L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 6

Schleicher Frères & Cie (p. 81-108).


CHAPITRE VI

La pensée sans images.


J’ai voulu profiter du dressage à l’introspection que mes deux sujets avaient reçu pendant les expériences pour leur demander des renseignements sur le rôle joué par l’image dans l’idéation. C’est une question subtile, et il est curieux de l’étudier en collaboration avec des personnes qui sont tout à fait étrangères à la psychologie des traités. La difficulté principale est de distinguer entre la pensée et la représentation ou image, ou entre l’idéation et l’imagerie.

C’est intentionnellement que j’oppose ces deux termes d’idéation et d’imagerie, que tant d’auteurs ont confondus ; par idéation, j’entends largement tous les phénomènes de pensée ; l’imagerie a un sens plus restreint ; elle est une représentation sensible soit d’un objet, soit d’un mot ; dans ce chapitre, je parle exclusivement de l’imagerie sensorielle et je laisse de côté l’imagerie verbale. Je pense qu’il est important d’expliquer comment je suis arrivé moi-même à tant insister sur la distinction entre l’idéation et l’imagerie.

Ce n’est nullement par idée préconçue ; ce sont les réponses de mes sujets qui seules m’ont donné l’éveil. Quand j’ai commencé cette série de recherches, les deux fillettes savaient déjà ce que sont les images ; et aussitôt après leur avoir dit un mot ou une phrase, je leur demandais : quelles images ? Ce sont elles qui, spontanément, m’ont dit « Je n’ai pas eu d’images pour ce mot, je n’ai eu que des idées. » Elles ont d’abord employé toutes deux sans se concerter la même expression pour indiquer qu’elles avaient fait un acte de pensée qui ne consistait pas en images, elles ont dit : ce sont des réflexions. Quelquefois encore elles ont dit : des idées ou des pensées. Sur la nature de ces pensées elles ne pouvaient me donner beaucoup de détails.

Voici cependant un exemple particulier où Armande a expliqué la distinction entre la pensée et l’image. Je lui dis le mot demain. Elle répond : « D’abord, je cherche sans image quel jour ce sera, et ce que nous ferons. Je pense aussi que c’est la veille de jeudi. — D. Quelles images ? — R. J’ai eu une image très vague de la salle à manger. C’étaient surtout des pensées. — D. Dis ce que c’est qu’une pensée. — R. Ça se traduit par des mots et des sentiments, c’est vague (après réflexion), c’est trop difficile. — D. Voyons, du courage, explique encore. — R. Ça se présente de plusieurs manières. Quelquefois brusquement, sans que je m’y attende. D’autres fois succédant à d’autres pensées. D. Est-ce que tu te sers de mots pour penser ? — R. Quelquefois, mais cela m’est beaucoup plus facile de me servir de mots, c’est plus précis. Je m’aperçois à peine que je pense, quand je ne me sers pas de mots. »

On voit qu’Armande a bien observé l’importance du langage intérieur.

Donc, je me suis attaché à déterminer quelle relation existe entre ce qu’on pense et ce qu’on se représente, et de quel secours est l’image pour la pensée. C’est la pensée que je prends comme point de départ dans cette étude ; je cherche à la définir d’après tout ce que mon sujet m’en apprend ; puis, cette pensée une fois définie, je cherche dans quelle mesure des images ont concouru à sa formation. Allant de suite aux extrêmes, je me demanderai : Peut-on penser sans images ? Cette question concise se subdivise en deux questions secondaires : ou la pensée peut n’être accompagnée d’aucune espèce d’images appréciable ; ou bien la pensée peut être accompagnée de certaines images, qui sont insuffisantes pour l’illustrer complètement.


Images qui succèdent à l’audition d’un mot.

Il est possible qu’à l’audition d’un mot une pensée précise se forme sans être accompagnée d’aucune image appréciable ; mes deux sujets me l’ont déclaré, sans hésiter, et spontanément, et à plusieurs reprises. Pour bien comprendre la portée de cette affirmation, il faut donner quelques éclaircissements. Nous avons vu dans d’autres expériences que, lorsqu’une personne entend un mot, il y a un court moment où ce mot est compris, sans donner lieu à une image. De même, il suffit de lire rapidement des mots comme maison, bêche, cheval, pour s’apercevoir qu’on peut comprendre ce qu’ils signifient, mais ne pas les appliquer à des objets précis, et ne rien imaginer. Ce sont là des pensées sans images. Dans les expériences et observations que je vais décrire, le cas est différent et beaucoup plus intéressant. Il ne s’agit plus d’une pensée vague et indéterminée, comme précédemment ; le mot n’est pas seulement compris, il est appliqué à un objet défini, cet objet est comme désigné par un geste mental ; c’est Monsieur un tel, ou c’est le clocher de tel village : on pense à cet objet et quelquefois même on a cherché volontairement à s’en donner une image ; mais l’image n’est pas venue.

Je cite un exemple ; il m’est fourni par Armande, celle des deux fillettes qui a, bien plus souvent que sa sœur, cette stérilité d’images après une recherche volontaire. Je lui dis le nom de F… ; c’est le nom d’une personne bien connue, que nous avons eue comme domestique pendant six ou sept ans, et qu’on revoit de temps en temps, cinq ou six fois par an. Armande, après quelque effort pour se représenter F…, abandonne et dit : « Ce ne sont que des pensées, je ne me représente rien du tout. Je pense que F… était ici (à demeure dans notre maison) et que maintenant elle est au V… (endroit où elle et son mari viennent de louer une maison), mais je n’ai pas d’image. J’ai pensé à avoir une image, mais je n’en ai pas trouvé. »

Je répète encore qu’il y a eu là une pensée particulière, bien individualisée ; la pensée s’est fixée sur une personne connue, on a pensé à certains détails de l’existence de cette personne, à son changement d’habitation et de condition ; mais on n’en a pas eu l’image.

Autres exemples d’Armande : Tempête. « Oh ! je ne peux rien me représenter ! Comme ce n’est pas un objet, je ne me représente rien. Cette fois, j’ai fait un effort, mais je n’ai pas pu. » — Favori. « Oh ! ça ne me dit rien du tout. Je ne me représente rien du tout. Les mots qui veulent dire plusieurs choses, je ne peux pas me les représenter. Je me dis que ça veut dire tantôt une chose, tantôt une autre. Alors, pendant que je cherche, aucune image ne vient. »

J’emprunte les autres exemples à Marguerite. Je lui dis le mot Bouquin, qui est le nom d’un ancien voiturier de S…. Elle répond, après quelques secondes de réflexion : « Je ne me suis rien dit. J’ai vu tes livres (cela se passe dans mon cabinet de travail), j’ai pensé très vaguement, car le son se répétait tout bas, au loueur de voitures de S…. Je ne me le suis pas représenté. J’ai pensé surtout au son de son nom. Ça m’a paru plus foncé que les volumes là. — D. As-tu eu quelques réflexions sur ce voiturier ? — R. J’ai eu un peu l’impression qu’il demeurait dans une maison reculée, pas tout à fait sur la route, et que c’était sombre par là. » Ainsi, Marguerite a eu une pensée spéciale, relative à un individu connu, mais elle ne s’est pas représenté l’individu, bien qu’elle ait pensé vaguement que sa demeure est sombre et en retrait par rapport à la route. C’est donc, en ce qui concerne Bouquin le voiturier, une pensée sans image sensorielle.

Marguerite a eu parfois une image en retard. Je lui dis le mot clocher. Elle me répond qu’elle pense au clocher de l’église de M…. L’a-t-elle vu ? Oui, mais un temps appréciable après y avoir pensé. « Je l’ai vu, dit-elle, à force d’y penser. »

Dans les exemples précédents, nous avons voulu surtout montrer que la pensée sans image était possible ; mais l’absence complète d’image est assez rare, chez nos deux fillettes, dans des expériences dont le but avoué est de provoquer des images. Ce qui se produit bien plus souvent, ce sont des défauts de concordance entre la pensée et l’image. Ici, les exemples abondent et sont extrêmement variés. D’ordinaire, la pensée est plus vaste, plus compréhensive : on pense à l’ensemble, et l’image ne se réalise que pour une partie ; cette partie peut être importante ; parfois elle n’est qu’accessoire.

Exemple donné par Marguerite ; je dis le mot ficelle. « D’abord j’ai vu vaguement un bout de ficelle jaune ; puis je me suis dit quelqu’un de ficelle. Mme X… est très ficelle… et j’ai vu Mme X…. — D. Tu as dit cette parole avant de la voir ? — R. Je n’en sais rien du tout. »

Dans cet exemple, on a pensé à un trait de caractère, le « caractère ficelle », mais on n’en a pas eu l’image ; la pensée a été plus complète que l’image.

Autre exemple de pensée dépassant l’image. Je dis le mot cerbère. « D’abord, répond Marguerite, j’ai vu ce mot-là sur un fond doré… J’ai répété ce mot tout bas, et j’ai entrevu la forme d’une grosse femme dont David Copperfield parlait dans la scène avec Stefford et la petite naine (souvenir d’un roman de Dickens). — D. T’es-tu représenté le roman, la petite naine, etc ? — R. Non, pas du tout. Ce doit être une pensée. J’ai entrevu une grosse femme, et je savais que c’était ce roman là, je ne me suis pas dit en paroles que c’était le roman de David Copperfield. Je le savais sans me le dire. »

C’est surtout dans l’idéation d’Armande qu’on rencontre des cas où l’imagerie n’est pas adéquate à l’idéation. Sans aller jusqu’à dire qu’Armande pense une chose et s’en représente une autre, on peut citer un grand nombre de ses pensées pour lesquelles les images se sont développées à côté. Je prononce le mot éléphant. Elle visualise l’embarcadère des enfants au Jardin d’Acclimatation pour monter sur l’éléphant ; mais le pachyderme est absent ; il est représenté par son nom, qu’Armande voit écrit (image visuelle typographique). Une autre fois, je lui dis le nom de Cl…, femme de chambre bien connue. Elle dit : « Je me représente l’appartement de B. M… (où se trouve cette personne) près de la porte de la salle à manger ; seulement je ne me représente pas Cl… ; je pense à elle sans me la représenter. » L’accessoire est visualisé, le principal ne l’a pas été. Je lui dis le mot : côtelette. Elle se représente une course à bicyclette pour aller chercher les côtelettes du déjeuner ; c’est un souvenir, dans la vision duquel figure un angle de rue et le mur rouge de la boucherie ; mais la côtelette n’a pas été représentée. Une autre fois, elle est amenée à penser à nos voisins, qui habitent une propriété avec grand jardin ; elle ne se les représente pas, elle se représente seulement leur jardin, et ils n’y sont pas. Une fois sur quatre, Armande a de ces ratés d’image ; c’est comme quelqu’un qui tirant à la cible touche à côté. Ce fait bien particulier tient sans doute à ce que l’imagerie sensorielle d’Armande évolue très rapidement, et presque indépendamment de sa volonté. Nous avons vu du reste qu’elle se plaint sans cesse d’être obligée de lutter contre ses distractions. Marguerite est bien plus habile à diriger l’image. Dans d’autres circonstances, la nature même de l’image diffère de la nature de la pensée, bien que la différence ne soit pas assez grande pour faire un contre-sens. Le cas est un peu compliqué. Je dis à Armande : cerbère. Elle répond : « Je me représente les récits de l’Histoire grecque ; j’y pense plutôt. — D. À quoi as-tu pensé ? — R. Je me suis représenté les Enfers. J’ai vu un chien qui devait être probablement Cerbère, devant une porte de grotte. — D. Pourquoi as-tu eu cette image ? — R. Parce que les Enfers sont gardés par un chien à vingt têtes qui s’appelle Cerbère. — D. As-tu vu les vingt têtes ? — R. Non, il n’avait même pas de tête, ou c’est trop vague. Je ne me rappelle pas lui en avoir vu. » On remarquera avec intérêt la différence qui existe entre l’image et le souvenir d’érudition qui l’a soufflée. L’Enfer est devenu une grotte et le cerbère a pris les proportions plus modestes d’un chien sans tête.

Le désaccord entre l’idéation et l’imagerie est encore plus net dans cet autre exemple. Je dis le mot : ficelle. Armande, après un moment, répond : « Je ne sais pas pourquoi, je me représente la route de F…, ça n’a aucun rapport. D’abord je pense un peu au mot ficelle, je m’y habitue. Puis cette image (la route de F…), qui apparaît, et qui est chassée par d’autres pensées. Je suis tout étonnée de la voir. » Une autre fois, les mots petite pluie abat grand vent donnent l’image de la route de F…, mais sans pluie. Dans ces deux derniers cas, la différence est si grande que cela devient une autre pensée.

Autre exemple d’incohérence, qui se manifeste surtout dans le développement de l’image. Je dis à Armande le mot les triangles. Elle répond : « Je me représente d’abord une image d’arithmétique. Ensuite, ce mot triangle me donne une impression très gaie, et subitement je vois Saint-V…, la mer qui saute sur la jetée. » C’est un développement d’une incohérence involontaire.

Il va sans dire que, pour démontrer la possibilité d’une indépendance entre la pensée et l’image, j’ai analysé des exemples un peu exceptionnels ; la règle n’est pas l’incohérence de l’image, mais bien sa concordance avec la pensée.


Images qui succèdent à l’audition d’une phrase.

J’ai fait déjà la remarque que si on demande au sujet de se former une image après avoir entendu un mot, on le place dans des conditions favorables au développement des images ; rien ne prouve que les images jouent un rôle aussi important dans la pensée qui se développe naturellement, sans souci spécial d’introspection, par exemple lorsque nous lisons un ouvrage, ou que nous écoutons une conversation.

Voilà une importante objection contre l’étude expérimentale de l’idéation faite avec des mots.

Pour parer à cette objection, il faudrait faire l’expérience sans que personne sût que c’est une expérience : dire des mots d’un ton naturel, attendre qu’ils soient compris, puis aussitôt après questionner sur les images ; s’il est possible de réunir ces conditions, on sera certain que le sujet n’a pas eu la préoccupation de courir après des images, et qu’il a pris le temps de réaliser le sens de ce qu’on lui disait : c’est là une expérience à double face ; c’est, face au sujet, l’observation d’un phénomène spontané qui se développe avec sa liberté naturelle d’allure ; c’est, face à l’expérimentateur, une expérience qui a le mérite de la précision, et cet autre mérite de répondre à une question importante. Mais on ne peut pas prononcer des mots isolés, comme nous l’avons fait jusqu’ici, sans donner l’éveil aux personnes. J’ai réussi à ne pas les mettre en garde, en leur adressant quelques demandes simples ou des paroles quelconques relativement à des affaires de vie courante et familière ; puis, dès que je m’apercevais que la phrase, toujours très simple, avait été comprise, je m’empressais de poser à brûle-pourpoint la question importante : avez-vous eu une image, et laquelle ? Il m’a fallu beaucoup de ruses pour ne pas donner l’éveil sur mes intentions ; c’était en général au cours d’une autre expérience que, d’un ton naturel, sans me presser, je disais la phrase évocatrice.

Beaucoup de phrases, quoique comprises, ne produisent aucune image appréciable ; d’autres donnent lieu à des images incomplètes, fragmentaires, qui illustrent une des parties de la phrase seulement, par exemple un nom d’objet familier ; aucune n’a fait jaillir une image assez complète pour comprendre le sens de la phrase entière. C’est peut-être une des expériences qui démontrent le mieux le contraste entre la richesse de la pensée et la pauvreté de l’imagerie.

Citons d’abord des pensées sans images. Je dis à Armande, à la fin d’une conversation à bâtons rompus « Bientôt, on va partir pour S… ! » et j’ajoute : « Quelle image ? » Armande réplique : « C’est simplement le son que j’entends. Je ne me représente rien. Il faut que je n’aie plus rien à penser pour que je me représente des images. » Cependant elle a parfaitement compris ce que je viens de dire. Autre exemple. Je lui adresse cette phrase, amenée par d’autres réflexions : « Avez-vous fait beaucoup de progrès en allemand cette année ? » — Armande réplique en riant : « Plus, toujours, qu’avec Ber… » — réponse qui implique une comparaison avec des progrès faits l’année précédente, par une méthode toute différente. Je demande les images. Armande répond : « C’était trop court ; je n’ai eu que le temps de penser. Les images ne sont pas venues. » Armande abonde en phrases sans images : presque toutes sont dans ce cas, et elle donne toujours la même explication : elle n’a pas le temps de former des images quand elle se borne à comprendre le sens d’une phrase. Cependant elle a eu quelques phrases avec images incomplètes. Ainsi, je dis « Je donnerai la leçon après demain vers 10 heures. » L’image formée est celle-ci : « Je me suis représenté la salle à manger, et J… cousant près de la fenêtre, parce qu’elle y sera mercredi. » Pour comprendre cette réponse très concrète, il faut savoir que la leçon se donne habituellement dans la salle à manger, et que J…, une couturière, doit venir y travailler après-demain ; c’est ce tableau qui est visualisé. La leçon n’y figure pas. Bien souvent, d’ailleurs, la visualisation ne porte que sur le décor des choses ; et cela se comprend ; le décor est matériel, immobile, stable, plus facile à visualiser qu’une action.

Il arrive quelquefois aussi que Marguerite, en écoutant la phrase que je lui adresse, ne se forme aucune image ; ou plutôt, elle est incapable de me dire l’image qu’elle a eue, parce qu’elle n’y a pas fait attention, et elle ne sait pas au juste si elle a eu une image ou non. Dans sa forme négative, cette réponse est déjà intéressante ; car il s’agit de phrases que Marguerite a pensées il y a à peine deux ou trois secondes, quand je pose la question image. Donc, si réellement elle a oublié les images, c’est que celles-ci sont de leur nature très fugaces. Armande nous avait déjà averti, d’ailleurs, qu’elle oublie très vite les images, bien plus vite que les réflexions. Les images de Marguerite correspondent seulement, c’est la règle, à une partie de la phrase. Je lui dis un jour avec conviction, après avoir parlé de la mort de notre chien : « C’est triste, tous les animaux meurent sans exception. » Je laisse passer dix secondes, puis je demande brusquement : quelles images ? Marguerite sursaute, elle déclare qu’elle n’a rien imaginé ; c’est sa première réponse ; puis, à la réflexion, elle découvre une petite image insignifiante, un insecte noir, immobile, recroquevillé.

Un autre jour, je lui dis : « Vous avez fait beaucoup de progrès en allemand cette année ? » Elle répond : « Oh ! nous savons bien construire, maintenant. Beaucoup mieux ! » Je demande les images : « Je ne crois pas (en avoir eu) attends… Peut-être j’ai entrevu notre maîtresse d’allemand. Mais je ne suis pas sûre. J’ai pensé à des phrases. J’ai vu quelques lettres, il me semble bien, mais c’est vague. » Mettons bout à bout l’image des lettres et l’image du professeur, cela ne reconstitue pas du tout le sens de la phrase que j’ai prononcée ; il n’y a dans ces images aucun enchaînement, rien qui ressemble même à une pensée. Je lui dis à un autre moment, pensant avec raison la faire revenir sur une idée fort agréable : « Départ dans quinze jours pour S… ! » Je demande les images. Elle répond : « J’ai vu les mois et toute la série des jours en numéros. Ils avaient une forme de serpent : de 1 à 20, en ligne droite verticale, puis ils montent vers la gauche, jusqu’à 30 ou 31. J’ai vu la moitié droite de la colonne, qui était grise, et je ne savais pas pourquoi c’était juin. — D. Tu n’as pas vu S… ? — R. non, pas du tout. » Ainsi, elle comprend la phrase, qui signifie un voyage prochain à S…, au moyen d’un schéma (et c’est la première fois que j’apprends qu’elle en a un), elle visualise très approximativement la date du départ pour la campagne, mais elle ne se représente ni le voyage, ni le pays, ni la pensée abstraite du départ. Si comme documents on n’avait que les images, il serait impossible, en vérité, de reconstituer le sens de la phrase.

Une autre fois encore, je surprends Marguerite qui regarde la pendule, en s’écriant avec un peu d’anxiété « Oh ! mon Dieu, c’est la leçon à 11 heures ! » Voilà bien une parole naturelle, et tout à fait sentie. Je lui demande brusquement quelles images elle a eues. Elle me les dit, et je note ses paroles textuelles.

« J’ai pensé au Misanthrope : j’ai vu le mot vaguement dans une teinte grisâtre… et j’ai vu la physique : un petit paragraphe avec un numéro… indistinctement… j’ai un peu vu la salle à manger, j’ai entrevu Armande sur son pupitre, puis j’ai un peu vu le petit salon. » Pour expliquer ces images, j’ajoute brièvement qu’il y avait au programme une leçon de physique et un passage du Misanthrope, et que la leçon se donne dans la salle à manger ou au petit salon. Je demande ensuite à Marguerite de me dire toutes les pensées qu’elle vient d’avoir. Elle fait facilement la distinction entre ses pensées et ses images et me répond sans hésiter : « J’ai pensé de te demander de me renvoyer (du cabinet où je l’avais appelée pour des expériences) pour que je puisse aller repasser pour la leçon, parce que j’aurais peur de ne pas être prête. Puis j’ai pensé à Armande qui m’avait dit : Mon Dieu ! est-ce que c’est la leçon ce matin ! Pour le Misanthrope, j’ai pensé que je ne le savais pas, pas du tout même. Pour la physique, je ne suis pas sûre de ce que j’ai pensé. J’ai pensé aussi que j’avais bien peu de temps. » Ces mots, comme on peut voir, traduisent beaucoup mieux la pensée que des images fragmentaires du Misanthrope ou d’une page de physique.

Chose curieuse, une phrase négative, comme : nous n’irons pas demain à S…, donne à Marguerite une petite image d’un coin de rue de S…, et elle n’a aucune image relative à la négation.

Lorsque la personne en expérience sait d’avance qu’il faudra traduire en images la phrase qu’on entend, les images sont plus abondantes et plus précises. C’est un moyen d’en donner à Armande, qui, spontanément, n’en a pas beaucoup. Je lui dis la phrase suivante, après l’avoir avertie qu’elle devra me décrire ses images : « Un coup de vent a emporté la toiture de la maison. » Au bout de 7 secondes, elle répond : « Je vois comme image le coin de la rue Fouquet et de la rue Nationale ; seulement, ce n’est pas le toit, c’est le grillage que le vent a enlevé. » Image en partie inexacte, maladresse de tir. Un autre exemple est curieux par ses sous-entendus. La phrase suivante : « Sa barbe de bouc était jaune fauve » après 10 secondes de méditation, amène cette réponse d’Armande : « Je me représente des bois avec une petite cahute. C’est un récit dans Gil Blas. » Étonné de la discordance vraiment comique entre ce que je suggère et ce qu’on me répond, je demande : « Où est la barbe ? — R. Il n’y en a pas. Seulement dans cette cahute habitait un vieux mendiant avec une barbe jaune. — D. Tu l’as vu ! — R. Non. » Qu’on se rende compte de tout ce qui n’a pas figuré en image dans cette pensée ! Le souvenir du roman de Gil Blas, le souvenir d’une certaine description dans laquelle figurait un mendiant avec une barbe jaune, qui était postiche, etc. L’image n’a été qu’une partie toute petite de cette pensée, et pas la plus importante.



Les images d’un récit spontané.

Je demande à mes deux sujets de me dire ce qu’ils feraient s’ils pouvaient rester 3 heures à S…, seuls, avec la liberté complète de leurs actions. Cette question les intéresse un peu ; elle leur est posée pendant une expérience, et mes sujets savent bien que c’est une expérience ; mais ils ne se doutent pas que je vais leur demander les images qui leur ont apparu. Le récit d’invention est donc fait sans souci appréciable d’une introspection postérieure. Armande, un peu lasse par une longue course-corvée, qui a pris une moitié de la journée, me donne un développement assez bref. Voici ce qu’elle dit, et ce que j’écris sous sa dictée, aussi vite que je le puis (3 juin 1902) :

Récit parlé d’Armande. — « D’abord nous visiterions la maison Bre… ; on peut au moins y rester une demi-heure. Ensuite, nous irions dans la maison M… pour prendre la bicyclette. Nous ferions un tour dans le pays dans S…, nous suivrions le trolet jusqu’à F… »

Aussitôt après, je lui demande les images qu’elle a eues. Ces images sont fort simples, elles se réfèrent seulement aux lieux où se passe la scène. C’est une visualisation du cadre, rien de plus : « J’ai eu une image de notre jardin. Puis la rue Fouquet, avec nous en bicyclette. Puis S…, la rue Nationale, puis la forêt, la maison du garde, la Madeleine, puis près du petit pont. » II me semble que cette série d’images illustre la pensée à peu près aussi sommairement que cinq images dans un livre illustrent 20 pages de récits de voyage. Mais je n’ai pas fait assez de questions minutieuses à Armande, et je ne puis pas me rendre compte exactement de ce qu’elle a pensé. L’expérience avec Marguerite est beaucoup mieux faite (4 juin 1902). La voici :

Je donne d’abord le récit parlé de Marguerite, puis la description parlée de ses images, et enfin l’énumération de ses réflexions. C’est dans cet ordre que l’étude a été faite.

Récit parlé de Marguerite. — « Eh bien, en arrivant, nous nous habillerions en costume de bicyclette et nous ferions une promenade, si nous étions libres d’aller où nous voudrions. Trois heures, on ne peut pas faire grand’chose… Nous irions voir A… (une amie) à M…. »

Images de Marguerite. — « Je le dis en gros, parce que je n’étais pas prévenue. Je me suis représenté notre rue Fouquet, puis la route de F…. Quand j’ai dit que nous mettrions nos costumes de bécane, j’ai vu nos robes et nos ceintures comme si nous les avions déjà. C’est sur Armande que je les ai vues. Puis, j’ai vu un peu le village en ensemble, je me suis représenté l’emplacement plutôt que les personnes. J’ai vu la route de la table du Roi à M… ; mais c’est drôle. Je ne me suis presque pas représenté les bicyclettes. J’ai aperçu la ville de M… et I… (une amie) une jeune fille en noir, pas très distinctement… j’ai vu une petite rue assez sombre, avec bâtiment grisâtre puis j’ai entrevu la figure d’A… (une amie). — J’ai encore vu l’image de Fontaine-le-Port (tel qu’on le voit), en étant sur le pont, et en regardant la montée. »

Pensées et réflexions de Marguerite. — « Je me suis dit : peut-être que je pourrais faire arranger ma machine chez C… (loueur de bicyclettes), seulement ce ne serait pas une partie de plaisir. Je me suis dit que ce n’était pas très intéressant pour l’emploi d’une journée. Je pensais toujours à une promenade à bicyclette. Je me suis dit encore : Peut-être pourrions-nous aller à B… ou à N…, mais c’était un peu loin pour si peu de temps. Alors, j’ai pensé à M… et à I… parce que je sais qu’elle y habite… et puis je me suis dit que d’aller voir I… à M…, ce n’était pas très agréable ; puis j’ai pensé à A…, dans sa pension… et j’ai même pensé qu’il faudrait que nous allions un jour où l’on puisse la voir. Cela m’a même un peu gênée, mais j’ai passé par là-dessus. Je me suis dit : on ne nous laisse pas sortir seules dans la forêt. À propos de N…, j’ai pensé que dans notre dernière excursion nous n’étions pas allés avec Armande, et que ce serait amusant de le lui montrer. »

Cet exemple de promenades à bicyclette se prête très bien à un développement d’images, car, dans une promenade, il y a beaucoup à voir, et les images répètent surtout les perceptions visuelles.

Cependant on a pu remarquer quel nombre considérable il y a eu de réflexions sans images.


Il ne peut être question ici de fixer d’une manière générale l’importance de l’image dans tous les actes de pensée ; cette importance varie nécessairement avec la nature de ces actes et aussi avec la nature des individus, et encore avec leurs dispositions momentanées[1]. L’essentiel est d’avoir montré que l’image tient une place moins grande qu’on ne le croit d’habitude. Aux preuves que j’ai données j’en ajouterai deux nouvelles, dont l’une est une observation personnelle, l’autre est une série d’expériences sur les images de lecture. L’observation personnelle, que j’ai répétée plusieurs fois, consiste en ceci : je m’enferme dans une pièce silencieuse et je cherche à me rappeler un à un les magasins d’une rue qui m’est familière ; l’image de chaque magasin est d’ordinaire très schématique, à peine visible ; et en même temps que me vient l’image incomplète, j’ai sur le bout de la langue le nom du magasin ; je dis : en même temps ; il est clair que je ne puis pas préciser cette chronologie. Mais j’ai la conviction que sans le nom, c’est-à-dire sans le secours du langage intérieur, je ne reconnaîtrais pas les magasins à l’aide de leurs images mentales ; ce qui me paraît être une preuve que dans ce cas l’image mentale est moins importante qu’on ne pourrait le croire. Je n’insiste pas davantage sur cette observation, forcément incomplète ; et je dirai quelques mots des recherches que j’ai faites sur les images de lecture. Ces recherches datent d’environ 10 ans. Voici en quoi elles consistaient.

On lisait quelques pages d’un roman, puis on interrompait sa lecture, et on notait par écrit les images qu’on venait d’avoir, et on les comparait au texte lu, pour saisir les accords ou désaccords qui avaient pu se produire. Beaucoup de variétés individuelles se sont montrées, et il serait oiseux d’insister là-dessus. Les points les plus curieux ont été les suivants : l’image mentale est en général plus simple que la description du texte, parfois elle est différente des indications du texte ; parfois elle leur est contraire.

Tout cela se trouve noté dans une observation écrite qui m’a été fournie par M. C…, professeur de l’Université ; il a rédigé ces observations avec beaucoup de conscience, et peut-être aussi, comme on le verra en lisant entre les lignes, avec le désir de traiter la question dans son ensemble. Les observations ont été faites pendant une lecture de la Dame de Monsoreau, roman de Dumas père ; les numéros de page indiqués se rapportent à l’édition de Calmann-Lévy, vol. 1.

« Pendant le cours rapide d’une première lecture et quand je parcours sans m’arrêter des pages entières, le caractère le plus fréquent de mes images mentales visuelles est de m’apparaître d’une manière fragmentaire, de ne me présenter les objets que par parties.

« La description suivante : « Une foule de gentilshommes de service montés sur de bons chevaux et enveloppés de manteaux fourrés » (p. 83) éveille chez moi la silhouette incomplète d’un cavalier, le torse d’un homme, sa tête, et le dos de la monture.

« Ces quatre mots : « une compagnie de Suisses » fera surgir l’image d’une tête casquée, d’une armure couvrant les épaules et un torse et d’une hallebarde portée sur l’épaule gauche (p. 183).

« En lisant cette phrase : « Je me rappelle avoir couru sur une pelouse » (p.226. C’est Mme de Saint-Luc qui parle), je vois mentalement un tapis de gazon vert, le bas d’une robe de teinte rose, laissant passer l’extrémité d’un pied.

« Autre exemple : « Quélus et Maugiron tressaient des rubans » (p. 185). Je n’ai vu ni les mains des mignons, ni leurs bras, ni leurs physionomies. Tout au plus, ai-je eu la représentation d’un corps indistinct dans l’obscurité. Mais j’ai vu distinctement une tresse de rubans mauves, comme tendue et suspendue dans l’air.

« Quant à la précision de ces images, elle paraît plus nette lorsque des couleurs un peu vives les accompagnent, mais le plus souvent elles se présentent avec des nuances sombres, brunes ou grises. J’ai employé tout à l’heure l’expression silhouette. Elle caractérise assez bien ces images, non qu’elles se détachent tout d’une pièce comme des ombres chinoises, car ces silhouettes mentales ont des parties distinctes, mais ces parties elles-mêmes manquent en général de détails. La tête du cavalier est un ovale couleur de chair ; son manteau affecte la forme d’un trapèze brun foncé ; le casque et l’armure du hallebardier s’offrent avec un reflet uniforme d’acier.

« Autre particularité de ces images. Il se produit des additions au récit plus ou moins complexes. Nous venons d’en voir une des plus simples, celle d’une couleur non indiquée (grenat). En voici un autre exemple :

« Mme de Saint-Luc… ouvrant l’épais manteau dont elle était enveloppée et appliquant ses deux bras sur les épaules du jeune homme… » (p. 255). Il n’est pas ici question d’étoffes, ni de couleurs. Cependant dans ma vision mentale, les bras de Mme de Saint-Luc étaient revêtus de manches de soie blanche avec des soutaches dorées et sortaient d’un manteau noir.

« Autre exemple. Je lis : « On vit Chicot s’élancer… et aller s’agenouiller à l’angle d’une maison d’assez bonne apparence » (p. 191). J’aperçois Chicot à genoux, mais le torse incliné vers le sol et la tête contre terre.

« Autre exemple : « Cueillant les premières fleurs » (p. 255). J’ai vu distinctement une marguerite avec sa frêle tige verte et ses pétales blancs entourant un bouton d’or.

« Fait à noter, ces images additionnelles m’apparaissent avec beaucoup plus de détails et de précision dans les détails que les visions provoquées directement par le texte. Quelques-unes de ces images sont évidemment des souvenirs.

« Les images mentales se trouvent parfois en désaccord avec les choses lues.

« Il se produit des transpositions, des oppositions même. En lisant : « Une Notre-Dame de Chartres était posée dans une niche dorée » (p. 184), je me représentai la niche vide, non dorée, avec une bordure brun foncé.

« Autre exemple, Mme de Saint-Luc rappelle ses courses dans les bois avec sa fidèle Diane : « alors nous nous arrêtions palpitantes, au bruit de quelque biche, de quelque daim, ou de quelque chevreuil, qui, effrayé par nous, s’élançait hors de son repaire. »

« Je m’étais représenté d’abord un chevreuil arrêté, sur un monticule, dressé sur ses pattes de devant, la tête levée, dans l’observation (p. 156).

« Autre exemple : Je lisais « les plus belles tourterelles du monde, c’est-à-dire avec un plumage blanc comme la neige et un double collier noir ». Malgré les indications du texte, les tourterelles me sont apparues avec leur couleur la plus ordinaire, beiges, et je n’ai pu momentanément détruire cette association d’images.

« L’intervention de souvenir fait parfois obstacle au libre jeu de l’imagination. Je lis : « Une corbeille de petits chiens anglais que le roi portait. Le souvenir d’une gravure, représentant des chats se précipitant hors d’un panier, s’est imposé à moi, et je n’ai plus vu des chiens, mais des chats (p. 184). »

En relisant cette intéressante auto-analyse, nous y retrouvons les faits d’imagerie que nous venons de décrire chez les deux fillettes. Nous avons vu combien leurs images sont incomplètes, par rapport à leur pensée. M. C… remarque aussi que ses images sont fragmentaires, et bien qu’il n’ait pas songé à rapprocher l’image de tout ce qu’il y a d’idées dans le texte, il a bien compris les insuffisances de l’imagerie ; il en a aussi remarqué les discordances, dans les exemples qu’il cite et où il a eu des images contraires au texte. Une autre personne, le professeur Bierv… de Belgique, dans une visite qu’il faisait à mon laboratoire, me communiquait l’observation suivante, que j’écrivais de suite après : la première fois qu’il lut Madame Bovary, il eut la maladresse d’imaginer en face de la maison de Charles Bovary à Tost une allée d’arbres et des champs ; en réalité, d’après le roman, c’est une rue avec boutiques. Dans ses lectures suivantes, il ne put pas se défaire de sa première image, et il était obligé de superposer l’image des boutiques à celle de l’allée d’arbres.

Les auteurs ont publié quelques bizarreries d’imagerie qui se rapprochent des précédentes, sans être absolument équivalentes ; ce sont des cas d’imagerie symbolique ; je leur donne ce nom parce qu’il existe une association constante entre une pensée et une image disparates. L’incohérence d’imagerie devient du symbolisme quand elle prend une forme constante. Citons des exemptes :

Sidgwick[2] assure que, lorsqu’il raisonne sur l’économie politique, les termes généraux ont pour concomitants des images souvent bizarres comme celle-ci : valeur = l’image vague et partielle d’un homme qui pose quelque chose sur une échelle. Une dame que je connais m’a avoué avec grand’peine qu’elle a deux images bizarres, toutes deux pour des noms propres : l’une est l’idée d’un corps froid, boueux, grisâtre, indissolublement lié au prénom Alfred ; l’autre est l’image d’un moulin, liée au nom Duval. L’origine et l’explication de ces images n’a pas pu être reconnue ; la personne sait seulement que ce sont des représentations de date très ancienne. J’ajouterai que cette dame a des traces d’audition colorée et un développement exceptionnel de la mémoire des chiffres (dates, numéros d’adresses, etc.).

Récemment, un auteur américain Bagley[3] a cité, après une étude sur plusieurs personnes, un grand nombre de cas pareils. Chez l’une d’elles, le mot au-dessus donne toujours l’image visuelle d’un abîme. À un autre, le mot froid donne toujours le souvenir d’une peinture de sa classe de géographie représentant une scène arctique. Ces représentations ne sont pas sans analogie avec celles qu’on a désignées sous le nom de schèmes et de personnifications, et dont on trouvera un grand nombre cités dans le remarquable ouvrage de Flournoy sur les synopsies[4] et dans le livre plus récent de Lemaître[5]. Ce dernier a donné de très nombreux exemples de symboles graphiques correspondant à l’idée de villes, ou de cours d’eau.

Ce genre d’imagerie est peut-être plus fréquent qu’on ne le pense. Beaucoup de personnes le possèdent, sans en avoir le soupçon, parce qu’elles n’en ont pas reconnu la véritable nature ; ce sont des événements qui appartiennent à la vie intime et dont on n’a pas l’occasion de parler, parce qu’ils n’ont pas d’intérêt pratique ; il en est de ceux-là comme de l’audition colorée, par exemple. Le principal caractère de ces représentations, c’est qu’elles sont involontaires ; soit qu’elles nous poursuivent constamment comme des obsessions ou qu’elles surgissent seulement à notre appel, lorsque nous en avons besoin, dans tous les cas, nous avons le vague sentiment qu’elles se sont construites en dehors de notre volonté, et que nous ne pouvons pas les modifier.

À ces bizarreries de l’imagerie visuelle, on peut rattacher encore certaines particularités de la vision mentale, que j’ai souvent rencontrées chez divers sujets : par exemple, à certaines personnes les images apparaissent vers la gauche du champ visuel, ou un peu en haut, et non au centre. Marguerite est dans ce cas. Un prêtre de mes amis, M. G. R…, quand il lit un roman, se figure les scènes comme s’il les regardait d’un plan supérieur, de haut en bas ; par une complication surajoutée, il y a des personnes qui localisent certains souvenirs à droite ; et d’autres genres de souvenirs à gauche ; Armande m’a décrit il y a quelques années une sorte de triptyque, dont chaque panneau était réservé à une catégorie spéciale d’images : les images fictives étaient dans le panneau de droite, et les souvenirs se partageaient les deux autres panneaux, suivant leur date ; de même, une dame très pieuse, dont M. de Z… m’a autrefois communiqué l’auto-observation, se représente avec une localisation précise dans un grand tableau mental les diverses personnes pour qui elle doit dire des prières.


CONCLUSIONS ET HYPOTHÈSES


Je me suis efforcé, dans tout ce qui précède, de supprimer les considérations théoriques, et d’exposer seulement des expériences précises et détaillées. En ces matières, on a beaucoup trop théorisé et schématisé, et il est utile de substituer au raisonnement compliqué et à la théorie travaillée, quelques observations pures et simples, même naïves, données sans apprêt, et qui n’ont qu’un mérite, celui d’être prises d’après nature. Ce qui ressort avec évidence de ces observations, c’est que, chez certains sujets comme les nôtres, l’image n’a pas le rôle primordial qu’on s’est plu à lui attribuer.

Nos sujets ne me paraissent pas être des personnes exceptionnellement dépourvues d’images. Si Armande, comme nous le verrons plus loin, a des images assez faibles, — et encore, je les crois plus nettes que les miennes — en revanche Marguerite visualise avec beaucoup de netteté, et elle nous assure que certaines de ses représentations sont aussi intenses que la réalité. Je crois donc que, comme pouvoir d’imagination, elle est au-dessus de la moyenne ; et elle représente assez bien ce qui doit se passer dans l’esprit d’un bon visualisateur.

Nous pouvons conclure, par conséquent, que l’image n’est qu’une petite partie du phénomène complexe auquel on donne le nom de pensée ; la facilité qu’on éprouve à décrire l’image mentale, et sans doute à la comprendre par la comparaison un peu grossière qu’on en a fait avec une image enluminée d’Épinal, est ce qui a fait illusion sur son importance.

C’est la psychologie de Taine, si belle dans son outrance, qui a popularisé parmi nous cette idée que l’image est une répétition de la sensation, et qu’on pense avec des images. Puis, ce sont les remarquables études cliniques de Charcot sur l’aphasie qui ont montré la distinction à faire entre les images visuelles, auditives, motrices, et ont encore accru l’importance de l’image en psychologie.

Cette étude des images est devenue une des plus perfectionnées de la science française. Taine et ceux qui l’ont suivi ont eu raison de mettre en pleine lumière l’élément sensoriel de la pensée ; car cet élément existe. Pareillement Charcot a rendu service en montrant la multiplicité des variétés d’images mentales, ce qui frayait d’avance les voies à la psychologie individuelle.

S’il m’est permis de me citer après ces grands noms, je rappellerai que, dans ma Psychologie du raisonnement, j’ai essayé de montrer que le raisonnement conduit à une vision intérieure des choses sur lesquelles on raisonne, vision qui se construit grâce aux propriétés inhérentes aux images mentales. Je suis donc loin d’être hostile aux théories qui accordent de l’importance aux images mentales ; seulement, il me semble qu’on ne doit pas aller trop loin.

Trop matérialiser la pensée, c’est la rendre inintelligible. Penser n’est pas la même chose que de contempler de l’Épinal. L’esprit n’est pas, à rigoureusement parler, un polypier d’images, si ce n’est dans le rêve ou dans la rêverie ; les lois des idées ne sont pas nécessairement les lois des images, penser ne consiste pas seulement à prendre conscience des images, faire attention ne consiste pas seulement à avoir une image plus intense que les autres. Nous avons constaté — et je crois bien que ce sont là des faits dont il est impossible de douter — que certaines pensées concrètes se font sans images, que, dans d’autres pensées l’image n’illustre qu’une toute petite partie du phénomène, que souvent même l’image n’est pas cohérente avec la pensée ; on pense une chose et on s’en représente une autre.

Voilà notre conclusion précise et démontrée ; qu’il me soit permis d’aller un peu plus loin, et de terminer ce chapitre par une hypothèse ; je me suis donné à moi-même une explication du mécanisme de la pensée ; je veux la résumer ici, en le séparant bien nettement de ce qui précède.

Il me semble difficile de supposer que l’image — j’entends l’image sensorielle, dérivée des perceptions des sens — puisse être toujours coextensive à la pensée. La pensée se compose non seulement de contemplation, mais de réflexions ; et je ne vois pas bien comment la réflexion pourrait se traduire en images, autrement que d’une manière symbolique. Dans nos observations précédentes, l’image était presque toujours visuelle, et elle ne mirait presque toujours que des objets matériels ; elle n’a jamais représenté un rapport. J’ai peine à comprendre qu’on puisse trouver en images mentales l’équivalent de cette pensée si simple exprimée par Marguerite : je vais être en retard pour la leçon ! Je m’imagine volontiers quelqu’un qui court, ou une élève effarée qui regarde avec désolation son livre, mais ce n’est là que du symbolisme. Comprendre, comparer, rapprocher, affirmer, nier, sont, à proprement parler, des actes intellectuels, et non des images.

C’est surtout le langage intérieur qui exprime bien les démarches de notre pensée ; si les mots sont inférieurs en un certain sens aux images, comme aux perceptions, car ils sont loin d’en exprimer toutes les nuances — la description la plus minutieuse d’un caillou n’épuisera jamais tout ce qu’on y peut discerner — en revanche, les mots expriment beaucoup mieux, avec toutes les ressources de la syntaxe, les liaisons de nos idées[6]. Dans les réponses de nos fillettes, expliquant ce qui leur est venu à l’esprit après l’audition d’un mot ou d’une phrase, on trouve très souvent des traces de ce langage intérieur, dans des expressions comme celle-ci : je me suis dit. Du reste, les deux enfants ont remarqué explicitement qu’elles pensent avec des mots.

Conséquemment, on a pu supposer que, dans les parties où elle se passe d’images, la pensée se compose essentiellement de langage intérieur, elle est un monologue. C’est ce qu’a supposé et dit comme en passant William James, ce grand psychologue intuitif qui a si profondément étudié le mécanisme de la pensée. Lui aussi il a été frappé de constater quelle petite part l’image prend dans la pensée[7], bien qu’il soit arrivé à cette conclusion surtout par des raisonnements théoriques, et rarement par des observations ; c’est la seule critique que je puisse faire à son beau chapitre sur « The Stream of Thought ». Citant l’observation curieuse d’un de ses amis qui peut raconter le menu de son repas, et ce qu’il y avait sur la table, parce qu’il le sait, et sans rien visualiser de la table et des plats, il suppose que cette description se fait uniquement en mots, et que les mots sont, dans ce cas particulier, les substituts des images absentes[8]. Il donne cette interprétation sans insister. S’il avait examiné la question un peu plus longuement, un esprit fin comme le sien se serait aperçu que l’explication est tout simplement impossible. À moins de supposer que le convive a appris par cœur le menu de son repas, et le récite mentalement de mémoire, il faut bien admettre qu’il a d’abord eu la pensée de chaque plat, avant d’en penser le mot ; la pensée doit nécessairement précéder le mot. On peut faire la même remarque à propos de beaucoup des observations que nous avons recueillies.

Rappelons quelques exemples. Armande, à qui j’ai dit le nom de F…, pense à cette personne, elle pense que cette personne n’est plus ici (chez nous), mais a changé de domicile ; elle a donc une pensée assez complexe, qui se rapporte à son domicile, à son existence. Cette pensée, de quelle nature est-elle ? D’une part, elle est dépourvue d’images sensorielles ; Armande dit qu’elle ne se représente rien ; d’autre part, si en réalité elle s’exprime par des mots, ce qui suppose des images verbales, il est bien certain que les images verbales ne sont qu’une expression de la pensée déjà amorcée ; la pensée est antérieure ; pour qu’Armande me dise ou se dise que « F. n’est plus ici, mais ailleurs », pour qu’elle trouve cette phrase, il faut qu’elle ait eu d’abord la pensée correspondante, si atténuée que soit cette pensée. Ainsi, c’est une pensée qui se forme sans images, et même sans images verbales. Voilà le point important. De même, il faut admettre que bien des réflexions qu’une personne fait spontanément supposent une pensée antérieure aux mots qui l’expriment, une pensée dirigeant les mots et les organisant. Ceci soit dit sans diminuer en rien l’importance du mot, qui doit singulièrement influencer, par choc en retour, la nature de la pensée.

J’ai essayé d’étudier avec les deux fillettes cette question délicate entre toutes ; je ne me flatte pas d’avoir trouvé une solution précise ; mais il m’a semblé que mes deux sujets font assez bien la distinction entre la pensée et les mots. Avec Marguerite j’ai fait des expériences en la priant de lire à haute voix, ou de calculer, ou de siffler, ou de répéter une phrase ou une syllabe, pendant que je lui adressais une question qu’elle devait comprendre et à laquelle elle devait trouver une réponse. Quelques-uns de ces artifices l’ont empêchée d’avoir du langage intérieur, surtout au premier essai ; car on s’habitue vite à toutes les situations ; et quand on répète plusieurs fois de suite l’expérience, on arrive à avoir involontairement du langage intérieur, même pendant qu’on occupe activement ses organes d’articulation ; dans les cas les plus favorables, où l’inhibition s’est produite d’une manière satisfaisante, Marguerite a eu des images visuelles, et, en outre, comme elle l’a répété souvent, elle a éprouvé un sentiment, par exemple le sentiment que la personne dont on lui parlait dans la phrase lui était familière ou le sentiment qu’elle devait répondre non à la question posée ; elle a ce sentiment avant de se dire tout bas le mot non. Avec Armande, je n’ai pas fait d’expérience analogue ; je me contentais de lui poser une question, elle répondait, puis je lui demandais d’analyser sa réponse. Un exemple particulier vaudra mieux qu’une explication longue. — D. Où se trouve en ce moment ton chapeau ? — R. Celui que nous mettrons aujourd’hui se trouve dans le cabinet aux lampes. — D. Comment vient-elle, cette phrase ? — R. Elle est préparée par plusieurs pensées. Je ne prépare pas la parole. Elle est presque comparable à une image. La réponse en mot m’apparaît comme une image qui coupe la pensée. La pensée, c’est quelque chose que je sais brusquement sans l’avoir cherché par des mots ; elle m’apparaît comme un sentiment quelconque. Je ne sais que dire. » À propos d’un autre exemple elle dit, parlant du sentiment de la négation, qui précède chez elle la négation verbale : « Ce sentiment assez vague, mais dont je suis sûre, c’est une pensée sans mots. »

Autre exemple encore : — D. Quand auras-tu 22 ans ? — R. Dans dix ans. D. —Épluche cette réponse. — R. D’abord il y a la question qu’il a fallu que je comprenne. Puis il a fallu que je calcule. Puis j’ai eu le sentiment qu’il fallait que je réponde dans dix ans. (Après réflexion) la pensée, je ne m’en rends pas compte, mais je me rends compte de ce qu’elle me fait éprouver ». Je suis bien certain de n’avoir fait aucune suggestion, n’ayant sur cette question délicate de la pensée sans paroles aucune idée préconçue. De ces conversations, il semblerait résulter que la pensée sans paroles est connue comme un sentiment, et on se rend compte surtout qu’on l’éprouve, beaucoup plus qu’on ne sait ce qu’elle est.

Je suppose que le mot, comme l’image sensorielle, donne de la précision à ce sentiment de pensée, qui sans ces deux secours, celui du mot et celui de l’image, resterait bien vague.

Je suppose même que c’est le mot et l’image qui contribuent le plus à nous en donner conscience ; la pensée est un acte inconscient de l’esprit, qui, pour devenir pleinement conscient, a besoin de mots et d’images. Mais quelque peine que nous ayons à nous représenter une pensée sans le secours des mots et des images — et c’est pour cette raison seulement que je la dis inconsciente — elle n’en existe pas moins, elle constitue, si l’on veut la définir par sa fonction, une force directrice, organisatrice, que je comparerais volontiers — ce n’est probablement qu’une métaphore — à la force vitale, qui, dirigeant les propriétés physico-chimiques, modèle la forme des êtres et conduit leur évolution, en travailleur invisible dont nous ne voyons que l’œuvre matérielle.

  1. Exemple. Marguerite, à une séance où je voulais étudier seulement les réflexions et paroles intérieures que susciteraient les mots prononcés devant elle, était poursuivie par des images visuelles extrêmement vives, bien plus vives que d’habitude : si bien que je dus ce jour-là renoncer à l’étude des paroles intérieures, et m’occuper des images visuelles. J’ai observé sur moi-même que certains soirs mes hallucinations hypnagogiques sont visuelles, et d’autres soirs auditives.
  2. Cité par Ribot, Évolution des Idées générales, p. 143.
  3. Amer J. of Psychol, XII, I, oct. 1901, pp. 80-130.
  4. Flournoy, Des phénomènes de Synopsie. Paris, 1893.
  5. Lemaître, Audition colorée et phénomènes analogues observés chez des écoliers. Paris, 1901. Biervliet cite un cas personnel, qui est analogue (Mémoire, p. 171).
  6. L’image, comme la sensation, est ce qui réfléchit le mieux le monde extérieur ; le langage, au contraire, est ce qui réfléchit le mieux la logique de la pensée ; et je crois qu’il serait utile de faire cette distinction-là quand on étudie le rôle du mot dans la pensée.
  7. Psychology, I, 472.
  8. Psychology, I, 265, et II, 58.