui ne pourrait vibrer sans écho. Dans le même ordre et avec la même intensité, chacune les troublait l’un et l’autre.

Ainsi ils entendirent un oiseau, puis ils virent une lueur à l’horizon, puis des chiens hurlèrent, puis passa un arome de pins, puis une étoile fila. Et ainsi dans le chant continu de la mer, ils perçurent simultanément le bruit de certaines vagues, comme les notes distinctes d’une mélodie lointaine.

Et tout cela était nouveau et d’une importance extrême, et tout cela frappait Marc d’une empreinte plus profonde. Il se demanda :

— En serait-il également si je me trouvais seul ?

Il ne put pas, il ne voulut pas répondre. Penser, c’est flétrir la pureté de l’émotion. Il devina que l’idée est vile quand l’âme tressaille.

La nuit souveraine se couronna de blancheur. Derrière des collines noires, la lune surgit. Marc n’eut plus le courage de regarder.

Il se cacha les yeux et colla son front contre le sable. Mais ne voyait-il pas par d’autres yeux ? Ne voyait-il pas, sur la grève, des nappes de lumière qui s’élargissaient, et la tête des vagues qui s’argenta d’écume, et l’air qui fut ainsi qu’une nuée bleue. La volupté de sentir inonda Marc, proie effarée du grand mal et du grand bien. Aussi docile qu’un parfum au gré du vent, il se laissait bercer et imprégner par la beauté du monde. Se soulevant à demi, en un soupir de détresse, il murmura :

— Bertrande, Bertrande.

Il y eut un silence insondable où se prolongeait le souffle des syllabes. Ardemment, il souhaita qu’elle n’eût point entendu. Elle ne bougeait pas. Mais il ne la sentit plus aussi près de lui. Il avait relâché les liens du charme qui l’attachait à elle. La poésie de la nuit s’atténua. Il vit, sans s’étonner, le disque total de la lune.

Et soudain, Bertrande se leva. Allait-elle partir ? Il fut éperdu d’angoisse. Elle partit.

Désespérément, il étendit les bras vers celle qui emportait sa vie, la vie de son âme naissante. Cela le déchirait comme si les chaînes rompues eussent été de la chair qu’on coupât.

Il était seul. Il eut froid.

Alors il rampa à terre, car ses jambes n’avaient plus de force et ainsi qu’un misérable, il se traînait à genoux vers la forme fuyante. Elle s’éloignait lentement. Une fois, elle s’arrêta. Il se mit à marcher. Puis elle reprit sa route, en mouvements indécis, montant la plage ou la suivant. Et il ne sut pas comment ils se retrouvèrent au haut de la dune, Bertrande assise, lui couché près d’elle.

Aussi exactement qu’un corps s’enlace à un corps, il eut la sensation que son âme s’enlaçait à celle de la jeune fille. Plus douce qu’avant, la volupté revint. Il avait failli la perdre et rien ne la vaut. Mais elle ne s’égrena pas en impressions distinctes, chanson des flots ou blancheur de lune. Elle fut toute la volupté de l’entière nature. Et c’est imprégné de cette ivresse que Marc implorait le baiser de l’âme qui la lui révélait.

Quelle était cette âme ? Il ne la connaissait point. Elle restait impénétrable comme les ténèbres de l’espace. Et néanmoins, il n’éprouvait pas le besoin de la connaître. Il la sentait. Bonne ou mauvaise, conforme ou non aux indices qu’il en possédait, elle était de même race que la sienne. Quelle race ? Il n’aurait pu le dire. Mais c’était la même indubitablement. Que les âmes aient une odeur, leurs deux âmes eussent dégagé la même. Sous le prestige de l’univers, en dehors des maléfices importuns, quelques minutes d’émotion avaient suffi à les unir.

Surtout il la devinait de grand secours pour lui. Par elle il comprenait, il entrevoyait des clartés bienfaisantes, il aspirait un air plus limpide. Sans elle la vie redevenait obscure. Et de cette vie ancienne, il ne voulait plus, il ne voulait plus.

Et il n’y avait dans sa caresse spirituelle aucun amour. Et il n’y avait aucun désir. L’étreinte était chaste. Aussi loin qu’il se souvenait, son âme demeurait isolée, et, de la sorte, inconsciente. Aujourd’hui elle trouvait une compagne et elle s’en remettait à elle comme à une grande sœur, elle l’embrassait avidement, elle la suppliait de ne pas lui retirer la grâce de sa présence.

L’excès de joie et d’espoir l’induisit en douleur. Il tremblait que Bertrande ne l’abandonnât sans une promesse consolatrice. Soupçonnait-elle le drame muet de son initiation ?

Il s’inclina très bas, s’avouant chétif et faible, la proclamant forte et nécessaire… Oh ! qu’elle entendît et qu’elle exauçât son invocation ! Il est possible que l’âme soit complice et que les oreilles restent sourdes, et déjà il souhaitait que leur accord s’affirmât par des paroles, afin qu’elle ne s’en allât point comme une étrangère, après avoir été l’amie d’une heure.

Une tristesse infinie le pénétra. Son élan vers Bertrande l’avait épuisé. Il ne fut même plus capable de prière et d’espérance. Il souffrit. Ses larmes coulèrent.

C’étaient de précieuses larmes, les premières larmes loyales qu’il versât, rosée de résignation et de mélancolie, larmes de petite bête vaincue, larmes de pitoyable parcelle du monde, qu’écrase l’intuition trop soudaine de sa misère.

Plus paisible encore, la mer ne chantait plus. Son haleine fraîche s’épandait. Le mirage de la lune flottait comme une nacelle changeante.

Et tout à coup Marc sentit sur son visage les doigts de Bertrande. Ils cherchaient l’eau triste des larmes. Ils s’y mouillèrent. Et quand elle se fut assurée qu’il pleurait, la tendre et clairvoyante créature prit entre ses mains la tête de Marc et l’appuya sur ses genoux, maternellement.


VIII


Le lendemain, Hélienne se réveilla le cerveau très las, exténué par sa crise. Il se trouvait en pleine confusion. La veille il avait compris une multitude de choses incompréhensibles. Maintenant il ne comprenait plus rien, même les choses qui n’exigent pas de compréhension.

Cette soirée se présentait à son esprit comme un accès de folie. On a, la nuit, des cauchemars formés d’incidents agréables, et qui pourtant laissent un souvenir fâcheux. Ainsi son exaltation l’irritait. Que signifiait-elle ?

Il voyait vaguement la série de ses états d’âme. Mais pourquoi les avait-il subis ? Comment s’enchaînaient-ils les uns aux autres ? Où résidait la cause première ? Dans les visions magiques du soleil couchant et du soleil nocturne ? Mais que de fois les mêmes visions l’avaient laissé indifférent. En Bertrande ? Mais pourquoi ? Et cependant il savait bien que tout venait d’elle. Seul il n’eût rien éprouvé. Une telle émotion l’avait bouleversé dès l’instant où elle lui saisit la tête que sa mémoire ne se rappelait plus qu’une béatitude délicieuse. Le temps s’écoulait sans qu’il pût le déterminer par des minutes ou par des heures. Il vivait mille fois davantage qu’on ne vit d’ordinaire, et cependant il ne s’apercevait pas qu’il vivait. Un unique détail s’était imposé durant un moment : il entendait son cœur et il entendait celui de Bertrande. Or son cœur à lui battait plus vite. Et il s’en chagrina. Et il fit si bien que les deux cœurs battirent ensemble ; à l’unisson. Pourquoi cet enfantillage ?

Il ne se souvenait pas de leur départ. Qui s’était levé le premier ? Quel chemin avaient-ils suivi ? Il se revoyait au carrefour de Pornic, adossé contre un arbre et tâchant de dérober à l’obscurité de la route la silhouette qui s’y perdait. Et quand elle se fut éloignée entièrement, ses yeux fouillaient encore la masse d’ombre où elle avait disparu. Pourquoi ?

— Ah ! ça, se demanda-t-il, est-ce que je l’aime ?

Il sourit. Cette hypothèse heurtait trop brutalement l’opinion plutôt antipathique qu’il se formait auparavant de la jeune fille.

Hélienne retourna, le soir, à la Bernerie, pour y recueillir les vestiges de son enthousiasme. Il s’attendait à une résurrection au moins partielle. Il mit son imagination aux prises avec la mer, avec la grève, avec une odeur de pin, avec un gazouillement d’oiseau. Rien n’en agita le calme morose.

— Eh ! parbleu, pensa-t-il tout d’un coup, c’était une comédie.

Il mentait, et il ne fut pas la dupe de son mensonge. Car, dans la sécurité de sa vie, à quoi bon cette comédie tardive ! D’ailleurs la franchise de son trouble ne faisait pas de doute. Loyalement et profondément il avait joui et souffert. Mais l’excès même de ce trouble l’épouvantant, il se cramponnait à son subterfuge :

— L’amusante comédie ! La jolie machination de décors et d’attitudes ! Et tout cet attirail d’âmes qui s’étreignent, d’âmes palpables qui ont des bras, des mains et des lèvres ! comment, diable ! ai-je inventé ce mariage mystique au clair de la lune ?

Il se persifla durant deux jours. Puis, un matin, Bertrande vint déjeuner. Leurs yeux se rencontrèrent. Et son ironie s’écroula comme un château de cartes. Il ne tenta plus de la reconstruire.

À peine parla-t-il, au repas, tout engourdi de bien-être. Il reconnaissait la volupté simple de l’autre soir, et, quoiqu’il fût loin de la jeune fille, et que la voix d’étrangers s’élevât entre eux, cette volupté lui semblait aussi complète.

Également il la regardait et l’écoutait peu. Tout au plus il remarqua qu’elle remuait et causait moins. Mais aucune de ses paroles et aucun de ses gestes ne le froissait comme d’habitude.

On servait le café sur la terrasse. Hélienne se promena dans le jardin, sans perdre de vue le groupe des personnes assises, et de temps en temps, il revenait auprès de Mlle Altier, frôlait sa robe, se mêlait à son atmosphère, comme pour reprendre un contact plus intime. Et chaque fois il était certain d’agir selon le vœu précis de Bertrande. Il finit par se tenir debout contre sa chaise. Alors ils ne dirent plus rien. Une plaine semée d’arbres s’étendait au-dessous d’eux, prolongée en un horizon trompeur de forêt. Marc entrevit le charme du pays.

Il accompagna les deux jeunes femmes à Pornic. Louise conduisait le panier. Il s’assit en face de Bertrande. Des vergers et des bouts de lande défilèrent. Marc comprenait de plus en plus.

Au dîner, chez les Altier, les bonnes gens entamèrent l’éloge de M. Berjole auquel ils avaient tenu compagnie l’après-midi. Cette conversation assombrit Marc. Mme Altier ajouta :

— À propos, Bertrande, il se plaint de toi, voici trois jours que tu n’y as pas été.

Toute tristesse s’abolit en Marc.

On alla jusqu’à Gourmalon, une des petites plages de Pornic. D’âpres rochers l’encastrent. La mer s’y brisait et des ténèbres épaisses engloutissaient l’espace.

Étendu près de la jeune fille, Hélienne fut sur le point de faire allusion à l’autre soir. La phrase se coordonnait. Mais une sorte de pudeur le réduisit au silence. Puis c’étaient déjà de vieilles sensations, et de plus fortes les remplaçaient, car la présence de Bertrande donnait aux bruits et aux spectacles les plus ordinaires la valeur de choses presque surnaturelles.

Il la vit chaque jour. Il n’aurait pas pu ne pas la voir chaque jour. Et cependant il ne se rendait pas compte qu’il obéissait à un besoin irrésistible.

Du reste, il avait cessé de réfléchir. Les pensées lui arrivaient toutes faites, non préparées par un effort, non déduites les unes des autres. Elles s’imposaient comme des constatations évidentes, avec une énergie d’axiomes. Et son cerveau les enregistrait.

Ainsi jamais il ne tenta d’analyser Mlle Altier. À quel idéal d’existence s’arrêtait-elle ? Quelle affection lui inspiraient son père, sa mère, Louise, les enfants, les pauvres qu’elle soignait ? Quels étaient ses goûts, ses idées, ses instincts ? Était-elle bonne, mauvaise, loyale, tendre, emportée ? Combien peu l’intéressaient toutes ces questions.

Non plus il ne s’occupait de ses désirs ou de ses fantaisies. Il n’eût pas cueilli une fleur dans l’espoir de la contenter. Il n’eût rien fait pour lui éviter un chagrin.

Mais — phénomène bien plus important — il entrait jusqu’au fond de cette âme. Et s’il en dédaignait les vaines manifestations, il en connaissait l’essence. Et contrairement à ses premiers jugements, il vit que c’était une âme d’harmonie. Ce mot la définissait merveilleusement. En l’articulant, Marc éprouvait une satisfaction.

Créature d’harmonie, elle se comportait toujours selon le sens vrai des événements, puérils ou graves. Et comme Marc se maintenait en hypocrisie, Bertrande l’avait offusqué dans la monotonie volontaire de son existence, dans le milieu de médiocrité et d’effacement qu’il s’était confectionné, comment n’eût-elle pas paru choquante avec son exubérance de fille saine et sa gaîté d’ingénue. Son rire franc sonnait ainsi qu’une cloche de joie dans un sépulcre. Sa gaminerie raillait la gravité morne des visages. Elle détonnait comme un être de jeunesse et d’ardeur lâché parmi un troupeau de vieillards qui broutent.

Logiquement il devait d’abord détester cette effervescence qui accusait sa propre apathie, son souci de modération, ses petites manies d’égoïste et de calculateur. Le désaccord prouvait qu’un des deux était en dehors de la vérité. Il préférait condamner Bertrande.

Comme l’erreur éclatait aujourd’hui ! Toujours harmonieuse, auprès des enfants elle redevenait enfant, criait, se roulait à terre, et devant le miracle des couchers du soleil restait muette. Elle riait quand il y avait à rire et eût pleuré la peine d’autrui. Jamais on ne la pouvait soupçonner de jouer un rôle. C’est pourquoi sans doute les paysans et les pêcheurs subissaient son autorité et que les commères ne la calomniaient point.

Marc sentait tout cela. Il le sentait assez nettement pour l’exprimer :

— Quand elle est là, tout me semble en ordre, les objets sont à leur place, les choses qui arrivent sont indispensables, il fait le temps qu’il doit faire.

Il ne se trouvait à l’aise qu’à ses côtés. Il la cherchait constamment comme on cherche les coins ensoleillés à la vilaine saison. Tout de suite il respirait, réconforté. Plus exigeant encore, il multipliait et prolongeait les poignées de main, il marchait dans son sillage, il posait ses yeux où elle posait les siens, pour emprunter, de la sorte, au rayonnement puissant de cette âme un peu de lumière et de chaleur.

Où allait-il ? vers quel désastre, ou vers quelle béatitude ? il n’en avait cure. La souffrance ne l’effrayait plus. Tout ce qui viendrait de Bertrande serait bien accueilli. Pourquoi l’avait-elle pris dans ses bras un soir et consolé de si délicate manière ? Par pitié ou par égarement ? Il n’y songeait pas. Il admettait tout naturellement qu’elle traversât une crise analogue, se développant en une direction parallèle à la sienne et s’affirmant aux mêmes heures et pour les mêmes motifs. Il ne doutait pas que cette créature d’harmonie s’accordât avec tout ce qui vibrait harmonieusement autour d’elle. Et son émotion, à lui, vibrait plus loyalement que tout.

De douces semaines s’écoulèrent. À la fin des entrevues, il se récompensait (de quoi ? il l’ignorait) en joignant son regard au regard de Bertrande. Durant cette union, il murmurait des choses que lui-même n’entendait point.

Dans les promenades communes, bien qu’ils ne cherchassent jamais à s’écarter de leurs compagnons, il leur arrivait de les précéder. Ils ne causaient guère, car le silence convenait mieux que les mots à l’expression de leurs idées. Quelquefois cependant Bertrande parlait. Et c’étaient toujours des histoires de bêtes, l’aventure d’un chien, les malheurs d’un oiseau. Ou bien elle racontait la floraison d’un rosier et l’avortement de boutures. Et Marc trouvait à ces récits l’intérêt de drames poignants.

Un jour, se rappelant qu’elle devait remonter la rivière jusqu’au Prieuré, il descendit à sa rencontre. Il la croisa à mi-chemin. Elle lui offrit une place dans le canot. Mais en s’engageant parmi les roseaux, il s’aperçut qu’il n’était pas venu seulement pour la voir. Il dit :

— Asseyons nous un moment d’abord, il fait si chaud !

— C’est, répliqua-t-elle, que j’ai promis à Louise…

Il insista :

— J’ai à vous parler.

Tandis qu’elle débarquait, il comprit en effet que le besoin de prononcer certaines paroles l’avait amené. Mais quelles paroles ?

Bertrande l’entraîna plus bas, vers un endroit qu’elle désigna : la Chevrotière, et il pensa :

— Il est à présumer que notre entretien nécessite ce cadre, puisqu’elle m’y conduit.

Ils suivirent la base d’un monticule boisé, dont l’autre versant s’était écroulé en un chaos de rocs. La mousse recouvrait de velours les pierres. Au-dessous, d’énormes pins tendaient un voile de verdure. Étranglée par des écueils, aux deux extrémités, la rivière s’endormait dans l’élargissement de son lit.

Ils s’assirent au bord, sur un banc d’herbe. C’était un coin d’intimité. Les horizons infinis stimulent les rêves vagues. Celui-là précisait l’incertitude des désirs. Et Marc connut celui qui l’avait dirigé.

Un trouble joyeux l’envahit, sans que nul embarras se mêlât à son ivresse. Les mots s’assemblèrent. Et tout de suite il jugea criminel de cacher à Bertrande la découverte qu’il venait de faire.

Il en retarda l’aveu cependant, par volupté. Choisissant une petite feuille qui naviguait sur l’eau, il se promit de parler quand elle disparaîtrait. Elle glissait lentement, gracieuse et frêle. Elle traversa le reflet d’un nuage blanc, puis le reflet d’une branche. Et elle s’arrêta, collée au miroir de l’eau. Le cœur de Marc ne battit plus. Enfin un tourbillon invisible emporta la petite feuille et elle s’enfuit très vite. Hélienne se décida.

Au même moment, la main de Bertrande s’appliquait sur sa bouche.

Il regarda la jeune fille. Elle souriait d’un air suppliant. Il ne l’écouta pas, car il fallait parler, il y avait des raisons mystérieuses pour qu’il parlât. Et même il ouvrit les lèvres afin d’énoncer les syllabes. Mais il ne le put. Il y avait, à n’en pas douter, des raisons beaucoup plus impérieuses pour qu’il ne parlât point, des raisons plus hautes surtout. Et l’aveu fut en lui. Il le répétait indéfiniment, de tout son être, de toute son âme. Et le silence recueillit cet aveu, et Bertrande en fut enveloppée.

Elle ne souriait plus, grave et pensive maintenant. Il devina que de la lumière éclairait son esprit. Comme lui, elle n’avait pas eu conscience d’elle-même, depuis le soir de la Bernerie. Et bien des choses s’expliquaient. Mais dans quel sens ?

Hélienne attendait, anxieux. Serait-ce sa condamnation ou son triomphe ? Qu’allait-elle lui offrir ? De l’amour, de l’affection, de la pitié ? Il regrettait presque ses paroles muettes. À ne rien avouer auparavant, ils se taisaient, s’imaginait-il, de si délicieux aveux !

Elle serra sa main. Marc trembla. Il savait.

Ils se contemplèrent, orgueilleux l’un de l’autre. Mais tandis que Bertrande conservait sa forte sérénité, Hélienne défaillit sous la joie trop lourde. Leurs yeux se désunirent. Leurs mains se quittèrent. Et dans le grand frisson d’amour qui palpitait autour d’eux, leurs âmes s’étreignirent.

Un autre mois s’ajouta d’exaltation et de tendresse. De nouveau, le silence imprégnait de mystère le charme de leurs entrevues. Bertrande, parfois, continuait ses histoires de bêtes. Mais ce furent des bêtes qui s’aimaient, de touchantes victimes de la passion, dévouées et mélancoliques. Et ces récits faits d’une voix alanguie, Marc les préférait aux phrases les plus ardentes.

Il n’y répondait pas. Il n’aurait pu choisir entre toutes les façons d’exprimer ce que l’on éprouve, car ce qu’il éprouvait était infini. Il ne concevait rien en dehors de Bertrande. Les autres personnes, sa femme, ses enfants, n’agissaient sur lui que comme des formes qui entravent la marche ou sollicitent les yeux, sans que la pensée admette leur existence. Bertrande absorbait la vie de tous les êtres, la vie du monde entier, sa vie à lui.

Il ne se rendait pas compte d’un nombre de choses beaucoup plus important qu’avant leur double aveu.

Il dédaignait toute investigation sur son but ou sur celui de la jeune fille, sur leurs espoirs secrets, sur la qualité ou la grandeur de leur amour. Il savait simplement qu’ils s’aimaient. Cette certitude aboutissait à des crises d’expansion qu’il résolvait en prononçant d’un ton grave :

— Nous nous aimons, Bertrande, nous nous aimons.

La séparation quotidienne ne le torturait pas. Il ne sentait jamais qu’elle fût loin de lui. Mais son impatience croissait avec l’approche de la jeune fille, et chaque fois ainsi, un peu d’amour s’ajoutait à son amour. Et — ce qui doublait l’intensité de ses sensations — il devinait que Bertrande les subissait simultanément.

Ne les commandait-elle pas plutôt ? Et n’était-il pas, lui, l’écho de tout ce qui chantait en elle ? Il finit par la considérer comme la source de tout plaisir, de toute peine, même de toute impression étrangère. Il ne voyait et n’entendait plus qu’à travers la jeune fille. Elle recevait les sons, les couleurs, les parfums, les formes, et les lui transmettait affinés et embellis.

Il remarqua que sa conduite changeait à l’égard des enfants. Elle ne criait plus ni ne courait avec eux. Elle jouait doucement, les câlinait, inventait de jolis contes naïfs.

D’ailleurs, son attitude générale se modifiait de même. Elle fut la femme qu’il avait conçue au début de leurs relations, grave et chaste et d’allures lentes. Mais elle l’était à l’heure opportune. Amoureuse, pouvait-elle rester la gamine turbulente, que, libre, elle avait le droit d’être ?

Peu à peu, cependant, il s’inquiéta, car souvent il la trouva triste. Ces passages de tristesse le détraquaient immédiatement en lui faisant perdre le contact d’âme auquel il s’attachait comme au salut. Durant des minutes, Bertrande s’en allait de lui. Sa pensée s’occupait d’autre chose. Il se croyait abandonné ainsi qu’un aveugle dont on quitterait la main.

Elle lui dit :

— Venez ce soir à la Bernerie, je vous expliquerai…

En s’y rendant, il songeait :

— Elle va me faire du mal, elle a choisi cet endroit pour atténuer le mal qu’elle va me faire.

Il ne vit rien du ciel ni de la terre, et il n’avisa point le mince croissant de lune qui s’accrochait à la nuit. Y avait-il des vagues, du vent, des étoiles ? Jamais cette soirée ne lui apparut avec un cortège de phénomènes physiques.

Bertrande arrivait. Il l’aborda peureusement. Ils s’assirent. Et tout de suite, elle lui attira la tête contre sa poitrine. Comme il avait eu raison de craindre, comme il avait eu raison ! C’était la première fois qu’elle renouvelait ce geste, et il sentait qu’elle ne cédait pas à un trouble, mais au désir de le consoler. Par besoin d’une protection plus efficace, il enlaça de ses bras la jeune fille. Elle ne se défendit pas. Et ce consentement inattendu le bouleversa d’un tel effroi qu’il se mit à sangloter.

Comme l’autre fois, elle mouilla ses doigts dans les larmes. Sous la caresse affectueuse, la source triste tarit. Elle murmura :

— Je vous aime, Marc.

— Si vous m’aimez, Bertrande, taisez-vous, gémit-il.

Elle eût bien voulu se taire. Il le comprit. Leur cher silence était chose sacrée à laquelle la jeune fille ne touchait que par contrainte.

— Marc, pardonnez-moi.

Cette prière le navra. Elle demandait pardon, moins de sa cruauté nécessaire que de détruire le logis du silence où ils choyaient leur amour, leurs rêves et leur fragile bonheur.

Apitoyé, il l’encouragea :

— Parlez, mon amie, puisqu’il le faut…

Avare de mots impies, elle prononça :

— J’ai dit à M. Berjole que je vous aimais.

Il tressaillit d’espoir, ce qui lui révéla combien, au fond, il était jaloux de ce fiancé invisible.

— Et il renonce ?

— Non, il m’aime depuis trop longtemps et il sait trop que je ne puis l’aimer pour ne pas excuser mon amour.

— Et ?…

— Et il va s’en aller aux eaux… il reviendra le mois prochain, quand vous serez parti.

— Partir, moi !

Brisée de son effort, elle ne répondit pas. D’ailleurs toute parole était inutile désormais, Marc ne comprenait-il pas ? Et il comprit en effet que la saison s’avançait, qu’il retournerait à Paris et ne reverrait point Bertrande. Et elle semblait admettre ces catastrophes comme tellement définitives que, dans sa foi aveugle, il ne protesta pas. Il bégaya :

— Alors, jamais ?

Cette pensée l’assaillait tout à coup, affreuse et meurtrière. Pas une fois, il n’avait prévu qu’elle pût lui appartenir. Cependant, il sentit que sa vie dépendait de cet événement. Il répéta ;

— Alors, jamais ?

Elle usa de cajolerie et le berça plus tendrement.

— Mon pauvre Marc, mon pauvre Marc…

Cette compassion le frappa comme un arrêt irrévocable. Et cela ne le révoltait pas, car Bertrande le dominait assez pour qu’il lui donnât raison, même contre lui. Il souffrait atrocement. Maintenant qu’il le savait inaccessible, il songeait au corps inconnu que ses bras entouraient. Sous sa joue, près de ses lèvres, la vivante poitrine se gonflait et s’abaissait.

Et il désira la jeune fille. Il n’osait bouger de peur qu’elle ne rompît l’étreinte délicieuse où s’enivraient ses sens éveillés. Mais, instinctivement, elle se dégagea. Il poussa un cri de détresse.

— Bertrande… Bertrande…

Et au même moment, il se disait :

— Elle ne m’entend pas, j’aurais beau crier bien plus fort, elle ne m’entendrait pas.

Comme elle était loin de lui, séparée par des abîmes et par des monts ! Et cependant il tenait encore entre ses mains l’étoffe de sa robe. Il se tordit sur le sable exagérant peut-être les signes de sa douleur pour qu’elle en eût pitié et revînt à son secours.

Elle n’eut pas pitié, puisqu’elle ne l’entendait ni ne le voyait. Leurs âmes étaient désunies.


IX


Durant quelques jours, Bertrande ne parut pas au Prieuré, et Marc ne tenta pas de la revoir. De toutes les souffrances qui s’étaient abattues sur lui comme une bande d’oiseaux méchants, il tâchait ainsi d’étouffer la plus cruelle : sentir qu’entre eux s’étendait désormais un espace incalculable. Du moins, en ne voyant pas Bertrande, il pouvait attribuer à l’absence réelle cette horrible sensation d’éloignement.

Mais les autres bêtes du mal le dévoraient et ses blessures saignaient de toutes parts. Il se demandait :

— Pourquoi n’est-on vraiment heureux qu’en état d’inconscience, et pourquoi la douleur s’accompagne-t-elle d’une lucidité qui la décuple ? Depuis trois mois j’ignorais mon bonheur et je n’en ai pas bien joui. Depuis hier, je suis malheureux, et je le sais davantage, de minute en minute, et je sais toutes les causes de ma peine, tout ce qui la rend plus amère, plus irritante et plus irréparable.

Hélas ! il pensait maintenant. Il enchaînait des phrases les unes aux autres, il analysait, il jugeait, et chaque idée amenait un chagrin nouveau, et chaque raisonnement montrait la force de ce chagrin.

Jadis il rêvait à Bertrande, comme à un être tout proche de lui ; sans articuler de paroles fixes, il conversait indéfiniment avec elle, et ses réflexions les plus niaises, sur la pluie ou sur la poussière, il les communiquait à ce fantôme inséparable qui vivait de son imagination.

Il n’y rêvait plus de la sorte. Entre eux se dressaient des mots et des faits. Et tout cela formait des barrières solides qui prenaient des apparences et des dimensions diverses, selon les comparaisons où il s’aventurait. Quelquefois c’était une montagne qui la séparait de lui, ou un océan, ou une porte de fer, ou un torrent de flammes, toujours c’était un obstacle invincible.

— N’est-ce pas comme autant de murs et de fossés que je sois marié, que j’aie des enfants, que j’habite Paris, qu’elle soit, elle, fiancée, vierge, amie de ma femme ?

Tous ces obstacles, au fond, il ne les maudissait que comme des interdictions d’espérer le corps de Bertrande. Son désir se cabrait contre eux, désir fougueux qui n’avait pas subi l’accroissement lent des tentations successives, mais qui s’était révélé brutal et inexorable. Il s’oubliait à détailler ce qu’il savait de la jeune fille, l’attrait de sa nuque brune, l’audace de sa poitrine, ses jambes, ses bras qui tendaient l’étoffe.

— Je connaissais tout cela, et j’ignorais même que sa bouche fût exquise. Pourquoi ne la puis-je plus imaginer que liée à mes lèvres ?

Plus téméraire, il viola les secrets de la chair voilée. En visions torturantes, s’évoquèrent la splendeur de la gorge et l’épanouissement des hanches.

Il souffrit trop et courageusement il voulut combattre son désir, cause de cette souffrance. Il se disait :

— De lui vient le mal, j’étais heureux quoique toutes les raisons de mon supplice existassent déjà. Mes entraves de mari et de père, l’engagement de Bertrande ne datent pas d’aujourd’hui. Rien n’est changé que mon désir. Il a flétri la beauté de notre amour.

Plus que sa volonté, le besoin de revoir Bertrande l’aida dans la lutte. Pour s’approcher de la vierge il devait être pur. Le contact ne s’établirait que si nulle rugosité ne bossuait la paroi de son âme. Il souhaita si ardemment l’intimité de cette union et le retour des voluptés chastes que d’elles-mêmes s’évanouirent les envies mauvaises, il fut prêt.

Alors, de préférence à la route, il suivit la rivière comme si l’eau eût été un guide plus fidèle pour le diriger vers l’absente. En vue de la Chevrotière il s’arrêta, à bout de forces. Peut-être Bertrande avait-elle obéi au même élan d’amour.

Le sentier s’engage parmi les rochers, puis bifurque derrière l’un d’eux. Au coude, Bertrande et Marc se trouvèrent l’un en face de l’autre.

L’émotion les paralysa. Ils se regardèrent, extasiés. Est-ce que vraiment ils avaient souffert ? Elle lui sembla plus pâle, de mine presque défaite. Il eut des remords et dit :

— Bertrande, ne vous souvenez plus de notre dernière soirée. Il n’en sera plus jamais ainsi. Nous avons tant d’autres souvenirs, et de si bons qu’en leur faveur il faut me pardonner. J’accepte tout de vous. Il nous reste un mois… que rien ne l’assombrisse.

Après avoir parlé, il pensait :

— Voilà que je n’hésite plus à rompre notre cher silence. Et pourquoi, mon Dieu ? Ne comprenait-elle pas que j’ai vaincu mon désir et que je la supplie de s’abandonner sans crainte… comme je suis sorti de la vérité !

Il l’implora des yeux et il balbutiait en lui-même :

— Bertrande, Bertrande, sauve-moi.

Elle lui prit la main comme à un enfant et le conduisit jusqu’à l’endroit où ils avaient confessé leur amour. Et quand ils y furent assis, elle eut la hardiesse d’attirer une troisième fois sur son épaule la tête de Marc.

Une joie ineffable le pénétra. Par ce geste de douceur et de confiance, elle annulait les jours de désaccord. L’heure ressuscita du premier aveu, si charmante et si solennelle, et Bertrande pensa comme alors :

— Je vous aime, Marc, je vous aime.

Plus rien ne les séparait. Il oubliait que sa joue reposait sur la poitrine d’une femme et que l’odeur qu’il respirait émanait de ce corps si follement convoité. L’harmonieuse amie l’avait fait rentrer dans le vrai chemin de l’amour.

Un bruit les désenlaça. Quelqu’un passait qui ne les vit point. L’éloignement des pas accrut leur solitude. Dans l’espace restreint qui les enfermait, sous la voûte des pins, entre la muraille circulaire des rochers, ils étaient seuls. Et ce coin devenait le monde pour eux. Ils l’emplissaient de leur âme éparse, répandue autour des arbres, pâmée sur le calice des fleurs balancée avec la palme des feuilles, mêlée à l’air subtil.

Se frayant une voie au milieu des pierres, l’eau de source apportait dans leur petit monde un peu de la vie extérieure. Et c’étaient quelques souvenirs et quelques rêves. Mais l’eau s’immobilisait en un lac sans rides, et le temps ne marchait plus, ils n’avaient pas d’autres idées que celles suggérées par leur béatitude ou par les menus et infinis spectacles qui les environnaient.

— Jamais nous ne retrouverons cela, se dit Hélienne, je ne sais plus où finit mon âme et où commence la sienne.

Une telle sensation de foi et d’intimité l’envahissait qu’il eût voulu la traduire en effusions.

— Si je lui racontais mon crime…

Cette envie ne lui parut pas monstrueuse. Il n’aurait guère déployé plus d’efforts pour en faire le récit à Bertrande que pour en examiner les péripéties dans le secret de son cerveau. Elle l’eût certes écouté fort tranquillement, sans songer qu’un acte commis par celui qu’elle aimait pût être répréhensible. D’ailleurs, il la devinait affranchie des préjugés.

Il cherchait une entrée en matière, lorsque Bertrande cueillit à côté d’elle une marguerite et la porta vers sa bouche. Machinalement elle se mit à mordiller la fleur.

Marc épia son manège. Les lèvres s’entr’ouvraient, saisissaient un pétale et jouaient avec lui, le roulant et le mouillant, de salive. Alors le désir de Marc brisa les digues fragiles qui le maintenaient et se rua sur la bouche tentante.

Se sentant observée. Bertrande tourna son visage souriant. Et elle le vit.

Elle eut une expression de lassitude extrême. Découragé par sa défaite, Hélienne n’essaya pas de se disculper, et ils se regardèrent avec des yeux tristes et plaintifs. Elle lui pardonnait son désir et il ne lui en voulait pas de sa sévérité. Le mal était en dehors d’eux, dans l’inflexible loi qui domine la chair. Il murmura :

— Ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute.

Il s’attendait à ce qu’elle le consolât. Mais comme elle ne disait rien il pensa qu’il valait mieux se quitter de nouveau, et il fit quelques pas au bord de la rivière, vers l’issue par où elle se glisse. Bertrande cria :

— Marc ! Marc !

Il accourut. Elle ne bougeait pas, la figure impénétrable. L’avait-elle réellement appelé ?

Il la contempla longuement sans qu’elle parût s’en aviser. Une des manches de sa robe était relevée et la peau se dorait d’un reflet de soleil. La ligne des jambes s’accusait sous la jupe molle. Il la suivit tout frissonnant.

Mais il aperçut entre les doigts de Bertrande le squelette de la fleur. Et rapidement il s’en empara et colla contre ses lèvres le calice dépouillé. Elle fut stupéfaite.

— Oh ! Marc, ce n’est pas bien.

Il réfléchit une seconde. Un flot d’idées entrait de force à son cerveau. Il s’agenouilla près d’elle et d’une voix haletante :

— Ce n’est pas mal non plus, Bertrande. Voyez-vous, je souffre de notre désaccord. Mais je crois maintenant que vous en êtes responsable. Je n’ai pas à aller à vous, vous devez venir à moi, parce que je suis dans la vérité, et que j’agis selon l’ordre de la nature. Je te désire, Bertrande, j’aime ton âme claire et harmonieuse, mais j’aime aussi ton corps… Oh ! ne te révolte pas, c’est le droit de mon amour d’exiger que tu te donnes, il ne sera complet que ce jour-là, et ce jour-là viendra… tu entends… j’aime ton corps comme j’aime ton âme… ton corps que personne n’a touché !… et que je toucherai, moi, et que je posséderai.

Elle s’abattit sur son épaule.

— Oh ! Marc, ne dis pas tant de mots, ne vois-tu pas que je te désire aussi.

Elle se livrait, toute faible et toute confiante. Mais lui, perdant la tête, chercha ses lèvres. Elle le repoussa.

Cette fois, ils jugèrent inutile de s’éviter. Pourquoi ce surcroît de peine ? La sérénité de leur amour ne reviendrait pas. Devaient-ils pour cela sacrifier la joie de se voir ?

Ils continuèrent leurs entrevues quotidiennes, le plus souvent furtives. Ils tremblaient à l’approche l’un de l’autre, dans l’espoir fou que l’un des deux céderait. Mais, au premier examen, ils constataient que les choses en étaient au même point. Chacun pensait de son côté.

Hélienne cependant s’acharnait après son rêve. D’ailleurs il souffrait trop de le sentir irréalisable pour ne pas s’insurger contre cette impossibilité. Échappant à l’influence directe de Bertrande, il ne se contentait plus d’un simple refus. Il en cherchait les motifs. Et s’il découvrait aisément tous ceux qui auraient dû la contraindre à se donner, comme la profondeur de son amour et l’indépendance qu’il lui supposait, il n’en voyait aucun qui expliquât sa conduite. Ne pouvait-elle rompre son engagement vis-à-vis de M. Berjole ? Il lui dit :

— Ce serait moins douloureux si je savais quelles raisons vous guident, Bertrande. Je vous aime assez pour m’incliner devant elles peut-être…

Elle fit un effort pour sortir du silence où elle cachait maintenant son chagrin. Et elle prononça :

— Mon pauvre Marc, elles n’auront pas de valeur à vos yeux.

Il insista. Elle répondit :

— Et mes deux vieux ? et tous les gens de Pornic ?… j’ai été élevée dans le pays… ils m’adorent tous… je suis une sainte pour eux.

Il fut prêt à lui jeter :

— Ils ne sauraient pas…

C’eût été l’offenser. Il comprenait tout à coup qu’elle ne pouvait admettre une chute clandestine, et que, coupable, elle affirmerait sa faute par l’éclat d’une fuite. Quant à ses scrupules, il renonçait à les combattre. Il se heurtait à des idées et à des instincts qu’il ignorait, mais dont il devinait les racines formidables. Avait-elle tort ? N’eût-elle pas été plus harmonieuse en s’abandonnant au désir de sa chair qu’en l’immolant à des préjugés ? Il ne cherchait pas. Il se sentait impuissant.

Un peu anxieux, il l’interrogea :

— Si je n’étais pas marié, Bertrande, m’accepteriez-vous ?

Elle le regarda avec une tendresse infinie et, les yeux humides, déclara :

— Ah ! oui, Marc, mon cher Marc, toute ma vie vous appartiendrait.

Il y avait tant d’amour dans son élan vers lui et dans son visage illuminé, et tant de douleur en la fatigue de sa voix qu’il s’apaisa. Quelques jours de joie en résultèrent. Bertrande livrait son âme reconquise. Ils pensaient ensemble et Marc se disait :

— Voilà, je m’interdis tout espoir, je l’aimerai simplement, comme elle veut l’être. N’ai-je pas un bonheur suffisant, quand elle est près de moi, sans raideur, sans défiance ?

Il l’appelait son amie, il s’intitulait son frère.

Mais il ne put résister à une tentation qui se renouvelait trop fréquemment. Bertrande ne manquait pas de se baigner chaque matin sur la petite plage de Gourmalon. Elle lui avait fait promettre de n’y pas aller. Il y alla.

Elle nageait au bord, parmi trois ou quatre enfants et une vieille dame. Il ne vit que sa tête que recouvrait, en guise de bonnet, un morceau de flanelle rouge. Comme elle sortait de l’eau cherchant des yeux son peignoir qui s’étalait sur le sable, elle aperçut Hélienne. D’un geste, elle lui enjoignit de partir. Pour toute réponse, il marcha vers le linge et le saisit.

Un moment, Bertrande hésita, le buste rentré dans l’eau, et il eut peur qu’elle ne s’obstinât à exiger son départ. Puis, se décidant, elle gravit à pas lents la pente du rivage. Il ouvrit le peignoir pour l’en envelopper. Elle ne s’arrêta pas.

Il eut l’impression douloureuse qu’une étrangère passait devant lui. Était-ce la même femme, cette créature hautaine qui semblait ne pas le connaître, et la douce Bertrande si miséricordieuse aux faiblesses de son amant. Elle disparut dans sa cabine. Il n’osa l’atteindre.

Mais il avait vu, sous l’étoffe mouillée, l’écartement des seins et la courbe des hanches et la courbe des jambes, et l’image ne s’effaça plus.

Le soir, elle hasarda quelques mots de reproche. Il l’interrompit :

— Non, Bertrande, je ne regrette pas ce que j’ai fait, et tout acte qui me révélera un peu de votre corps ou qui m’en rendra maître en partie, je l’accomplirai. Je vous veux, je n’ai pas d’autre rêve. Tout m’est indifférent, même votre colère, même votre froideur, pourvu que je vous possède.

Il l’entendit murmurer :

— Nous sommes perdus, nous sommes perdus.

Ils eurent encore des heures d’exaltation délicieuse. Ce ne furent que des trêves où ils n’obtenaient seulement pas l’illusion ni l’espoir de l’entente. Ils allaient vers deux buts opposés. Marc voulait, Bertrande refusait. La petite haine qui fermente au fond de tout amour et qui, à certaines minutes, charge les yeux de provocation, les secouait parfois comme deux ennemis accouplés dont l’un médite d’insidieuses attaques, et dont l’autre se méfie.

Hélienne songeait :

— Si c’était une de ces naïves comédies de jadis ! Hélas ! ce n’est pas de la douleur jouée, celle là, je ne l’ai pas appelée et elle ne me lâchera pas selon mon caprice, quand j’en serai excédé.

Il le fut bientôt. Le supplice devenait intolérable, supplice physique et moral. Le corps de Bertrande l’épuisait. Il le cherchait constamment et partout, dans les fantômes confus qu’il s’ingéniait à constituer, ou sous les vêtements amples dont la jeune fille s’affublait maintenant pour leurs rendez-vous. Il imaginait des scènes, des nuits, des réveils aux bras de Bertrande.

Il la supplia.

— Soit, votre corps m’est défendu, mais que je le touche, que je l’embrasse… vous ne savez pas… mes mains souffrent de ne pas le toucher… et mes lèvres sont inquiètes… oui, j’y ai mal vraiment.

Elle gardait son visage impassible fermé comme une barrière entre l’émotion de Marc et la sienne propre. Il gémit :

— Eh bien non, ni mes mains ni mes lèvres, elles sont condamnées… mes yeux, voulez-vous ? qu’ils prennent en eux l’empreinte de votre forme et la blancheur de votre peau. Qu’ils vous possèdent une fois, une seule… et je ne demanderai plus rien…

Elle ne répondit pas. Elle ne répondait jamais. Cependant il n’aurait pu s’irriter de ce mutisme glacial, car il la sentait pleine de pitié et de pardon. Il avait remarqué l’effet de sa voix sur elle. Chaque son émis brisait un nerf. Il en usa. Parler ne lui coûtait pas depuis que le rythme du silence ne scandait plus les battements de leur cœur. Et il s’efforçait de la troubler par l’inflexion de son accent, par la chaleur des mots, par le souffle de son haleine, par le contact de son désir.

Quoique, extérieurement, dédaigneuse et raidie, elle s’amollissait, il en était sûr. Il le constatait à de petits signes, un frisson de sa paupière, une crispation de ses doigts. Elle aussi souhaitait l’assouvissement total de l’étreinte et se disait que c’eût été grisant de s’abandonner aux vœux de sa chair et de sa jeunesse.

Mais Hélienne ne s’aventurait même pas à lui frôler la main, dans la peur du refus inévitable. D’invisibles forces présidaient au salut de Bertrande. Il craignait sa pudeur, cet instinct subtil qui s’adapte à la peau comme une enveloppe de résistance. Il se rappelait ses scrupules de fille, d’amie, de provinciale. Tout cela veillait. Et une rage envahissait Marc, à se cogner contre ces vains obstacles, mots, règles stupides, usages mesquins, lois sociales. Il ricanait, lui qui avait enfreint impunément la plus haute et la plus immuable de ces lois.

— J’ai tué mon père et je ne puis couper les petits liens fragiles qui entravent cette liberté et lui défendent de s’allier avec la mienne, avec mon inaccessible liberté, à moi !

Il le tenta. Il lui démontrait l’ineptie de la contrainte, la noblesse des révoltes, la légitimité des satisfactions personnelles. Puis, désespéré, il s’écriait :

— Vous m’écoutez, Bertrande, mais vous ne m’entendez pas, vous n’essayez pas d’entendre. Voyons, admettez que vous ayez tort… Supposez ceci : vous avez tort… Oh ! Bertrande, la surface de votre pensée est immobile. Je la vois, rien ne l’agite… Et pourtant notre bonheur dépend peut-être d’un peu de volonté.

Elle répliqua :

— Quand je comprendrais mon tort, pauvre cher Marc, cela ferait-il que je ne veuille plus avoir tort ?

À son tour il gémit :

— Je suis perdu, je suis perdu.

Elle ne lui appartiendrait jamais. Leurs âmes auraient vibré conjointement comme deux sons de même valeur qui s’accordent. Elles ne se seraient pas confondues par l’entremise indispensable des corps, dans le grand frisson créateur du baiser. Leur amour resterait à l’état de vœu non sanctionné, ne se réaliserait pas.

Il lui disait toutes ces choses, ne reculant devant aucune parole profanatrice.

— Ce qui m’affole, Bertrande, c’est l’idée de ta chasteté. Tu serais femme, je ne t’en désirerais pas moins. Mais tu es vierge, et je ne t’aurais pas seulement, j’aurais ta première volupté, j’aurais ton étonnement, ta douleur, ton sang, ton extase, ta vie. C’est moi, moi qui te ferais femme. Je serais l’initiateur, le dieu qui féconde.

Elle s’obstinait en sa pose de statue, les paupières et les doigts frémissants. Sous cette apparence rigide, il savait qu’une même fièvre brûlait son corps. Il le savait palpitant d’énergies sauvages. Avec lui, la lutte d’amour serait ardente et continuelle. Et, d’avance, il se voyait vaincu, anéanti de joie, brisé par cette créature aux bras puissants, à la jeunesse triomphante.

Il se disait souvent :

— Je souffre trop, je vais me tuer.

L’effroi du suicide le rejetait comme une bête fauve contre les griffes de fer qui lui barraient la route. Comment renverser tous ces obstacles ? Comment conquérir ce corps où résidait le bonheur ?

Il pensa au divorce. Que n’y avait-il pensé plus tôt ! L’issue était possible.

Un soir, il pénétra dans la chambre de sa femme. Leurs relations n’avaient pas changé, toujours amicales et indifférentes. Louise ne remarquait nullement la crise que traversait son mari.

— J’ai à te parler, fit-il.

Elle interrompit son ouvrage. Il l’observa. Il ne la connaissait pas. Il songea à ses enfants. Il ne les connaissait pas non plus. En vérité, il eût abandonné tout ce monde sans effort, comme on quitte des personnes rencontrées à table d’hôte.

Pourtant il se taisait.

— Jamais elle n’acceptera le divorce, elle ne consentira jamais surtout à le demander… Je puis la délaisser, elle attendra mon retour. C’est l’épouse modèle, la femme du devoir.

Elle prononça :

— Eh bien !

Renonçant à son projet, il débita des choses quelconques. Et au fond de lui, il maudissait cet être qui, en définitive, était le seul et invincible obstacle.

Elle écoutait respectueusement, hochant la tête aux paroles du maître.

Il se dit :

— Si je la tuais…


X


Sur-le-champ, Marc entrevit la nature de cette tentation nouvelle. Et les jours suivants confirmèrent son pressentiment.

Il est des tentations intermittentes. Avec elles, on joue comme avec des adversaires redoutables que l’on compte néanmoins vaincre définitivement. Elles vous harcèlent, on les écarte. Elles reviennent à la charge, on se dérobe. Les repos sont longs et nombreux. Souvent elles se dissipent d’elles-mêmes. En tout cas, l’espoir du triomphe ne faiblit pas.

Au temps où l’idée criminelle le poussait contre son père, il avait connu cette lutte, si douloureuse déjà, mais si lente et d’une issue si incertaine. Aujourd’hui la tentation était tout autre, absolue dès le début, de celles qu’on ne peut éviter ni chasser. Elle s’installait en lui et autour de lui, comme un ennemi tenace dont l’assaut continuerait sans trêve. Qui des deux l’emporterait ?

Dans son affolement, fuir lui sembla le salut. Il fallait fuir. Seul ? Il eut peur de la solitude, désert malsain, semé d’embûches. La pensée bizarre le hanta d’emmener sa femme qu’il persistait, selon son ancienne coutume, à élire gardienne de sa paix. Il lui en parla. Elle se soumit à ce caprice et annonça leur départ. Il changea d’avis, comprenant le danger de cette décision absurde.

— Bertrande, Bertrande, se dit-il, c’est toi qui dois me suivre.

Il perdait si bien la raison qu’il essaya encore ce qu’il savait impossible, il proposa, presque joyeux :

— Demain, mon amie, je vous attendrai au bas de la petite côte, vis-à-vis de la gare, dès que la nuit tombera. Je serai là, en voiture… deux bons chevaux de poste. Nous galoperons toute la nuit jusqu’à Nantes. N’est-ce pas ?

Il se révolta de son refus. Pour la déterminer, il eut envie de lui exposer la situation. Quel argument solide ! Quel dilemme implacable que cette double phrase :

— Ou bien tu m’obéiras, ou bien je tuerai ma femme.

De la sorte, un refus la rendait complice, pis que cela, instigatrice du crime, puisqu’elle ne voulait pas sauver son amie d’enfance.

Ne pouvant se résoudre à l’aveu brutal, il insinua.

— Votre promesse est formelle, Bertrande, n’est-ce pas ? Libres tous deux, nous serions l’un à l’autre ?

Elle répondit :

— Oui. Marc, et je ne demanderais plus rien à l’existence.

— Alors…

Il la regardait profondément. Le son des mots révélateurs lui martelait le cerveau, et il les articulait syllabe par syllabe, avec la volonté ardente qu’ils fussent perceptibles pour elle comme pour lui. Comprenait-elle ? Un instant, il le crut, et cela l’épouvanta car s’il trouvait un appui en Bertrande, il agirait, inévitablement, il agirait. Il murmura :

— Vous voyez bien qu’il faut nous en aller… Je vous en prie, allons-nous-en.

Elle dit d’un ton simple :

— Je ne vois rien de nouveau qui m’y contraigne.

Marc préféra qu’elle n’eût pas compris. Renseignée, elle l’aiderait ou le haïrait. Sans espoir de secours, il se résigna désormais à la prison secrète où il était enfermé avec l’idée monstrueuse. Dans l’ombre, le duel se déroulerait, tragique et féroce.

Comme il lui paraissait plus terrible que le premier ! Jadis il avait eu le loisir de s’accoutumer à la tentation. Elle se formait peu à peu sans qu’il en remarquât l’accroissement. Un jour il arrivait que tout était prêt comme un complot machiné en dehors de lui.

Ce fut un effroi constant. Après les rares minutes où ses occupations le distrayaient de l’idée, il tremblait que quelque combinaison ingénieuse eût germé dans le mystère de son esprit. À quel point exact en était le projet ? Demeurait-il à l’état vague ? Acquérait-il de la consistance ? Il s’obligeait ainsi à une attention soutenue, pour n’ignorer rien de ce qu’il pensait de plus obscur.

Et l’idée, examinée en tous sens, se fortifiait de raisonnements et de souvenirs. L’acte, cette fois, n’impliquait plus la nécessité d’entrer dans l’inconnu. Il y avait un précédent. De prime abord, tuer semble chose inexécutable ; il savait, lui, que c’est fort possible, assez facile même, que la réflexion supprime tous les obstacles, que l’habileté écarte tout châtiment, et que l’intelligence abolit tout remords.

Il observait sa femme, et ce n’étaient pas de vaines paroles, mais des faits précis qu’il énonçait en disant :

— Une suite de méditations rigoureuses, et je serai en état d’anéantir cette existence. Le procédé trouvé, le reste est enfantin : à peu de chose près, je n’aurai qu’à répéter ce qui m’a si bien réussi. Le problème réside donc tout uniment dans mon imagination. La mettrai-je en mouvement ?

Qu’il le voulût ou non, elle s’y mettait d’elle-même. Et soudain Marc se surprenait en flagrant délit d’arrangements coupables. Les hypocrisies recommencèrent. L’être que visait son effort n’était plus sa femme, mais un individu quelconque, son beau-père, le bonhomme Altier, un paysan, ou bien un personnage créé de toutes pièces et qu’ainsi il destinait plus commodément à la mort.

Les genres de destruction les plus variés se succédèrent. Il étrangla une vieille dame, il en pendit une autre, il noya son domestique. D’un coup de coude négligemment, il fit rouler dans le vide un promeneur qui côtoyait le bord d’une falaise.

Cette dernière image revenait souvent. Elle se glissa parmi des cauchemars. Et le même décor l’accompagnait. Un matin, Marc offrit à Louise de la conduire à Préfailles, dont les rochers sont fameux. Ils y déjeunèrent. Il fut joyeux et prévenant. Le repas fini, il l’entraîna vers la mer et ils se perdirent dans un éboulis de rocs formidables, chaos de sauvagerie et de désolation. S’étant attardé pour allumer un cigare, il rejoignit Louise. En un ressaut de falaise à pic, elle l’attendait, debout, les yeux fixés à l’horizon, les mains croisées derrière le dos.

Hélienne s’arrêta, confondu. C’était l’attitude de son promeneur ordinaire. Il s’approcha, un vertige l’étourdit. C’était le décor de ses cauchemars. Oui, en bas, l’écume de la mer rageuse… ici ce squelette d’arbre… là, cette pierre chauve. Par quel miracle sa rêverie maladive avait-elle prévu ce site qu’il ne connaissait pas ?

L’étrangeté du phénomène le domina tellement qu’il agit selon l’ordre de ses souvenirs. Le long de l’abîme, il avança, le poing sur la hanche, et il voyait parfaitement qu’entre Louise et la paroi du rocher, il n’y avait pas de place pour la saillie de son coude. Cependant, il fallait bien qu’il passât. Pourquoi n’aurait-il point passé !

— Ce n’est pas ma faute, se dit-il, ce n’est pas ma faute.

Mais comme une dizaine de mètres le séparaient de sa femme, il se mit à crier :

— Louise, tu es d’une imprudence ! il y a beaucoup de vent.

Cette aventure l’inquiéta fort. Il ne croyait pas que les choses eussent progressé aussi rapidement.

— On a beau se surveiller, un travail considérable s’opère continuellement en nous, à notre insu. Nous n’avons guère plus de conscience qu’une motte de terre. Rien ne bouge. Et, en un espace de temps minime, les fourmis ont creusé leurs souterrains et bâti leur palais. À peine ai je réfléchi, et déjà j’en suis au point où j’en étais quand je filais le vieux, la nuit, sur la route de Duclair, armé d’un couteau volé par mégarde.

Il s’écarquillait les yeux à chercher au fond de son esprit ; et quoiqu’il n’aperçût rien d’insolite, il le devinait en fermentation active. Son effroi rappelait celui d’un homme qui marcherait au-dessus d’un sol miné, en sachant que le hasard de ses pas peut déterminer l’explosion.

Il se réfugiait auprès de Bertrande et implorait d’elle l’apaisement et la quiétude. Mais son mal redoublait. La jeune fille n’était plus l’amie, ni la sœur, ni celle dont l’âme baisait la sienne : elle était le but à conquérir. Il ne lui adressait le plus souvent que de dures paroles et d’âpres regards ; elle était la proie indispensable qui se dérobe. Alors, il songeait à ce qui la séparait de lui, et il s’avouait perdu.

— J’ai tué pour obtenir le bien-être de la nourriture, des vêtements, du feu. Comment ne tuerais je pas pour gagner ce paradis de volupté ?

Il la détaillait et, puérilement, en toute franchise, néanmoins, il jugeait que chaque détail valait un crime. Ne lui eût-elle accordé que la faveur de sa poitrine, n’aurait-il point trouvé tout acte suffisamment rémunéré en caressant les tièdes seins émus, en cueillant des yeux et des lèvres les deux fleurs délicates, en baignant son visage parmi les lourds parfums de la chair ?

Et il évoquait la grâce des jambes et la fraîcheur des bras. De sa bouche même, il se fût contenté. Il la sollicitait souvent.

— C est bien peu, ce que je vous demande, et ce serait l’infini. Ne pourrions, au moins, nous permettre cela ? Longtemps, longtemps, sans un mot, sans que nos corps se touchent autrement, nous resterions lèvre à lèvre, échangeant avec nos souffles toute notre puissance de vivre. T’imagines-tu ceci : tes lèvres contre les miennes, entre les miennes ? Penses-y bien…

Elle tournait la tête. Il disait rageusement :

— Cela sera. Bertrande, cela sera, je ferai ce qu’il faudra afin que cela soit.

Ce n’était pas seulement pour la joie des sens qu’il voulait l’union de leurs bouches et de leurs corps. Atteindre ce but c’était, outre l’ivresse surnaturelle, l’assouvissement des rêves et des ambitions les plus nobles. Une existence parée de ce fait, quel qu’eût été le passé, quel que dût être l’avenir, serait une existence complète. Bertrande résumait la vie. Avant elle il n’avait connu que la mort. En dehors d’elle, il retomberait à la mort. Sa possession ne donnerait pas que le plaisir et le bonheur, piètres avantages que recèlent bien des femmes, elle lui expliquerait l’énigme de la vie, le mystère d’être quelqu’un qui mange et qui pense, elle lui offrirait l’harmonie et la plénitude, elle perpétuerait en lui la sincérité de l’émotion. Laisserait-il échapper ce talisman de divinité ?

Son impuissance à le saisir par un autre moyen autre que le meurtre l’accablait.

Pressant la jeune fille entre ses bras, il lui dit :

— Ma chérie, ma chérie, je souffre.

Elle gémit :

— Mon pauvre Marc, je souffre plus que vous, car je pourrais empêcher votre souffrance.

— Alors je vous en prie…

— Moi aussi je vous en prie…

Cet appel à leur pitié commune les navra. Ne se savaient-ils pas l’un et l’autre impitoyables ?

Durant trois jours, Bertrande disparut. Le père et la mère Altier ignoraient sa retraite.

L’indiscrétion d’un pêcheur renseigna Hélienne. Il la rejoignit à Noirmoutiers, tout prêt à la traiter cruellement.

Un bois de cèdres couvre les pentes d’un promontoire, entre deux baies égales. C’est un coin d’île grecque. Il y trouva Bertrande. Et il n’eut plus de colère. Elle avait beaucoup changé, très pâle maintenant. Il lui dit :

— Méchante, tu as voulu me quitter.

— Non, me reprendre un peu.

— Et tu as réussi ?

Elle esquissa un geste las.

Des heures plus douces passèrent. Ils avaient l’illusion d’être fort loin, dans un refuge d’amour, oubliés de tous.

— Demeurons là, Bertrande… ou bien il y a d’autres îles plus désertes encore, plus ensevelies dans le linceul des mers.

La cloche du bateau sonnait. La jeune fille se leva.

Sur le pont, ils s’accoudèrent au bastingage. Sous eux, l’eau bleue fuyait en ondulations silencieuses. Le décor exigeait l’envie du suicide. Ils la conçurent ensemble et se sourirent ironiquement. Mais la bravade apparente de ce sourire ne les trompa pas sur leur angoisse réelle. Et Marc ne trouva pas que Bertrande répétait de vieilles paroles usées quand elle prononça :

— Cela vaudrait mieux que tout.

En vérité, à cette minute, Hélienne tressaillit d’un grand désir de néant. L’approche de la mort l’exalta. Tandis qu’il mesurait la hauteur du parapet, il suppliait :

— Veux-tu, mon amie ? veux-tu ?… Quelques secondes, et ce serait fini… fini...

Elle balbutia :

— Ne me tente pas, Marc, j’y pense trop souvent… S’il n’y avait pas les deux bonnes gens à la maison…

Elle disait vrai, et il en fut certain. Et sa propre peine s’effaça, tellement il eut pitié de la savoir si misérable. Il se rappela l’altération de sa figure. Il devina ce qu’il avait fallu de sanglots et de défaites pour la jeter comme une épave sur cette côte, ce qu’il fallait de désespoir pour que cette créature de vie et de jeunesse n’espérât plus qu’en la mort.

— Ma pauvre chérie, pardonne-moi, je ne t’ai fait que du mal, mais, écoute, tu seras heureuse et heureuse comme tu rêves de l’être… oui, je te le jure, Bertrande, j’agirai, tu entends, j’agirai.

Il lui importait peu qu’elle comprît. Sa main étendue en un geste de serment, il prenait l’immensité à témoin de sa résolution implacable. C’eût été odieux de ne pas secourir sa douloureuse amie alors qu’il en avait le moyen et qu’il la pouvait sauver en se sacrifiant.

— Que j’hésite quand je n’ai en vue que mon bonheur et mon amour, soit. Mais je me mépriserais de tarder quand sa vie est en jeu. Responsable de sa détresse, capable de l’en affranchir, je suis tenu à me dévouer.

Il brûlait d’atterrir. En quittant Bertrande, il s’écria :

— Aie confiance, chère amie, je veille.

Il courut au Prieuré. Son devoir le stimulait. Il faisait bon marché de lui-même, de ses scrupules, de ses appréhensions, de sa femme surtout. Il se hâtait vers elle, comme s’il lui eût suffi d’arriver pour qu’elle consentît à se retirer de ce monde, sans bruit ni scandale. Un tel esprit d’abnégation l’animait qu’il en dotait les autres ainsi que d’un sentiment presque vulgaire.

En présence de Louise, il eut cependant l’intuition qu’un petit effort personnel ne serait peut-être pas inutile. Il y était tout disposé et tandis qu’il répétait machinalement :

— Comment vais-je m’y prendre ? Que diable inventer ?

Il s’affermissait dans son projet par des phrases pleines de logique :

— À quoi sert-elle ? Qu’elle soit ou non, qu’est-ce que cela change ? A-t-elle une existence propre, un cerveau, une âme ?

Et en toute sincérité, il estimait que sa disparition n’eût froissé ni loi humaine, ni règle de nature.

Il employa sa soirée à se féliciter de sa décision. Somme toute, il devait choisir entre deux morts, celle d’un être superficiel, égoïste, inintelligent, et celle d’un être d’élection et de puissance. Le dilemme était très simple : l’une ou l’autre. Il n’éprouvait aucun embarras à condamner sa femme, sans songer toutefois qu’il lui faudrait exécuter la condamnation.

Cet état de volonté négative dura quelque temps. Il considérait Louise comme idéalement supprimée. Il s’étonnait même qu’elle persistât à respirer et à dire des mots. Il restait bien entendu que c’était provisoire, qu’au premier signal elle s’en irait et laisserait la place à Bertrande, la seule digne de lui.

Mais au commencement d’octobre, un jour de pluie et de vent glacé, Louise demanda :

— As-tu fixé la date de notre départ ? La saison devient mauvaise pour les enfants.

Et Marc, au mouvement de haine qui le secoua, s’aperçut qu’elle vivait et escomptait tout un avenir de vie. Il répondit brutalement :

— Si tu t’ennuies, tu n’as qu’à partir.

— Je t’attendrai, fit-elle.

En lui-même, il murmura :

— Alors, ma petite, tu ne partiras pas d’ici.

Il savait maintenant qu’il la tuerait. Dans sa lutte contre la tentation, il avait succombé. Ce fut un soulagement, comme à l’époque de son père, car cette lutte l’épuisait. Loyalement, il se mit en quête d’un procédé.

Les modes de suppression défilèrent à nouveau. Il les examinait de tout près, avec le ferme désir d’en élaborer un qui réunît tous les avantages. Mais son imagination languissante le laissait piétiner dans un cercle de ténèbres lourdes.

Il eut des remords envers Bertrande. Elle ne cachait plus sa tristesse.

— Pardon, s’écriait-il, je t’ai promis le bonheur, et je manque à mon serment… ce n’est pas faute de courage… c’est le hasard… patiente un peu.

Ces propos obscurs ne la surprenaient pas. Leurs entretiens témoignaient souvent une sorte de démence et chacun d’eux écoutait à peine ce que l’autre articulait.

Un soir, Marc dit à sa femme :

— Je te trouve changée, es-tu malade ?

— Nullement, pourquoi cette question ?

Oui, pourquoi ? Il n’en savait trop rien. Il poursuivit :

— Tu devrais te soigner… des fortifiants sont toujours utiles… autrefois, je me servais de poudres…

Il s’interrompit, effaré. Voilà donc où il en voulait venir, à une réédition de son premier crime.

Jamais, il en eut la conviction soudaine, jamais il ne se résoudrait à repasser par les mêmes angoisses. D’autres, plus terribles au besoin, il les acceptait. Mais dérober du poison, ouvrir l’enveloppe inoffensive, verser la poudre, mêler comme un jeu de cartes le tas des petits paquets, c’était au-dessus de ses forces.

— J’aimerais mieux frapper à coup de couteau, répétait-il, sans chercher l’explication de sa répugnance.

Et il constata par là que la perspective d’un acte violent ne le révoltait plus. Le sang coulerait, la victime se débattrait, l’agonie s’éterniserait en cris et en râles, le corps flasque ploierait entre ses bras…

— Et puis, quoi ! l’essentiel est d’éviter les soupçons. Le reste n’a pas d’importance. Si la première fois j’ai usé d’un moyen indirect, c’est par crainte d’hallucinations obsédantes. Mais outre que je me crois réfractaire au remords, j’aurai des armes que je n’avais pas pour le terrasser, jadis. La vie s’ouvrait devant moi, inconnue, avec des possibilités de repentir et de vide, et nulle assurance de félicité. Aujourd’hui Bertrande est là.

Vraiment le souci du remords lui semblait saugrenu. L’œuvre accomplie, il l’oublierait si vite ! Quel tourment résisterait au sourire de l’amie ? Quelle vision ne s’effacerait pas sous l’image réelle de l’amante ? L’appoint des mesquines comédies serait inutile. Que, contrairement à toute hypothèse, surgît quelque souvenir fâcheux, il prendrait Bertrande tout simplement, et les yeux dans les yeux, leurs corps unis, il s’amuserait bien de la piteuse contenance que garderait cet impertinent souvenir.

La certitude de la possession l’induisit en une telle effervescence que le crime à commettre ne représentait plus à son esprit qu’un acte préparateur de joie et susceptible d’un châtiment problématique. L’angoisse de l’exécution, il ne l’envisageait même pas. Les conséquences dangereuses pour son repos intime, il les niait.

— Donc le programme est de déjouer les soupçons.

Tarder l’énervait. Sur Bertrande et sur lui pesait l’approche d’un grand événement. Dans l’attente anxieuse et parfois, cependant, aussi douce qu’une trêve, ils se hâtaient d’évoquer les premières émotions de leur amour. Une catastrophe imminente allait séparer violemment leur avenir de leur passé, et à ce cher passé, ils se rattachaient avec reconnaissance.

Il y avait eu de si jolis instants entre eux ! Ceux mêmes du désir les charmaient. Longuement ils reconstituaient les plus futiles détails de leur aveu, à la Chevrotière. Avant tout, ils s’exaltaient au récit de leur rencontre sur la plage de la Bernerie.

— À peine, murmurait Hélienne, — car ils s’entretenaient à voix basse de ces choses défuntes, — à peine si je comprends ce que j’ai éprouvé, l’étrange phénomène qui dévêtit mon âme et la jeta contre votre âme nue. Mais alors, pour vous, mon amie, je ne comprends rien, expliquez-moi…

Bertrande ne s’obstinait plus au silence. Elle parlait. Et Marc apprenait qu’elle avait subi les mêmes émotions et les mêmes extases que lui. Ignorants l’un de l’autre, ils se connaissaient tout à coup, sans avoir échangé un mot ou un regard, connaissance absolue, établie en dehors des gestes et des faits par la sympathie d’âmes analogues qu’émeut le mystère d’une heure.

Et c’est pourquoi elle n’avait pu fuir, le lien nouveau l’en empêchant, et pourquoi elle avait deviné ses larmes et enlacé sa tête, elle-même pleurant et souhaitant la consolation de cette étreinte.

— Il me semble, dit Marc, que j’ai changé d’univers depuis ce soir-là. Celui où j’habite a des cieux d’autre couleur, des arbres d’autre forme, des bruits d’autre espèce. Il y a de la matière comme auparavant et des objets de dimensions déterminées et de la vie, mais autour de cette vie flotte quelque chose qui me la fait voir telle qu’on doit la voir. Est-ce ton âme ? ou plutôt n’est-ce pas l’âme générale, la mienne, la tienne, celle du monde, celle de la nature, celle où je parviens peu à peu, en étant chaque jour plus digne ?

Il ajoutait lentement :

— Ce que je dis n’exprime pas ce que je sens, mais nous sentons si bien tous deux ce que je ne sais pas dire !

Et Marc se demandait :

— Comment renoncerais-je au spectacle de la lumière entrevue ? Comment retournerais-je à mon vieux coin d’univers.

Un des enfants tomba malade. Le médecin prescrivit la rentrée à Paris, l’air de la mer devenant trop vif. Louise déclara :

— Je pars demain.

— Tu as raison, pars demain, moi je reste jusqu’à la fin du mois ; ce climat me réussit à merveille.

Comme tout s’arrangeait bien ! D’abord, c’était une période tranquille qui profiterait à son amour. Il ne quitterait plus Bertrande. Puis cela lui accordait du loisir pour trouver une combinaison prudente et ingénieuse. Et quel atout dans son jeu, cette séparation ! Louise à Paris, lui officiellement à la campagne, en un jour d’absence clandestine, il la pouvait rejoindre, agir et revenir au Prieuré.

L’après-midi, il avait rendez-vous avec Bertrande à la Chevrotière. Il y courut joyeusement pour lui annoncer la bonne nouvelle. À leur place ordinaire se trouvait un gamin qui lui remit une lettre et s’en alla. Il la lut.

« Marc, M. Berjole est de retour à l’époque fixée, je ne m’en souvenais pas. On parle, m’a-t-il dit, de nos entrevues. Personne ne les ignore. Mes pauvres vieux m’ont questionnée timidement à ce sujet. Je ne vous verrai plus, les bans seront publiés dimanche.

« Je reçois un mot de Louise. Elle part demain seule. Partez aussi, je vous en supplie. Marc, je vous aime et je suis malheureuse. »

Il replia la lettre, la mit dans sa poche et, s’asseyant, réfléchit très calmement :

— Les bans auront lieu dimanche, nous sommes aujourd’hui vendredi. Sa décision est irrévocable. D’un autre côté, Louise s’en va demain samedi, ce qui ne me laisse pas le temps de faire à Paris la fugue projetée.

Il conclut à haute voix :

— Ce sera donc pour cette nuit.

Par des chemins déserts, propres aux méditations, il rentra. Le vent hurlait. Il se dit : Ce vent me servira.

Des nuages encombraient le ciel. Il se dit :

— Il n’y aura pas de lune ni d’étoiles gênantes.

Fréquemment, il répétait :

— Eh bien, oui, c’est pour cette nuit et puis après ?

Comme s’il eût voulu prouver à quelque interlocuteur que cela lui était parfaitement égal. Cette nuit ou une autre, qu’importait !

Il erra jusqu’au coucher du soleil. Des idées se coordonnaient. Ainsi il choisit l’heure, minuit. À minuit, il sortirait de sa chambre et frapperait à celle de Louise. Et il prévit assez nettement ce qui se passerait alors.

Au dîner, en face de sa femme, il n’eut point de trouble. Elle ne lui apparaissait pas comme quelqu’un qu’il se disposait à tuer, même pas comme un être avec qui il eût affaire. Son destin l’occupait exclusivement.

Il monta au second étage pour vérifier quelques détails, puis, tout le soir, il se promena. Le vent, l’obscurité persistante, le ravirent.

Il rentra tard. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres et, dans l’escalier, le long des corridors qui le menèrent à sa chambre, il ne perçut aucun bruit.

Il reprit son plan. L’ayant remanié, complété et soumis à un examen sévère, il l’exposa en ces termes :

— Je frappe, Louise m’ouvre, je lui dis hâtivement : « Il y a un homme dans la maison, prête-moi ton revolver. » Ce revolver est toujours à portée de sa main, car elle est très peureuse. Je fais fonctionner l’arme, le canon dirigé vers sa poitrine. Le coup part. Là, il faut du sang-froid. Avant qu’on puisse venir au bruit de la détonation, j’ai quelques minutes. Je pousse le verrou. Puis j’ouvre la fenêtre et je monte sur le rebord du toit. Par le vasistas, il m’est matériellement possible de refermer la fenêtre. Puis je tire à moi le vasistas et je regagne ma chambre. On croira au suicide. Comment n’y croirait-on pas ? Tout sera clos à l’intérieur.

Au préalable, il fit une répétition exacte de la scène. Le même arrangement de croisée le lui permettait. Deux minutes après le coup supposé, il se trouvait sur le toit, sans laisser aucune trace derrière lui.

Satisfait, il ne pensa plus qu’à des choses vagues. Son oreille restait à l’affût.

Et soudain, comme à un signal donné, une épouvante folle l’ébranla des pieds à la tête. Minuit sonnait.

Il n’hésita pas une seconde, cependant. Il se leva et, doucement, sortit. Le corridor longeait trois pièces, dont deux vides et, la troisième, celle du milieu habitée par leurs enfants et leur bonne. Un craquement du parquet le perdrait : il s’agenouilla. D’ailleurs, aurait-il eu la force de se tenir debout ?

Ce fut interminable. Dans l’ombre, il rampait, s’arrêtait, tâtait les murs, puis se traînait encore.

De rares idées le heurtèrent. Son front dégouttait de sueur. Et il songeait stupidement :

— On verra les gouttes demain matin, c’est ennuyeux.

Il se rappela son premier crime. Cela s’était mieux passé. Quel dommage qu’il dût, cette fois, employer de tels moyens !

Ses genoux le brûlaient. Il fut obligé de serrer les mâchoires, car ses dents eussent claqué. Et il se dit :

— Oh ! j’ai peur, j’ai peur…

Peur de quoi ? De tout, de l’obscurité, de la mort, du silence, de l’homme même dont il allait parler à sa femme, peur au point d’être soulagé quand il arriva devant la porte.

Le but atteint, il eut hâte d’en finir. Il frappa. On ne répondit pas. Il frappa de nouveau, une voix gémit :

— Qui est là ?

— C’est moi, Marc, ouvre vite, dépêche-toi.

Il entendit un froissement de draps, puis le bruit des pieds sur le plancher, puis le grincement du verrou. Son cœur bondit de terreur. Il se souvint de son père. Louise, le vieux, les deux images se confondirent. La porte s’ouvrit. Il entra.


XI


À Paris, la tristesse de l’appartement inhabité depuis des mois impressionna Marc. Les meubles ensevelis dans le suaire des housses ont des aspects de fantômes accroupis. Des papillotes de camphre sont épinglées aux rideaux, comme des oiseaux informes.

Il s’effraya de cette première nuit solitaire, parmi l’odeur du moisi et le vide des pièces abandonnées.

— J’attendrai qu’elle soit ici, se dit-il.

Il dîna au restaurant, se réfugia au théâtre, courut les cafés, et, rompu de fatigue, dormit en un lit d’hôtel.

Le matin, il déambula comme un misérable, au milieu des rues boueuses et sous la pluie sinistre. À une heure, il échouait, au buffet de la gare Montparnasse. Le train de Nantes n’arrivant que deux heures plus tard, il fuma et lut des journaux.

Sur le quai, son impatience se traduisit par une querelle avec un employé. Enfin, le train parut. Dans l’encadrement d’une portière, des mains s’agitaient et un visage d’enfant lui sourit. Marc se précipita, saisit son fils, puis reçut sa fille, puis aida sa femme à descendre. Quand elle fut auprès de lui, il l’embrassa tendrement.

Il avait quitté le Prieuré quelques heures avant elle, sous prétexte d’affaires urgentes. En outre, Louise et les deux enfants avaient passé la nuit à Nantes.

Un omnibus les emporta. Le matin, les domestiques, venus directement de la campagne, avaient aéré et nettoyé l’appartement. Hélienne eut une surprise agréable.

— C’est vraiment gentil, chez nous.

Son cabinet de travail surtout lui plut. Que de journées laborieuses s’étaient écoulées là ! Combien d’autres s’y accumuleraient ! Le repas fut plein de douceur. Marc se lamenta sur la mauvaise mine de son fils.

— Ne t’inquiète pas, dit Louise, c’est la fatigue du voyage ; il va reprendre ses couleurs ici.

La bonne mère ! Sous le petit rond de la lampe, le soir, il se recroquevilla près d’elle, comme pour respirer l’atmosphère qu’il lui fallait maintenant. S’étant plaint de la migraine, il la vit aussitôt prête à le veiller toute la nuit. La bonne épouse ! Il la remercia de son dévouement et lui offrit son affection, ce à quoi elle acquiesça par un visage ébahi. Ainsi se multiplièrent, au cours de la soirée, les chaudes sensations de l’intimité, de la famille et du confortable. Marc les savoura.

Son contentement, produit de ses nerfs détendus, se soutint quelques jours. Il avait échappé à la tempête, au naufrage, et avant de vérifier les dégâts probables et de songer qu’il s’en allait peut-être à la dérive, il jouissait d’être sain et sauf.

Il ne se souciait pas de réfléchir. Son cerveau secrétait de petites constatations béates. Regardant Louise, il s’étonnait presque de sa présence, du son de sa voix, de la réalité de sa forme, et il l’eût touchée pour s’assurer que ce n’était pas un fantôme.

— Je ne l’ai pas tuée, non, je ne l’ai pas tuée.

Il ne se demandait point pourquoi. Mais cela le satisfaisait qu’il en fût ainsi. Et il se félicitait également de retrouver toutes les choses en leur place, comme si ce séjour au bord de la mer n’eût été qu’un rêve incertain.

— Rien n’est changé. Ma vie actuelle se continue selon les lignes de ma vie d’autrefois : mon état d’âme est analogue. Les mêmes instincts et les mêmes habitudes me dominent. J’étais heureux, je le suis.

Son allégresse pourtant, diminua. Il eut des moments d’ennui, puis de doute, dont pâtit sa femme, sur qui cette humeur retombait. Mais il ne l’importuna pas longtemps, car un besoin de solitude suivit, qui l’enfermait dans son bureau ou le chassait dehors.

Pour réagir contre cet abattement, il voulut mettre en ordre la mêlée de ses souvenirs. Il remonta jusqu’à sa dernière nuit au Prieuré.

— Voyons… rappelons-nous… Louise m’ouvre… J’entre… À sa vue, ma décision n’a pas faibli… non, j’affirme qu’elle n’a pas faibli… Même, des yeux, je cherche le revolver. Le canon en émerge d’un petit vide-poches pendu à la tête de son lit. Une veilleuse éclaire la pièce, Louise me dit : « Tu as l’air tout drôle ? » Moi, je lui réponds, — et cependant je n’avais pas oublié la phrase nécessaire, celle où je parlerais de l’homme dans la maison, non, — je réponds : « Figure-toi que j’ai une traite à payer ; je prends le train de Paris à la première heure. » Pourquoi ai-je dit cela ? Pourquoi a-t-il fallu que je dise cela et pas l’autre chose ? Pourquoi ne l’ai-je pas tuée, puisque je le voulais de toute ma volonté !

Il n’essayait nullement de résoudre ces questions, et les ténèbres s’épaississaient autour de lui.

Une fois, Louise prononça :

— C’est jeudi le mariage de Bertrande.

Cette nouvelle aurait dû le bouleverser, et tout de suite il se répéta :

— Comme je souffre ! Mon Dieu, que je souffre !

Il n’en était rien. Il avait déjà noté que la date de ce mariage approchait, et néanmoins, sauf un vague trouble de jalousie, il n’éprouvait aucune souffrance. N’aimait-il plus ?

Seul, il saisit une plume. Une page écrite résoudrait le mystère. Mais, dès les premières lignes, il s’arrêtait, n’osant pénétrer au fond de sa conscience.

Alors, il évita de penser. Il opposa son inertie comme digue à la marée tumultueuse des idées et des raisonnements. Il les pressentait tous accusateurs, acerbes, impitoyables pour sa conduite et pour la tenue générale de sa vie. Tous ils se ruaient à l’assaut de passé.

Sans relâche, Hélienne consolida la digue protectrice. Il la fortifiait avec des matériaux étrangers ; impressions de la rue, observations sur les gens rencontrés, soucis de toilette, de santé, de fortune, de famille. Le rempart grandissait. Mais, par les interstices, suintèrent, à la longue, des infiltrations dangereuses. C’étaient des bribes de pensée, des bouts de phrase, un cri de sincérité, le jet d’un aveu. Et le niveau de compréhension montait, et, malgré lui, Marc commençait à entrevoir le sens de ses actes.

L’œuvre s’espaça sur des semaines et des mois, et quand il parvint à la connaissance totale, il luttait encore contre l’envahissement de la vérité.

— Pourquoi n’ai-je pas tué ? ne cessait-il de dire.

Il le sut un jour, quand il s’écria en une réponse involontaire :

— Je n’ai pas tué, parce que je suis un lâche.

Et l’énigme était déchiffrée. Non qu’au moment d’agir il se fût tourmenté du combat probable, du regard de sa victime, de sa prière, ou qu’il eût reculé devant l’angoisse des cauchemars futurs et des représailles humaines ; mais quelque chose de plus formidable l’avait arrêté. Et la nature de cet obstacle commençait à lui apparaître. Bouleversé il pressentait la puissance irrésistible qui dirigeait sa vie, puissance mise en jeu par lui et sous laquelle maintenant il râlait.

Sa vie ! Elle se dresse peu à peu dans le champ de sa vision, ainsi qu’un panorama lumineux dont toutes les scènes seraient sur le même plan, sans effets de perspective. Entre son premier crime commis et son second crime avorté, il en aperçoit à la fois l’ensemble et les détails. Comme d’une hauteur, il se distingue tout petit, travailleur minuscule qui bâtît sa petite maison dans un repli de terrain, à l’abri des vents. Pierre à pierre, il ajoute un étage. Patiemment, il dessine son petit jardin et le divise en allées étroites et en plates-bandes régulières.

Il se rappelle son égoïste aventure à Capri, son voyage orné de faux enthousiasmes, ses semblants d’orgie en compagnie de créatures quelconques, son intrigue avec une fille qui le trompe. Il se rappelle ses tentatives menteuses vers l’art, ses essais de style, son mariage inconséquent et le soin qu’il prend successivement de sa femme et de son fils.

C’est cela dix ans de vie. À distance, tous ces faits lui paraissent d’égale dimension, distribués en casiers analogues. L’un ne dépasse pas l’autre. Ils forment comme les arbres de son jardin, tous taillés sur le même modèle, à sa mesure, et produisant des fruits identiques et utiles.

Et ces fruits, et le rapport de cette petite propriété bien entretenue, et ce que l’on respire dans les pièces symétriques de cette petite maison, c’est le bonheur. Il s’en avise un jour, il est heureux, et depuis longtemps. Alors c’est l’enseigne de son domaine, l’étiquette de ses actions, la devise de son existence, une marque de fabrique : « Je suis heureux. » Au-dessus de la bâtisse un drapeau de victoire flotte. Sur les murs, des affiches proclament cette béatitude.

Il est heureux. Le bonheur est son compagnon indispensable. Il s’accoutume à lui comme à un ami fidèle. À ses côtés il vieillira. Cela lui sert de tout, de toison, de pâture, de literie. Manger, boire, être heureux, autant de nécessités, de fonctions aussi importantes les unes que les autres.

Oh ! il y tient à sa conquête ! Il l’a payée au prix du crime, et il la défend, pied à pied, avec toute sa ruse, toute son intelligence, toute sa force. La petite bâtisse où il surveille son petit avoir de plaisir, il la transforme en prévision des rudes assauts ou des attaques sournoises ! Le remords ne rôde-t-il pas dans la campagne environnante ? Et c’est un château fort avec des tours et des donjons, avec des chemins de ronde, des fossés, des remparts, des mâchicoulis et nulle porte ! Là dedans il s’est enfermé. Et les sentinelles sont attentives, et les soldats obéissants, et le chef expérimenté. Les brèches se réparent, les murailles s’exhaussent indéfiniment. Peu à peu croît la sécurité, s’apaise l’angoisse, règne, en roi, le bonheur.

La chose est naturelle. À qui se barricade en soi, entoure le petit cercle où il se meut de murs et de pièges, arrête à grand renfort de talus et de digues l’invasion du dehors, se cuirasse contre les flèches et les balles, réduit le choc des événements inévitables, à celui-là le bonheur est facile. Hélienne l’avait conquis.

Les ténèbres de sa vie, les ténèbres de la vie humaine s’illuminaient de clartés violentes. Comme il voit ! comme il voit ! Le drapeau flotte. L’enceinte monte jusqu’au ciel. C’est le château du bonheur. Et dix années s’y sont écoulées.

Oh ! ces dix années, Marc les contemple avec épouvante. Hanté par la peur, il n’a rien fait que de se mettre en garde. Même tranquille, il est resté les yeux obstinément fixés sur le passé. Dix ans de mensonges ! Être contraint à se choisir comme dupe, se traiter ainsi qu’un adversaire que l’on bafoue. Ne plus savoir où l’on est ! Et quels subterfuges avilissants ! Son existence est une série de vilains complots. Il la détaille en petites fioles, en petites rations, en parts de pauvre. L’atmosphère qu’il respire est déprimante. Ses poumons se rétrécissent. Tout ce qu’il regarde, entend, touche, est mesquin, étriqué, pâle, débile. Son œuvre est souterraine. Il se creuse des chemins dans l’ombre et il y rampe.

Et c’est au fantôme dont il aperçoit au loin la silhouette courbée et les gestes de nain, qu’un jour Bertrande fût offerte. Elle vient comme un ange de salut, les mains pleines de grâce, de délivrance et d’air pur. Son sourire est doux. Au son de sa voix il pleure. Et le charme de son corps le trouble.

Elle se penche sur lui ainsi que sur un malade, et elle lui prend son âme pour la réconforter au contact de la sienne. Et l’âme corrompue se guérit, elle palpite de frissons inconnus, des espoirs et des volontés nouvelles secouent sa torpeur.

La chère créature ! elle a pénétré dans le château de son bonheur, et il s’imagine que ce château se transforme. Ils se promènent ensemble. Ils jouent comme des enfants. Les murs nus s’ornent de fleurs, de l’herbe gaie croît entre les pavés des cours, et des sables arides. Bertrande fait jaillir les fontaines fraîches.

Elle ne s’en ira pas. Oh ! il ne faut pas qu’elle s’en aille. Elle change l’aspect des choses, elle est la fée qui colore les plantes et purifie le ciel. Il la gardera près de lui, dans sa cachette profonde. Elle partagera ses petites habitudes de bête sournoise, ses petites occupations, ses petits amusements, ses petites ruses d’insecte traqué.

Mais elle ne veut pas. Elle s’enfuit. Et Marc éperdu de souffrance court vers elle pour la rejoindre. Et c’est alors que la réalité apparaît ; il est prisonnier. Il cherche, il tâtonne, Bertrande s’éloigne de sa demeure, et lui ne trouve point de porte. Il est en prison dans son bonheur, dans le château qu’il a édifié et dont il ne peut plus sortir. Il a des chaînes qui lui pèsent aux chevilles et aux poignets. Il est l’esclave qui rêve de s’échapper : le maître monte la garde, impitoyable.

Pourtant Bertrande l’appelle. Par dessus les murailles, il voit l’horizon où elle l’attend, horizon de lumière et de mouvement, avec des êtres qui se débattent, des flammes qui se heurtent, des cris qui se mêlent, des gémissements, des coins de clarté paisible, des aurores et des extases. Il sait, maintenant. Il sait ! oui, Bertrande est la vie.

Elle est la vie douloureuse et gracieuse à la fois, séduisante et redoutable. Elle est la vie inaccessible aux profanes, incompréhensible à ceux qui la regardent de loin. Que de choses il entrevoyait déjà par elle, que de choses il eût apprises par elle, le mystère de mystères, notre raison d’être, ce que nous faisons, ce que nous avons à faire du berceau à la tombe.

Il a cherché le frisson de l’art et le frisson de la gloire, il n’a point cherché le frisson de la vie. Or c’est le seul qui importe. Il compense nos misères. Vivre est la grande ivresse. Rien ne vaut cela. Nous naissons pour vivre et combien meurent qui n’ont pas vécu. Tout notre effort doit tendre à sortir du néant. Manger, boire, marcher, parler, ne nous y aident pas. Ce sont attributs de la matière. Seul nous affranchit le miracle de la vie réelle. Seule nous élève l’émotion. Celui qui tremble devant un coucher de soleil ou qui pleure devant un haillon de pauvre s’anoblit davantage que la sœur de charité qui se dévoue par croyance.

Or, il est une issue pour aller vers Bertrande, vers la vie. Et cette issue, c’est Louise qui la garde. Il pourrait s’évader au prix d’un nouveau crime. Sa femme est là, sentinelle qu’il a placée lui-même. S’il la supprime il est libre.

Il n’ose pas. Comment oser après dix ans d’engourdissement ? Lâchement il a peur, il a peur parce que la vraie vie se forge avec de la souffrance et que l’émotion est trempée de larmes. Il a peur de souffrir. Il craint les coups, les blessures, les insomnies, la faim, la misère. Il craint surtout l’inconnu de douleur où l’on s’aventure quand on déserte le logis confortable.

Et c’est pourquoi il ne tue pas, c’est pourquoi il ne découvre pas le moyen de tuer. Il a bien su jadis imaginer ce qu’il fallait, il a bien su trouver en ses nerfs et en sa volonté la force d’agir. Il ne peut plus aujourd’hui, car il a goûté au dissolvant bonheur.

Ainsi peu à peu Marc parvenait à la compréhension totale de son existence. Elle se résumait en deux actes : la première fois, il a tué par cupidité ; — la seconde fois, il n’a pu tuer par amour. Il a tué quand tuer était un crime, non quand tuer était un devoir. Il a tué pour affranchir son corps, non pour affranchir son âme. Il a tué pour de l’or, non pour conquérir la vie, la vie féconde, la vie douloureuse, la vie ardente, la vie bienfaisante, la Vie, seule raison de vivre.

C’était le châtiment. L’ignominie du premier acte a déterminé la lâcheté du second. Parce qu’il a tué, il n’a pu vivre, vivre assez fortement le jour où il eût été bien de tuer. Pour agir, il a dépensé en une fois toute l’énergie de sa vie et le peu de force disponible après l’acte, il a dû, au mépris de toute amélioration morale ou intellectuelle l’employer à sa sauvegarde. Il n’a pas vécu, il n’a pas vécu. C’est l’effroyable punition que le meurtre de son père lui a infligée. D’abord il l’a commis. Ensuite il a dû chercher l’oubli. Et toute autre chose lui est interdite que de chercher l’oubli, l’oubli éternellement.

Une nuit, soudain visibles, la grandeur et le symbole de son châtiment le terrassèrent. Il tomba à genoux et il clamait en se frappant la poitrine :

« J’ai fait œuvre de mort, et sur toute ma vie plane la mort. »

La mort planait, l’ensevelissant sous des linceuls de froid et d’immobilité. Il avait donné la mort et, depuis ce jour, la mort l’envahissait à son tour, peu à peu. Il la voyait, rongeuse et patiente, et tenace. Un à un, elle étouffe ses rêves d’art et d’ambition. Habilement elle lui cache son devoir d’homme, le but glorieux qu’il se proposait au sortir de l’adolescence. Il avait des dons de noblesse et d’enthousiasme, elle les flétrit. Il croyait en son intelligence, il espérait en le développement intégral de sa personnalité. Elle saccage tout, l’impitoyable vengeresse.

Certaines combinaisons adroites, jointes à d’heureux hasards et à un tempérament spécial, avaient pu le garantir des châtiments ordinaires et des remords légitimes, mais un mal inattendu lui était réservé : en même temps que son père, il avait tué son âme.

« J’ai fait œuvre de mort, et sur toute ma vie plane la mort. »

Des mois passèrent. Marc Hélienne fut malheureux. Il n’ignorait pas que le temps affaiblirait sa peine et lui rendrait le bonheur. Mais ce bonheur, il le méprisait comme il se méprisait lui-même.

C’est une proie vulgaire et facile : cela se ramasse un peu partout, parmi la boue ou les ordures. C’est une herbe fort commune : on n’a qu’à se baisser pour la brouter. Il écrivit :

« Sauf quelques conditions fortuites de santé et d’aisance, nous avons tous entre les mains les matériaux nécessaires pour construire le château de notre bonheur. Et la chose est aisée, quoique minutieuse. Mais soyons attentifs à ce qu’il ne devienne pas notre prison. La vie n’est pas là. Elle est dehors, dans la lutte et dans la souffrance. Et si jamais elle nous réclame, courons à elle, quel que soit l’obstacle qui nous en sépare. »

Il rangea cette feuille de papier au fond d’un tiroir, ainsi qu’un testament moral. Ce fut la conclusion de son passé, le dernier regard lucide qu’il jeta derrière lui. L’avenir, non plus, ne le préoccupa plus. Il savait que tout espoir lui était interdit, il borna ses pensées au présent, et la minute actuelle contint assez d’intérêt pour alimenter son cerveau.

Le souvenir de sa crise s’effaça. Il se résignait à l’habitation de béatitude où l’avait cloîtré sa lâcheté. Il commençait à la retrouver plaisante, avec sa monotonie, l’aridité des allées, la sécheresse du sol, ses petites cellules symétriques, ses souterrains réguliers, sa végétation rabougrie.

Il s’y endormit, assoupi par l’atmosphère lourde. De tous les coins, du fond de leurs cachettes, surgirent les anciennes habitudes, un moment en déroute. De nouveau, elles lui liaient les membres et serraient les nœuds indissolublement.

Et aussi revint le troupeau des hypocrisies. Elles sont les auxiliaires les plus fidèles de la félicité, et il en accourut de nombreuses au secours de Marc, de vieilles qu’une secousse de franchises avait effarouchées, de neuves dont l’appui semblait efficace à se concilier. Il se dit :

— Après tout, suis-je certain d’avoir tué mon père ?

Celle-là était vaillante au poste, toujours prête au bon combat contre la vérité. Il la mit en avant et, protégé par elle, il se sentait à l’abri de bien des ennemis.

Ainsi fit-il à l’égard de Bertrande dont l’empreinte pesait encore sur lui. C’était la seule chose jolie de son existence, si jolie que les autres choses n’en paraissaient que plus vilaines. Pour la première fois, il avait agi sans calcul. Ce souvenir le gênant, trop beau et trop pur, il le souilla d’un doute. Et il ricanait :

— N’est-ce pas quelque artifice suprême ? Pour abolir définitivement le passé, j’avais besoin d’une crise suprême. Ne l’ai-je pas inventée de toutes pièces ? Sinon, comment expliquer mon oubli de Bertrande dès que mon repos exigea la fuite ?

Bertrande ne fut plus dans sa mémoire qu’une silhouette vacillante et chaque jour moins précise, et de la sorte il détruisit la douce aventure d’amour qui avait failli le sauver.

Alors les murs de sa prison lui cachèrent tout espace et toute lumière. Il était condamné au bonheur, à un décevant, ténébreux et stérile bonheur. Aux rares instants de conscience, il s’aperçoit qu’auprès de lui achève de pourrir le cadavre de son âme. Ils sont enfermés ensemble, corps veule et âme décomposée. Et de cette victime imprévue, parfois il a des remords.


FIN