L’État actuel de l’Orient


REVUE ÉTRANGÈRE.

DE L’ORIENT,

DE SON ÉTAT ACTUEL ET DE LA QUESTION D’ORIENT.[1]

Après de longues et sanglantes agitations, l’Orient, grace au système politique adopté par les puissances européennes, est tranquille depuis quelques années. Le sera-t-il long-temps encore ? Cette tranquillité repose-t-elle sur des bases bien solides ? Voilà toute la question d’Orient.

En d’autres termes, l’état de choses réglé par la paix de Kiutayah (1833) entre le sultan et son puissant vassal, le vice-roi d’Égypte, présente-t-il des chances de durée suffisantes ? Ou bien, peut-on, doit-on craindre que cet heureux accord, si péniblement rétabli entre les deux parties de l’empire ottoman, soit exposé à subir de nouvelles et prochaines épreuves ?

Peut-être la question ainsi posée, restreinte dans ces limites, semblera-t-elle ne pas être complètement indiquée. Peut-être trouvera-t-on qu’un de ses principaux élémens, le danger trop certain dont l’ambition russe menace incessamment la Turquie, est omis ou méconnu. Assurément, l’ambition russe, les prétentions et les manœuvres du cabinet de Saint-Pétersbourg à Constantinople, en Perse et sur plusieurs autres points de ces vastes contrées, font une grande figure dans la question d’Orient ; mais elles ne sont, à notre sens, ni la question tout entière, ni la question elle-même. Ne voir et n’accuser que l’action de la Russie dans le déplorable affaiblissement de l’empire turc, c’est en même temps avoir la vue très courte et juger avec passion, ce dont il faut se garder avant tout dans les questions politiques, sous peine, quand on a mal vu et jugé sans impartialité, d’imprimer à la conduite pratique des affaires une mauvaise direction. L’affaissement de la Turquie tient à des causes beaucoup plus profondes et beaucoup plus anciennes que les attaques à force ouverte et les intrigues de son formidable voisin du nord ; et ce sont, il faut le dire, des causes plus honorables pour l’humanité. Non pas, certes, que la civilisation et l’humanité dussent gagner aujourd’hui à l’extinction de l’empire ottoman, qui essaie de se réformer ; mais parce que, jusqu’à ces derniers temps, toutes les défaites qu’il a essuyées ont été autant de victoires gagnées, sous d’autres noms peut-être, pour l’humanité et la civilisation, victoires glorieuses, faits accomplis, heureusement, qu’il serait aujourd’hui puéril et complètement inutile de regretter.

Préoccupés outre mesure des périls que l’affaiblissement de la Turquie pouvait faire courir à l’équilibre de l’Europe, tous ceux qui ont appelé l’attention publique sur ces graves intérêts n’ont pas toujours bien dirigé leurs recherches ni suffisamment distingué ce qui devait l’être. Ils n’ont pas toujours bien saisi le principe du mal, et ont trop souvent pris la cause pour l’effet. Il en est même qui, dans leur enthousiasme de fraîche date pour le successeur des Soliman et des Sélim, verraient rétablir avec joie la formidable puissance que ces grands hommes avaient élevée, et s’imaginent peut-être que rien ne serait plus facile. Ce sont des esprits obsédés par un fantôme, et que la peur empêche de se tenir dans le vrai. Pour y rester, pour ne pas se livrer à des exagérations déraisonnables, il ne faut pas courir les yeux fermés sur ce qu’on croit être le seul obstacle et le seul danger : il faut regarder à droite et à gauche, tenir compte de plus d’une difficulté, peser plus d’un intérêt, et faire aussi entrer pour quelque chose dans la politique celui des populations mêmes qui doivent gagner ou perdre à tel ou tel changement.

Ces réflexions suffiront sans doute pour expliquer comment on s’écarte un peu ici d’une certaine forme dans laquelle ont été jetées les dernières discussions, écrites ou parlées, sur la question d’Orient. La Turquie elle-même, ce qu’elle est, ce qui s’y passe, l’état des esprits, des institutions, de l’armée, la condition et les rapports des divers élémens qu’elle renferme, voilà ce qu’il faut principalement étudier, voilà l’objet sur lequel les recherches doivent se porter de préférence[2] ; et, par la Turquie, on doit entendre tout ce qui est encore directement ou indirectement soumis au gouvernement de la Porte ottomane. Ses pertes récentes ou anciennes, les malheurs des guerres qu’elle a soutenues contre la Russie, les traités humilians qui lui ont été imposés, la supériorité de tactique, d’esprit, de puissance matérielle, dont la Russie a fait preuve dans toutes ses luttes contre elle ; tous ces effets d’une décadence progressive, heureuse pour l’Europe et pour l’humanité dans son ensemble, ne méritent qu’une attention secondaire. Il y a même aujourd’hui une raison de plus pour prendre la question sous ce point de vue, et cette raison, la voici.

Il est évident que depuis quelques années, et surtout depuis l’entière évacuation du territoire de l’empire par les troupes russes, la Turquie fait une grande épreuve de sa vitalité, sous les yeux de l’Europe entière, et à tout prendre, avec assez de liberté, malgré les intrigues qui se croisent à Constantinople, pour que cette épreuve, heureuse ou non, soit concluante pour ou contre. Les dernières crises de l’Orient et la direction donnée aux esprits par les nombreuses publications faites contre la Russie, ont eu certainement l’avantage de fixer les regards des gouvernemens et des peuples sur les moindres mouvemens du cabinet de Saint-Pétersbourg, sur ses démarches en apparence les plus inoffensives, sur la moindre évolution de troupes russes en Bessarabie, sur la promenade du moindre bâtiment de guerre russe entre Odessa et Sébastopol. Cette défiance générale se porte naturellement aussi sur les relations du ministre russe, à Constantinople, avec le sultan, avec les personnages influens de l’empire, avec tout ce qui exerce, de près ou de loin, quelque action sur la marche des affaires en Orient. Dans une pareille disposition des esprits et des choses, l’épreuve dont on parlait plus haut, a toutes les chances possibles de réunir les conditions nécessaires à son libre et entier accomplissement. Examinons donc avec soin sur quels élémens elle doit s’exercer, dans quel milieu elle se passe, et ce qui pourrait déjà en être résulté. Les conclusions et l’application des résultats à la politique pure viendront après, à leur véritable place et dans leur ordre logique.

Ce que l’on trouve le moins et ce qui diminue de jour en jour davantage dans l’empire turc, ce sont les Turcs. La population turque des pays directement soumis au gouvernement de Constantinople, c’est-à-dire de la Turquie d’Europe et des pachalicks de l’Asie mineure, ne saurait être évaluée, d’après les derniers calculs, à plus de quatre millions d’ames, dont huit cent mille seulement en Europe, sur une population totale de vingt-deux millions d’habitans. Mais, sous le rapport de la religion, la proportion est beaucoup plus favorable aux musulmans, vis-à-vis des chrétiens, parce que les Arabes professent tous l’islamisme dans les états du sultan, que les Kourdes sont aussi regardés comme musulmans, et qu’une partie des populations albanaise, bosniaque et autres a embrassé la religion du prophète, afin de partager avec les conquérans primitifs les avantages politiques qu’elle assure. En résumé, le nombre des rayas, dans la Turquie d’Europe et dans l’Asie mineure, paraît être un peu au-dessous de celui des musulmans.

Si le nom turc avait conservé tout le prestige qui s’y attachait autrefois, le fait qu’il ne s’applique qu’à une faible minorité, sur l’ensemble de la population de l’empire, serait moins grave ; mais dans l’état actuel des choses et des esprits, il est de la plus haute importance ; ses conséquences morales et matérielles, dans le présent et dans l’avenir, sont immenses, et on pourrait y voir, avec de bons esprits, le symptôme d’une grande et infaillible révolution. Sans aller tout de suite aussi loin, arrêtons-nous cependant sur un fait de cette gravité.

Depuis douze ou quinze ans, les populations étrangères, par la religion ou par le sang, à la population ottomane, et qui sont encore soumises au sceptre de Mahmoud, ont vu s’opérer, dans l’empire, des révolutions qui sont pour elles d’un bien séduisant exemple. Des nations, leurs alliées et leurs sœurs à quelques-unes, rameaux détachés du même tronc, et long-temps privées comme elles de toute vie politique, long-temps courbées sous le même joug, ont recouvré, soit par leurs propres efforts, soit par les combinaisons de la politique européenne, soit par l’active ambition d’un homme de génie, celles-ci, une indépendance complète, celles-là, une existence nationale distincte et un gouvernement local presque entièrement affranchi des directions de Constantinople, sauf la fiction d’un lien de vassalité nominale. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il se fasse actuellement, dans la masse des rayas de la Turquie, un travail positif et sérieux d’émancipation ; mais il est bien difficile qu’avec ces exemples sous les yeux, le mouvement d’esprit de la population chrétienne, et même d’une partie de la population musulmane, non turque, ne porte pas dans ce sens. On en a eu, à plusieurs reprises, des indices remarquables, et pour qui regarde de près, il s’en présente encore assez souvent. Le contraire est d’autant moins probable, que les centres d’agglomération existent déjà au nord et au midi, et qu’il y en a d’autres, tout prêts à se former, indiqués par la nature des lieux, des hommes et des choses.

Le danger n’est pas flagrant, il n’éclate pas, nous le reconnaissons ; mais il n’en existe pas moins, il n’en mérite pas moins la plus sérieuse attention des hommes d’état, du gouvernement qu’il pourrait menacer, de l’Europe qui veut le maintien de ce gouvernement. Diverses circonstances, que tous les instincts pressentent, peuvent, d’un moment à l’autre, le faire passer de l’état conjectural à celui d’une réalité effrayante. Qu’une révolte de Bosniaques ou d’Albanais, pour les motifs accoutumés, ne soit pas énergiquement comprimée par les pachas de Scodra ou de Widdin ; et aussitôt, sauf intervention de l’Europe, on ne pourra plus un instant, répondre de rien. Nous ne disons pas que ce soit là une disposition heureuse. Les grands intérêts qui se rattachent à la conservation de l’empire ottoman ne permettent plus de s’en féliciter ; mais, puisque le fait existe, il faut en apprécier les causes sans passion et sans préoccupation étrangère, et chercher s’il est susceptible d’être modifié, pour indiquer le remède au mal, s’il y en a un, ou se préparer à des combinaisons nouvelles, s’il n’y en a pas.

On a dit que les Turcs étaient campés en Europe, comme des soldats dispersés sur un champ de bataille après la victoire, et dormant auprès de leurs armes. Le mot est juste. Les conquérans ne se sont pas assimilés, dans le cours de quatre siècles, aux peuples vaincus ; et quoique l’adoption de la foi musulmane, par des individus ou des fractions des populations conquises, ait fait tomber la barrière entre les Ottomans et ceux qui avaient embrassé leur croyance, cependant il n’y a pas eu pour cela fusion des races. Les Turcs, à fort peu d’exceptions près, ne se sont mariés qu’entre eux. Ils n’ont ni remplacé ni détruit les races qui se trouvaient sur le sol. Ils se sont assis au milieu d’elles, arrêtant leurs progrès, sans en faire eux-mêmes, par un gouvernement détestable, et par ce système de domination individuelle sur les rayas, dont la ruine récente a marqué pour ces derniers le commencement d’une ère nouvelle et d’une destinée meilleure.

Nous venons peut-être de signaler un des meilleurs moyens de résoudre, en faveur de l’empire turc, le problème de sa vitalité, l’amélioration constante et sérieuse du sort des rayas. Le sultan actuel y a déjà beaucoup travaillé, et serait probablement disposé à s’avancer plus loin encore dans cette voie. Il faut le reconnaître et lui en savoir gré. Mais ce qu’il a fait à cet égard n’a pas rempli le but, n’a pas encore atteint le résultat qu’il nous semble nécessaire de réaliser. Il y a toujours en Turquie une nation dominante et des nations sujettes, placées, dans l’organisation politique et sociale de l’état, bien au-dessous des Turcs, quoique supérieures, en un grand nombre de points, sous le rapport des facultés et des lumières. Tant que durera cet état de choses, l’empire contiendra en lui-même un élément certain de destruction, élément qu’il importe d’autant plus de neutraliser que sa force augmente tous les jours, non-seulement par l’exemple du soulèvement heureux de la Grèce, et de la séparation des principautés du Danube, mais encore par d’autres circonstances.

Les différentes nations dont se compose en Turquie le corps des rayas, Arméniens en Asie, Grecs en Asie et en Europe, Serviens, Albanais, Bulgares en Europe, ont eu sans doute beaucoup à souffrir de la conquête ottomane. Leurs progrès ont été arrêtés de mille manières, et elles sont restées dans un état d’infériorité bien marquée, relativement aux nations européennes. Cependant le joug des Turcs n’a pas été aussi pesant qu’on pourrait le croire. Les Turcs avaient laissé aux rayas une certaine liberté et le droit précieux de régler eux-mêmes leurs affaires locales par des municipalités électives. Ce droit, les rayas l’appliquaient surtout à la répartition et à la perception de l’impôt. D’ailleurs, attachés au sol, rendus, par leur condition de chrétiens, incapables de prétendre aux emplois, ne comptant que comme producteurs et contribuables dans l’état, ils trouvaient à ces désavantages une espèce de compensation dans l’exemption du service militaire. Aussi la population chrétienne n’a pas diminué, comme la population ottomane, par suite des guerres malheureuses que la Porte a soutenues depuis plus d’un siècle. Son accroissement a été, au contraire, assez sensible, tandis que la race de ses maîtres allait toujours s’affaiblissant. Quand on étudie les ressources de la Turquie, au premier abord, le chiffre de la population totale rassure un peu sur son avenir. Mais les calculs qu’on pourrait établir là-dessus, s’il s’agissait d’un état européen, ici ne sont pas applicables. Pour la défense de l’empire, dix millions de rayas ne comptent plus, et ce n’est peut-être pas assez dire.

On assure que le sultan a les yeux ouverts sur ce danger, et qu’il sent la nécessité de rapprocher les races diverses sur lesquelles s’étend son pouvoir. En 1833, une ordonnance impériale autorisa les chrétiens à entrer dans l’armée ; mais ils ne pouvaient être que soldats. Aussi un diplomate français n’en trouvait-il que neuf dans les douze ou quinze cents hommes de troupes réunis à Constantinople. Dans des circonstances qui ont un certain degré d’analogie, et en présence du danger qui préoccupe sans doute le sultan, Mehemet-Ali, qui a créé une armée arabe, commandée par des Turcs et par des Mameloucks, a du moins permis aux Arabes de s’élever jusqu’au grade de capitaine, et, grace à la vigueur de son bras, à la vigilance de son gouvernement, il n’a pas eu jusqu’ici à s’en repentir. Il est possible que cette question soulève beaucoup de difficultés ; mais les grandes choses ne sont jamais faciles à faire, et ce serait une belle révolution que celle qui ferait de la population de l’empire turc une masse nationale et compacte. Au reste, ces difficultés, il ne faut pas se les exagérer, et elles ne sont peut-être pas plus grandes que celles attachées au maintien de l’état actuel des choses.

L’armée turque est considérablement affaiblie. Ni dans l’intervalle qui a séparé la paix d’Andrinople de la guerre de Syrie (1829-1831), ni dans l’espace de temps qui s’est écoulé entre la paix de Kiutayah et le moment présent, elle n’est redevenue ce qu’elle était à l’ouverture de la première campagne contre les Russes, bien qu’alors la nouvelle organisation eût à peine deux ans d’existence ; depuis elle a été deux fois écrasée. Le sultan, son peuple, ses généraux, ont perdu à cette double épreuve leur confiance en eux-mêmes. Un découragement profond a succédé à cette généreuse ardeur des esprits, qui, en 1827, inspirait aux Russes de sérieuses inquiétudes, et aux autres gouvernemens l’espoir d’une régénération prochaine de l’empire ottoman. Aujourd’hui, le chiffre des troupes régulières ne saurait être bien exactement évalué ; mais la plus grande partie de ces forces, un peu plus de vingt mille hommes, est concentrée dans le pays de Diarbekir, à l’extrémité orientale de l’empire, où elles viennent de faire contre un chef kourde, Revenduz-Bey, une campagne dont nous parlerons tout-à-l’heure. Il y a encore quelques troupes dans la régence de Tripoli occupées à soumettre des chefs arabes. Le reste, en fort petit nombre, est, dans la Turquie d’Europe, insuffisant à sa défense, et très mal organisé. Pendant la dernière peste qui a tué cinquante mille habitans de la capitale, il est mort douze mille soldats à Constantinople, où le sultan les avait réunis pour de grandes manœuvres. Pour aggraver ce déplorable état de l’armée, l’administration militaire est livrée au plus fâcheux désordre. La disgrace récente du vieux seraskier Khosrew-Pacha et la mort de Reschid, pacha de Sivas, qui commandait l’armée de Mésopotamie, ne sont pas des évènemens favorables dans une pareille situation. Ces deux hommes, dont les défauts étaient grands, mais rachetés par des qualités précieuses, exerçaient l’un et l’autre beaucoup d’ascendant sur l’armée. Le vieux seraskier, « créateur et administrateur du Nizam, » avait toujours été heureux dans le cours de sa longue carrière ; et l’opinion des peuples confondait involontairement son bonheur personnel avec le succès de la cause de la réforme. Reschid-Pacha ; homme d’une autre trempe et d’un caractère bien plus élevé, avait au contraire été souvent malheureux, plus souvent, il est vrai, par la faute du divan que par la sienne ; mais il comptait de belles pages dans son histoire ; il avait rendu de grands services à son pays dans les temps les plus difficiles, et son énergie, son courage, inspiraient à l’armée une juste confiance.

L’armée turque aurait donc besoin d’être renforcée, et il paraît qu’en dernier lieu le gouvernement de la Porte avait pensé à ordonner un recrutement général. Mais après les énormes ravages de la peste dans la population musulmane, on n’a pas osé aborder cette grande mesure, et c’est alors que la pensée d’un appel à la population chrétienne s’est représentée de nouveau, et a soulevé de nouveau les craintes qui l’ont toujours fait rejeter. Pour ne rien dissimuler, il faut dire que des hommes éclairés et en position d’en bien juger verraient dans son exécution la source d’immenses dangers. Mais ils reconnaissent en même temps que la population musulmane est trop épuisée pour supporter une conscription, de sorte qu’on se trouve entre deux impossibilités, sans autre alternative que l’aggravation d’un état de faiblesse et de marasme, qui présente aussi de fort grands périls. Quant à l’introduction des rayas dans l’armée, quelques difficultés qu’elle puisse offrir, on croit néanmoins que Mehemet-Ali l’aurait essayée, si, en 1833, Ibrahim-Pacha avait poussé sa marche victorieuse jusqu’à Constantinople. Au reste, quoi qu’il en soit de cette question, si l’armée du sultan ne peut être, dans les circonstances actuelles, sûrement et efficacement renforcée d’aucune manière, la conclusion à laquelle nous voulons arriver n’en sera que plus irrésistible.

Depuis le rétablissement de la paix entre Mehemet-Ali et le sultan, celui-ci s’est laissé entraîner par des conseils intéressés à des entreprises dispendieuses et mal calculées, dont l’esprit et les résultats n’ont pas été bien appréciés en Europe. Nous voulons parler de l’expédition de Tripoli et de la campagne contre les Kourdes. Le seul avantage qu’elles paraissent avoir en est d’exercer un peu les troupes et la marine turque ; mais la puissance du sultan n’y a rien gagné. L’année dernière, l’expédition de Tripoli, et surtout l’humeur belliqueuse, le caractère indiscipliné du grand amiral Tahir-Pacha, ont inquiété la France. On craignait avec assez de raison quelque intelligence secrète du capitan pacha avec le dey de Tunis, et par suite avec Achmet, bey de Constantine. C’est ce qui a provoqué, sous le ministère de M. Thiers, l’envoi d’une escadre, commandée par l’amiral Hugon, dans cette partie de la Méditerranée, à titre de démonstration éclatante contre les vues supposées de la Porte ottomane. Puis Tahir-Pacha, se livrant à sa haine pour les chrétiens, a entravé de mille façons odieuses les relations commerciales de la France et de l’Angleterre avec la régence de Tripoli. Il en est résulté des réclamations et des plaintes nombreuses, auxquelles le divan n’a fait droit qu’à la dernière extrémité, en révoquant Tahir-Pacha, dont il ne pouvait se faire obéir. Le nouveau gouverneur de Tripoli aura sans doute reçu des instructions différentes, et son caractère permet d’espérer qu’il s’y conformera. Mais en recouvrant cette régence, la Porte se sera créé, sans autre compensation qu’un mince revenu, des embarras, des charges, une responsabilité, dont elle peut dès maintenant apprécier toute la pesanteur.

La campagne du Kourdistan, malgré les prétendues victoires de Reschid, a eu moins de résultats encore. Il sera toujours très difficile, sinon impossible, de soumettre à une autorité régulière, par des forces étrangères et venues de loin, un peuple nombreux et brave qui habite des montagnes inaccessibles, une population nomade qui n’a point de villes, et qui a fort peu d’intérêts attachés au sol. Le chef kourde, Revenduz-Bey, qui n’a pas été vaincu, mais qui s’est rendu, par scrupule de religion, au successeur des califes, et dont les trésors, seul fruit réel de la campagne, ont été envoyés à Constantinople, n’était pas un rebelle, parce que les tribus turcomanes ou kourdes du Diarbekir et de toute cette frontière n’ont jamais appartenu positivement à personne. Il avait réussi, comme l’Arabe Dâher en Syrie, vers 1770, comme le fondateur de la puissance des Wahabites en Arabie, à se créer une espèce de principauté, en réunissant autour de lui un certain nombre de tribus, qui s’étaient volontairement ou non soumises à son autorité, et parmi lesquelles il avait établi une apparence d’ordre. En s’affermissant, cet état de choses, que la Porte a maladroitement détruit, lui serait devenu très avantageux. Revenduz-Bey aurait pu changer jusqu’à un certain point les habitudes de la population, la fixer, et délivrer ainsi l’Anatolie de ses incursions ; peut-être même aurait-il consenti à recevoir du chef de sa religion, à laquelle il est fort attaché, un titre quelconque, une investiture qui aurait établi entre lui et la Porte un lien solide et des relations de vassal à suzerain. Au lieu de recruter directement dans le sein de la population kourde, comme elle en a la prétention[3], la Porte aurait tiré le même parti de ces tribus belliqueuses, en les laissant sous les ordres d’un chef indigène qui lui aurait envoyé des secours à titre de co-religionnaire, de tributaire et d’allié. Si le divan avait su se contenter de cette situation, et en avait compris plus tôt les avantages, il se serait épargné les frais d’une expédition inutile, qui malheureusement n’a pas fait grandir l’armée dans l’opinion des peuples. Aujourd’hui la situation est bien changée. Les tribus qui obéissaient à Revenduz-Bey sont rentrées dans leur indépendance ; deux autres chefs ont gardé la leur, et le Kourdistan n’est pas plus soumis qu’au commencement de la guerre. Cependant il semble que la Porte ait l’intention d’adopter dans cette question un autre système, et probablement celui que nous venons d’indiquer. Revenduz-Bey, amené à Constantinople comme prisonnier de guerre, est comblé des faveurs du sultan, qui lui a conféré, avant son départ, le titre de pacha à trois queues, et qui le renvoie dans le Kourdistan, on ne sait encore à quelles conditions[4]. La guerre n’avait donc pas de sens, et les sacrifices qu’elle a imposés n’ont pas d’autre compensation que les cinq ou six millions de piastres saisis dans la forteresse de Revenduz, et destinés, dit-on, par le sultan à la réparation des places du Danube.

Si l’armée turque est désorganisée, insuffisante, mal conduite, la flotte ne l’est pas moins. Il y a des vaisseaux, mais il n’y a pas de marins, et ces vaisseaux manquent de tout. L’administration de la marine est livrée à un désordre incroyable ; des abus monstrueux, un brigandage traditionnel dans les plus hautes sphères du gouvernement, dans les fonctions les plus importantes, dévorent la majeure partie des ressources consacrées à cette branche de service. Les Européens qui ont mission d’approfondir la situation des choses n’en croient pas leurs yeux, et les limites du possible, en fait de désordre administratif, reculent tous les jours devant leur esprit alarmé.

On nous reprochera peut-être, à nous qui sentons aussi bien que personne la nécessité de l’empire ottoman dans le système européen, on nous reprochera peut-être d’avoir chargé ce portrait. Nous ne l’avons ni flatté, ni chargé. Nous avons dit la vérité telle que nous la savons, et quand nous voyons les illusions que se font encore certains esprits sur la question d’Orient, nous pensons que c’est là le meilleur moyen de servir une cause qui n’en reste pas moins la plus juste, comme la cause de la paix et de l’humanité. C’est d’ailleurs l’explication nécessaire du système suivi, à quelques nuances près, à Constantinople, à Paris et à Londres, par les deux cabinets qui portent le plus vif intérêt à la conservation de l’empire ottoman, et à sa régénération, si elle est possible. Les deux puissances dont nous voulons parler ont maintenant une occasion nouvelle d’appliquer ce système dans leurs relations avec le divan, à propos d’une négociation encore imparfaitement connue du public, et dont il nous reste à rendre compte. Nous le ferons sur des renseignemens assez sûrs et avec des détails qui en compléteront l’histoire.

L’Europe n’a pas appris sans étonnement, il y a quelques mois, une révolution considérable qui s’est opérée à Constantinople en novembre 1836, dans le personnel de la haute administration de l’empire. Le vieux séraskier, Khosrew-Pacha, qui partageait avec le ministre de l’intérieur, Pertew-Effendi, la direction suprême des affaires, a été disgracié et remplacé, sous prétexte de vieillesse, par Halil-Pacha, son gendre, personnage beaucoup moins considérable et hors d’état de balancer l’influence de Pertew. En même temps, Muchir-Achmet-Pacha a reçu la charge de grand-amiral, enlevée à Tahir-Pacha, qui était occupé à faire la guerre dans la régence de Tripoli. Ces changemens, dont l’importance politique tient surtout à ce qu’ils livrent les destinées de l’empire aux passions de Pertew-Effendi, à son esprit aventureux, à sa haine pour les chrétiens, ne s’expliquaient pas d’eux-mêmes. On savait que le sultan conservait encore un grand attachement pour Khosrew-Pacha, et que Muchir-Achmet-Pacha n’était plus son favori. Mais ils coïncidèrent avec un évènement qui mit sur la trace de leur cause probable : c’était l’envoi de Sarim-Effendi auprès du pacha d’Égypte, mesure inattendue et d’un caractère singulier. Sarim-Effendi est une créature du nouveau capitan-pacha Muchir-Achmet. La Porte elle-même a d’abord assigné pour but officiel à la mission de Sarim-Effendi des réclamations pécuniaires auprès du vice-roi, sur les tributs arriérés de l’île de Candie. Cependant on soupçonnait une négociation politique, pour laquelle le divan n’avait pas cru devoir consulter les alliés de la Porte, mais qui se rattachait peut-être à des ouvertures faites, à des avis donnés sans caractère officiel, bien que ce fût de très haut, par un diplomate dont le sultan accueille les paroles avec une juste confiance. Ceci mérite explication.

Dans le cours de l’année dernière, un rapprochement dont le principal mérite appartient à Mehemet-Ali, et auquel le consul de France en Égypte[5] avait efficacement travaillé, s’était opéré entre le sultan et son puissant vassal. Quelques milliers de bourses, envoyés à propos, avaient singulièrement facilité le paiement du dernier terme de l’indemnité de guerre due à la Russie, et contribué par conséquent à déterminer une plus prompte évacuation de Silistrie. Le nombre des troupes rassemblées par Ibrahim-Pacha le long de la frontière septentrionale de la Syrie ayant inquiété la Porte, Mehemet Ali avait donné l’ordre de les rappeler dans l’intérieur du pays et avait même fait repasser plusieurs régimens en Égypte. De grandes manœuvres devaient avoir lieu, à l’imitation de l’Europe, dans les plaines d’Antioche ; elles pouvaient irriter le sultan et ressembler à une menace ; Mehemet-Ali avait renoncé à ce projet. Enfin, et toujours dans le même but, il avait décidé que sa flotte ne prendrait point la mer, pour ne pas se rencontrer dans la Méditerranée avec l’escadre de Tahir-Pacha. Toutes ces concessions, tous ces ménagemens, c’était la France qui les avait obtenus, la France amie éprouvée du vice-roi d’Égypte, ancienne et fidèle alliée de la Porte, médiatrice du traité de Kiutayah, gardienne vigilante de la paix du monde. Mehemet-Ali avait promis plus encore. Il s’était engagé à payer désormais le tribut régulièrement et à des époques rapprochées. Dans l’affaire des tarifs, il conservait l’attitude d’un vassal obéissant ; il s’attachait à dissiper les soupçons que l’Angleterre avait conçus, en favorisant l’expédition de l’Euphrate, en désavouant à toute occasion les desseins qu’elle lui supposait contre le pachalick de Bagdad, et surtout en répudiant toute idée d’une alliance ostensible ou secrète avec la puissance qui menace et serre l’islamisme de plus près. C’était beaucoup ; on voulut davantage : on espéra qu’il serait possible de faire succéder un état de confiance et de sécurité réciproque à cette observation inquiète et jalouse qui caractérise la situation respective de Mehemet-Ali et du sultan. En un mot, on eut la prétention de réunir les élémens divisés de l’ancienne puissance musulmane. C’était une illusion et une erreur. En poursuivant ce but, on ne se rendait pas bien compte des obstacles et des passions à vaincre ; obstacles dans la nature des choses, obstacles dans la nature des hommes ; passions indociles et presque légitimes de part et d’autre.

Une voix justement respectée prononça donc à Constantinople ces mots de rapprochement, de réunion, de réconciliation entre le vassal et le suzerain, entre les deux forces qui partageaient l’empire, et dont le partage l’affaiblissait en présence de l’ennemi commun. Sans doute on se flattait, d’un côté, que le sultan ferait à son tour quelques concessions, de l’autre, que Mehemet-Ali, séduit par la perspective d’une légitimité plus complète, abandonnerait une partie de ses possessions, pour retenir sous un meilleur titre celles que lui reconnaîtrait une volonté souveraine plus libre dans son action. Mais quelles concessions pouvait offrir le sultan ? Ce n’était pas l’investiture de gouvernemens nouveaux ; son empire est déjà bien resserré. Ce n’était pas une diminution de tributs ; Mehemet-Ali les acquitte sans peine, et ces tributs constatent les droits de souveraineté que conserve la Porte. Le sultan ne pouvait donc offrir à Mehemet-Ali qu’une investiture plus sérieuse, et si nous pouvons nous exprimer ainsi, une investiture de bonne foi, au lieu de celle que lui avaient arrachée les armes victorieuses d’Ibrahim-Pacha ; ou bien encore, en faveur de ce dernier, la survivance des pachaliks de son père. C’était aussi le seul avantage qui pût flatter Mehemet-Ali, avantage purement moral et tout d’opinion. Mais si le pacha d’Égypte y était sensible, le sultan voudrait le lui faire acheter au prix d’une partie de ses conquêtes. Or, c’était un sacrifice auquel Mehemet-Ali ne consentirait pas. Il était en possession ; il était le plus fort ; il avait écrasé toutes les résistances ; il avait organisé, il commençait à exploiter le pays ; il y avait recruté une belle armée ; il en avait, à grands frais, fortifié les approches ; ce pays s’embellissait et prospérait sous sa main[6]. Renoncerait-il au fruit de ses travaux, à l’objet de tous ses vœux, pour un titre plus régulier peut-être, pour un diplôme de survivance qui n’en resterait pas moins contraire aux principes fondamentaux de l’empire, et qu’on ne se croirait plus obligé à respecter le jour où l’on serait assez fort pour l’anéantir ? Voilà ce qu’il fallait mûrement peser, avant de compromettre le maintien du statu quo par une négociation si délicate, et dont l’insuccès pouvait avoir les conséquences les plus graves. En se plaçant même à un point de vue moins exclusif, on devrait se demander si le succès d’une pareille entreprise serait bien désirable, si l’état actuel des choses ne garantit pas tous les intérêts en réservant tous les droits, et ce que gagnerait l’Europe à voir s’étendre sur la Syrie, par exemple, la désorganisation et la faiblesse qui neutralisent aujourd’hui les immenses ressources des plus belles contrées de la terre, la Roumélie et l’Asie mineure.

Pendant que ces idées de rapprochement et de négociation à entamer pour les faire passer dans la pratique s’agitaient à Constantinople, les difficultés et les objections que nous venons d’indiquer se présentaient aux hommes d’état, mais loin de ce grand théâtre ; et une fois remuée dans le cœur du sultan, l’espérance de regagner quelques provinces sur Mehemet-Ali ne devait plus s’y endormir, que l’épreuve n’en fût tentée. Bientôt Mehemet-Ali eut lui-même à s’en occuper, parce qu’il se crut ou feignit de se croire menacé d’une intervention européenne. En effet, de quelques ménagemens qu’on eût entouré à Constantinople ces conseils, ces ouvertures officieuses qui n’étaient pas même un commencement de négociation, Mahmoud en arriva promptement à s’imaginer que l’Angleterre et la France voulaient modifier l’état de possession réglé par la paix de Kiutayah, et se porteraient à exiger en sa faveur la rétrocession d’une partie de la Syrie. Il se faisait une juste idée de l’intérêt que ces deux puissances attachent au maintien et à la régénération de son empire ; mais il se trompait sur les moyens de parvenir à ce but, moyens dont elles jugent autrement que lui, parce qu’elles envisagent de sang-froid tout l’ensemble de sa situation. Aussi les deux cabinets ont-ils désapprouvé l’envoi d’un négociateur auprès du vice-roi d’Égypte, n’espérant aucun résultat de cette tentative hasardeuse, qui se compliquait encore d’une intrigue dans le sérail. Ce sont les manœuvres qui ont amené la disgrace du seraskier Khosrew-Pacha.

Vaguement informé de ce qui s’agitait à Constantinople, Mehemet-Ali en a prévenu l’effet avec une rare habileté ; et, en attirant la négociation auprès de lui, il a eu le double avantage de perdre un ennemi et de forcer le sultan à manifester des intentions qui justifient l’attitude conservée en Syrie par Ibrahim-Pacha. Il avait laissé écrire au divan, par un des grands dignitaires civils que la Porte s’est réservé le droit de nommer dans ses gouvernemens, qu’il désirait une réconciliation sincère avec son souverain, qu’il était disposé à faire des sacrifices pour l’obtenir, mais qu’il se défiait de Khosrew-Pacha dont il connaissait la haine contre lui, et qu’il voulait négocier directement avec Muchir-Achmet. Or, il paraît qu’on profita de ces ouvertures pour faire disgracier le vieux séraskier, qu’on le représenta au sultan comme le seul obstacle au rapprochement désiré entre le vice-roi d’Égypte et lui, et qu’on obtint, par ce moyen, sa destitution et celle du grand-amiral Tahir-Pacha. La charge de ce dernier fut donnée à Muchir-Achmet, et aussitôt Sarim-Effendi, homme dévoué au nouveau capitan-pacha, fut envoyé à Alexandrie.

Que devait-il proposer au vice-roi ? quelles prétentions pouvait-il accueillir ? Mehemet-Ali, de son côté, qui avait provoqué cette mission, était-il prêt à sacrifier quelque chose et voulait-il sérieusement offrir des conditions acceptables ? À Constantinople, on déclarait que Sarim-Effendi était seulement chargé d’écouter les propositions du vice-roi. En Égypte, à peine l’envoyé du sultan fut-il arrivé, qu’on prétendit qu’il apportait la confirmation de Mehemet-Ali dans tous ses gouvernemens, et la reconnaissance formelle des droits de son fils à lui succéder, moyennant une augmentation de tributs. Et puis, dès la première conférence entre Sarim et le pacha, on écrivit en Europe que tout était arrangé et que Mehemet-Ali, déclaré presque indépendant, allait fonder officiellement sa dynastie, de l’aveu du sultan lui-même. Ce résultat paraissait à bon droit fort surprenant, et dans le système qui avait amené cette négociation, on hésitait à se féliciter d’un pareil rapprochement. Mais il n’en était rien : ces bruits, répandus avec affectation, ne représentaient, dans la réalité, que les prétentions personnelles de Mehemet-Ali, prétentions d’une hardiesse inconcevable. Sarim-Effendi venait offrir de tout autres conditions, mais néanmoins plus faciles et plus généreuses qu’on ne devait s’y attendre. Ces conditions, les voici :

Mehemet-Ali serait confirmé à vie dans les gouvernemens d’Égypte et d’Acre.

On lui accordait ce dernier pachalick pour sa sûreté personnelle, puisqu’il avait été l’objet de la guerre de 1831.

Sa hautesse prendrait l’engagement de conférer à Ibrahim-Pacha, après la mort de son père, les deux mêmes gouvernemens, mais sans le pachalick de Djedda (Arabie), dont Ibrahim est maintenant titulaire, et qui fait de lui le premier pacha de l’empire, parce que la ville sainte est comprise dans son étendue. Mehemet-Ali aurait donc perdu la Crète, Alep et Damas. Le sultan aurait regagné ces défilés du Taurus que le vice-roi d’Égypte, à peine maître de la Syrie, s’était attaché à rendre inexpugnables, et aurait enlevé à son vassal, dans l’île de Crète, un de ses plus grands élémens de puissance maritime.

Ces propositions furent très mal reçues au Caire, où Sarim-Effendi était allé les communiquer au pacha. Il répondit fièrement qu’il ne céderait pas un village de Syrie, qu’il ne renoncerait jamais à la Crète, qu’il entendait être confirmé, pour lui et pour son fils, dans toutes ses possessions actuelles, et il offrit seulement une augmentation de tributs, dont il laissait fixer le chiffre par son souverain, et qu’il promettait d’acquitter régulièrement. Une pareille déclaration devait mettre fin très vite aux conférences de l’envoyé de la Porte avec Mehemet-Ali, et Sarim arriva brusquement à Constantinople le 21 février de cette année, pour rendre compte de sa mission au divan.

Nous n’avons pas appris que cette négociation ait eu d’autres suites. Mais divers indices nous feraient croire que le divan a eu l’intention de la transporter à Paris et à Londres. Les journaux ont parlé, il y a quelque temps, d’un memorandum que les ambassadeurs turcs auraient remis aux deux cours alliées sur cette affaire, et qui constate sans doute les concessions offertes à Mehemet-Ali par le sultan. Ce sera probablement une démarche inutile, car on doit avoir déclaré, à Constantinople, que la France et l’Angleterre n’entendaient pas contraindre Mehemet-Ali à renoncer aux avantages que lui avait assurés la paix de Kiutayah, et que les deux cabinets étaient toujours fermement décidés à maintenir le statu quo. Malheureusement les défiances du pacha se sont réveillées ; il est moins disposé que jamais à désarmer ; les travaux du Taurus vont être repris et poussés avec une activité nouvelle, et déjà la renommée, qui exagère tout, publie que la guerre est imminente. Ce danger n’est pas à craindre ; l’attitude de l’Angleterre et de la France le conjurerait au besoin : mais on voit que cette tentative maladroite, liée à d’obscures intrigues, a rouvert d’anciennes blessures et remis en lutte des orgueils intraitables, sans avantage pour personne, si ce n’est peut-être pour l’influence occulte qui s’appesantit sur le divan, à la faveur de ses embarras et de ses craintes.

Nous avons fait connaître au vrai l’état actuel de la Turquie ; nous avons expliqué le malheureux essai de négociation que le sultan a eu le tort de hasarder auprès du vice-roi d’Égypte ; nous en avons exposé les conséquences immédiates. Il nous reste à tirer de tout ceci une conclusion applicable à la question d’Orient. Nous allons le faire, et tout esprit sensé nous aura déjà prévenus.

Personne ne peut dire si la Turquie se relèvera ou non de l’affaiblissement dans lequel elle est tombée. Ses ressources sont grandes ; mais la faculté d’en tirer parti ne se manifeste pas à un degré suffisant, et pour le moment l’œuvre est bien peu avancée. Cependant l’épreuve n’est pas terminée. Il faut continuer à encourager et appuyer le sultan, mais le contenir, et ne permettre à aucun prix le renouvellement d’une lutte qui mettrait sa faiblesse à nu. Il faut que la Russie n’ait plus le moindre prétexte de reparaître armée à Constantinople, pour y exercer une protection que nous ne pourrions plus tolérer. Le sultan comprendra ce langage ; il doit savoir que son peuple ne lui pardonnerait pas d’appeler une seconde fois à son secours ses prétendus alliés ; il doit craindre que les vœux de ses sujets ne se reportent alors sur celui qu’ils ont invoqué naguère comme le régénérateur de leur empire. Avec le maintien de la paix, avec le respect du statu quo reconnu par l’Europe, et que Mehemet-Ali ne sera point le premier à rompre, l’empire ottoman peut reprendre des forces, le sultan peut réaliser ses vues, s’il y apporte de l’énergie et de la persévérance ; le système européen peut être sauvé sans une effroyable collision que tout le monde cherche manifestement à éviter. Mais à tout évènement, il ne faut pas, en affaiblissant mal à-propos Mehemet-Ali, s’interdire une dernière ressource.


C.
  1. La direction de la Revue a désiré donner aux lecteurs de ce recueil une suite d’aperçus généraux sur les principales questions de politique extérieure agitées en Europe, où l’exposition des faits dominât la discussion théorique. Ce premier travail se rattache donc à un ensemble d’études, auquel nous espérons pouvoir donner un développement régulier, sans y rien mêler de systématique, et qui rentre essentiellement dans le cadre de la Revue. On nous a toujours su gré de nos excursions dans le domaine de la réalité sérieuse. Celle-ci aura sans doute le même succès.
  2. Nous n’avons pas la prétention de remplir ce programme, au moins dans ce premier essai. Tout ce que nous avons voulu montrer en insistant sur ces considérations, c’est qu’à notre avis on ne traite pas la question d’Orient en faisant l’histoire des conquêtes de la Russie, et qu’il faut entrer dans le cœur du sujet par une autre voie. Malheureusement il est difficile de bien connaître les faits à l’étude desquels nous voulons ramener. On a peine à saisir de loin la signification des évènemens au milieu d’un état politique et social si différent du nôtre, et ce qui ajoute à la difficulté, c’est la passion et le parti pris des organes qui nous les traduisent. L’exposition complète de la situation de l’empire serait une grande tâche que nous n’entreprenons pas, et nous nous réduirons à en présenter ici les traits essentiels.
  3. Deux entreprises qui ont coûté fort cher à Mehemet-Ali, la guerre du Sennaar et celle de l’Hedjaz, n’ont pas d’autre motif. Le vice-roi voulait des hommes pour ses armées sans épuiser l’Égypte. Il en a trouvé dans le Sennaar, puisqu’il a formé des régimens de nègres ; mais ils ont tous péri. Quant à la guerre de l’Hedjaz, qui n’est pas heureuse, il est probable que Mehemet-Ali se verra forcé d’y renoncer, en acceptant des conditions qu’il a déjà refusées des chefs de l’Assyr, un tribut sans la faculté de recruter parmi les Arabes de ces contrées.
  4. On croit à Constantinople que Revenduz-bey s’est engagé à payer tribut et à tenir quelques troupes à la disposition du sultan. C’était, si nous sommes bien informés, ce qu’il demandait déjà quand Reschid-Pacha, général en chef de l’armée de Mésopotamie, n’ayant pu vivre en bonne intelligence avec lui, obtint de la Porte l’autorisation de lui faire la guerre. Revenduz, se troublant à l’idée de porter les armes contre le chef de sa religion, n’opposa qu’une faible résistance aux troupes de Reschid, et finit par se rendre. Mais après qu’il eut quitté le pays, le Kourdistan retomba dans l’anarchie d’où il l’avait tiré ; les forces ottomanes se trouvèrent impuissantes pour y maintenir l’ordre et l’autorité du sultan, et peut-être sera-t-il désormais très difficile pour Revenduz lui-même d’y reconquérir son ancien ascendant.
  5. Cet agent était M. Mimaut, consul-général et chargé d’affaires de France en Égypte, qui avait conquis l’estime et l’amitié de Mehemet-Ali sans flatter ses passions, sans lui faire entendre d’autre langage que celui de la raison et de la vérité, et sans jamais sacrifier la politique du gouvernement à son admiration connue pour l’homme étonnant dont il suivait les merveilleuses créations avec un si vif intérêt. M. Mimaut, à peine arrivé en France, y est mort d’une attaque d’apoplexie, à l’âge de soixante ans. Il avait rendu les plus grands services au commerce français en Égypte, et la ville de Marseille l’avait comblé, à son retour d’Alexandrie, des plus honorables témoignages de sa reconnaissance.
  6. Les dernières correspondances de Syrie annoncent que l’administration égyptienne a changé entièrement la face de ces belles régions. Partout les plaines fertiles du nord de la province sont mises en culture ; on encourage la plantation des mûriers ; la valeur des exportations a triplé en deux ans ; on oublie les rigueurs nécessaires du premier établissement ; les incursions des Arabes ont cessé, et les populations reconnaissantes commencent à sentir les bienfaits d’un régime d’ordre, de justice et de protection égale pour tous. Mais ce sont surtout les chrétiens qui ont gagné au changement de domination. « Les chrétiens de Châm (c’est le nom arabe de la Syrie), nous disait dernièrement un Arabe natif d’Alep, sont libres et contens sous le gouvernement d’Ibrahim, et il aime beaucoup les Français. » On peut tout espérer du génie organisateur et de la puissante main qui ont régénéré l’Égypte et fait reculer le désert.