L’évolutionnisme physique et le principe de conservation de l’énergie
DISCUSSIONS
Nous éprouvons quelque scrupule à dire ici tout le bien que nous pensons de l’article de M. Louis Weber sur l’Évolutionnisme physique[1], et à en louer comme il conviendrait la clarté logique, la précision et l’ingéniosité. Qu’il nous soit du moins permis de féliciter l’auteur d’avoir joint à la critique, d’ailleurs péremptoire, de la métaphysique évolutionniste, une critique de l’évolutionnisme au point de vue scientifique et logique. Cette seconde critique nous paraît fort juste dans son principe et dans ses conclusions ; et si nous croyons devoir signaler une lacune dans cette argumentation, ce n’est pas pour la réfuter, mais au contraire pour inviter son auteur à la rectifier et à la compléter. Nous aurons en même temps l’occasion de définir quelques-unes des notions fondamentales de la mécanique, dont on fait grand usage en philosophie naturelle, mais auxquelles on prête trop souvent un sens vague et élastique fort éloigné de leur sens scientifique.
On pourrait regretter, par exemple, que M. Weber n’ait pas assez nettement distingué la force de la masse d’une part, et de l’énergie d’autre part. Sans doute M. Spencer semble fréquemment confondre ces concepts, pourtant si divers ; mais c’est une raison de plus pour en maintenir et en préciser la distinction. La masse n’est point du tout « l’espèce de force qui produit l’occupation de l’espace », ni aucune autre espèce de force, telle que la force d’inertie : car la force est, comme le dit fort bien M. Weber, une quantité vectorielle (c’est-à-dire un segment de droite ayant une direction et un sens déterminés), qui est égale, non pas au « rapport de l’accélération à la masse », mais au produit de l’accélération par la masse. Or, dans ce produit les deux facteurs sont hétérogènes et jouent un rôle tout différent ; l’accélération est, comme la force, une grandeur linéaire dirigée tandis que la masse est un coefficient numérique essentiellement positif. En un mot, l’accélération est une longueur ; la masse est un nombre ; leur produit est une longueur qu’on nomme la force[2].
La différence entre la force et l’énergie n’est pas moins profonde. Aussi le principe suprême de la physique évolutionniste, que M. Spencer appelle « persistance de la force », n’est-il nullement équivalent au principe de la conservation de l’énergie. Si l’on définit la force comme nous venons de le faire (et c’en est la seule définition scientifique et rigoureuse), le principe de la persistance de la force signifie que la quantité de force reste constante dans l’univers, ce qui est absolument faux.
Quant au principe de la conservation de l’énergie, seul connu en mécanique, il signifie que l’énergie totale d’un système isolé, soumis à des forces centrales qui ne sont fonctions que de la distance mutuelle des points du système, reste constante dans toutes les transformations du système. L’énergie totale est la somme de l’énergie cinétique (ou actuelle) et de l’énergie interne (ou potentielle) du système, de sorte que dans un système conservatif ces deux énergies varient en sens inverse. L’énergie cinétique est la somme des forces vives du système ; elle ne dépend donc que de la grandeur ahsolue des vitesses des éléments du système. L’énergie interne est, au signe près, la fonction des forces intérieures du système c’est-à-dire une fonction dont la différentielle est la somme des travaux élémentaires de ces forces intérieures. C’est une fonction purement géométrique qui ne dépend que de la configuration du système, c’est-à-dire de la position relative de ses divers points ; et elle n’est déterminée qu’à une constante près, puisqu’on n’en connaît que la différentielle, ce qui permet d’en choisir arbitrairement la valeur initiale. Pour la définir plus clairement, on peut dire qu’elle est égale au travail total qu’effectueraient les forces intérieures du système, si on le ramenait à sa configuration initiale. Par exemple, l’énergie potentielle d’un corps pesant est égale au travail effectué pour l’élever au-dessus du sol à une certaine hauteur ; donc, comme ce travail, elle est proportionnelle à cette hauteur. Quand le corps tombe de cette même hauteur, la pesanteur effectue un travail égal et de signe contraire, qui, en vertu du théorème des forces vives, est constamment égal à la force vive du corps. En d’autres termes, à chaque instant, la force vive du corps est proportionnelle à la hauteur parcourue, et son énergie interne, à la hauteur qui reste à parcourir ; on comprend des lors que leur somme, l’énergie totale du corps, soit constante, et que le potentiel varie en sens inverse de la force vive pendant la chute. Le potentiel n’est donc, à vrai dire, que le travail effectif et actuel des forces intérieures du système, changé de signe. Par conséquent, en dépit de son nom, il n’est rien de virtuel ou de potentiel, au sens philosophique de ces mots ; il n’a rien de commun avec cette réserve de force latente que les métaphysiciens et les poètes sont trop souvent tentés de se figurer comme un principe occulte de vie et d’action. Ils ne sont pas, au reste, les seuls à commettre cette erreur ; et, s’il leur fallait une excuse, ils pourraient alléguer qu’un physicien, M. Raoul Pictet, a osé concevoir le libre arbitre comme le potentiel du cerveau.
Ces notions élémentaires étant rappelées, voici, semble-t-il, le point faible du raisonnement de M. Weber : « Tous les systèmes oscillatoires sont des systèmes conservatifs » (p. 445) ; sans doute, mais tous les systèmes conservatifs ne sont pas oscillatoires, autrement dit, n’ont pas un mouvement périodique. Or c’est sur la périodicité nécessaire du mouvement d’un système conservatif que paraît reposer la critique de la physique évolutionniste : « Les systèmes fermés, dont l’énergie totale est constante, sont donc des systèmes oscillatoires » (p. 446). Ailleurs, il est vrai, M. Weber est moins affirmatif : « Conservation de l’énergie et rythme sont des notions presque corrélatives » (p. 445). Nous verrons tout à l’heure que cette réserve prudente est tout à fait justifiée.
Pour montrer qu’un mouvement soumis au principe de la conservation de l’énergie peut n’être pas périodique, nous ne pouvons prendre un meilleur exemple que celui que M. Weber lui-même nous propose à l’appui de sa thèse. Le pendule simple, en effet, est un système conservatif par excellence, et son mouvement est en général périodique. « En général », disons-nous, mais non pas toujours : c’est ce que nous allons faire voir le plus clairement qu’il nous sera possible.
Le pendule simple est un point matériel pesant M assujetti à se mouvoir sans frottement sur une circonférence située dans un plan vertical[3]. Soit PP’ son diamètre vertical, P le point le plus haut, P’ le point le plus bas de la circonférence. On sait que P est la position d’équilibre instable, et P’ la position d’équilibre stable pour le point mobile M : placé en un de ces deux points sans vitesse initiale, il y reste indéfiniment. Dans tout autre cas, c’est-à-dire avec d’autres conditions initiales (vitesse ou position), il se met en mouvement. Dans ce mouvement, la vitesse du point M, en un point quelconque de la circonférence, est égale en grandeur à celle qu’aurait le point M au même point en tombant librement et sans vitesse initiale à partir d’un certain plan horizontal fixe. Soit Π ce plan, XY son intersection (horizontale) avec le plan de la circonférence ; elle est perpendiculaire à la verticale PP’. La loi des vitesses du point M a une expression très simple, susceptible d’une représentation géométrique ; la vitesse en chaque point a son carré proportionnel à la hauteur h du plan Π au-dessus de ce point, c’est-à-dire à la distance (verticale) de ce point à la droite XY[4]
Deux cas peuvent se présenter, suivant les conditions initiales du mouvement, qui déterminent la position du plan Π par rapport à la circonférence, c’est-à-dire aux points P et P’. Le plan Π se trouve évidemment au-dessus de P’, sans quoi il n’y aurait pas de mouvement. Mais il peut se trouver, soit entre P et P’, soit au-dessus de P. Dans le premier cas, la droite XY rencontre la circonférence en deux points A, A’, où la vitesse du point M s’annule. Chaque fois que le point M arrive en l’un de ces points A, tout se passe comme s’il était abandonné en ce point sans vitesse initiale ; il retombe donc, et parcourt la partie inférieure de la circonférence jusqu’à ce que sa vitesse s’annule de nouveau, c’est-à-dire jusqu’à l’autre point A’. Ainsi le pendule oscille indéfiniment entre ces deux points A et A’ : toutes ses oscillations sont égales en durée comme en amplitude, et identiques les unes aux autres, le point mobile repassant aux mêmes points avec la même vitesse. Son mouvement est donc périodique, et la période comprend la durée d’une oscillation double ou de deux oscillations simples, de A en A’ et de A’ en A.
Dans le second cas, où le plan Π passe au-dessus du point P, la droite XY ne rencontre pas la circonférence. Il s’ensuit que la vitesse du point M ne s’annule jamais : elle a son maximum en P’ et son minimum en P. Le mobile parcourt donc la circonférence toujours dans le même sens. Son mouvement est encore périodique en ce cas, et la période comprend la durée d’une rotation complète, après laquelle le point mobile repasse avec la même vitesse aux mêmes points.
Mais, outre ces deux cas généraux, il y a encore un cas particulier, intermédiaire entre ceux-là : c’est à savoir quand le plan Π passe par le point P. Alors la droite horizontale XY est tangente au cercle au point P : la vitesse du point M est donc nulle au point P, et ne s’annule qu’en ce point de la circonférence. Il est aisé de voir ce qui arrive dans ce cas : le pendule, après avoir franchi le point P’, remonte avec une vitesse qui décroît indéfiniment à mesure qu’il se rapproche du sommet P de sa trajectoire. Il ne peut s’arrêter avant le point P, puisqu’en tout autre point sa vitesse n’est pas nulle ; il doit donc finir par atteindre P, et s’y arrêter, car s’il se trouve avec une vitesse nulle dans cette position d’équilibre, il y restera indéfiniment. Le mouvement, dans ce cas, n’est plus périodique. Ainsi, dans la suite continue des divers cas que présente le mouvement du pendule, et que figurent géométriquement les diverses positions du plan Π, tous sont périodiques, sauf un, et ce cas unique se trouve intermédiaire entre les cas où le mouvement est une oscillation alternative et ceux où il est une rotation continue.
Pour mieux comprendre comment ce cas singulier peut se rattacher par continuité à deux cas généraux si différents et si tranchés, auxquels il s’oppose également, il faut tenir compte de la durée des périodes dans l’un et l’autre mouvement. La période, c’est-à-dire la durée d’une oscillation complète dans le premier cas, d’une rotation dans le second cas, est d’autant plus longue que le plan Π est plus voisin du point P (soit au-dessous, soit au-dessus). Quand le plan Π passe par P, le pendule n’arrive au point P qu’après un temps infini : la durée de l’oscillation ou de la rotation (qui se confondent en ce cas) est infinie. On conçoit dès lors que ce cas particulier puisse être considéré comme la limite (au sens mathématique du mot) des deux cas généraux, qu’il sépare et relie à la fois ; et que, dans ce cas-limite, on puisse dire que le mouvement du pendule est encore périodique, mais que la période est infinie.
Cet exemple suffit à prouver que le principe de la conservation de l’énergie n’entraîne pas nécessairement la périodicité du mouvement. Il nous servira en même temps à montrer le défaut de la démonstration, en apparence rigoureuse, par laquelle M. Weber essaie d’établir que tout système conservatif doit parcourir un cycle fermé[5] : « De deux choses l’une : ou cette variation (d’énergie potentielle) ΔP, s’effectuant toujours dans le même sens finira par dépasser la valeur P’ telle que la somme (P + P’) soit égale à l’énergie totale du système, ce qui est contraire à l’hypothèse ; ou bien ΔP oscillera entre des limites comprises entre zéro et P’, et le système décrira… une série de cycles fermés. » Ce dilemme n’est pas concluant, car il omet précisément le cas-limite que nous venons d’exposer, où le potentiel, tout en variant toujours dans le même sens, ne dépasse jamais la valeur constante de l’énergie totale, mais tend indéfiniment vers elle, et ne l’atteint qu’au bout d’un temps infini. En effet, l’énergie potentielle du pendule (– mgh), variant en sens inverse de la force vive , est maxima quand la force vive est minima, c’est-à-dire au plus haut point de la course du point M (minimum de h et de v). Or dans le cas particulier où le plan Π passe par P, la vitesse et, par suite, la force vive du pendule s’annulent en ce point ; le maximum de l’énergie potentielle est alors égal à l’énergie totale ; donc quand le point M s’approche indéfiniment du point P le potentiel croît constamment et a pour limite l’énergie totale.
Malgré ce manque de rigueur, la proposition de M. Weber n’est pas absolument fausse : elle est au contraire vraie, en général et « en gros », car elle n’est qu’une forme inexacte du « théorème de la phase », auquel M. Poincaré fait allusion dans l’article qu’on a lu ci-dessus. Ce théorème peut s’énoncer comme suit : « Un système conservatif repasse une infinité de fois par la même phase, c’est-à-dire dans le voisinage de l’un quelconque de ses états »[6]. Il en résulte évidemment que le mouvement d’un tel système est périodique, car s’il ne repasse pas exactement par les mêmes états, il repasse du moins par des états très voisins de ses états antérieurs, de sorte que chaque période diffère très peu de la précédente. Il ne faut pas oublier que ce théorème comporte des exceptions, comme le prouve le cas particulier que nous avons étudié dans le mouvement du pendule. Mais comme ces cas exceptionnels sont infiniment peu probables (ainsi qu’on le voit par l’exemple du pendule), on peut dire qu’en général le principe de la conservation de l’énergie entraîne la périodicité, sinon parfaite, au moins approximative, du mouvement d’un système isolé.
Il semble donc que M. Weber ait raison sur le fond de la question ; et en effet, la contradiction qu’il a entrevue dans les « premiers principes » de la physique évolutionniste, paraît revenir, en dernière analyse à celle que M. Poincaré signalait plus haut entre les deux principes de la thermodynamique. En vertu du premier (principe de l’énergie), tous les phénomènes sont réversibles, en tant que soumis aux lois de la mécanique, qui permettent de changer le signe du temps, c’est-à-dire l’avenir en passé, autrement dit de renverser toutes les vitesses d’un système et de lui faire parcourir en sens inverse tous ses états antérieurs. En vertu du second (principe de l’entropie), les phénomènes thermiques sont irréversibles ; la chaleur passe naturellement d’un corps chaud sur un corps froid, mais ne peut repasser d’un corps froid sur un corps chaud par aucun cycle fermé, c’est-à-dire par une suite de transformations telles que tous les corps d’un système isolé englobant ces deux corps reviennent exactement à leur état initial. Dans tout système isolé, il y a « quelque chose » qui varie toujours dans le même sens, et ne peut qu’augmenter irrévocablement dans toute transformation du système : ce « quelque chose » est la fonction que Clausius a nommée entropie.
C’est surtout dans la théorie cinétique des gaz que la contradiction entre ces deux principes s’accuse d’une manière manifeste. Si l’on conçoit un gaz comme un ensemble de molécules exerçant les unes sur les autres des forces centrales, fonctions de leurs distances mutuelles, c’est-à-dire comme un système conservatif, le théorème de la phase devra s’y appliquer, et par suite les transformations du gaz seront périodiques et réversibles : le gaz oscillera donc indéfiniment autour d’un état moyen. Or cela est contradictoire avec la loi de l’entropie, en vertu de laquelle le gaz doit tendre vers un état final de repos mécanique et d’équilibre thermique. Les mêmes considérations s’appliqueraient d’ailleurs à l’univers considéré comme un système isolé et conservatif, et la même question se poserait à son sujet : Tend-il vers un état final, ou oscille-t-il périodiquement autour d’un état moyen ?
Pour faire saisir à la fois l’analogie et la différence entre l’état moyen d’un système à mouvement réversible et l’état final d’un système irréversible, nous pouvons encore recourir à la comparaison du pendule. Nous avons vu que, dans l’hypothèse où le pendule se meut sans frottement, il oscille indéfiniment de part et d’autre de sa position d’équilibre stable P’, y repasse une infinité de fois et s’en écarte toujours autant : cette position est donc pour le pendule un état moyen. Si au lieu d’un pendule, on considère une molécule imperceptible animée d’un mouvement d’oscillation ou de vibration très rapide autour d’un centre, ce centre sera la position apparente de la molécule ; on comprend alors pourquoi l’état moyen d’un gaz, dans la théorie cinétique, se trouve coïncider avec son état apparent.
Il en va autrement dès que le pendule éprouve des frottements ou une résistance quelconque. En général, tout phénomène mécanique où intervient le frottement est irréversible, parce qu’il se complique d’un phénomène thermique (production de chaleur, de lumière, d’électricité, en un mot de mouvements moléculaires). Dans ce cas, l’énergie du pendule s’usera à vaincre les résistances des supports et du milieu, et finira par se dissiper dans les corps ambiants. On sait qu’alors (et c’est le cas réel) le pendule se rapproche de plus en plus de sa position d’équilibre stable, et finit par s’y arrêter au bout d’un temps fini. On peut dire que cette position est l’état final auquel tendait le mouvement irréversible du pendule. De même, dans un gaz dont l’état initial offre certaines inégalités de température, de densité, de pression, etc., ces inégalités, en vertu de la loi de l’entropie, doivent diminuer sans cesse par suite des chocs des molécules entre elles ou contre les parois du vase, et le gaz doit aboutir à un état final d’homogénéité apparente, caractérisé par la distribution uniforme des molécules dans le volume du vase, et par la répartition uniforme de leurs vitesses dans toutes les directions. Or, comme on suppose que les molécules se choquent sans perte de force vive (à la façon des corps parfaitement élastiques), le gaz constitue un système conservatif ; donc, en vertu du théorème de la phase, il devra repasser une infinité de fois par des états infiniment voisins de son état initial, c’est-à-dire par des états d’hétérogénéité marquée, et par conséquent les inégalités de l’état initial ne pourront jamais disparaître définitivement. En résumé, ou bien le gaz repasse indéfiniment par la même phase, et alors il ne peut tendre vers un état final ; ou bien il se rapproche indéfiniment de cet état final, et alors il ne peut repasser par une phase antérieure. Ainsi reparaît toujours la contradiction entre les deux principes de la thermodynamique.
Nous emprunterons encore à M. Poincaré[7] certaines considérations qui nous permettent, croyons-nous, d’expliquer cette contradiction. Pour calculer l’état apparent d’un gaz, on suppose d’abord le nombre de ses molécules fini, mais très grand, afin de pouvoir lui appliquer la méthode statistique et le calcul des probabilités : en effet, l’état apparent du gaz étant pour ainsi dire une moyenne entre les états de toutes ses molécules, les moyennes calculées seront d’autant plus exactes que le nombre des molécules sera plus grand. Pour obtenir le résultat total, au lieu de sommer ces moyennes, on les intègre, c’est-à-dire qu’on suppose le nombre des molécules infini : on remplace ainsi des sommes finies par les intégrales qui en sont les limites, et à la discontinuité on substitue la continuité, tant dans la constitution matérielle du gaz que dans les fonctions qui expriment son état. Or, tant que le nombre des molécules était fini, le mouvement était périodique, en vertu du théorème de la phase, et la période était d’autant plus longue que le nombre des molécules était plus grand. Mais si ce nombre devient infini, la période elle-même devient infinie : ce qui revient à dire qu’il n’y a plus périodicité : le gaz tend alors, comme le pendule dans le cas particulier que nous avons examiné plus haut, vers un état-limite dont il s’approche indéfiniment, et dont il ne reviendra jamais. Voilà comment, en partant d’hypothèses mécaniques qui impliquent la réversibilité, on aboutit à un résultat irréversible. On conçoit ainsi que l’irréversibilité soit un cas-limite par rapport à la réversibilité générale des phénomènes mécaniques (réciproquement, la réversibilité est un cas-limite par rapport à l’irréversibilité générale des phénomènes thermiques). L’irréversibilité n’est donc pas en contradiction avec la réversibilité : elle en est un cas particulier. Un phénomène irréversible est un phénomène réversible dont la période est infinie.
Il ne semble donc pas que de la contradiction apparente des deux principes de la thermodynamique puisse résulter « une condamnation définitive du mécanisme », même en supposant que la loi expériinenlale de l’entropie fut absolument exacte. Ce serait tout au plus une condamnation de l’atomisme et une confirmation de la physique cartésienne et de l’hypothèse du plein, puisque c’est en supposant la matière continue que l’on retrouve par le calcul, en partant des principes de la mécanique, l’irréversibilité des phénomènes thermiques constatée par l’expérience. Mais les résultats de l’observation ne nous permettent même pas d’aller jusque-là : et d’ailleurs, il serait bien étrange que l’expérience permît de résoudre une question d’ordre métaphysique. Pour qu’une telle conclusion fût valable, il faudrait que la loi de l’entropie fût rigoureusement vraie, tandis qu’elle n’est qu’approximative, comme toute loi expérimentale. Tout ce que l’expérience permet d’affirmer, c’est que nous nous trouvons dans une période où l’entropie va constamment en augmentant ; mais, comme elle ne nous permet pas de décider si cette période a une durée finie ou infinie, rien ne nous assure que l’univers tend vers un état vraiment final, d’où il ne puisse plus sortir pour recommencer, sinon le même cycle, du moins un cycle analogue. En tout cas, c’est une question toute spéculative de savoir si le principe de l’entropie est éternellement vrai : pratiquement et au point de vue de l’expérience, un processus réversible à très longue période équivaut à un processus irréversible (à période infinie), et en est indiscernable. Ce qui est certain, c’est que la période universelle (qui, dans les idées des Anciens, devait être un multiple commun de toutes les périodes particulières aux innombrables mouvements célestes et terrestres) est extrêmement longue, et cela doit suffire à rassurer ceux de nos contemporains qui craindraient la fin du monde.
Telles sont les observations que nous voulions présenter à M. Weber et à ses lecteurs. Nous avons tenu à combattre un préjugé assez répandu, qui consiste à croire que les lois naturelles impliquent nécessairement la « répétition intégrale » de processus identiques. L’univers est trop vaste et trop complexe pour que le même phénomène puisse y apparaître deux fois ; ou, du moins, la nature n’est pas fatalement condamnée par le mécanisme à un perpétuel recommencement, et le principe de la conservation de l’énergie laisse un champ immense, sinon infini, à la nouveauté et au progrès ; peut-être même comporte-t-il un « changement définitif et absolu ». Que ce changement et ce progrès n’aient de sens et de valeur que pour une conscience et dans une conscience, et que par suite il ne puisse y avoir, à proprement parler, « qu’un évolutionnisme psychologique », nous l’accordons volontiers à M. Weber ; mais un tel évolutionnisme est parfaitement compatible avec une physique déterministe. Ces réserves, comme on voit, n’enlèvent rien au mérite et à la portée de l’excellente étude de M. Weber : il reconnaîtra sans peine, je l’espère, qu’elles viennent, non d’un adversaire, mais d’un collaborateur qui suivra ses travaux avec intérêt et sympathie.
- ↑ Revue de Métaphysique et de Morale, septembre 1893.
- ↑ Un exemple enfantin nous fera mieux comprendre : si j’ai 3 pièces de drap de 7 mètres de longueur chacune, je multiplie la longueur 7 par le nombre 3, et j’ai, non pas 21 pièces, mais 21 mètres de drap.
- ↑ Le lecteur est prié de faire la figure qui est extrêmement simple.
- ↑ Voici comment la formule des vitesses se déduit immédiatement du principe de la conservation de l’énergie. Soit m la masse du point M, v sa vitesse ; sa force vive sera :
D’autre part, son potentiel sera à chaque instant égal et de signe contraire au travail effectué par la force qui agit sur lui, qui est la pesanteur. Ce travail est égal au produit du poids du mobile par la hauteur verticale qu’il a parcourue :
P h.Or le poids est une force égale au produit de la masse du mobile par l’accélération due à la pesanteur :
Le travail est donc : mgh et le potentiel : – mgh. Écrivons que l’énergie totale est constante :
ou :Pour simplifier, nous annulerons la constante en comptant la hauteur h à partir du plan horizontal Π où la vitesse est nulle, de sorte que v et h s’annulent en même temps. On a donc finalement l’équation :
ou :On détermine le plan Π, connaissant la vitesse initiale v0 et la position initiale du point M. En effet, l’équation précédente s’applique à cette position comme aux autres, et l’on a :
d’où :
h0 est la hauteur du plan Π au-dessus de la position initiale de M.Cas particulier : si la vitesse initiale est nulle :
On a aussi :
C’est-à-dire que le plan Π passe par la position initiale du point M.
On remarquera que l’équation ainsi obtenue est indépendante de la forme de la courbe suivie par le mobile ; aussi est-elle la même que pour la chute libre dans le vide.
- ↑ Le lecteur est prié de relire tout ce passage (p. 446), que nous ne pouvons citer en entier à cause de sa longueur.
- ↑ Voici comment on peut formuler rigoureusement ce théorème : Étant donné un état quelconque du système, qu’on peut toujours considérer comme initial, concevons chacun de ses points comme le centre d’une petite sphère. Le théorème de la phase signifie que le système passera par une infinité d’états tels, que chacun de ses points se retrouve, sinon dans sa position initiale, du moins dans la petite sphère qui l’entoure, et avec une vitesse très voisine de celle qu’il avait dans l’état initial.
- ↑ Cours sur la Théorie cinétique des gaz, professé à la Sorbonne en 1893.