L’Œuf rouge (Marais)



L’ŒUF ROUGE


Il songe. La fenêtre est ouverte. Un rayon
Entre en chaude clarté ; sa lumière enveloppe
L’homme pensif qui rêve en mordant son crayon,
Et la table où s’étale une carte d’Europe.
Il écoute chanter de clocher en clocher
La voix profonde qui sonnait les nuits d’alerte.
Les cloches que rougit la flamme du bûcher.
Celles qu’on bombardait dans la cité déserte…
Aux choses, l’homme prête une âme : son esprit.
Dans ce chant, il entend sa pensée. Il sourit :
« Pâques vient effacer les crimes des vandales
Et réveille vos morts, cendres des cathédrales !
Dans la cloche qui tinte et qui vibre, il y a

Des souvenirs d’horreur, un orage qui tonne…
Et pourtant, ce matin, sa gaîté carillonne.
Sa voix n’est plus un glas, mais un alléluia :
Faut-il rester de fer, quand le bronze pardonne ? »

La vieille cloche accourt du pays fou. Là-bas,
Elle a vu l’incendie allumer les isbas
Et sa robe d’airain porte un accroc de bombe.
Son vol d’oiseau pesant fait une ombre en passant ;
L’homme voit sur sa table une chose qui tombe :
Un œuf rouge, arrondi comme un caillot de sang.
L’œuf roule sur la carte et sa rondeur qui bouge
Empourpre, tour à tour, du nord-est à l’ouest,
Les pays où s’étend sa large tache rouge.
L’homme veut l’arrêter ; il n’y parvient. Il est

Déconcerté. Quel est ce prodige ?… Des signes
Se dessinent soudain, forment des mots, un nom.
Et, penché sur la carte, il déchiffre ces lignes :
« Ô Amérique, songe à Christophe Colomb ! »

On ne tend point l’hostie à celui qui fusille.
Les vainqueurs trop polis perdent leur Fontenoy.
Mais, réglant les conflits du geste qui fait loi,
On équilibre l’œuf en brisant sa coquille.

JEANNE MARAIS.